B. LE « MINOTAURE PLANÉTAIRE »54 ( * )

1. Un déséquilibre des échanges structurels

La plus grande économie mondiale étant dispensée d'équilibrer ses comptes, les dollars et les bons du Trésor américain qu'ils permettent d'acheter vont s'accumuler hors des États-Unis : le solde s'élevait à 3 000 milliards de dollars en 2005, soit 23 % du PIB.

Surtout, va s'installer un système de déficits et d'excédents jumeaux, globalement de l'ordre de 2 000 milliards de dollars, entre un petit nombre de pays. Un système de déficits jumeaux non seulement chronique mais croissant fortement avec l'entrée de la Chine à l'OMC, en novembre 2001.

Cette relation Chine-États-Unis va devenir emblématique : « La Chine exporte vers l'Amérique tandis que ses investissements en titres obligataires américains aident les États-Unis à maîtriser leur inflation et leurs taux d'intérêt, encourageant ainsi chez eux une croissance accélérée et la création d'emplois. » 55 ( * )

Ce petit nombre de pays concernés permet de relativiser le lieu commun selon lequel nous assisterions à une mondialisation irrésistible des échanges commerciaux. Malgré leur importance, ils ne concernaient avant la crise et actuellement encore qu'un nombre limité de pays , ce qui ressemble plus à une rationalisation de la production des multinationales et à une optimisation de leurs revenus qu'à la généralisation du « doux commerce » cher à Adam Smith.

2. Wall Street, machine à recycler les excédents et à financer les déficits

L'objectif des pays excédentaires étant de maintenir un niveau d'exportation garantissant leur emploi et leur croissance, leurs excédents monétaires sont essentiellement réinvestis dans les pays déficitaires, surtout aux États-Unis. Dans le cas contraire, la monnaie du pays excédentaire s'apprécierait, renchérissant d'autant ses exportations.

En outre, ces placements produisent des revenus financiers pour les pays commercialement excédentaires, plus exactement pour les propriétaires de ces capitaux, en perpétuant les équilibres politiques et les déséquilibres commerciaux mondiaux.

« Tant que les investisseurs étrangers expédiaient chaque jour des milliards de dollars vers Wall Street, de leur plein gré et pour des raisons strictement liées à leur propre profit, les déficits jumeaux des États-Unis étaient financés et le monde pouvait continuer de tourner, au petit bonheur la chance, autour de l'axe américain », résume Yanis Varoufakis dans son livre Le Minotaure planétaire 56 ( * ) .

Les États-Unis se contentent d'aspirer les capitaux excédentaires des autres pays, puis d'émettre la monnaie permettant de continuer à acheter leurs excédents, devenant, pour reprendre de nouveau les termes de Yanis Varoufakis, « l'acheteur de premier recours, sur lequel tout le monde comptait. Leur déficit commercial devint la locomotive qui sortit la production et le commerce mondiaux de l'ornière dans laquelle ils s'étaient embourbés dans les années 1970... Il n'est donc pas surprenant, lorsque le Minotaure fut mortellement blessé en 2008, que le monde se retrouva de nouveau dans l'ornière » 57 ( * ) .

Si ces retours profitent aux États-Unis, ils diminuent d'autant la consommation des habitants du pays excédentaire, les capacités d'investissement de ses entreprises et globalement sa capacité de dynamisation économique avec lesquels il est en relation, comme c'est le cas pour l'Allemagne en Europe.

Ils viennent aussi alimenter en permanence un flot de liquidités propice au développement des bulles spéculatives.

3. Le couple improbable : États-Unis-Chine

Ainsi la Chine se retrouvera-t-elle le premier investisseur des États-Unis, même en titres gagés sur des emprunts hypothécaires. Au moment du déclenchement de la crise des subprimes , elle en aurait détenu quelque 100 milliards de dollars et aurait engagé 400 milliards de dollars en actions de Fannie Mae et Freddie Mac, clefs de voûte du système hypothécaire américain.

Grâce à la Chine, l'économie américaine et, avec elle, l'économie mondiale ont pu se refinancer à peu de frais, ce qui, en maintenant des taux d'intérêt bas, alimentait la bulle spéculative.

4. L'Allemagne, faux Minotaure européen

En 2008, les exportations de l'Allemagne représentent 1 000 milliards d'euros, soit 40 % de son PIB, et son excédent commercial s'élève à 7 % du PIB, record mondial. Elle est devenue, devant la Chine, le premier exportateur mondial.

Il est de bon ton de vanter les vertus de l'Allemagne, qu'il conviendrait d'imiter. En réalité, le développement de celle-ci se fait largement au détriment de ses partenaires européens. Ne réinjectant pas ses excédents financiers en pouvoir d'achat interne, elle réduit les débouchés des pays qui, comme la France, figuraient au rang de ses principaux partenaires commerciaux. Équilibrés dans les années 1990, les échanges franco-allemands, sous l'effet des politiques ultra restrictives de l'Allemagne, sont devenus très déséquilibrés. En 2007, les exportations intracommunautaires allemandes représentaient 624 milliards d'euros et les importations 497 milliards d'euros, soit un excédent de 127 milliards.

Les exportations extracommunautaires s'élevaient à 340 milliards d'euros et les importations à 273 milliards d'euros, soit un excédent de 67 milliards, inférieur de moitié à l'excédent intracommunautaire.

La cure d'austérité que s'est infligée l'Allemagne au début des années 2000 pour doper ses exportations, et donc en limitant d'autant l'accès de son marché intérieur à ses partenaires européen, en a fait, selon les mots de Guillaume Duval 58 ( * ) : « Un boulet pour l'Europe » 59 ( * ) .

L'Allemagne est un faux Minotaure européen parce que, si elle accumule les excédents, à la différence de la Chine, ces excédents - sauf pour spéculer - sont insuffisamment réinvestis chez ses partenaires de la zone euro et sa consommation intra-européenne trop faible.


* 54 Titre d'un ouvrage de Yanis Varoufakis - Éditions du Cercle - 2014.

* 55 Déclaration de Wu Yi, Vice-première ministre chinoise en visite aux États-Unis en mai 2007.

* 56 Le Minotaure planétaire. L'ogre américain, la désunion européenne et le chaos mondial - Yanis Varoufakis - Éditions du Cercle - 2014.

* 57 On peut particulièrement s'inquiéter des effets que pourrait avoir la politique de Donald Trump visant à faire disparaître ces excédents et déficits jumeaux.

* 58 Rédacteur en chef du mensuel Alternatives économiques, il a travaillé pendant plusieurs années dans l'industrie allemande.

* 59 Dans un article au titre évocateur, « L'Allemagne prédatrice », paru dans Libération du 28 décembre 2006, il considère que c'est la cure d'austérité draconienne pour abaisser le coût du travail que s'inflige l'Allemagne depuis une douzaine d'années, sous « gouvernances » chrétienne et sociale-démocrate confondues, qui en fait un « boulet pour l'Europe ». La position de Guillaume Duval évoluera par la suite, en intégrant d'autres dimensions du problème (Voir son ouvrage Made in Germany - Seuil - 2013).

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page