B. UN MANQUE DE RESSOURCES HUMAINES ET FINANCIÈRES

1. Un manque de moyens humains pour gérer les ponts

En l'état actuel du droit, il n'existe aucune réglementation en matière de gestion et d'entretien des ouvrages d'art. Chaque collectivité gestionnaire de voierie est donc libre de déterminer les modalités de gestion de ceux-ci.

S'il est difficile, en l'absence de données consolidées, de connaître avec précision la politique de gestion des ponts mise en oeuvre par les communes et les intercommunalités , les témoignages recueillis par la mission convergent vers le même constat : elles ne sont en grande majorité pas équipées pour assurer la gestion et l'entretien de leurs ponts .

Ce constat ressort au premier chef de la consultation menée auprès des élus locaux : 90 % des élus des communes et des intercommunalités ayant répondu indiquent que leur collectivité ne dispose pas de ressources en interne pour assurer la gestion de leurs ponts 82 ( * ) . Celles-ci ne sont donc pas en capacité d'appliquer une méthode de gestion de leurs ponts.

RÉPONSE À LA QUESTION :
« VOTRE COLLECTIVITÉ DISPOSE-T-ELLE DE RESSOURCES EN INTERNE
(AGENTS OU SERVICE DÉDIÉS) PERMETTANT D'ASSURER LE CONTRÔLE DE L'ÉTAT
ET L'ENTRETIEN DES PONTS ROUTIERS ? »

Source : commission de l'aménagement du territoire et du développement durable - réponses à la consultation des élus locaux.

Ce constat est d'ailleurs largement établi par les experts entendus par la mission. Comme le relève l'Ifsttar, si les grandes communautés urbaines apparaissent assez bien pourvues, « les petites communes n'ont ni la compétence, ni les moyens financiers de gérer leur patrimoine ; beaucoup d'entre elles ne le connaissent pas bien et n'ont pas d'inventaire » 83 ( * ) . De même, dans son rapport 2018, l'ONR a recueilli les données relatives à la gestion des ouvrages d'art de 6 métropoles, de 6 communautés de communes et de 4 communautés d'agglomération : si la majeure partie des métropoles réalisent un contrôle régulier de leurs ouvrages et emploient des indicateurs pour noter leur état, pour les communautés de communes et d'agglomération, « il n'existe que rarement de stratégie établie d'inspection et d'entretien de ce patrimoine » 84 ( * ) .

2. Des moyens financiers insuffisants au regard du coût de l'entretien des ponts

La mission relève que 80 % des élus des communes et intercommunalités ayant répondu à la consultation estiment ne pas disposer des ressources nécessaires pour assurer la surveillance et l'entretien de leurs ponts, ce pourcentage montant même à 83 % s'agissant de la capacité à conduire des travaux de réparation des ponts.

Les coûts pour le diagnostic, l'entretien, la remise en état et la reconstruction peuvent en effet être prohibitifs pour les petites communes et intercommunalités .

S'agissant des diagnostics, le rapport conjoint IGF-IGA-CGEDD précité relève qu'« un nombre important de collectivités n'ont [...] pas les moyens de mener des contrôles sur l'état des ouvrages d'art et des murs de soutènement » et précise que « l'importance des coûts des réparations que contrôles et expertises pourraient faire apparaitre, voire l'impossibilité de traiter l'ensemble des ouvrages qui pourraient le nécessiter (en raison de contraintes budgétaires mais aussi du nombre restreint d'entreprises compétentes) peuvent expliquer cette situation ».

Le coût moyen d'un diagnostic de pont varie suivant la taille de l'ouvrage et peut être d'autant plus important que les techniques nécessaires à son auscultation sont complexes . D'après les informations transmises à la mission par Cerema et l'Association française de génie civil :

- le coût d'un inventaire des ouvrages est de l'ordre de 200 à 250 euros ;

- le coût d'une visite initiale sommaire varie entre 2 000 et 5 000 euros par ouvrage ;

- le coût d'une inspection détaillée varie entre 3 000 et 15 000 euros par ouvrage ;

- le coût d'une inspection subaquatique est de 3 000 euros par jour ;

- le coût de l'utilisation de nacelles pour accéder au pont varie de 500 à 2 000 euros par jour.

S'agissant du coût d'entretien, il est estimé de 5 à 10 euros hors taxes par m 2 d'ouvrage pour un entretien courant et de 25 à 200 euros hors taxe par m 2 pour un entretien spécialisé.

Pour la remise en état, les matrices de coût développées par le Cerema montrent que le passage d'une classe à une autre nécessite une dépense comprise entre 110 et 395 euros par m 2 d'ouvrage.

Quant aux coûts de reconstruction des ponts , ils sont estimés en moyenne entre 1 et 1,5 million d'euros pour les ouvrages d'art franchissant des voies routières 85 ( * ) .

Le coût total d'entretien des ponts , incluant la surveillance, l'entretien courant et spécialisé et les réparations, est évalué entre 25 000 et 40 000 euros par pont et par an 86 ( * ) .

ESTIMATION DES COÛTS DE REMISE EN ÉTAT DES PONTS

(prix hors taxes par m 2 d'ouvrage)

Source : Cerema

Au cours de ses travaux, la mission a été alertée à plusieurs reprises sur des situations de communes en incapacité de financer des travaux de réhabilitation de leurs ponts compte tenu du coût qu'ils représentent par rapport aux ressources dont elles disposent.

Lors de son déplacement en Seine-et-Marne, la mission a visité deux ponts appartenant aux communes de Guérard et de Tigeaux fermés à la circulation depuis 2014 en raison de leur mauvais état. Les travaux de réhabilitation de ces deux ponts ont été estimés à un million d'euros par pont , soit un investissement hors de portée pour les communes compte tenu de leurs ressources budgétaires (le budget annuel de la commune de Guérard est de trois millions d'euros ) 87 ( * ) .

Les communes qui ne disposent pas des ressources financières pour procéder à des travaux de remise en état de leurs ponts peuvent éventuellement bénéficier d'aides de la part du département 88 ( * ) . Toutefois, peu de départements sont en capacité d'apporter une aide financière aux communes . D'après les informations transmises par l'ADF, « 26 % des départements affirment avoir mis en place des aides spécifiques pour financer les routes et les ouvrages d'art des collectivités locales ».

L'État peut également concourir au financement de certaines opérations portées par les communes à travers la dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR) . En 2016, près de 3 200 opérations concernant la voirie ont ainsi été subventionnées par la DETR, pour un montant de 101 millions d'euros , avec un taux moyen de subvention des projets de 14 %.

Toutefois, la possibilité pour les communes de solliciter des crédits de DETR varie selon les règlements départementaux et les clés de répartition des enveloppes retenues dans les départements. Par ailleurs , s'agissant des ouvrages d'art, les taux de subventions peuvent s'avérer largement insuffisants au regard des coûts particulièrement élevés de remise en état . En outre, à enveloppes constantes, l'utilisation des crédits DETR pour les dépenses de voirie s'opère au détriment du financement d'autres politiques publiques.

La mission a ainsi été informée de la situation de l'intercommunalité Bernay Terres de Normandie , qui comporte sur son territoire deux ponts fermés à la circulation en raison de leur état 89 ( * ) : un pont situé dans la commune de Beaumontel, dont l'un des piliers s'est affaissé l'été dernier, qui fait actuellemment l'objet de travaux de réparation pour un montant d'environ 250 000 euros - cette opération est financée et réalisée sous maîtrise d'ouvrage de la communauté de communes, qui ne bénéficie d'aucune subvention, ces travaux n'étant pas éligibles à la DETR dans l'Eure ; un pont situé dans la commune de Brionne qui devra être détruit et reconstruit, pour un montant estimé à 400 000 euros (dans l'attente de ces travaux, un pont provisoire militaire est loué par l'intercommunalité).

3. Un recours difficile à l'expertise extérieure

En l'absence de ressources internes pour assurer la gestion de leurs ponts, les collectivités sont tenues de s'en remettre à une expertise extérieure . La complexité des procédures et le coût que représente le recours à des bureaux d'études constituent néanmoins un frein important. Des collectivités rencontrent par ailleurs des difficultés simplement pour accéder à des bureaux d'études, qui considèrent leurs marchés comme peu rentables .

Surtout, les communes ne bénéficient plus, ou que marginalement, d'un appui technique depuis la disparition de l'assistance technique de l'État pour raisons de solidarité et d'aménagement du territoire (Atesat) qui étaient fournie par les directions départementales des territoires (DDT), et dont la suppression a été actée en 2014.

LA SUPPRESSION DE L'ASSISTANCE TECHNIQUE DE L'ÉTAT
POUR RAISONS DE SOLIDARITÉ ET D'AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE (ATESAT)

Afin d'aider les petites communes ou intercommunalités 90 ( * ) ne disposant pas des moyens humains et financiers nécessaires à l'exercice de leurs compétences dans les domaines de la voirie, de l'aménagement et de l'habitat, la loi n° 2001-1168 du 11 décembre 2001 portant mesures urgentes de réformes à caractère économique et financier (MURCEF) a prévu qu'elles puissent bénéficier d'une mission d'assistance technique fournie par les services de l'État.

Cette mission était fournie à la demande des communes ou de leurs groupements , dans des conditions définies par conventions, qui prévoyaient notamment les modalités de rémunération de cette assistance par les collectivités bénéficiaires.

Dans le domaine de la voirie, cette assistance pouvait notamment concerner la gestion de la voirie et de la circulation, la programmation des travaux ou encore la conduite des études relatives à l'entretien du patrimoine routier.

En matière de gestion d'ouvrages d'art, l'appui de l'État pouvait notamment consister en une mission d'assistance au recensement de ces ouvrages, d'assistance à maîtrise d'ouvrage, et d'aide à la réalisation d'une première visite initiale pour évaluer l'état des ouvrages.

Environ 27 000 collectivités ont bénéficié de l'Atesat au cours de la période 2010-2012 . Cette mission coûtait 25 millions d'euros et mobilisait environ 1 200 emplois équivalents temps plein travaillé (ETPT).

L'Atesat a été supprimée par la loi n° 2013-1278 du 29 décembre 2013 de finances pour 2014 à compter du 1 er janvier 2014.

La mission considère qu'en supprimant l'Atesat, l'État s'est désengagé de sa mission d'assistance technique aux communes et si la loi du 7 août 2015 dite loi « NOTRe » a élargi la mission d'assistance des départements aux communes et aux EPCI aux questions de voirie, d' aménagement et d' habitat , les moyens manquent pour traduire cette ambition dans les faits. Ce transfert de compétences aux départements n'a pas été compensé.

Aussi, cet appui est assuré de manière variable , en fonction des ressources budgétaires et humaines que les départements sont en capacité de mobiliser. D'après les informations recueillies par la mission, une soixantaine de départements ont créé une agence technique ou proposent une offre d'ingénierie , sous des formes diverses (associations, sociétés publiques locales, syndicats mixtes, etc). Toutefois, le champ de leurs interventions est plus ou moins étendu et peut ne pas toujours inclure la gestion des voiries.

En outre, lors de son audition au Sénat, l'Assemblée des départements de France a indiqué avoir interrogé les départements sur leur capacité à apporter une assistance technique aux communes et aux EPCI : « 13 % ont répondu être tout à fait en mesure d'apporter une assistance technique, 58 % en étant capables en partie, en fonction de l'évolution du personnel et des compétences internes, 21 % en étant incapables et 7 % ne se prononçant pas ». Les départements qui ne sont pas en capacité d'apporter une ingénierie aux communes évoquent pour principale cause la rareté de la compétence et le manque de moyens .

En somme, bien que l'appui technique des départements soit utile, il n'est pas aussi systématique que l'Atesat qui bénéficiait à un large nombre de collectivités. Les petites communes ont donc manifestement pâti de ce désengagement de l'État.

Le réseau scientifique et technique de l'État restructuré, au niveau national, autour du Cerema, n'est pas non plus en mesure de répondre aux besoins des petites communes, compte tenu de leur nombre et de la taille de leur patrimoine. Le Cerema vient aujourd'hui principalement en appui des services gestionnaires de voirie de l'État , ainsi qu'aux départements pour la gestion de leurs ouvrages complexes.

La consultation des élus locaux ouverte sur la plateforme dédiée du Sénat a mis en évidence que 77 % des communes et intercommunalités considéraient ne pas disposer d'un soutien suffisant en matière d'expertise publique .

RÉPONSE À LA QUESTION :
« ESTIMEZ-VOUS DISPOSER D'UN SOUTIEN SUFFISANT
EN MATIÈRE D'EXPERTISE PUBLIQUE ? »

Source : commission de l'aménagement du territoire et du développement durable - réponses à la consultation des élus locaux.

À titre d'exemple, la métropole de Nantes (Loire-Atlantique) souligne que « les compétences sont de plus en plus rares dans le public et le privé [...]. Il faut déjà être expert pour rédiger un cahier des charges. De plus, les organismes publics répondent de moins en moins aux marchés. Les organismes privés sont toujours plus alarmistes et de moins en moins pragmatiques. Les conclusions de leurs expertises poussent à toujours plus de travaux ». De même, la communauté de communes du Bocage Mayennais (Mayenne) rappelle que « l'expertise publique est limitée en terme de moyens humains, à la fois en interne et en externe au travers de l'assistance départementale. L'expertise privée demande un coût plus onéreux que l'expertise publique pour une qualité de travail équivalente ». Face à une telle situation, la commune d'Aix-en-Provence précise que l'équipe municipale a pris le parti « d'associer des compétences internes (service dédié à la maintenance des ouvrages d'art) pour les pathologies classiques et compétences privées (marché d'assistance à maîtrise d'ouvrage ingénierie) pour les pathologies les plus sévères » dans le cadre d'un partenariat économique et opérationnel.

Enfin, outre le recours difficile à l'expertise extérieure, la mission a été alertée sur les contraintes législatives et réglementaires qui compliquent les travaux d'entretien et de réparation des ponts .

C'est notamment le cas de l'entretien des ponts surplombant des voies d'eau , qui posent des difficultés aux collectivités territoriales compte tenu des prescriptions prévues par le code de l'environnement en matière de protection des milieux aquatiques . En fonction de leur nature ou de leur volume, les travaux sur les ouvrages de franchissement doivent en effet faire l'objet d'une procédure de déclaration préalable nécessitant la réalisation d'études visant à évaluer leur incidence sur l'eau et les milieux aquatiques 91 ( * ) .

La mission a par exemple été alertée de la situation de la commune de Fleury-sur-Loire, dans la Nièvre , qui possède trois ponts au-dessus du canal latéral de la Loire posant des problèmes importants d'entretien compte tenu des prescriptions environnementales à respecter, la commune estimant qu'elle « [n'a] pas les moyens techniques pour intervenir sur les tabliers [ni] les moyens financiers pour faire intervenir des entreprises spécialisées . »

En résumé : il existe une grande incertitude s'agissant du nombre de ponts gérés par les communes et les intercommunalités et 73 % des élus ayant répondu au questionnaire de la mission affirment ne disposer d'aucune base de données de recensement de leurs ouvrages d'art.

Il existe des « ponts orphelins » dont la propriété n'est pas établie et qui ne sont pas entretenus.

Un certain nombre de communes et d'intercommunalités ont des ponts en mauvais ou très mauvais état et sont dans l'incapacité de réaliser les travaux de réparation, dont les coûts sont prohibitifs.

Ces collectivités ne sont, en grande majorité, pas équipées pour assurer la gestion de leurs ponts et ne possèdent ni les personnels ni les compétences techniques. Ainsi, 90 % des élus des communes et intercommunalités ayant répondu à la consultation ont indiqué ne pas disposer de ressources en interne pour assurer la gestion de leurs ponts.

Elles ont également des difficultés à accéder à une expertise extérieure, qu'elle soit privée ou publique, compte tenu de la suppression de l'assistance technique de l'État pour raisons de solidarité et d'aménagement du territoire (Atesat) en 2014 qui n'est que très partiellement compensée par l'appui technique apporté par les départements, en raison notamment de l'absence de compensation de ce transfert de compétences.

En l'absence de ressources techniques et financières suffisantes, de nombreuses communes et intercommunalités ne connaissent pas l'état de leur patrimoine.


* 82 Voir les résultats de la consultation présentés ci-dessous.

* 83 Réponse au questionnaire de la mission.

* 84 Ces données auront vocation à être complétées en 2019 grâce à la constitution d'un panel d'une centaine d'intercommunalités à compétence voirie volontaires pour s'associer à la démarche de l'ONR.

* 85 Ibid.

* 86 Instruction du Gouvernement du 15 mars 2018 relative à la médiation du préfet concernant la répartition des responsabilités et des charges financières concernant les ouvrages d'art de rétablissement des voies, prévue à l'article L. 2123-10 du code général de la propriété des personnes publiques.

* 87 Voir annexe 3.

* 88 Les aides des départements, versées sous la forme de subventions, peuvent être importantes pour mener à bien leurs investissements de voirie, et peuvent atteindre jusqu'à 80 % du montant total des travaux. Toutefois, ces aides se sont fortement réduites ces dernières années, comme le souligne le rapport conjoint IGF-IGA-CGEDD.

* 89 Voir annexe 3.

* 90 Le décret n° 2002-1209 du 27 septembre 2002 fixait les conditions d'éligibilité des communes et des intercommunalités à l'Atesat, en prenant en compte des critères de nombre d'habitants et de potentiel fiscal.

* 91 Articles L. 214-1 et suivants du code de l'environnement.

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