C. LES OBJETS D'ART ET DE CULTURE, UNE DETTE DE RÉPARATION QUI DEMEURE TROP LOURDE

Si dans les domaines passés en revue ci-dessus, ce sont les incertitudes qui entourent l'ampleur de la dette rémanente de réparation, il est un domaine où la certitude d'une lourde dette subsiste, celui des objets d'art et de culture.

La découverte régulière d'oeuvres dans telle ou telle institution ou musée, ou chez des particuliers, accrédite le soupçon qu'un musée disparu subsistait après les réparations intervenues à la suite de la Libération 72 ( * ) , composé d'oeuvres dispersées çà et là.

À ce propos, on peut lire sous la plume de Claude Lorentz l'appréciation significative suivante : « ...la moitié des oeuvres d'art spoliées peuvent donc être considérées en 1954 comme ayant été détruites ou dissimulées dans une partie quelconque du monde » .

S'il est heureux que la période de presque totale inertie qui s'en est suivie après 1954 ait pu faire place, dans la suite de la création de la CIVS, à une réactualisation de la politique de réparation des spoliations d'objets d'art et de culture, il reste beaucoup à faire pour se rapprocher, dans ce domaine, d'une politique réellement satisfaisante c'est-à-dire dotée de moyens adéquats et obtenant des résultats tangibles.

Le « musée disparu » demeure.

Le passif demeure beaucoup trop lourd, l'action insuffisamment soutenue ne permettant pas d'atteindre des objectifs impérieux tant le devoir de restitution se révèle insatisfait et la consécration implicite des spoliations qui découle de ce déficit insupportable.

Force est de constater que, malgré certaines avancées, la CIVS, pour des raisons qui ne lui sont globalement, pas imputables , n'a pas fait la démonstration de sa capacité à être, en l'état, l'acteur d'une politique de réparation satisfaisante dans le domaine sous revue .

Le bilan de l'activité de réparation des spoliations d'oeuvres d'art et d'objets de culture par le truchement de la CIVS ressort comme très insuffisant, tout particulièrement au regard des enjeux, sans pour autant que la commission puisse en être jugée responsable.

C'est beaucoup plus globalement que cette dimension de la réparation des spoliations a échoué et qu'elle doit être sérieusement améliorée.

1. Très peu de restitutions

Les indications fournies en réponse au questionnaire de votre rapporteur spécial sur les résultats obtenus dans le cadre des demandes portant sur des réparations de spoliations d'objets d'art et de culture en attestent la très grande faiblesse.

Depuis le début de ses travaux, et jusqu'au 31 décembre 2016, sur les 29 326 dossiers enregistrés à la CIVS, 3 254 comportaient des revendications de biens culturels mobiliers (BCM).

Sur ces 3 254 dossiers, 3 208 ont été étudiés par le collège délibérant de la CIVS (286 dossiers seulement mentionnent la spoliation d'une ou plusieurs oeuvres d'art stricto sensu ). Sur ces 3 208 dossiers, seuls 5 dossiers ont abouti à la restitution de 12 oeuvres dites « MNR ».

La première restitution a porté sur deux tableaux : Un port de mer, la nuit, clair de Lune de Joseph Vernet et Bataille contre les Turcs , dans le genre de Jacques Courtois, peintre français du 17 e siècle. La Commission s'est prononcée pour la restitution de ces deux oeuvres, remises aux ayants droit en 2001.

Il a fallu que s'écoule un long délai pour qu'interviennent les autres restitutions, les années 2013 et 2014 concentrant trois opérations.

Le deuxième dossier a permis de réexaminer la provenance d'une Tête de femme de Pablo Picasso. La CIVS a recommandé la restitution de l'oeuvre aux ayants droit, effective en 2003. Le troisième dossier a conduit la CIVS à restituer six MNR à leur ayant droit en 2013. Le quatrième dossier s'est conclu par la restitution du Portrait de Jacopo Foscarini de G. Moroni. Le 14 novembre 2014, le ministère de la Culture et de la Communication ainsi que le ministère des Affaires étrangères ont officiellement remis cette oeuvre à la CIVS. Celle-ci a pris l'initiative de prendre en charge, à titre exceptionnel, les frais de son convoiement jusqu'aux États-Unis afin qu'elle soit restituée à sa propriétaire.

Enfin, en août 2014, la Commission a enregistré une demande de M. L. concernant les spoliations dont son grand-père a été victime en France durant l'Occupation. Deux tapisseries MNR ont pu être restituées aux ayants droit de la victime en 2016.

Il convient certes d'ajouter un dossier supplémentaire à ce bilan puisqu'en juillet 2017, les membres du Collège délibérant de la CIVS ont statué en faveur d'une autre restitution, qui doit encore être mise en oeuvre.

Les restitutions assurées sous l'égide la CIVS, qui ont quasiment toutes porté sur des objets jusqu'alors sous la garde des musées nationaux, à l'exclusion de tout autre oeuvre, extériorisent un maigre bilan.

Alors qu'elle a été saisie de 286 dossiers pouvant comporter pour certains la revendication de plusieurs oeuvres, la CIVS n'a réussi qu'à assurer un peu plus d'une douzaine de restitutions, ce qui est fort peu.

On relèvera encore qu'aucune restitution n'est intervenue dans le champ pourtant très vaste des spoliations de livres.

Observation n° 36 : le nombre de restitutions d'objets d'art et de culture assurées dans le cadre de la procédure CIVS a été minime, ne permettant aucunement de résorber de façon suffisamment significative la dette de réparation des spoliations les concernant.

2. Des indemnisations certes, mais qui peinent à satisfaire

Peu profuse en restitutions, la procédure placée sous l'égide de la CIVS a été, du moins en apparence, plus fructueuse du point de vue des indemnisations.

La CIVS a accordé 35,8 millions d'euros d'indemnités entre sa création et fin 2016 au titre des objets d'art et de culture.

Ce résultat peine pourtant à satisfaire.

À titre purement illustratif, cette somme correspond à 358 euros par objet spolié (sur la base de l'estimation, un peu convenue (voir supra ), selon laquelle ces spoliations auraient porté sur 100 000 objets). Rapporté aux objets non restitués après la Libération, le montant unitaire de l'indemnisation s'élève à 650 euros. Ces indications n'ont d'autre raison que de proposer un cadre alternatif par rapport à celui que suggère la référence à un montant moyen d'indemnisation de dossiers comportant une ou plusieurs oeuvres d'art de 120 724 euros 73 ( * ) qui n'informe que peu sur la valeur unitaire des indemnisations propres au domaine et encore moins sur la dispersion des indemnisations accordées.

Or, il faut prendre en compte certaines données qui invitent à souligner que le résultat des indemnisations a été tiré vers le haut par quelques affaires particulières. Concernant les indemnisations accordées en compensation de spoliations d'objets d'art et de culture, la réponse adressée au questionnaire de votre rapporteur spécial fait état de 3 208 demandes examinées dont 286 dossiers mentionnant la spoliation d'une ou plusieurs oeuvres d'art stricto sensu . Elle indique encore que sur ces 3 208 dossiers, 3 070 ont été indemnisés, 138 ayant fait l'objet d'un rejet par la Commission.

Or, un dossier à lui seul, concernant l'oeuvre intitulée L'homme à la guitare de Georges Bracque, oeuvre acquise en 1981 par le Centre Georges Pompidou, a donné lieu à une indemnisation estimée par la Cour des comptes à 27,5 millions d'euros. Par ailleurs, un autre dossier, portant sur 151 oeuvres d'art a donné lieu à une indemnisation de 3,1 millions d'euros. On conclura aisément de ces données que le reste des 3 070 indemnisations (soit 3 068 recommandations formulées par la CIVS) n'a abouti qu'à des réparations très modiques, qui traduisent sans doute assez largement la faible importance des oeuvres prises en charge par la procédure CIVS.

Observation n° 37 : le niveau des indemnisations accordées en réparation des spoliations d'objets d'art et de culture, une fois exclus de très gros dossiers, témoigne de la faiblesse des indemnités accordées, qui, elle-même, reflète sans doute largement la faible valeur des biens concernés.

Encore faut-il observer que les modalités d'évaluation des indemnités accordées jettent un trouble sur celles-ci 74 ( * ) . Ainsi, dans le cadre des indemnités prononcées en faveur des ayants-droit de la collection de 151 oeuvres mentionnées ci-dessus, les requérants avaient estimé la valeur de leur préjudice à 43 millions d'euros (à comparer aux 3,1 millions obtenus). On a indiqué les raisons de ces écarts. Que la méthode de la CIVS ait finalement prévalu constitue certes une bonne nouvelle pour les finances publiques, mais pas nécessairement pour l'esprit.

Observation n° 38 : les modalités d'évaluation des indemnités accordées pour les spoliations d'objets d'art et de culture, même si elles sont économes des finances publiques et conformes au droit, peuvent être considérées comme présentant des motifs d'insatisfaction.

C'est de façon beaucoup plus générale d'ailleurs que les réparations empruntant les voies de l'indemnisation doivent être considérées comme profondément décevantes. À l'exception des cas où l'oeuvre a pu disparaître du fait des circonstances de la guerre, force est d'observer que l'absence de restitution tend à consolider des détentions, dont certaines sont très certainement choquantes, par les prolongements qu'elles donnent aux spoliations antisémites. Pis encore, le contribuable peut être conduit à financer les compensations légitimement accordées aux victimes du fait du défaut de correction apportée à ces situations.

Observation n°39 : les restitutions devraient être la modalité privilégiée de réparation tant les indemnisations présentent d'inconvénients, parmi lesquels celui de consacrer des détentions illégitimes, d'autant que le coût des indemnisations est mis à la charge des contribuables.

Au terme du bilan de l'action de la CIVS dans le champ de la réparation des objets d'art et de culture, l'impératif de restitution, qui demeure non satisfait, reste un devoir primordial.

Recommandation n° 13 : replacer les restitutions au coeur de la réparation des spoliations d'objets d'art et de culture.


* 72 On a indiqué comment celles-ci avait pu malheureusement contribuer à ce musée.

* 73 Ce chiffre paraît correspondre au ratio entre les indemnisations accordées et le nombre des dossiers présentés à la CIVS comportant une ou plusieurs oeuvres d'art, qui se serait élevé à 3 259. Il semble que seuls 286 dossiers mentionnaient des oeuvres d'art stricto sensu.

* 74 On doit observer que, par une entorse à la déontologie des conservateurs des musées nationaux, ceux-ci sont appelés à pratiquer des expertises d'oeuvres dont la spoliation est indemnisée par la CIVS.

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