B. LA RÉPARATION DES SPOLIATIONS D'OBJETS D'ART ET DE CULTURE APRÈS LA LIBÉRATION LAISSE UNE DETTE DE RÉPARATION QUE N'ÉPUISE PAS LA PROBLÉMATIQUE DES « MNR »

Malgré la très forte ampleur des spoliations d'oeuvres d'art, illustrée 40 ( * ) , notamment, par les récupérations réalisées dans les pays vaincus par les forces alliées, en particulier celles des États-Unis d'Amérique, le régime de la réparation instauré après la Libération, faute d'avoir suivi la méthode rigoureuse et exhaustive qu'on aurait dû employer, peut être considéré, aux yeux d'un observateur contemporain, comme ayant été marqué par de profondes défaillances.

À ces défaillances sui generis , il convient d'ajouter le poids des interrogations, rémanentes ou plus émergentes, portant sur des dimensions alors négligées, par force ou par méconnaissance, de la question de la spoliation des objets d'art et de culture et de leur réparation dans l'immédiat après-guerre.

Il vaut d'être particulièrement souligné que, pour l'essentiel, l'oeuvre réparatrice des préjudices liés aux spoliations d'objets d' art et de culture conduite à l'issue du conflit, est appréciée à partir des objets récupérés dans certains territoires dominés par l'ennemi, assiette qui est loin de constituer une référence exhaustive.

Dans ces conditions, le bilan de l'oeuvre de réparation s'est trouvé d'emblée biaisé, la polarisation de l'attention sur une composante importante mais partielle des spoliations aboutissant à négliger certaines recherches qu'il aurait été justifié de conduire de façon systématique.

Observation n° 11 : par rapport à l'ampleur du « musée disparu » pendant l'Occupation, le processus de réparation des spoliations d'objets d'art et de culture s'est limité aux objets récupérés dans l'immédiat après-guerre avec pour conséquence de consolider des spoliations.

Il n'est que temps de combler ce déficit d'attention, qui s'est accompagné du sacrifice d'une part entière de l'action de réparation et ne doit pas concourir plus longtemps à entretenir la résignation des victimes et des autorités qui, accomplissant leur mission avec une pleine bonne foi, peuvent nourrir quelque amertume justifiée face à la construction d'une image très imparfaite du besoin de justice encore à satisfaire.

Le défaut d'exhaustivité de la dette de réparation subsistante, comme on le précisera plus amplement dans la suite du présent rapport, connote encore aujourd'hui très fortement les problématiques les plus pratiques engagées par cette catégorie des spoliations antisémites.

On est conduit à reconnaître la persistance de lourdes interrogations sur la consistance précise des objets, qui, touchés par les spoliations, n'ont pas été restitués, et, par-là imposent un cadre d'action idéal afin de compléter l'oeuvre de réparation (qui est aussi une oeuvre de justice sanctionnant les spoliateurs) par les indispensables restitutions ou, a minima, par d'autres compensations.

Selon un certain consensus des historiens, il apparaît que, dans l'immédiat après-guerre, la restitution des oeuvres d'art est considérée comme un élément, parmi d'autres, du dossier des réparations dues par l'Allemagne dans un contexte de redressement du pays. Aucun poids spécifique n'est accordé aux spoliations liées aux lois antisémites.

Néanmoins, des vecteurs spécifiques de traitement des objets d'art récupérés à la Libération, dont quatre jouent un rôle de premier plan, sont successivement mis en place. Si le premier d'entre eux échappe largement aux autorités nationales, l'armée des États-Unis d'Amérique en ayant la maîtrise, les trois suivants relèvent sans conteste de l'administration française.

Mais si l'un, le premier en date, la commission de récupération artistique (CRA) est doté d'une mission de réparation, il n'en va pas de même des deux autres, les commissions de choix et le service des Domaines, échappant, hélas, à cette logique.

Dans ces conditions, puisque la mise en oeuvre de réparations pleinement satisfaisantes, s'est avérée d'emblée incompatible avec le système alors institué, il est difficile d'adhérer aux appréciations parfois formulées selon lesquelles l'oeuvre de réparation des préjudices causés par les spoliations d'objets d'art et de culture postérieure à la Libération fut bien conduite .

De fait, le bilan du processus de réparation immédiatement postérieur à la Libération apparaît d'autant plus trouble qu'il fut caractérisé par divers incidents d'une gravité contrastée, mais qui, combinés avec une très faible connaissance historique de certains des processus alors mis en oeuvre, ouvre sur un ensemble de questionnements, qui, pour être encore insuffisamment pris en compte, pèsent d'un poids très important dans le contexte d'une évaluation de l'oeuvre de réparation confiée à la CIVS.

À l'examen, les réparations alors mises en oeuvre ont présenté des malfaçons manifestes, peut-être « compréhensibles » au vu de la « sensibilité » de l'époque, mais qui n'exempte pas de souligner les erreurs alors commises, dont certaines ont pu très malencontreusement prolonger les vols commis pendant la guerre.

1. Les « collecting points », un premier vecteur de récupération au bilan impossible à dresser

Le premier maillon de la chaîne des réparations des spoliations sous revue a été animé par les forces armées américaines. Elles découvrent les dépôts employés par l'ERR en Allemagne, en Autriche et en Tchécoslovaquie et saisissent les collections d'un certain nombre d'établissements muséaux ou de dignitaires du régime.

Rassemblés dans des « collecting points » , ces objets y sont réunis avec d'autres transférés dans les pays vaincus, qui, pour certains sont issus de négociations sur le marché de l'art conclues par des particuliers. Ces dernières opérations sont alors affectées d'une présomption d'irrégularité (comme ayant contribué à l'appauvrissement des territoires occupés) et doivent être déclarées par les possesseurs des objets correspondants.

S'agissant de cette première étape de la réparation, quelques observations doivent être faites.

La première, évidemment capitale, conduit à faire valoir l'absence de garantie que les récupérations alors effectuées puissent avoir concerné l'ensemble des biens spoliés. Le rapport de la mission Mattéoli met en exergue le soin avec lequel ces opérations ont été réalisées, mentionnant des dizaines de milliers de fiches de description d'oeuvres. Il n'en reste pas moins que rien ne vient étayer qu'elles aient pu recouvrir l'ensemble des spoliations d'objets, qui, par nature, se prêtent à des dissimulations. Au demeurant, et sur ce point le rapport cité est sans ambiguïté, des pans entiers de la spoliation se sont trouvés à l'abri de toute récupération, ceux correspondant aux objets localisés dans les zones d'influence soviétique, l'URSS ayant d'emblée considéré que les objets d'art entraient dans l'assiette des réparations imposées aux vaincus.

Une seconde observation porte sur la qualité des informations réunies sur les oeuvres d'art spoliées au cours de cette phase de leur récupération. Sur ce point, le rapport de la mission Mattéoli faisait observer que, si, s'agissant des oeuvres réunies par les institutions publiques muséales, des informations de provenance de bonne facture pouvaient être accessibles, il en allait bien différemment pour les oeuvres détenues par des personnes privées, celles-ci se trouvant en possession de ces oeuvres après des négociations plus ou moins régulières. Au demeurant, cette observation du rapport, qui conduit à renforcer les doutes sur l'exhaustivité des recensements opérés dans le cadre des « collecting points » (pourquoi déclarer un objet quand sa provenance est incertaine ?), aurait dû conduire à mettre l'accent sur une composante essentielle de la politique de réparation en ce domaine : l'approfondissement des recherches de provenance, absolument nécessaire étant donné la complexité des circuits de spoliation et la capacité à les opacifier.

Il est regrettable que ce point n'ait pas fait l'objet d'une recommandation formelle de la part de la mission et, plus encore, qu'aucune suite tangible ne lui ait été réservée durant de très longues années.

Observation n° 12 : les circonstances dans lesquelles ont été collectés les objets d'art et de culture localisés sur le territoire des pays vaincus suggèrent qu'un nombre appréciable de ces objets n'ont pas été récupérés.

2. La Commission de récupération artistique (CRA), un vecteur de restitutions massives à l'efficacité invérifiable avec précision

Le deuxième vecteur de la réparation des spoliations d'objets d'art à mentionner est strictement national. Il s'agit de la Commission de récupération artistique (CRA) , créée par un arrêté du 24 novembre 1944 qui particularise, s'agissant des objets d'art, l'action confiée à l'Office des biens et intérêts privés (OBIP) 41 ( * ) , organisme créé après la première guerre mondiale placé sous la tutelle du ministère des Affaires étrangères pour traiter la composante non publique des réparations pour préjudices privés alors exigées de l'Allemagne.

Les services de la CRA sont placés sous la direction de conservateurs de musées et bénéficient du concours de Mme Rose Valland qui, dans les fonctions exercées par elle au Jeu de Paume pendant l'Occupation, en contact quotidien avec les services du principal organisme de spoliation allemand, l' ERR , s'est attachée à effectuer un travail de recensement des oeuvres spoliées, action qui a depuis été largement évoquée.

L'apport de la CRA aux opérations de restitution, qui sont son seul objet, puisqu'à l'inverse de la CIVS, la commission n'a pas compétence pour intervenir par l'octroi d'indemnisations, qui ne sont alors pas envisagées, pour important qu'il ait pu être, n'en est pas moins affecté par des interrogations.

Les résultats obtenus par la CRA, tels qu'ils sont récapitulés dans un addendum au rapport sur la Commission de récupération artistique du 7 juin 1950, et tels qu'ils sont présentés dans le rapport de la mission Mattéoli, mettent en évidence les éléments suivants, qui suscitent une certaine perplexité.

a) Le trou noir des inventaires

Celle-ci provient, d'abord, des éléments quantitatifs difficilement réconciliables mis en avant pour cerner l'activité de la commission.

Une forme de consensus fait état de 61 233 objets retrouvés , sans pour autant, rappelons-le, que ce stock ne soit jamais mis en regard des objets spoliés. En conséquence, le taux de couverture des spoliations par les récupérations n'est pas évalué. Pour les oeuvres dites « récupérées », on relève que pour leur plus grande partie, elles l'ont été en Allemagne et en Autriche (58 477), les autres en France (1 895), Tchécoslovaquie (808), Suisse (39), Italie (10) et Belgique (4). Ces estimations sont reprises dans l'ouvrage de M. Claude Lorentz publié par le ministère des affaires étrangères, qui, toutefois, mentionne un problème d'évaluation propre à l'Autriche tenant à l'éventuelle sous-estimation, pour 2 000 objets, des récupérations recensées.

Provenance

Nombre d'oeuvres

Part du total
(en %)

Zone britannique

615

1,00

Zone soviétique

742

1,21

Zone française

1 553

2,54

Zone américaine

49 389

80,66

France

1 895

3,09

Italie

10

0,02

Suisse

39

0,06

Belgique

4

0,01

Tchécoslovaquie

808

1,32

Autriche

6 178

10,09

Total

61 233

100,00

Source : Claude Lorentz

Sur ces 61 233 objets, 45 441 , soit les deux tiers, auraient été restitués en 1950 , nombre proposé par Mme Marie Hamon, conservatrice en chef à la direction des Archives du ministère des affaires étrangères, dans son étude intitulée « La récupération des biens culturels spoliés, 1944-1995 » , laissant un reliquat de 15 792 objets .

Ces données suscitent un assez grand nombre de questions non résolues à ce jour.

Certaines divergences existent entre elles et celles relatives au sort des objets non restitués par la commission, qui, au demeurant, sont affectées de beaucoup d'imprécisions.

Ainsi, un document, dont la mission Mattéoli prend le soin d'indiquer que sa date est à préciser, mentionne que 14 043 objets ont été remis aux Domaines afin d'être vendus, tandis que 200 cadres et toiles blanches avaient été donnés à l'Entraide, association ayant pour objet l'aide aux jeunes artistes, 20 objets « divers » ayant été retournés au service des Restitutions.

L'écart entre les objets restitués et ceux transférés aux Domaines, selon le document mentionné, laisse inexpliqué le sort de 1 749 objets.

Il faut certes observer que le rapport de la mission Mattéoli ajoute que des restitutions sont intervenues après 1949, échéance de dissolution de la commission, et précise, en particulier, qu' « elles ont été naturellement très importantes pour les grands marchands et les grands collectionneurs du fait de la qualité des oeuvres qui les rendait plus facilement identifiables et de l'existence de documents qui permettaient d'appuyer les demandes (listes de stock, inventaires, passages en exposition, polices d'assurances, photographies). Au premier rang viennent les prestigieuses collections Rothschild : 1 300 oeuvres dont 256 tableaux et dessins ont été restitués à Maurice de Rothschild, plus de 1 000 à Alexandrine de Rothschild, 300 à Edmond de Rothschild, dont 203 tableaux et dessins et, parmi les oeuvres restituées à Édouard de Rothschild, des pièces exceptionnelles comme l'Astronome de Vermeer qui avait été prévu pour Hitler ; 695 objets dont 188 tableaux et dessins sont rendus aux galeries Seligmann, 500 à C. Stern ».

Hélas, la question de l'inclusion de ces dernières restitutions dans le bilan des restitutions publié en juin 1950 n'est pas abordée dans le rapport si bien qu'on ne peut inférer avec certitude des données évoquées sur les restitutions postérieures à la dissolution de la CRA qu' elles permettent de résorber le déficit entre les oeuvres récupérées et celles dont le destin est connu. À supposer que cela soit le cas, l'addition des restitutions mentionnées s'élève au-delà dudit solde, ce qui manque, à l'évidence de cohérence. On est ainsi conduit à supposer que les oeuvres dont s'agit doivent être incluses dans le volume des oeuvres présentées comme ayant été restituées par le rapport.

On y est d'autant plus invité que celui-ci mentionne un lot de 16 000 objets n'ayant pas été restitués, nombre à peu près équivalent à celui qu'on peut déduire des données relatives aux récupérations d'un côté et aux restitutions de l'autre (15 792), qui conduit à penser que la mention des 16 000 objets est une simplification de présentation.

Le bilan des opérations de la CRA et le solde entre récupérations et restitutions, qui se complique encore du fait qu'une partie des objets remis aux Domaines (voir infra ) doit être rattachée à une autre source que le fonds des objets récupérés laisse ainsi ouverte la question du sort d'un certain nombre d'objets.

Selon certaines informations, il est possible que certaines oeuvres aient été distraites par des voies irrégulières ou se soient trouvées « nationalisées » de fait. Ce point appelle des investigations complémentaires (voir infra ).

Il faut encore relever le poids d'une étude 42 ( * ) déjà mentionnée, qui, relevant l'absence de toute présentation détaillée des restitutions alléguées par la CRA, suggère à partir d'une analyse des mentions portées sur le Répertoire des biens spoliés dans sa partie consacrée aux oeuvres d'art que la CRA n'aurait en réalité restitué que le dixième des 15 000 objets ainsi recensés. Le décompte réalisé aboutirait à mettre en évidence que sur près de 11 000 tableaux et dessins, environ 1 000 auraient été restitués, sur 2 000 sculptures, près de 200 et sur 500 tapisseries, une quarantaine. Les quelque 1 250 restitutions ainsi relevées auraient bénéficié à 150 propriétaires, données à comparer aux 200 grands collectionneurs spoliés mentionnés par la CIVS et aux 72 000 logements vidés de leurs contenus. Conduisant à réviser le nombre des restitutions, l'étude mentionnée, dont a pu indiquer qu'elle émettait quelques interrogations sur la représentativité du nombre de 100 000 oeuvres d'art spoliées, pourrait ne pas modifier pour autant, le ratio des oeuvres d'art restituées sur celui des oeuvres spoliées.

En toute hypothèse, ces différents développements traduisent de graves lacunes dans les suivis d'inventaires effectués par la CRA, mais aussi le déficit stupéfiant des connaissances accessibles sur son action. Il semble qu'une étude sur les ordonnances de restitution ait enfin été réalisée, initiative bien tardive alors même que dès 2002, un historien 43 ( * ) pouvait évoquer avec les restitutions « une mémoire frappée d'amnésie » .

C'est également sur un autre plan, plus qualitatif, que le bilan de l'activité de la CRA peut apparaître problématique.

b) Une politique publique sans moyens adéquats

Du point de vue de la gestion publique, l'épisode de la CRA réunit un assez grand nombre des défectuosités traditionnellement évoquées lors de l'appréciation des politiques publiques.

La CRA, qui peut être considérée comme une ancêtre de l'actuelle CIVS, moyennant toutefois certaines importantes nuances, a eu une existence très brève puisqu'elle a cessé ses activités le 31 décembre 1949, circonstance qui n'a certainement pas favorisé le bon accomplissement de sa mission .

Initialement composé de dix-sept employés, l'effectif de la CRA est porté à trente personnes en 1949, dotation en personnel particulièrement modeste compte tenu de l'ampleur des missions de l'organisme.

Il faut reconnaître que, pour sa mission particulière, le cadre juridique des restitutions, l'ordonnance du 21 avril 1945 qui, comme indiqué ci-dessus, enferma le processus dans des délais très étroits, même si certains assouplissements ont été apportés 44 ( * ) , présentait des inconvénients majeurs, au point que cette législation, pourtant inspirée par un devoir de réparation, a pu contribuer à prolonger les effets des spoliations.

Malgré cela, la procédure établie pour prétendre à la restitution des objets spoliés fut particulièrement rigoureuse pour les victimes, les délais qui leur furent impartis étant, parmi d'autres éléments, tout à fait inadaptés à l'objet de la CRA, soit la restitution d'objets aisément dissimulables à des victimes au destin laminé par les événements historiques.

Par ailleurs, le traitement massif des revendications présentées à la commission ne plaide pas nécessairement en faveur de l'efficacité de son action. Il n'est pas sûr que toutes les demandes aient pu être traitées avec une égale rigueur et l'on ne peut manquer de mentionner à ce stade cette appréciation formulée par le rapport de la mission Mattéoli : « Les 45 000 objets identifiés forment un volume considérable lorsqu'on connaît les difficultés spécifiques posées par l'identification des oeuvres d'art » .

Enfin, il va de soi qu'avec les moyens consentis à la commission, il était exclu que celle-ci puisse entreprendre des recherches au-delà du contingent des oeuvres restituées, qui ne pouvait pourtant être considéré comme recouvrant l'ensemble des spoliations artistiques et culturelles commises sous l'empire des nazis.

Au demeurant, l'activité réelle de la CRA est fort mal connue alors même que les résultats de son intervention sont un élément majeur de la problématique de l'indemnisation et de la restitution des objets d'art et de culture.

Selon des informations données à votre rapporteur spécial, une étude des ordonnances de restitution aurait été récemment entreprise, comme mentionné dans le rapport du Groupe de travail sur les MNR (voir infra ), mais, malgré sa demande expresse, elle ne lui a pas été transmise, ce qu'il regrette. Il demande fermement que cette transmission intervienne au plus tôt et que l'étude soit publiée et mise à la disposition des chercheurs.

Recommandation n° 3 : publier l'étude sur les ordonnances de restitution prises dans le cadre des missions de la Commission de récupération artistique (CRA).

Les inventaires d'entrée et de sortie des objets pris en charge par la CRA ainsi qu'un bilan complet des dossiers traités par elle devraient faire l'objet de travaux détaillés. À la disparition de la commission, l'ampleur des objets demeurant à restituer, même appréciée dans les limites réductrices des objets transférés 45 ( * ) , ne pouvait être pleinement saisie au vu des incertitudes entourant leur sort ; certains de ces objets ont été semble-t-il volés.

Observation n° 13 : si la Commission de récupération artistique (CRA) a abouti à la restitution d'un nombre important d'objets d'art et de culture, le bilan exhaustif de ces restitutions, qui, apparemment, ont été accompagnées de malfaçons, n'est toujours pas disponible.

Recommandation n° 4 : réaliser une mise à jour du bilan des objets pris en charge par la CRA et de ceux qu'elle a restitués ou remis à l'OBIP et identifier le devenir des objets ayant pu être distraits lors de ces opérations.

3. Après la CRA, une période d'extrême opacité marquée par de graves dysfonctionnements

La fin de la mission de la CRA ne rime pas avec la fin du dossier des restitutions.

La mission correspondante est reprise par l'OBIP, qui relève du ministère des affaires étrangères.

Une série d'initiatives, qu'avec les yeux d'un observateur d'aujourd'hui l'on est conduit à considérer comme très regrettables, s'ensuit alors.

a) Commissions des choix et service des Domaines, de graves dysfonctionnements

S'agissant des objets récupérés mais non restitués, ceux-ci furent placés sous un régime particulièrement regrettable et incongru par l'ordonnance du 21 avril 1945. Selon ses termes, une fois écoulés les délais très brefs alors ouverts aux victimes pour réclamer leur dû, ces objets devaient être remis au service des Domaines pour être aliénés.

Ce régime fut amendé à la demande des musées afin que des oeuvres présentant un intérêt artistique particulier puissent se trouver soustraites au sort commun .

À cette fin, un décret du 30 septembre 1949 créa « deux commissions des choix » , l'une pour les objets d'art, qui allait donner naissance aux oeuvres dites « MNR », pour « Musées nationaux récupération » (voir ci-dessous), l'autre pour les livres et manuscrits, chargée de choisir des pièces d'un intérêt particulier, mises en dépôt auprès des musées nationaux (avec, cependant, une perspective plus large de nourrir les fonds des musées de province et de constituer une collection d'oeuvres destinées à pourvoir les ambassades, ministères et autres organismes) 46 ( * ) .

Ce processus réserve à son tour son lot d'insatisfactions.

En premier lieu, à nouveau, doivent être signalées les difficultés que présente la mise en cohérence des données relatives au solde allégué des objets récupérés mais non restitués et aux objets confiés au service des Domaines pour vente 47 ( * ) , qui laissent envisager des pertes en ligne très suspectes.

De surcroît, aucune donnée précise ne permet de suivre le circuit de la plupart des objets dont s'agit.

Ces constats, particulièrement regrettables, suggèrent que les intérêts de l'État et ceux des victimes ont pu se trouver ainsi traités avec la plus grande désinvolture.

Le rapport Mattéoli ne le dissimule pas. Il souligne tout d'abord que « l'épisode des commissions de choix laisse le chercheur sur sa faim. L'opacité et le mutisme du dispositif concourent aujourd'hui à considérer que son accomplissement fut conduit rapidement et non sans légèreté » .

Surtout, ils conduisent à mettre en évidence le fait suivant d'une particulière gravité « qu'une oeuvre ait été spoliée ou non n'étant pas intervenu dans les critères de la Commission de choix, il est certain que des objets spoliés...ont été remis sur le marché sans avoir été rendus à leurs propriétaires » .

Ce fait est porteur de significations qui méritent d'être explicitées. En premier lieu, il induit la certitude qu'au-delà des oeuvres répertoriées, plus ou moins strictement (voir infra ) comme récupérées, non-restituées et sélectionnées dans le but d'être conservées, un nombre d'objets indéterminé mais sans doute très significatif, desquels leurs propriétaires se sont trouvés spoliés durant l'Occupation, ont été aliénés par l'État au mépris d'une préoccupation alors mal prise en compte de restituer ceux-ci dans leurs droits.

Il en résulte qu'un grand nombre d'objets spoliés sont certainement détenus par des propriétaires dont les titres de propriété peuvent se trouver remis en cause à tout instant, soit qu'ils aient été acquéreurs directs lors des ventes domaniales soit qu'ils se trouvent acquéreurs au terme d'une chaîne de négoce entamée à cette époque.

Autrement dit, si dans le dossier des réparations d'objets d'art, les MNR tendent à polariser l'attention, et méritent toute l'attention qu'il convient de leur renouveler, elles sont assez loin d'épuiser la question des réparations.

Observation n° 14 : les cessions mises en oeuvre par le service des Domaines à l'issue de la phase de restitution prise en charge par la CRA ont conduit à disperser des objets d'art et de culture spoliés, qui peuvent à tout instant faire l'objet de justes revendications.

S'il est vrai que le mal avait été fait dès l'ordonnance d'avril 1945, les conditions ubuesques dans lesquelles les commissions des choix et le service des Domaines se sont acquittés de leur tâche doivent servir de rappel au moment où il est apparemment envisagé d'intégrer les MNR aux collections nationales.

Rappelons d'abord que les conditions dans lesquelles les Domaines ont procédé à la gestion des oeuvres remises à eux sont des plus obscures. En réponse à une question adressée par votre rapporteur spécial sur ce point, la réponse du ministère fournit les indications suivantes, qui ne manquent pas de susciter une certaine perplexité.

« Les objets non retenus par les Commissions de choix sont vendus dans la salle des ventes des Domaines de 1950 à 1953. Ils sont très divers, des tableaux au mobilier courant. Les provenances sont parfois indiquées sur les oeuvres mais il semble que les propriétaires identifiés n'aient pas été retrouvés ou n'aient jamais répondu aux courriers.... Les oeuvres furent vendues de 1950 à 1953 pour un montant de 96,12 millions de francs en juin 1953, somme évaluée à environ 100 millions de francs en septembre 1954.

Certains tableaux importants ont fait l'objet d'enchères élevées : ainsi La Maréchale de Luxembourg et sa famille de Lancret, et L'Intérieur d'une taverne de Van Ostade, adjugés respectivement 3,2 millions de francs et 705 000 francs. Garzano, chevrier en vue d'un village, par Corot, fut adjugé à 3,9 millions de francs. Beaucoup d'objets de faible valeur furent adjugés par lots, ce fut notamment le cas de l'argenterie.

Les différentes administrations, ainsi que les chercheurs indépendants, ne sont pas parvenus à localiser des archives complètes concernant les ventes des Domaines. Dans le fonds de la Récupération Artistique des archives diplomatiques, il existe des listes de transmissions aux Domaines, très sommaires et donc difficiles à exploiter. Les registres de déballage des convois sont plus précis et indiquent la transmission aux Domaines objet par objet (indications de provenance, date, numéro attribué par la Commission de Récupération Artistique, numéro Office des Biens et Intérêts Privés et numéro de Central Collecting Point). Des annonces de ventes étaient publiées par les Domaines mais elles n'incluaient pas toutes les oeuvres, seulement les plus célèbres. Quelques rares ventes furent publiées dans des catalogues, certains prix sont mentionnés contrairement aux noms des acheteurs. Les procès-verbaux sont introuvables, ils ont probablement été détruits ».

Il ressort d'abord de ces éléments des constats rétrospectifs accablants.

Des archives particulièrement sensibles sont déclarées disparues au cours des années 50 sans que nul commencement d'explication ne soit même proposé. Cette disparition appelle une complète élucidation. Les enquêtes qui s'imposent doivent être réalisées.

Votre rapporteur spécial s'étonne qu'aucune recherche dans les écritures du compte du Trésor auprès de la Banque de France, qui ont dû conserver la trace des paiements alors effectués, n'ait, semble-t-il été réalisée à ce jour.

Recommandation n° 5 : dégager les moyens nécessaires afin de faire la lumière sur la disparition des archives correspondant aux aliénations du service des Domaines à la suite des remises d'objets d'art et de culture non sélectionnés par la CRA.

Les conditions de mise en vente publique par le service des Domaines semblent alors avoir été fréquemment tout à fait contraires aux bonnes pratiques, dysfonctionnements qui ont assuré un prolongement à ceux ayant marqué l'existence de la CRA.

À cet égard, votre rapporteur spécial regrette qu'aucune précision ne soit réellement disponible sur les procédures pénales et leurs suites qui semblent avoir été engagées à l'encontre de certains personnels de la CRA ou du service des Domaines dans les années suivant la Libération, à l'occasion des opérations confiées à ce service dans le but d'assurer une réparation aux personnes spoliées.

Recommandation n° 6 : établir un rapport sur les infractions commises par certains des personnels de ces deux administrations et sur les suites qui leur ont été réservées et exploiter toutes les informations disponibles sur les cessions auxquelles a procédé le service des Domaines afin de mieux cerner leurs conditions effectives.

b) Après 1952, un grand sommeil

Au-delà de ces événements, il y a lieu de souligner combien la période qui s'ouvre alors est marquée par l'inertie des recherches sur les biens spoliés et non récupérés. Tout se passe comme si les oeuvres et objets culturels transférés en France peuvent être considérés comme « pour solde de tous comptes » alors même que l'étendue des spoliations est déjà connue comme excédant de beaucoup les biens récupérés. En atteste le Répertoire des biens spoliés publié entre 1947 et 1949 par le Bureau central des restitutions du Groupe français du Conseil de contrôle du Commandement français en Allemagne installé à Berlin.

S'agissant de la mission de l'OBIP, le rapport de la mission Mattéoli, qui n'en a pas présenté le bilan, en souligne, malgré tout, les insuffisances, indiquant : « On peut regretter aujourd'hui que des recherches...aient été par la suite pratiquement abandonnées... » . En bref, le dossier des restitutions fut mis en sommeil.

De fait, entre 1952 et 1998, s'agissant des seuls objets déposés auprès des musées nationaux (les « MNR »), seuls 27 objets furent restitués , dont 7 en provenance d'Allemagne renvoyés à la France en 1994 (sur un lot de 28 objets alors transférés), soit à peine 20 restitutions pour un nombre initial d'objets « MNR » de plus de 2 100 .

Observation n° 15 : dans un contexte marqué par la mise en sommeil du dossier des spoliations et de l'oeuvre de justice tendant à réparer les préjudices causés par celles-ci, au prix de la consécration de situations illégitimes, les performances des organismes publics, au premier rang desquels l'Office des Biens et Intérêts Privés (OBIP) et les dépositaires des oeuvres dites « Musées Nationaux Récupération » (MNR) ont été très inférieures aux attentes au regard de l'objectif de restitution. À la fin des années 1990, la dette de réparation des préjudices résultant des spoliations d'objets d'art et de culture demeurait aussi peu connue dans ses contours précis qu'à l'issue de la guerre alors même qu'elle était, vraisemblablement, considérable.


* 40 Illustrée plutôt que documentée dans la mesure où les récupérations alors effectuées ne peuvent nullement être considérées comme exhaustives.

* 41 Par ailleurs, en juin 1945, un nouveau service, de récupération des livres, documents d'archives, manuscrits et autographes est créé tandis que coexiste avec la CRA un service de récupération artistique.

* 42 « Lumière sur les « MNR » ? Les oeuvres d'art spoliées, les musées de France et la Mission Mattéoli : les limites de l'historiographie officielle. Johanna Linsler. Mars 2018

* 43 « La restitution des biens spoliés » Les cahiers de la Shoah. Jean Laloum. 2002

* 44 Arrêtés du 18 août 1946 et du 29 octobre 1947.

* 45 Ces objets revenus en France après la Libération sont loin de rendre compte des spoliations commises dans ce domaine.

* 46 Il n'a été que très rarement souligné que ces critères de sélection n'ont à aucun moment envisagé une quelconque préoccupation de conserver des objets dont l'origine spoliatrice pouvait, pourtant, être largement soupçonnée.

* 47 À titre d'exemple, les informations publiées par la mission Mattéoli suggèrent que 15 792 objets récupérés n'avaient pas été restitués par la CRA mais n'apporte pas toutes les précisions nécessaires sur le nombre des objets remis au service des Domaines. Selon le rapport celui-ci atteint tantôt 14 043, tantôt 12 463 objets. Par ailleurs, le rapport mentionne 2 143 classements en MNR, correspondant aux objets soustraits par la commission des choix aux transferts d'oeuvres aux Domaines. Or, ce contingent déduit du solde des oeuvres récupérées mais non restituées donne 13 649 objets, soit encore une autre estimation des objets que les Domaines auraient dû récupérer. Tout se complique encore du fait qu'aux 12 643 objets remis à ceux-ci il faudrait ajouter 943 objets mis sous séquestre. On atteint alors un total de 13 406 objets, qui laisse inexpliquée la source de 637 objets remis au service des Domaines (du moins si le nombre de 14 043 objets est considéré comme une référence sérieuse).

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page