D. OBSERVATIONS RELATIVES À LA CONSTITUTIONNALITÉ ET À LA PROPORTIONNALITÉ DU DISPOSITIF

Le dispositif proposé par le groupe de travail revient à accorder, par un abattement de 3 000 euros, une exonération partielle ou totale des petits compléments de revenus occasionnels perçus via des plateformes en ligne, sous réserve qu'ils fassent l'objet d'une déclaration automatique. Il s'agit donc à la fois de « légaliser » une exonération de fait de ces revenus qui, dans le monde physique, bénéficiaient d'une tolérance de facto , et en même temps d'accorder une « prime » au civisme fiscal des utilisateurs des plateformes acceptant la déclaration automatique .

À plusieurs reprises, et notamment lors de la discussion en séance publique des amendements issus des propositions du groupe de travail 63 ( * ) , le Gouvernement a fait valoir qu'une telle disposition pourrait soulever un problème au regard du principe constitutionnel d'égalité devant l'impôt, dans la mesure où elle conduirait à traiter différemment des revenus de même catégorie - par exemple, un appartement loué sur Airbnb ne serait pas traité comme un appartement loué via un journal papier de petites annonces.

L'analyse du groupe de travail de la commission des finances est différente. Sur le plan juridique, le groupe de travail estime que le dispositif proposé ne pose pas de problème d'ordre constitutionnel, dans la mesure où il résulte de la combinaison de deux objectifs de valeur constitutionnelle, à savoir l'objectif d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, et l'objectif de lutte contre la fraude et l'évasion fiscales.

Plus précisément, le principe du seuil découle de l'objectif d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, tandis que sa limitation aux seuls revenus déclarés par les plateformes découle de l'objectif de lutte contre la fraude et l'évasion fiscales. Enfin, son niveau est fixé en considération des deux objectifs, conformément au principe de proportionnalité.

1. Le principe d'un seuil unique est conforme à l'objectif d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi

L'objectif principal de la mesure proposée est de fixer un critère simple et lisible permettant d'effectuer la distinction entre, d'une part, les revenus tirés d'une modeste activité occasionnelle ou accessoire, et d'autre part, les revenus tirés d'une activité régulière ou à caractère professionnel, imposables à l'impôt sur le revenu.

Par rapport au droit existant, il s'agit en effet d'une simplification , qui conduit nécessairement à « saisir » avec moins de précision des revenus qui, au cas par cas, pourraient être qualifiés par le contribuable lui-même, par l'administration ou par le juge d'imposables ou de non imposables.

Cette simplification est pleinement assumée : alors que les petits échanges et services entre particuliers ont pris une ampleur inédite avec l'émergence des plateformes numériques, et que ceux-ci sont connus et qu'ils seront bientôt déclarés à l'euro près, il n'est plus tenable de faire reposer la tolérance dont bénéficiaient les petits compléments de revenus sur une non-application de la loi ou sur une doctrine complexe et méconnue , qui place les « vrais » particuliers de bonne foi dans une situation délicate, permet aux « faux » particuliers d'exercer une activité substantielle dans des conditions de concurrence déloyale, et menace à terme la viabilité de « l'économie du partage », qui représente une part importante de l'économie des plateformes en ligne. En cela, la mesure est conforme à l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi.

La simplification proposée est également conforme au principe de proportionnalité, dans la mesure où sa portée serait limitée , tant en ce qui concerne son impact financier sur les contribuables et les recettes publiques que son caractère dérogatoire au droit commun. En effet :

- l'effet pour les contribuables et donc pour les recettes publiques serait neutre dès lors que le revenu brut devient significatif , puisque la mesure proposée s'annule dès lors que les abattements de droit commun ou les charges déductibles deviennent plus avantageux. En d'autres termes, il ne s'agit donc pas d'un abattement supplémentaire dont bénéficieraient les revenus et les contribuables concernés, mais bien d'un abattement alternatif à ceux auxquels ils ont droit ;

- pour les mêmes raisons, l'effet sur les conditions de concurrence entre les professionnels « en ligne » et « hors ligne » serait extrêmement limité . Il faut ajouter que les revenus seraient déclarés automatiquement par les plateformes pour le compte de leurs bénéficiaires, alors que cette garantie n'existe pas pour les autres travailleurs indépendants ;

- la mesure proposée concerne l'ensemble des revenus tirés par les particuliers d'activités non salariées , c'est-à-dire les BIC, les BNC et les revenus fonciers 64 ( * ) , sans discrimination.

- de même, la mesure proposée ne remet pas en cause le choix du contribuable d'opter, s'il le souhaite, pour le régime réel au lieu du régime micro-fiscal. Si son revenu annuel brut est inférieur à 3 000 euros, celui-ci est exonéré dans les mêmes conditions. S'il excède 3 000 euros, l'avantage fiscal consiste à présumer que les charges déductibles sont au moins égales à 3 000 euros.

2. La limitation de l'avantage aux revenus issus des plateformes et déclarés automatiquement est conforme à l'objectif de lutte contre la fraude et l'évasion fiscales

L'avantage fiscal proposé est sans lien avec la nature des revenus, puisque tous les revenus non-salariaux sont concernés sans discrimination.

Il est lié aux modalités de déclaration des revenus : de fait, la transmission automatique par des plateformes en ligne agréées et retraçant à l'euro près le montant des transactions, condition sine qua non pour bénéficier de l'avantage, garantit une déclaration exhaustive et, le cas échéant, une juste imposition des revenus - ce qui n'est pas toujours le cas des autres travailleurs indépendants, qui accomplissent eux-mêmes leurs démarches déclaratives, et très loin d'être le cas dans le monde « physique » des échanges entre particuliers (brocantes, services à domicile et autres).

En sécurisant de manière inédite les déclarations fiscales des contribuables concernés, la mesure proposée répond donc à l'objectif de valeur constitutionnelle de lutte contre la fraude et l'évasion fiscale , plusieurs fois reconnu par le Conseil constitutionnel 65 ( * ) .

Le fait de lier le bénéfice d'un avantage fiscal à la fiabilité des déclarations n'est d'ailleurs pas une innovation : c'est très exactement le principe de la dispense de majoration de 25 % du bénéfice imposable des adhérents à un organisme de gestion agréé (OGA) . Une non-majoration est, d'un point de vue économique, le strict équivalent d'un abattement - et encore celle des OGA est-elle d'une toute autre importance, car elle est proportionnelle et porte sur les revenus qui constituent l'activité principale du contribuable, alors que l'abattement de 3 000 euros proposé par le groupe de travail est forfaitaire et ne produit son effet qu'au niveau des modestes compléments de revenu.

Là encore, le caractère dérogatoire de la mesure proposée semble conforme au principe de proportionnalité, pour trois raisons :

- premièrement, l'effet de la dérogation est limité , puisqu'il, s'agit d'un abattement forfaitaire, ciblé sur les faibles revenus, alternatif au droit commun, et qui ne remet nullement en cause l'application de celui-ci au-delà des seuils ;

- deuxièmement, la sécurisation des recettes fiscales est forte , et offre une fiabilité des déclarations incomparable avec celle qui prévaut dans les échanges « physiques ».

- troisièmement, le champ des données transmises dans le cadre de la déclaration automatique sécurisées par les plateformes (soit l'identité, le revenu brut et sa catégorie, cf. infra ), est sans commune mesure avec les données exigées dans le cadre des autres régimes de tiers déclarants - à commencer par la déclaration sociale nominative (DSN) , qui concerne l'ensemble des salariés en France, ou encore les données collectées dans le cadre de l'échange automatique d'informations fiscales.

En tout état de cause, le dispositif demeurant volontaire , le contribuable aura toujours la possibilité de se voir appliquer le droit commun.

Le groupe de travail admet toutefois que la fixation d'un critère simple et unique permettant d'exonérer les compléments de revenus occasionnels et accessoires constitue en soi un objectif souhaitable , répondant à un impératif de simplification sans considération des modalités de déclaration, et que ce seuil de 3 000 euros (ou un autre) pourrait aussi trouver à s'appliquer, à terme, aux échanges « hors plateformes » - c'est-à-dire, pour résumer, aux vide-greniers et aux petits services entre voisins. Si une telle évolution est envisageable, elle apparaît toutefois prématurée, pour trois raisons :

- premièrement, elle relèverait le cas échéant d'une refonte globale de la fiscalité des « petits revenus » des personnes physiques , ce qui excède largement le cadre du présent rapport et ne saurait se faire sans un débat national ;

- deuxièmement, son impact potentiel en termes de recettes fiscales serait bien plus important , ce qui nécessite là encore une approche générale ;

- troisièmement, à court terme, ne pas lier l'avantage fiscal à une condition de déclaration ferait ipso facto disparaître toute incitation au civisme fiscal , les contribuables indélicats ayant alors un double intérêt à ne pas déclarer leurs revenus issus de plateformes en ligne, d'abord parce que les risques de contrôle seraient minimes, et ensuite parce qu'en cas de redressement, ils pourraient tout de même bénéficier de l'abattement.

3. Un motif d'intérêt général, sans alternative à court terme

En conclusion, la mesure proposée par le groupe de travail répond à un motif d'intérêt général . Au regard de la sécurisation des recettes fiscales et de la clarification qu'elle permet pour les contribuables, les dérogations qu'elle implique sont de portée limitée - d'autant qu'il s'agit, in fine , d'accorder un avantage à des revenus qui aujourd'hui ne sont que très partiellement déclarés.

Plus fondamentalement, il apparaît à l'issue des auditions, analyses et déplacements menés par le groupe de travail qu'il n'y a tout simplement pas d'alternative technique à la solution proposée, du moins à court terme 66 ( * ) : soit ces revenus sont déclarés par les plateformes, en échange d'un avantage fiscal qui correspond aussi à une simplification souhaitable, et ils seront alors imposés, soit rien ne change, et alors ces revenus continueront à échapper largement à l'impôt, ce qui constitue aussi une rupture d'égalité devant l'impôt - sans doute d'ampleur bien plus importante .

La fixation de seuils transversaux de recettes brutes a non seulement été retenue par le législateur en matière sociale, mais également par le Royaume-Uni et la Belgique, et est envisagée en Italie, et parfois avec des dérogations de portée bien supérieure , sans que cela ait semblé poser problème au regard des principes constitutionnels de ces pays.


* 63 À l'occasion de l'examen du projet de loi de finances pour 2016 et du projet de loi pour une République numérique (cf. supra ).

* 64 Les bénéfices agricoles ne sont pas traités dans le présent rapport, car ils semblent ne pas trouver à s'appliquer aux activités proposées par des plateformes en ligne à ce jour. Le cas échéant, ils auraient vocation à être également couverts par le dispositif proposé.

* 65 Par exemple, dans sa récente décision n° 2016-591 QPC du 21 octobre 2016, au sujet de la création d'un registre public des trusts.

* 66 Compte tenu notamment des obstacles techniques et juridiques à un prélèvement à la source sur le modèle de la Belgique.