III. LA DÉCLARATION, LE CONTRÔLE ET LE RECOUVREMENT :

A. L'AUTORÉGULATION : DES EFFORTS INCONTESTABLES, MAIS DES LIMITES INHÉRENTES À L'EXERCICE

1. Un effort des plateformes pour identifier les utilisateurs professionnels

Du fait de leur secteur d'activité, certaines plateformes en ligne sont, par définition, réservées aux seuls vendeurs ou prestataires de services professionnels . C'est par exemple le cas des quelques 22 000 chauffeurs VTC et capacitaires, ou encore des 42 000 travailleurs indépendants qualifiés inscrits sur Hopwork . Tous disposent d'un statut professionnel (micro-entrepreneur, EURL, SASU etc.), dont les justificatifs sont demandés par la plateforme.

La plupart des plateformes, toutefois, rassemblent à la fois des particuliers et des professionnels - et beaucoup d'utilisateurs situés quelque part entre les deux , sans d'ailleurs qu'un compte « professionnel » sur une plateforme implique nécessairement un statut juridique de travailleur indépendant, ou la déclaration et le paiement des impôts. De même, demander à un vendeur de fournir son numéro de TVA ou SIRET n'empêche en rien celui-ci de réaliser l'essentiel de son chiffre d'affaires sur la plateforme sans le déclarer.

Il faut ici rappeler qu'il n'est évidemment pas, juridiquement, de la responsabilité des plateformes de s'assurer in fine du respect par les utilisateurs de leurs obligations fiscales .

D'ailleurs, dans la majorité des cas, le statut de « professionnel » reste purement déclaratif . La plupart des plateformes n'ont tout simplement pas les moyens humains ou matériels d'effectuer les vérifications nécessaires. S'agissant de la détection des faux particuliers, le dirigeant d'une petite plateforme entendu par le groupe de travail a ainsi résumé les choses : « nous constatons souvent, nous alertons parfois, mais nous ne retirons pas » de la plateforme.

Ceci étant dit, repérer les vendeurs ou prestataires de services professionnels est la plupart du temps dans l'intérêt des plateformes elles-mêmes : les comptes professionnels sont souvent payants et associés à des options de visibilité - ils sont même, avec la publicité, à la base du modèle économique d'un site qui ne prélève pas de commission. S'y ajoute un enjeu de réputation important - par exemple, sur Leboncoin , qui est le premier site d'annonces immobilières de France, un vendeur se faisant passer pour un particulier puis qui annonce plus tard à l'acheteur qu'il doit payer des frais d'agence constitue une très mauvaise publicité pour le site. Ainsi, la priorité des sites de petites annonces ou de services entre particuliers n'est pas tant la lutte contre la fraude fiscale que la chasse aux escroqueries dont sont victimes les clients , et à cet égard, le label de « professionnel » représente une garantie notable dans un modèle économique qui repose avant tout sur la confiance.

En matière de détection des « faux particuliers » , les mesures prises par les plateformes peuvent se décomposer en trois étapes , inégalement mises en oeuvre.

La première étape consiste à informer les utilisateurs de leurs obligations fiscales et sociales (mais aussi le cas échéant sectorielles), ce que la plupart des plateformes font depuis longtemps dans des rubriques dédiées. Les deux exemples ci-dessous sont extraits des rubriques de deux plateformes, A Little Market et Zilok , proposant respectivement des objets « faits main » et des objets à louer, et donc au coeur de la problématique de la distinction entre particuliers et professionnels.

La deuxième étape consiste à identifier les professionnels ou les « faux particuliers » . À cette fin, la plupart des plateformes disposent de critères, le plus souvent confidentiels et adaptés à leur modèle économique, permettant d'identifier ces utilisateurs : seuils de revenu ou de fréquence des transactions, nature des produits ou des services proposés, notes attribuées par les clients etc. Sur les grandes plateformes, une équipe de modérateurs est chargée de cette tâche. S'y s'ajoutent, le cas échéant, les signalements par des tiers (clients, concurrents etc.).

Les rubriques d'information : deux exemples

A Little Market

S'il est autorisé de vendre sur Internet en tant que particulier ou professionnel, chaque vendeur est dans l'obligation de déclarer ses ventes à l'administration fiscale .

En tant que particulier , vous devez déclarer vos gains issus de vos ventes sur votre déclaration de revenus dans le formulaire complémentaire 2042 C dans la catégorie « BIC non professionnel ». Si vous souhaitez obtenir plus d'informations ou de l'aide pour remplir votre déclaration de revenus (...), appelez le 0810 467 687 ou visitez le site de la direction générale des finances publiques.

En tant que professionnel , il vous suffit de déclarer vos ventes lors de votre déclaration de revenus comme pour le reste de votre activité commerciale.

En cas de de doute ou de question, nous vous conseillons de contacter directement votre centre des impôts ou la chambre du commerce de votre région, ou encore l'union des auto-entrepreneurs si c'est le statut que vous avez choisi.

Zilok

La question n'est pas de savoir si l'on doit déclarer ses revenus mais bien comment déclarer ses revenus Zilok en France dans sa déclaration annuelle.

En tant que particulier, lors de la déclaration annuelle de revenus, nous déclarons l'ensemble de nos revenus.

Les revenus Zilok n'échappent pas à cette logique, vous êtes donc également tenu de déclarer tous vos revenus Zilok auprès de l'administration fiscale.

L'administration fiscale considère que les opérations de locations mobilières sont une activité de prestation de services non intellectuelle.

L'activité de location de biens mobiliers relève du régime fiscal des BIC « Bénéfices Industriels et Commerciaux ».

C'est le régime réel simplifié des BIC qui joue dans le cas des membres Zilok.

La troisième étape consiste à obliger l'utilisateur à passer sous statut professionnel , généralement payant ou plus cher, mais offrant davantage de garantie aux parties.

Il est aussi possible fermer ou de bloquer les comptes des « faux particuliers » ou des utilisateurs dépassant certains seuils . Toutefois, à l'exception des cas où la viabilité économique et juridique de la plateforme en dépend, par exemple dans le cas d'activités relevant du strict « partage de frais », ces mesures sont plus rarement mises en oeuvre.

Enfin, on ne peut exclure que certaines plateformes fassent volontairement preuve d'une certaine complaisance à l'égard des « faux particuliers » , au point même d'en faire un argument commercial implicite . De fait, il ressort des auditions menées par le groupe de travail que les garde-fous mis en place sont très variables selon les plateformes.

2. Le pari plus ou moins risqué des critères « internes » : Heetch et Blablacar

Le problème est qu'en l'absence de critères simples et objectifs pour distinguer les particuliers des professionnels, ou encore les revenus exonérés des revenus imposés, il revient parfois aux plateformes elles-mêmes de tracer cette frontières - le cas échéant avec des conséquences sévères .

Le sujet est très préoccupant pour des plateformes qui rassemblent des vendeurs, loueurs ou prestataires de services de toutes catégories , et a été maintes fois abordé au cours des auditions du groupe de travail - par des places de marchés comme Vide Dressing , A Little Market et Da Wanda , par des plateformes de services comme Stootie et Listminut , ou de location Drivy , Boaterfly et Airbnb . Dans ces différents cas, toutefois, une erreur de qualification n'entraîne pas a priori de conséquences majeures pour la plateforme, au-delà de l'incertitude juridique de ses utilisateurs.

Il en va tout autrement dans le cas du transport de personnes, un sujet sectoriel mais fondé sur des critères de revenu , comme en témoignent les exemples de Blablacar et de Heetch .

En effet, comme de nombreux pays européens, et à l'exception notable de l'Estonie qui l'a expressément légalisé (cf. infra ), la France a interdit aux particuliers d'offrir des services de transport de personnes à titre onéreux, tout en permettant le covoiturage au titre du partage de frais.

Transport de personnes et covoiturage

La loi « Thévenoud » du 1 er octobre 2014 36 ( * ) a réservé cette activité aux seuls taxis et VTC . Ainsi, aux termes de l'article L. 3143-4 du code des transports 37 ( * ) , « est puni de deux ans d'emprisonnement et de 300 000 euros d'amende le fait d'organiser la mise en relation de passagers et de personnes qui ne sont ni des entreprises de transport public routier de personnes (...), ni des exploitants de taxis, de voitures de transport avec chauffeur [VTC] ou de véhicules motorisés à deux ou trois roues », en vue de la réalisation d'un service occasionnel de transport de personnes 38 ( * ) ou d'une prestation de transport de personnes à titre onéreux 39 ( * ) .

C'est en application de cette disposition que le service UberPop a été suspendu le 3 juillet 2015 , puis interrompu. Celui-ci permettait à des particuliers de transporter d'autres particuliers dans leur véhicule personnel. Au moment de sa suspension, UberPop comptait 10 000 conducteurs inscrits (dont 4 000 actifs la semaine précédente), et 500 000 utilisateurs réguliers. La recette moyenne des chauffeurs UberPop était de 8 200 euros par an , même si 87 % d'entre eux avaient une autre activité à côté 40 ( * ) .

Seul est autorisé le transport de personnes à titre non onéreux, c'est-à-dire le covoiturage , prévu à l'article L. 3132-1 du code des transports et défini comme « l'utilisation en commun d'un véhicule terrestre à moteur par un conducteur et un ou plusieurs passagers, effectuée à titre non onéreux, excepté le partage des frais, dans le cadre d'un déplacement que le conducteur effectue pour son propre compte ».

Comme l'a confirmé l'instruction fiscale du 30 août 2016 précitée (cf. supra ), le prix proposé doit donc couvrir les seuls frais directement supportés à raison du trajet en commun , c'est-à-dire le carburant et le péage, mais pas, par exemple, une participation à l'assurance automobile.

Source : commission des finances du Sénat

Concrètement, il appartient donc aux plateformes de mobilité ouvertes aux particuliers de fixer des règles permettant d'assurer le respect de ces dispositions, c'est-à-dire le caractère non onéreux des prestations accomplies par leurs utilisateurs.

a) Blablacar : une règle fondée sur le barème kilométrique, conforme à la doctrine de l'administration fiscale

Blablacar est une plateforme de strict covoiturage , c'est-à-dire de transport entre particuliers à titre non onéreux, relevant du partage de frais. En application des dispositions de l'article L. 3132 du code des transports et de l'instruction fiscale du 30 août 2016 (cf. supra ), l'activité proposée doit donc répondre à deux conditions :

- d'une part, le conducteur doit bénéficier de la prestation de service qu'il propose (« co-consommation ») , condition toujours remplie puisque le conducteur conduit sa voiture et qu'il entreprend le voyage proposé en covoiturage pour son propre compte ;

- d'autre part, ses revenus ne doivent pas excéder le montant des coûts directs engagés à l'occasion de la prestation objet du partage de frais, et dont il assume une quote-part.

Afin d'assurer le respect de cette condition, le site a mis en place une règle plafonnant la contribution que le conducteur peut demander, fondée sur le barème kilométrique : « nous avons donc pris comme référence la tranche la plus basse du barème fiscal (0,41 euro/km) que nous avons divisée par 5 (soit 4 passagers maximum plus le conducteur) pour arriver à une contribution aux frais maximale par kilomètre et par passager. Vous ne pouvez pas techniquement proposer plus de 0,082 euro/km et par passager et proposer plus de 4 places 41 ( * ) ».

Le barème kilométrique (2017)

Puissance fiscale

Jusqu'à 5000 km

de 5001 à 20000 km

au-delà de 20000 km

3 CV

d x 0,41

(d x 0,245) + 824

d x 0,286

4 CV

d x 0,493

(d x 0,277) + 1082

d x 0,332

5 CV

d x 0,543

(d x 0,305) + 1188

d x 0,364

6 CV

d x 0,568

(d x 0,32) + 1244

d x 0,382

7 CV et +

d x 0,595

(d x 0,337) + 1288

d x 0,401

« d » : distance parcourue.

Les salariés qui utilisent à des fins professionnelles un véhicule peuvent déduire les dépenses réellement engagées à ce titre s'ils sont en mesure d'apporter les justificatifs nécessaires.

Aux termes du 3° de l'article 83 du code général des impôts, ils peuvent, par simplification, recourir au barème kilométrique fixé par arrêté du ministre chargé du budget. Les barèmes d'évaluation forfaitaire du prix de revient kilométrique applicables aux automobiles et aux deux-roues motorisés sont codifiés à l'article 6 B de l'annexe IV au code général des impôts.

En règle générale, le barème kilométrique peut être utilisé pour les véhicules dont le salarié lui-même ou, le cas échéant, l'un des membres de son foyer fiscal, est personnellement propriétaire.

Source : commission des finances du Sénat, d'après le bulletin officiel des finances publiques

L'instruction fiscale mentionne explicitement la possibilité, pour le covoiturage, d'utiliser le barème fiscal : en se fondant sur une règle claire et objective, et de surcroît en retenant l'hypothèse la plus conservatrice, Blablacar est en mesure de garantir à ses utilisateurs qu'ils relèvent bien du strict partage de frais.

Il n'en va pas nécessairement de même, par exemple, pour le « coavionnage » ou le « cobaturage » ou le « co-cooking », qui ne bénéficient pas d'une règle aussi claire de la part de la doctrine, quoique les plateformes veillent à appliquer de strictes règles de prorata dans les participations demandées.

S'agissant du transport routier, il semble en revanche que des règles « alternatives » à celles fondées sur le barème kilométrique ne permettent pas de qualifier l'activité de partage de frais.

b) Heetch : un plafond de 6 000 euros par an, dépourvu de base juridique

Heetch est une plateforme française qui permet à des conducteurs particuliers d'offrir à d'autres particuliers un service de transport . Elle se présente comme une plateforme mobilité nocturne (le service ne fonctionne qu'entre 22 heures et 6 heures), à qui s'adresse aux jeunes (80 % des passagers ont moins de 25 ans) et répond à un déficit de l'offre commerciale (80 % des trajets concernent la banlieue).

Heetch soutient que l'activité proposée constitue un service de transport à titre non onéreux, c'est-à-dire du covoiturage , répondant à la définition du partage de frais. Dès lors, les conducteurs n'auraient pas besoin d'être titulaires d'une licence de taxi ou de VTC.

Afin de garantir que le conducteur ne réalise pas de bénéfice, Heetch limite à 6 000 euros par an le revenu maximal par conducteur , un montant correspondant au coût moyen annuel pour un particulier d'une voiture citadine parcourant 15 000 kilomètres 42 ( * ) . Pour mémoire, le revenu moyen d'un conducteur de Heetch était de 1 750 euros en 2016, soit 35 euros par semaine, et 30 % d'entre eux ont gagné moins de 500 euros : il s'agit bien d'une activité accessoire .

Le 2 mars 2017, la société Heetch et ses deux cofondateurs ont pourtant été condamnés pour « complicité d'exercice illégal de la profession de taxi, pratique commerciale trompeuse et organisation illégale d'un système de mise en relation de clients avec des chauffeurs non professionnels », le tribunal considérant que l'activité exercée par les conducteurs de ne pouvait pas être qualifiée de transport à titre non onéreux .

Le tribunal a notamment estimé que le partage de frais devait s'apprécier au niveau d'un trajet, et non au niveau d'une année 43 ( * ) : « le partage des frais ne peut être appréhendé juridiquement que de manière unitaire, trajet par trajet, et non annuellement. Il en résulte que le prix payé par le passager ne correspond pas à la simple indemnisation des coûts supportés par le chauffeur : celui-ci est rémunéré pour son service et la société Heetch prélève une commission sur ce prix de la course qui dépasse largement le coût réel de la détention et d'utilisation du véhicule ».

Ce jugement témoigne de la fragilité juridique des critères « internes » utilisés par les plateformes pour distinguer entre particuliers et professionnels, ou entre activités à titre onéreux et à titre non onéreux. En l'espèce, bien sûr, les conséquences sont particulièrement lourdes car cette qualification emporte une interdiction de l'activité en raison d'une règle sectorielle. Mais d'une manière générale, ces problèmes sont susceptibles de se poser à d'autres acteurs de l'économie collaborative.

À cet égard, un seuil de recettes inscrit dans la loi et permettant présumer le caractère professionnel ou non professionnel d'une activité , comme le propose le groupe de travail (cf. infra ), confèrerait bien davantage de sécurité juridique aux règles « internes » mises en place par les plateformes - cette remarque ne présumant pas pour autant que l'activité de Heetch aurait pu, tout choses égales par ailleurs, répondre à la définition covoiturage, le plafond de 6 000 euros n'étant pas le seul élément écarté par le juge 44 ( * ) .


* 36 Loi n° 2014-1104 du 1 er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur.

* 37 Initialement codifiée à l'article L. 3124-13 du code des transports, cette disposition a été déplacée à l'article L. 3143-4 du même code par l'article 1 er de la loi n° 2016-1920 du 29 décembre 2016 relative à la régulation, à la responsabilisation et à la simplification dans le secteur du transport public particulier de personnes, dite loi « Grandguillaume ».

* 38 Article L. 3112-1 du code des transports.

* 39 Article L. 3120-1 du code des transports.

* 40 Interview de Thibaud Simphal, directeur général d' Uber France , Le Monde , 3 juillet 2015.

* 41 https://www.blablacar.fr/blablalife/blabla-a-bord/astuces-covoiturage/calcul-prix-trajet-covoiturage

* 42 Source : agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), « Véhicules particuliers vendus en France », Guide officiel, édition 2011, page 26.

* 43 Paradoxalement, l'application du barème kilométrique, comme dans le cas de Blablacar , permet dans certaines conditions de dépasser le montant de 6 000 euros par an.

* 44 Le tribunal a par ailleurs estimé que la seconde condition prévue par l'article L. 3132 du code des transports pour qu'une activité soit qualifiée de covoiturage, c'est-à-dire le fait pour le conducteur d'effectuer le trajet « pour son propre compte », n'était pas remplie. De fait, avec Heetch , c'est bien le passager qui décide de son trajet.

En outre, Heetch soutenait que le montant payé par le passager ne correspondait pas à une tarification, le prix affiché par l'application étant seulement une « suggestion » -