LA PROBLÉMATIQUE DE LA SÉCURITÉ EUROPÉENNE

Mme Gisèle Jourda, Sénat

La fin de la guerre froide avait permis une rénovation de l'architecture de sécurité européenne, avec la signature en 1990 de la Charte de Paris pour une nouvelle Europe et l'adoption, dans le cadre de l'OSCE, de nombreux accords - tel que le traité sur les forces conventionnelles en Europe - inaugurant une ère de stabilité et de coopération entre la Russie et les pays européens. Dans le même temps, l'accession à l'indépendance des anciennes républiques fédérées de l'URSS s'effectuait sans difficulté majeure.

A partir des années 2000, une dynamique de confrontation est progressivement réapparue au sein du continent européen. Malgré les arrangements passés avec l'OTAN, comme la signature en 1997 d'un Acte fondateur et la mise en place d'un conseil OTAN-Russie, la Russie a progressivement adopté une posture d'opposition à l'OTAN, contestant les élargissements successifs considérés par elle - à tort - comme une avancée menaçante en direction de ses frontières. Le projet de déploiement d'un système de défense anti-missile balistique et l'intervention de l'OTAN dans les Balkans à l'occasion des guerres d'ex-Yougoslavie ont également nourri les griefs de la Russie.

Cela a favorisé l'émergence de conflits et de tensions dans l'ancien espace soviétique. En effet, la Russie s'oppose à l'élargissement de l'OTAN et, plus largement de l'influence occidentale dans ce qu'elle considère comme « sa zone d'influence privilégiée » et un traditionnel glacis sécuritaire.

Les tensions se sont exacerbées lors de la crise ukrainienne, occasionnant de nombreuses démonstrations de force de la Russie : mouvements de troupes à proximité des frontières, exercices militaires non annoncés, violation des espaces aériens et maritimes des pays voisins, actions hybrides, évocation d'une possible utilisation de l'arme nucléaire, simulation de tirs nucléaires à la fin des manoeuvres militaires...

Inévitablement, cette dégradation du contexte sécuritaire a conduit l'OTAN, alliance défensive, à renforcer sa présence militaire à l'est de l'Europe pour rassurer ses membres orientaux sans remettre en cause, toutefois, il faut le rappeler, les engagements de limitation pris dans le cadre de l'Acte fondateur OTAN-Russie. En réaction, la Russie renforce, elle aussi, ses capacités militaires, comme l'illustre l'installation de missiles Iskander à capacité nucléaire à Kaliningrad et en Mer Noire. De part et d'autre, on assiste donc à une surenchère militaire qui nous inquiète beaucoup.

En effet, si la confrontation reste jusqu'à présent maîtrisée, elle n'en est pas moins inquiétante dans la mesure où les instruments de sécurité collective européens, qui garantissaient la prévisibilité et la transparence des activités militaires ne marchent plus : la Russie a suspendu l'application du traité sur les forces conventionnelles en Europe et les notifications prévues par le « Document de Vienne » sont en partie contournées. La mise en oeuvre du traité « Ciel ouvert » fait l'objet de restrictions, et il existe des doutes sur l'application et l'avenir du traité sur les forces nucléaires intermédiaires (FNI).

Consciente que de bonnes relations entre l'OTAN et la Russie sont vitales pour la sécurité européenne, la France se montre particulièrement attentive à les faciliter. Ainsi, elle a toujours poussé à l'élaboration des arrangements comme l'Acte Fondateur et le Conseil OTAN-Russie (COR), et elle s'est montrée prudente à l'égard des élargissements de l'Alliance atlantique. Fidèle à cette ligne, le Sénat français s'est prononcé lors de l'admission du Monténégro à l'OTAN, contre tout élargissement ultérieur.

Notre pays s'inquiète aujourd'hui des tensions militaires sur le continent européen et souhaite travailler avec la Russie à ranimer l'architecture européenne de sécurité pour maîtriser les risques de confrontation militaire. Notre intérêt commun est de préserver la stabilité stratégique en Europe.

Dans l'immédiat, il nous paraît essentiel de poursuivre les discussions dans le cadre du Conseil OTAN-Russie et du « dialogue structuré » de l'OSCE, afin de permettre des avancées concernant la réduction des risques d'incidents et le rétablissement de mesures de confiance et de transparence.

A plus long terme, la Russie et la France pourraient engager une réflexion sur la modernisation des instruments de maîtrise des armements et leur adaptation au contexte actuel. Il faudrait tenir compte des nouveaux types d'armements comme les armes non nucléaires de haute précision et les drones. Nos deux pays pourraient se donner comme objectif de faire émerger de nouveaux régimes de maîtrise des armements dans les domaines non couverts.

Enfin, le Sénat propose la tenue à terme d'un sommet sur la sécurité en Europe associant la Russie pour évoquer l'équilibre stratégique sur le continuent. Il ne s'agirait pas de procéder à un quelconque partage de « zones d'influences », démarche qui nous paraît incompatible avec le respect de la souveraineté des Etats, ni de réduire l'autonomie stratégique de l'OTAN, mais de favoriser une compréhension commune des menaces et des tensions sur le continent. Il devrait être également l'occasion pour les pays participants de réaffirmer solennellement leur attachement au droit international et à un certain nombre de principes indispensables à notre sécurité collective : le non-recours à la force, le respect de la souveraineté et de l'intégrité des frontières, notamment dans l'esprit de l'Acte final d'Helsinki.

Pour nous, l'organisation d'un tel sommet ne serait pas envisageable dans l'immédiat. Nous vous rejoignons lorsque vous affirmez dans votre contribution écrite au dernier chapitre que discuter sérieusement de l'architecture de sécurité européenne suppose d'avoir accumulé auparavant une « masse critique de coopération positive ». A notre sens, cela implique notamment d'avoir réglé au préalable le conflit ukrainien. Si l'on arrive à surmonter cette crise, alors cette perspective d'un sommet européen sur la sécurité devient possible.

M. Sergey Kislyak, Conseil de la Fédération de Russie

Je vous remercie de votre invitation à participer à cette conversation très ouverte, qui devrait nous permettre d'ouvrir une voie de dialogue constructif entre nos deux pays. Je suis très sensible à la manière dont vous avez présenté vos propos sans les enrober, cela nous permet de parler aussi ouvertement et franchement.

Sur de nombreux points, mon point de vue coïncide avec celui déjà développé par Konstantin Kossatchev dans son propos introductif et je vais le prolonger.

Force est de constater que le rapport que nous avons rédigé ensemble ne nous a pas rapprochés sur tous les sujets que nous avons abordés. Mais il nous permet de réfléchir à la raison pour laquelle nous l'avons fait ainsi qu'à la voie à suivre.

En Syrie, la complexité des problèmes auxquels nous nous trouvons confrontés est un symptôme mais ne constitue pas la raison première des tensions entre la Russie et les pays de l'OTAN dont la France.

Lorsque la guerre froide a été achevée, nous avons nourri beaucoup d'illusions. La Russie était sûre d'avoir changé et pensait que ses partenaires changeraient également. Nous avons alors signé la Charte de Paris mais quelque chose n'a pas fonctionné, à cause de nos conceptions différentes de l'avenir de l'Europe.

De notre point de vue, la Russie et l'Europe ne constituent pas deux entités séparées et nous nous sommes toujours considérés comme faisant partie de l'Europe. À cet égard, la sécurité européenne devait, selon nous, reposer sur un principe « d'inclusivité » et s'ériger véritablement comme bien commun des parties en présence.

Dans cette optique, nous avions proposé à nos partenaires occidentaux de nouvelles approches pour une Europe inclusive, assurant une sécurité commune. Nous cherchions alors à nouer un dialogue ouvert et franc avec nos partenaires, comme celui que nous avons aujourd'hui avec vous. Nous n'avons toutefois pas eu la possibilité à l'époque, de discuter avec eux, notamment à l'OSCE, d'un éventuel accord de sécurité inclusive dans lequel les pays européens et la Russie assureraient ensemble les conditions d'une sécurité commune.

Ce dialogue n'a pas eu lieu et nous avons ensuite assisté, impuissants, à l'extension de l'OTAN vers l'est, laquelle allait totalement à l'encontre des engagements pris par les Américains vis-à-vis de Gorbatchev. Ces derniers avaient en effet affirmé à l'époque que l'OTAN ne franchirait pas la frontière orientale de la RDA après la réunification et nous constatons aujourd'hui que cette organisation, qui assure la sécurité de ses membres, se rapproche sans vergogne de nos frontières. J'ai été le premier ambassadeur de la Russie à l'OTAN et je connais bien cette organisation. Je n'ai jamais eu le moindre doute sur ses intentions, malgré l'Acte fondateur OTAN-Russie. L'OTAN s'est toujours positionnée contre un seul pays en Europe : la Russie.

Nous avons fondé de grandes espérances dans le Conseil OTAN-Russie mais nous ne pouvons que constater, avec amertume, qu'il ne s'agissait là que d'un « cache-sexe », visant à masquer les intentions de l'OTAN. La Russie n'a pas eu la possibilité de prendre des décisions conjointes avec l'OTAN, même sur des sujets mineurs, car l'Acte Fondateur ne le prévoyait pas. Il ne lui été proposé que d'adhérer aux décisions de l'OTAN. Cela a généré des déceptions et des frustrations. Nous avons traversé ensuite plusieurs crises post-guerre froide, qu'il s'agisse de la première guerre « chaude » en Serbie, de la crise géorgienne ou les événements plus récents en Ukraine.

Mais ce n'est pas nous qui sommes à l'origine de cette situation. Elle nous a été imposée par nos collègues occidentaux qui s'estiment gardiens de la sécurité européenne. Dans le même temps, les impératifs de sécurité de la Russie ont été traités avec mépris, quand ils n'ont pas été purement et simplement ignorés. C'est cela qui est à l'origine de la situation présente.

Depuis la fin de la guerre froide, les Etats-Unis procèdent à l'encerclement de notre pays et pratiquent la politique du confinement à notre égard. J'en veux pour preuve les développements militaires aux frontières de la Russie, avec notamment le déploiement de bombardiers stratégiques B52 qui s'entraînent à nos frontières, l'intensification des vols ou les manifestations navales en mer noire, qui suscitent des réactions de la Russie.

Au lieu d'une coopération à la sécurité commune, on assiste à des actions visant à confiner la Russie. Mais nous n'allons pas entreprendre, pour autant, une riposte militaire. Nous nous devons toutefois de réagir car nous devons défendre pour nos intérêts. La question qui se pose est que faire pour l'avenir ? Cette surenchère militaire ne va pas favoriser la stabilité en Europe et la sécurité. A cet égard, un retour à ce que nous avons connu dans le passé, une simple réaffirmation des principes ne suffiront pas à résoudre cette question à long terme. Certes, les problèmes actuels (Ukraine, maîtrise des armements...) nécessitent des solutions et nous sommes prêts à y réfléchir, mais il nous faut aussi penser à l'avenir de l'Europe - une Europe comprenant la Russie - et à la manière dont nous pouvons le construire ensemble, pour nos peuples. Nos collègues occidentaux refusent d'y réfléchir et se focalisent sur des actions visant à faire changer la Russie d'orientation, qui, bien sûr, défendra ses intérêts nationaux. Mais il y a un dialogue possible à ce sujet avec nos collègues français et nous tenons en haute estime ce dialogue. Il faut penser à l'avenir de nos enfants et petits-enfants en Europe et nous assurer qu'ils puissent se sentir à l'aise dans cet espace.

M. Christian Cambon, Sénat

Soyez assurés que personne ne milite pour un encerclement militaire de la Russie autour de cette table. Cette semaine, j'ai reçu des dirigeants géorgiens et je leur ai dit que la France ne soutiendrait pas leur volonté d'adhérer à l'OTAN. La France a d'ailleurs toujours eu sa propre vision de cette organisation, s'inspirant de la doctrine gaulliste.

Nos deux délégations ont accompli un travail d'éclaireurs, visant à rétablir le dialogue entre nos deux pays et le Président de la République, qui se rendra prochainement à Moscou, a d'ailleurs voulu prendre connaissance de notre rapport conjoint au plus vite. Celui-ci lui sera par conséquent transmis sous peu.

Enfin, je concède que nous n'avons pas forcément été toujours d'une habileté extraordinaire dans la gestion des problèmes que nous avons rencontrés dans nos relations avec la Russie.

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