THÉMATIQUE 3
LA VILLE EN QUESTIONS

Introduction

Emmanuelle Cosse, ministre du logement et de l'habitat durable

Jean-Pierre Sueur , rapporteur

Madame la ministre, mesdames, messieurs, chers amis, je vous remercie très chaleureusement d'être présents un samedi matin, qui plus est en pleines vacances scolaires. La première journée de ce colloque a été extrêmement riche, avec des interventions très diverses et de haute qualité, faisant se compléter, notamment, analyses de terrain, visions utopistes et réflexions politiques.

Madame la ministre, je tiens à vous adresser des remerciements tout particuliers, car, de retour de Quito, vous avez tout de même accepté d'introduire cette seconde journée consacrée au phénomène urbain. Je vous cède donc volontiers la parole.

Emmanuelle Cosse, ministre du logement et de l'habitat durable

Bonjour à toutes et à tous et merci, monsieur le sénateur, de cette invitation. Lorsque j'ai pris connaissance du programme de ce colloque, j'ai tenu, au-delà des problèmes d'agenda et d'emploi du temps, à y prendre part. Je trouve en effet très agréable la manière dont le débat est posé, en partant du principe que le phénomène urbain est un atout plutôt qu'un obstacle, pour aborder, avec des intervenants d'horizons différents, toutes les questions complexes que soulève l'urbanisation de nos villes et de nos campagnes. Il paraît ainsi opportun de confronter les regards et de s'interroger sur le devenir du monde urbain dans les années à venir.

Il se trouve par ailleurs que j'étais cette semaine à Quito, pour la conférence onusienne Habitat III, organisée tous les vingt ans et dont la France a transmis dernièrement la présidence à l'Équateur. De retour de Quito, où un nouvel agenda urbain a été adopté, il est extrêmement intéressant d'être parmi vous.

Un grand nombre de villes du monde sont aujourd'hui confrontées à des enjeux considérables, de manière plus prégnante encore dans les pays en développement, en lien, pour ne citer qu'eux, avec le droit à la ville, le droit au logement, la mobilité, l'émancipation dans le monde urbain. Se pose ainsi la question de la soutenabilité des villes, d'un point de vue humain mais aussi économique, alors que les infrastructures se révèlent parfois défaillantes.

J'ai profité de mon passage à Quito pour défendre la position française à cet égard, issue d'un travail mené avec l'ensemble des acteurs de la ville au sein du Partenariat français pour la ville et les territoires (PFVT), qui est la plateforme d'échanges et de valorisation de l'expertise des acteurs français du développement urbain à l'international. Il était ainsi important de montrer que nous n'avions pas qu'une manière étatique de porter ces enjeux. La preuve en est qu'une délégation très importante de maires, de sénateurs et de députés est également venue défendre cette vision de la ville.

Nous nous sommes attachés à rappeler trois engagements essentiels : d'abord, la lutte contre la pauvreté et l'exclusion urbaine, pour faire du droit à un logement convenable le moteur de toute politique urbaine ; ensuite, la transition écologique et énergétique, pour protéger les ressources naturelles des territoires et construire un modèle de ville sobre, compatible avec une planète aux ressources limitées ; enfin, la promotion d'un urbanisme démocratique et citoyen, pour que la ville se fabrique pour et avec ses habitants, quels que soient leur sexe, leur religion ou leurs origines.

Nous réfléchissons beaucoup sur ces enjeux en France. Cependant, il faut garder à l'esprit que, dans d'autres pays, la question urbaine est parfois une question de vie ou de mort, face à des phénomènes qui sont autant d'atteintes aux principes démocratiques : déplacements de populations forcés, discriminations ou refus opposés à certaines populations de s'installer, corruption... C'est pourquoi nous avons tenu à rappeler que l'État de droit a toute sa place dans la construction du phénomène urbain.

En introduction aux réflexions de ce jour, je reviendrai sur quelques éléments importants pour faire du phénomène urbain un atout.

Il apparaît tout d'abord comme indispensable de construire une ville solidaire. Le phénomène urbain peut être un moteur du progrès social, dès lors qu'il se trouve en mesure de répondre aux enjeux du logement abordable, de la mixité sociale et de l'inclusion.

Pour promouvoir le logement abordable, il importe de défendre le modèle français du logement social, qui suscite, j'ai pu le constater par moi-même, un intérêt certain dans de nombreux pays, quelle que soit leur construction politique. Je me permets de le souligner car j'ai vécu ici même, au Sénat, voilà quelques jours, un débat en séance publique sur le logement social, qui, Jean-Pierre ne me démentira pas, est loin de faire l'unanimité dans ces murs. En France, la poursuite de l'application de la loi SRU et la mise en oeuvre par l'État d'actions en faveur du relogement des publics prioritaires paraissent essentielles pour restaurer une capacité d'offrir un logement à toutes et à tous.

Les enjeux complexes de la mixité sociale s'imposent de plus en plus à nous, alors même, faut-il le reconnaître, que les politiques de l'habitat et du logement ont contribué, avec les défaillances de l'accès à l'emploi et à la formation, à l'émergence de puissants phénomènes de ségrégation sociale et territoriale. Des quartiers urbains connaissent aujourd'hui des appauvrissements extrêmement généralisés. N'oublions pas une réalité qui s'impose à nous : les ménages du premier quartile, c'est-à-dire ceux qui disposent des revenus les plus faibles, ont peu accès au logement social par rapport à des ménages qui ont des revenus un peu plus élevés ; quand ils y ont accès, ils sont systématiquement logés dans les quartiers de la politique de la ville (QPV). D'où une spécialisation, de fait, d'un certain nombre de quartiers, les uns dans l'accueil des plus pauvres, les autres dans l'accueil des plus riches. Il nous faut aujourd'hui considérer avec lucidité les moyens de faire autrement, en nous interrogeant sur l'accès à la ville pour les ménages aux plus faibles revenus. C'est en ce sens que j'ai porté le projet de loi Égalité et citoyenneté, pour améliorer l'attribution des logements sociaux en dehors des QPV, mais aussi pour mobiliser des données sociales sur l'occupation du parc social, en vue d'aider les bailleurs sociaux et les collectivités à mieux connaître la réalité du peuplement de ces quartiers et d'apporter un éclairage sur les phénomènes de spécialisation et d'appauvrissement.

Une ville solidaire se veut également inclusive. Une urbanisation intelligente peut permettre un accès de meilleure qualité aux services publics, à la culture, à la formation, etc. Face aux risques extrêmement élevés de fractures au sein de notre société, il importe de conserver cela à l'esprit.

Au-delà de la ville solidaire, il nous faut également construire une ville durable. En réalité, ces deux dimensions ne sauraient être opposées. Promouvoir la ville intelligente, sobre et résiliente est un objectif louable : encore faut-il qu'il puisse être mise en oeuvre au profit de tous, dans une logique inclusive et non au seul service de ceux qui en ont les moyens. Pour autant, il importe d'inscrire totalement le phénomène urbain dans la lutte contre les dérèglements climatiques. Alors que les émissions de gaz à effet de serre proviennent massivement des pays urbanisés, cet objectif emporte des enjeux liés aux bâtiments et aux transports.

Construire la ville durable implique de porter des ambitions très fortes en matière de mutation et de rénovation énergétiques, pour lutter contre la précarité énergétique, redonner du confort aux habitants et passer totalement à l'ère du bâtiment durable. Nous observons des évolutions majeures autour des éco-matériaux, des bâtiments bas carbone et des bâtiments à énergie positive, avec de véritables savoir-faire associés. La question est donc de savoir comment faire muter l'ensemble de la filière, pour maîtriser la transition vers ces modes de construction.

En termes d'aménagements, la construction d'une ville durable suppose de penser, en amont des projets, la place de la nature, la mobilité, les modes d'alimentation, le traitement des déchets ainsi que les utilisations et la provenance de l'eau, au-delà de la seule question du bâti.

Je partage ainsi avec Ségolène Royal la volonté de développer les territoires à énergie positive, les territoires à zéro phytosanitaires, ainsi que les réflexions et initiatives autour, entre autres, de la place de l'alimentation dans le milieu urbain, de la création ou de la captation de terrains agricoles en milieu urbain, de la réponse aux enjeux de mobilité.

Enfin, pour que le phénomène urbain soit une réussite pour tous, il importe aussi de penser la place de la démocratie et de la citoyenneté dans la ville. Force est de reconnaître que nos manières de faire demeurent parfois défaillantes en la matière. Au cours des dernières décennies, des expériences intéressantes de prise en compte des habitants dans la construction de la ville ont été développées. Néanmoins, une cassure forte subsiste entre celles et ceux qui font la ville - élus, entreprises, etc. - et celles et ceux qui sont appelés à y vivre. Des difficultés perdurent ainsi pour créer un dialogue autour des aménagements à venir, et plus largement autour de l'usage des villes, y compris au-delà des quartiers populaires.

Au travers des initiatives, telles que les budgets participatifs, favorisant une réelle concertation sur le terrain, les habitants manifestent une envie d'être interrogés sur leur quartier et de participer à la conception de leur ville. Les besoins qu'ils expriment sont parfois très éloignés de ce que l'on pense. Si des jalons ont d'ores et déjà été posés par la loi, il importe de développer une véritable culture autour de ces aspects, pour inscrire l'urbanité dans une durabilité plus forte et plus humaine.

En dépit des difficultés rencontrées, nous parvenons aujourd'hui à accompagner le phénomène urbain dans sa durabilité. Dans les années à venir, il s'agira néanmoins d'inscrire la participation des habitants et la prise en compte des enjeux démocratiques et citoyens dans notre culture et nos manières de faire. Nous avons collectivement, élus et professionnels du secteur, beaucoup à faire dans ce domaine.

De très bonnes initiatives sont déjà prises en ce sens, dans le cadre du Programme national pour la rénovation urbaine (PNRU) ou de la construction d'éco-quartiers, notamment. Cependant, d'autres pays affichent une culture de la réunion publique bien plus avancée que la nôtre. Cette approche pourrait se développer aussi en France. Les outils numériques devraient également permettre de traduire plus facilement les enjeux liés à la politique de l'habitat, à l'expression des besoins des habitants, à la mobilité, aux changements impulsés par les grands projets d'aménagement. Cette culture et les moyens associés devront être inscrits dans les fondamentaux des politiques locales mais aussi nationales. Nombreuses sont les grandes opérations d'urbanismes portées par l'État au travers des opérations d'intérêt national ou des projets d'intérêt majeur.

Je suis ainsi convaincue que le phénomène urbain, souvent présenté comme problématique, avec des impacts potentiellement néfastes sur les conditions de vie, peut constituer, pour peu qu'il soit maîtrisé et conçu dans la durabilité, un moteur de progrès et de prospérité à la fois durable et partagée. Pour que le phénomène urbain permette de construire des valeurs de solidarité et d'égalité, il importe toutefois d'accepter de le réguler, par des processus démocratiques et un encadrement législatif adapté.

C'est précisément parce que nous sommes en attente de nouveaux questionnements et de nouvelles réflexions en la matière que ce colloque est très utile. Je vous souhaite donc à toutes et à tous de très bons travaux.

Jean-Pierre Sueur , rapporteur

Je vous suis très reconnaissant, madame la ministre, d'avoir accepté d'introduire les travaux de cette matinée.

Vous avez indiqué que de nombreux pays dans le monde portent un intérêt à nos manières de promouvoir le logement abordable. En dépit d'un certain pessimisme parfois exprimé, force est de constater que nous sommes, en France, dans une situation bien meilleure à cet égard.

Vous avez par ailleurs mis en évidence un enjeu mondial, que nous avions exploré dans un précédent rapport : celui du financement ou de la ressource. À travers le monde, des nappes urbaines de taille importante ne disposent pas aujourd'hui des ressources nécessaires pour gérer de manière durable le phénomène urbain. Alors que la place des villes dans le monde est appelée à croître, il conviendra de développer de ce point de vue une solidarité mondiale, comme cela se fait en matière de lutte contre la faim ou de promotion de la santé.

Vous avez également fait référence à la ville sobre, résiliente et intelligente, en insistant avec raison sur la nécessité d'y inclure la solidarité et la démocratie. De fait, l'urbanisme citoyen et démocratique ne saurait être disjoint de la question de la ville durable, au risque d'aboutir à une séparation entre les spécialistes de la durabilité et les défenseurs du logement social et de la solidarité, comme s'il s'agissait de deux sphères différentes. Une société non solidaire ne saurait être durable. Votre discours, madame la ministre, figurera en bonnes lettres dans le rapport à venir de la délégation à la prospective.

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