EXAMEN EN COMMISSION

Réunie en commission le mercredi 3 juillet 2019, la commission a examiné le rapport d'information de MM. Ladislas Poniatowski et Jean-Marc Todeschini sur la situation en Turquie.

M. Christian Cambon , président . - L'ordre du jour appelle la présentation du rapport de nos collègues Ladislas Poniatowski et Jean-Marc Todeschini sur la situation en Turquie.

M. Ladislas Poniatowski , rapporteur . - La politique étrangère de la Turquie a récemment évolué : ainsi le pays s'est-il davantage tourné vers le Moyen-Orient et le monde musulman depuis quelques années puis, plus récemment, vers la Russie.

Le basculement de la Turquie vers le monde musulman s'est produit à partir de 2007. Le ministre des affaires étrangères puis Premier ministre, Ahmet Davutoglu, nous a expliqué que l'objectif était de revenir à la grandeur passée de la Turquie et de la faire sortir du giron occidental, afin qu'elle se projette de manière autonome dans un monde s'étendant du Maroc à l'Indonésie, aussi bien dans les domaines économique, culturel et spirituel.

La Turquie a noué des relations étroites avec la Syrie, l'Irak, le Kurdistan irakien, certains pays du Golfe, le Maghreb et les pays d'Asie centrale. Elle a aussi cherché à s'affirmer comme médiatrice dans certains conflits, comme celui entre la Russie et la Géorgie ou entre la Syrie et Israël, ou encore comme modèle au début des printemps arabes.

Cette politique de puissance et d'influence s'est traduite par un renforcement impressionnant du réseau diplomatique turc, devenu le cinquième du monde. Le pays a ouvert 45 ambassades en Afrique depuis l'arrivée de l'AKP au pouvoir et l'aide publique au développement augmente rapidement.

L'extension de la puissance turque a également pris appui sur la présidence des affaires religieuses (Diyanet), dont le budget est actuellement très supérieur à celui des affaires étrangères du pays : celle-ci est un instrument d'influence considérable, notamment en direction de la diaspora en Europe. Souvenons-nous de la présence du ministre turc des affaires étrangères sur le sol français lors de la dernière élection présidentielle turque...

Toutefois, ce modèle comporte de graves faiblesses.

La Turquie est une puissance émergente qui n'a pas tout à fait les moyens de ses ambitions. Elle a le taux de dépendance énergétique le plus élevé de tous les pays émergents. Son « islamisme conservateur d'État » inquiète les Occidentaux comme ses voisins, y compris musulmans, qui craignent un néo-ottomanisme. Elle est également restée au milieu du gué sur la question kurde. Malgré ses velléités d'indépendance, la Turquie apparaît aujourd'hui comme subordonnée aux grandes puissances : le lien avec les États-Unis reste ainsi très fort.

Toutes ces faiblesses expliquent que la crise syrienne ait en grande partie mis à bas les ambitions régionales de la Turquie.

La diplomatie turque a vite montré ses limites. Erdogan a dû tourner le dos à Bachar al-Assad et a soutenu l'ensemble de la rébellion, jusqu'à adopter une attitude plus qu'ambigüe vis-à-vis de Daech, ce qui a placé la Turquie dans une situation inconfortable. Aux yeux de ses voisins, la Turquie est vite apparue comme une puissance interventionniste prosunnite, alors qu'elle se voulait au-dessus de la mêlée. Ultime revers, la Russie est intervenue pour soutenir le régime syrien en septembre 2015. Les autorités turques l'ont mal pris à l'époque et ont intentionnellement fait abattre un avion russe au-dessus de la frontière.

La Turquie doit surtout affronter un afflux massif de réfugiés syriens, qui représentent près de 3,6 millions de personnes. Il faut rendre hommage à la manière dont la Turquie les a pris en charge. L'Union européenne a certes lancé deux programmes d'aides de 3 milliards d'euros chacun, mais ce soutien est à relativiser : les autorités nous ont en effet affirmé que l'accueil de ces réfugiés avait coûté 35 milliards de dollars. Aujourd'hui, ces réfugiés bénéficient d'un accès gratuit aux écoles et à la santé : 85 % des enfants sont ainsi scolarisés.

À partir de 2016, la Turquie est parvenue à redresser en partie la situation au prix d'un rapprochement avec la Russie. Cela s'est concrétisé par la participation turque au processus d'Astana en mai 2017, duquel il n'est pas sorti grand-chose, si ce n'est une implantation renforcée de la Russie au Proche-Orient. Malgré l'affirmation de sa puissance, la Turquie est aujourd'hui dans une situation très délicate.

En résumé, sous l'effet de la guerre en Syrie, la Turquie est passée en quelques années d'une posture de puissance moyenne cherchant à séduire par son soft power à une posture plus martiale, mais aussi plus inconfortable et largement subordonnée à la Russie.

M. Jean-Marc Todeschini , rapporteur . - Sur le plan politique intérieur et s'agissant de l'évolution de la société turque, nous avons observé des évolutions contrastées, voire pour le moins inquiétantes, dans la période récente.

Depuis le XIX e siècle, le développement politique de la Turquie s'articule autour de deux modèles étatiques concurrents. Le premier s'inspire des règles du libéralisme politique quand le second, dans un souci d'efficacité, importe des modèles plus étatistes, autoritaires, voire dictatoriaux et identitaires, qui ont pu conduire au génocide arménien ou, dans la période plus récente, à une gestion essentiellement sécuritaire de la question kurde et à une guerre sanglante contre le PKK, qui a causé plus de 35 000 morts de 1984 à 1999.

La République de Turquie fondée par Kemal Atatürk a recréé un État unitaire puissant, ancré sur la fondation et l'exaltation de l'unité de la nation turque, le contrôle de la religion pratiquée par 95 % de la population, l'islam, une modernisation certes dirigiste de l'économie et de la société, mais avec des avancées comme le vote des femmes ou l'éducation obligatoire. Cela étant, ce n'est pas une démocratie, c'est un régime à parti unique.

Il faut attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour constater une compétition électorale relativement ouverte, mais les institutions politiques apparemment démocratiques restent sous la tutelle de l'armée, gardienne du dogme kémaliste, mais aussi de l'ancrage dans l'Alliance atlantique en période de Guerre froide. L'armée intervient pour éviter tout désordre ou dérive, soit violemment au travers de coups d'État à répétition - 1960, 1971, 1980 -, soit via des pressions plus subtiles - 1994, 1997. Cette démocratie électorale, sous tutelle militaire, n'est pas le meilleur exemple de respect des droits de l'homme malgré l'adhésion de la Turquie au Conseil de l'Europe dès 1950 et la ratification de la Convention européenne des droits d'homme en 1958.

Cette situation va évoluer au début des années 2000 pour deux raisons : tout d'abord, l'influence de l'option géostratégique européenne, objectif majeur partagé par l'ensemble des forces politiques et économiques comme par les autorités militaires de tutelle ; ensuite, l'évolution de la société dans le contexte post-guerre froide et de la mondialisation.

La compétition politique va conduire à l'arrivée au pouvoir en 2002 de l'AKP, un parti conservateur d'inspiration islamiste, mais démocrate et rassembleur, dirigé par une personnalité charismatique, Recep Tayyip Erdogan. Ce parti a remporté depuis lors toutes les élections législatives et tous les référendums constitutionnels.

Cette stabilité au pouvoir et le cadre incitatif des négociations pour l'entrée dans l'Union européenne vont lui permettre de réaliser une évolution institutionnelle importante, ainsi que des progrès significatifs dans le domaine des droits de l'homme. Ils vont même contribuer au passage d'un traitement « tout sécuritaire » de la question kurde au développement économique des régions kurdes et à des avancées dans les domaines de l'éducation, de la culture et des médias, jusqu'à l'ouverture d'un bien éphémère processus de négociation avec le PKK de 2012 à 2015.

Cette stabilité permet également le développement économique remarquable du pays qui bénéficie à une très large partie de la population. Aujourd'hui, la Turquie assure largement l'emploi de sa population active. Le niveau de vie a augmenté, le pays s'est urbanisé et le niveau éducatif s'est élevé. Une grande partie de la population vit selon les standards du monde occidental et partagent ses valeurs, même si un clivage existe sur les questions religieuses, avec l'émergence dans le débat politique d'un courant islamiste soucieux de conserver des traditions auxquelles une grande partie de la population demeure attachée. Cette partie de la population est le socle électoral de l'AKP.

Beaucoup de facteurs laissent penser que ces évolutions, qui ont suscité beaucoup d'espoir, ont commencé à s'inverser dans la période récente.

La concentration du pouvoir par Erdogan et le recul de l'État de droit que l'on observe depuis quelques années peuvent trouver une explication dans l'existence d'un contexte sécuritaire plus incertain, mais ce n'est peut-être pas la seule.

Ils répondent à des résistances pouvant venir aussi bien des cercles kémalistes écartés du pouvoir, mais encore actifs, que de courants islamistes rivaux, comme celui de l'imam Fethullah Gülen, ou encore de la détérioration de la situation au Kurdistan. Ces reculs démocratiques n'en apparaissent pas moins comme disproportionnés et inadmissibles lorsqu'ils ont pour conséquence de réduire toute forme d'expression politique et d'influencer les processus démocratiques.

Cette évolution est le fruit d'une réforme constitutionnelle ouvertement présidentialiste. La première élection du président au suffrage universel direct a été remportée par Erdogan en 2014. La réforme constitutionnelle adoptée par référendum en 2017 supprime la fonction de Premier ministre et instaure un régime présidentiel. Toutefois, ce régime est déséquilibré, car il n'y a pas de véritable séparation des pouvoirs ni de contre-pouvoirs forts. Le Président concentre tout le pouvoir exécutif et dirige de fait la majorité parlementaire. Au cours de la même période, Erdogan a repris en main l'AKP, en contrôlant toutes les nominations et investitures et en évinçant non seulement les proches de M. Gülen, mais aussi les cadres historiques de l'AKP qui auraient pu se positionner en rivaux.

En outre, le contrôle des institutions militaires, administratives et judiciaires est de plus en plus étroit. Des épurations massives ont eu lieu à la suite du coup d'État déjoué en 2016, notamment pendant la période de l'état d'urgence qui a duré deux ans. Selon un rapport de la Commission européenne, 115 158 fonctionnaires ont été mis à pied et 78 000 personnes ont été arrêtées en deux ans. Selon les chiffres du ministère turc de la justice, 3 239 personnes ont été condamnées à l'issue de 261 procès, 28 procès restant à venir. Ces personnes écopent de très lourdes peines, comme les 151 individus condamnés à la prison à vie la semaine dernière. Le pouvoir contrôle, en outre, non seulement les médias publics, mais aussi une part importante de la presse écrite et audiovisuelle.

Parallèlement, la crise syrienne n'a pas été sans conséquence sur le plan intérieur.

La part active qu'ont prise les forces kurdes des YPG - acronyme désignant les unités de protection du peuple, historiquement liées au PKK - dans la lutte contre Daech et leur montée en puissance ont été vécues comme une grave menace par les autorités turques. De nombreux jeunes kurdes ont rejoint ou soutenu ces forces. Le gouvernement turc a décidé de fermer la frontière et de les combattre directement. Ceci a déclenché des manifestations puis une forme de guérilla urbaine dans les villes kurdes. La crainte d'un embrasement a conduit à la destitution des maires appartenant au parti kurde HDP au profit de fonctionnaires et à l'arrestation de certains parlementaires comme le président du HDP, M. Demirtas. Des politiques répressives ont été mises en oeuvre, y compris le déplacement de populations via des opérations de « rénovation urbaine ». Bien entendu, le processus de négociation avec le PKK a été interrompu et des opérations militaires sur le territoire national et au nord de l'Irak se poursuivent.

La situation d'insécurité croissante et la fin récente des dérogations au régime de sanctions contre l'Iran, son principal fournisseur de pétrole, ont entraîné un ralentissement économique. Compte tenu de sa démographie, la Turquie a besoin d'une croissance économique soutenue. Faute d'épargne interne suffisante, elle a besoin de capitaux extérieurs. L'instabilité accroît le coût de ce financement, ce qui entraîne une inflation élevée : 17 % l'an dernier. Le ralentissement implique un tassement de l'emploi et du niveau de vie, ce qui a également des incidences sur la popularité du gouvernement.

Globalement, on observe une répression massive de toute forme d'opposition. La répression des manifestations dans le quartier de Gezi à Istanbul en 2013 a marqué un tournant. Toute critique est assimilée à une complicité de terrorisme. Cela n'est cependant pas allé jusqu'à l'interdiction des partis d'opposition et la suspension de toute liberté d'expression. Le pouvoir a jusqu'à présent compris les conséquences que pourraient avoir de telles mesures sur le plan intérieur, sur le plan économique et sur le plan diplomatique.

Pour autant, la situation doit être surveillée de très près et les atteintes aux droits dénoncées sans relâche. Cette dérive commence à affecter le système électoral jusqu'ici préservé. On l'a vu lors des dernières élections municipales : les conditions dans lesquelles se déroulent les compétitions ne sont plus égalitaires, notamment l'accès aux médias, en raison des pressions très fortes exercées par le pouvoir, y compris dans son opiniâtreté à contester les résultats qui lui sont défavorables.

On observe également le resserrement politique de l'AKP : le parti a aujourd'hui un discours plus clivant sur le plan politique avec le développement d'une rhétorique nationaliste et religieuse fondée sur l'exaltation du passé ottoman, une tendance à s'inventer assez systématiquement des ennemis intérieurs ou extérieurs sans admettre ses propres insuffisances, et une incapacité à regarder son histoire en face. En outre, les programmes de grands travaux ont été lancés dans un contexte moins favorable sur le plan économique et social marqués par la révélation d'affaires de clientélisme et de corruption.

Cela étant, le raidissement de l'AKP ne lui assure pas de meilleurs résultats dans les urnes et n'est sans doute pas suffisant pour lui assurer un soutien pérenne de l'opinion publique turque. Les dernières consultations ont plutôt marqué l'émergence du HDP et le renouveau du parti kémaliste historique, le CHP, ce qui traduit une forme de lassitude à l'égard des dirigeants au pouvoir depuis dix-sept ans.

Le président Erdogan a certes remporté les élections présidentielles de 2014 et de 2018 dès le premier tour, mais ses scores n'ont pas excédé 53 % des suffrages. L'AKP a du mal à remporter la majorité des sièges à l'Assemblée : la première élection de 2015 fut un revers, et celle de 2018 l'oblige à s'appuyer sur un parti d'extrême droite, le MHP. Aux dernières municipales, si l'Alliance AKP/MHP reste majoritaire en voix sur l'ensemble du territoire, elle a perdu quelques grandes villes conquises de longue date par l'AKP comme Ankara et Istanbul. La victoire éclatante du CHP Ekrem Imamoglu lors de l'élection rejouée le 23 juin dernier est bien le symbole de cette lassitude. Il est néanmoins encore trop tôt pour tirer toutes les conclusions de ce message adressé par l'opinion publique.

Quoi qu'il en soit, ce recul persistant et très inquiétant de l'État de droit et des droits fondamentaux rend impossible toute reprise du processus de négociation en vue de l'adhésion à l'Union européenne comme la modernisation de l'union douanière. Aujourd'hui, la déception est à la mesure des espoirs suscités. Elle nourrit également le scepticisme naturel et l'inquiétude des Européens face à cette intégration, d'autant que le contexte s'est assombri en raison des chocs migratoires, de la menace terroriste islamiste, de la montée des courants populistes et identitaires, comme de l'islamophobie en Europe.

Il est difficile d'affirmer que l'évolution de l'État de droit en Turquie n'est qu'une orientation conjoncturelle pour faire face à des menaces sécuritaires récentes. Je crains qu'il ne s'agisse aussi d'une orientation destinée à se maintenir à tout prix au pouvoir, ce qui éloignerait encore davantage la Turquie des standards européens et compromettrait son aspiration à rejoindre l'Union européenne.

M. Ladislas Poniatowski , rapporteur . - Même si notre constat est sévère, nous n'avons pas l'intention de rompre avec la Turquie. Au contraire, je suis convaincu qu'il est nécessaire de la rattacher au monde occidental et à l'Europe.

Il faut, selon nous, distinguer court terme et long terme. Actuellement, l'alliance russe présente des avantages certains. La Russie ne dit mot sur les droits de l'homme, soutient la Turquie contre les gülenistes, tolère les offensives turques en Syrie, lui vend son gaz à prix compétitif et des missiles dernier cri, les S-400, et il y a même des discussions pour de futurs S-500. Surtout, elle a le leadership sur le théâtre syrien tandis que l'on assiste à un désengagement américain.

Sur le plus long terme, en matière économique, malgré un discours orienté vers le Moyen-Orient, les exportations de la Turquie se font toujours à 51 % vers l'Europe. Plus des trois quarts des investissements directs à l'étranger en Turquie proviennent de pays de l'Union européenne. Comme nous l'ont expliqué les patrons de la Tusiad, le Medef turc, pour une économie ouverte et sans grandes ressources énergétiques comme celle de la Turquie, rester aux standards occidentaux est vital. Sinon, la monnaie se déprécierait et les investissements cesseraient. En outre, c'est bien l'Union européenne qui a engagé 6 milliards d'euros pour aider la Turquie à prendre en charge les réfugiés syriens.

Il existe aussi de solides raisons pour que la Turquie ne rompe pas avec l'Occident. Ainsi, les experts que nous avons interrogés ne la voient pas sortir de l'OTAN à moyen terme. Pour le moment, elle y remplit d'ailleurs toujours son rôle correctement.

Actuellement, la Turquie se sert de son rapprochement avec la Russie pour « punir » les Occidentaux. Erdogan joue un rôle ambigu et pragmatique : il espère pouvoir acheter des missiles russes, tout en ne rompant pas avec les États-Unis pour obtenir des avions de chasse F-35.

Il est primordial de garder des liens très forts avec la Turquie dans les domaines de la coopération et de la sécurité.

Depuis les accords Cazeneuve de septembre 2014, 231 Français passés par la Syrie ont été rapatriés de Turquie et judiciarisés. En échange de cette coopération, les Turcs demandent l'extradition de membres du PKK, ce que la France se refuse toujours à faire, à juste titre selon moi.

Deuxième aspect essentiel, malgré la crise économique qu'elle traverse, la Turquie reste un marché de plus de 80 millions d'habitants, en majorité jeunes, culturellement proches de l'Occident et bien formés. Elle est notre quatorzième partenaire commercial avec 6 milliards d'euros d'exportations en 2017 pour 14 milliards d'euros d'échanges, et un objectif affiché de 20 milliards d'euros à brève échéance. Les chefs d'entreprise français que nous avons rencontrés à Istanbul nous ont expliqué combien la Turquie était essentielle pour se projeter au Moyen-Orient et en Asie centrale.

Troisième aspect, la question des réfugiés. La Turquie verse parfois dans une forme de chantage, mais il est clair qu'il faut continuer à la soutenir : il faudra que les financements européens se poursuivent au-delà de la réalisation des accords FRIT 2, avec le concours de la France.

M. Jean-Marc Todeschini , rapporteur . - Sur le plan intérieur, la Turquie est entrée dans une période d'incertitude politique qui inquiète ses partenaires internationaux. Dans ce contexte, quelle peut être la position de la France et de l'Union européenne ? Quelles recommandations pouvons-nous formuler sur l'attitude de notre pays et de notre diplomatie sur ces aspects de politique intérieure ? On ne peut pas se dire à la fois optimiste et pessimiste, ni être d'un optimisme béat face à la situation.

Nous ne pouvons pas renoncer à construire une relation avec un pays appelé à jouer un rôle important sur la scène internationale du fait d'une position géographique stratégique, ni à soutenir son développement démocratique. La position française doit faire preuve de réalisme. Elle doit être fondée sur une logique d'intérêts et de valeurs, mais il faut aussi utiliser les leviers dont nous disposons. M. Poniatowski en a évoqué certains, en lien avec la diplomatie, la défense, la sécurité et le commerce extérieur. Nous devons promouvoir nos valeurs.

Sur ce point, la France et l'Union européenne doivent maintenir une position constante, ferme et exigeante en matière d'État de droit et de respect des droits fondamentaux. Ces valeurs constituent le socle, auquel la Turquie a souscrit, des conditions d'ouverture des négociations d'adhésion. Il s'agit de rappeler ces exigences à chaque fois qu'elles ne sont pas respectées, mais aussi de souligner les progrès réalisés, comme l'annonce récente d'une réforme de la justice, qu'il faudra toutefois observer de près. La Turquie doit également renforcer sa coopération avec le Conseil de l'Europe, donner suite à ses recommandations et mettre en oeuvre tous les arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme.

Il est clair de ce point de vue que le processus de négociation en vue de l'adhésion constitue toujours un levier efficient. Le gouvernement turc comme les entrepreneurs considèrent que ce maintien est un élément d'incitation à la modernisation du pays par un alignement sur les normes européennes. Son interruption aboutirait à une dégradation de la réputation de la Turquie sur la scène internationale, notamment sur le plan économique, alors que la Turquie est une économie ouverte, dont la croissance dépend des investissements étrangers. Les partis politiques d'opposition que nous avons rencontrés - CHP, HDP -, la société civile et les associations de promotion des droits de l'homme ont besoin de ce processus, qui contribue à maintenir l'ancrage démocratique de la Turquie. Ces arguments s'ajoutent à ceux développé par M. Poniatowski en matière de politique extérieure.

Renoncer à ce processus, c'est perdre un levier important et décevoir une grande partie de l'opinion publique turque, même si l'issue de ce processus est lointaine et improbable. Ceci vaut naturellement pour toutes les participations de la Turquie à des instances multilatérales soutenant nos valeurs démocratiques, comme l'OTAN ou le Conseil de l'Europe.

Nous devons également continuer à utiliser tous les moyens de notre diplomatie d'influence pour nous adresser à l'ensemble de la société civile turque en matière culturelle, éducative, universitaire, environnementale et économique. La France bénéficie d'une bonne réputation et d'une réelle implantation en Turquie, mais elle doit développer une approche plus large en développant les moyens audiovisuels et numériques, au besoin d'ailleurs en coopération avec d'autres partenaires européens. Comme l'a souligné mon collègue, elle doit également encourager ses entreprises à développer leurs relations commerciales comme leurs investissements.

Ainsi, la fermeté ne doit pas être exclusive de tout dialogue. La France et l'Europe n'ont aucun intérêt à ce que l'instabilité gagne la Turquie et la pousse à rechercher de nouvelles alliances.

Il faut être conscient que la déception éprouvée par la Turquie devant l'incompréhension par ses alliés occidentaux de ses priorités sécuritaires, et le tournant très nationaliste du pouvoir, font que les Occidentaux sont regardés avec méfiance. Tout évènement, toute action ou parole sont vite interprétées comme des pressions destinées à ruiner les efforts de la Turquie pour prendre la place qui lui revient sur la scène internationale. Sur ce point, les partis d'opposition sont à l'unisson du pouvoir.

Face à cette attitude regrettable, la patience stratégique s'impose, en évitant d'entrer dans le jeu des provocations du pouvoir turc. La constance et la tempérance sont les meilleurs moyens de faire entendre aux dirigeants que la provocation est un signe de faiblesse dans les relations internationales et que la création d'un climat de confiance suppose un dialogue apaisé et sincère dans son expression auquel, sur le long terme, la Turquie et la France auraient beaucoup plus à gagner qu'à perdre.

En somme, on a toujours l'impression que la Turquie tire sur l'élastique, pour voir où il va casser... Et ce n'est jamais de leur faute ! Toujours celle des autres, qui ne les ont pas compris.

M. Christian Cambon , président . - Merci pour ce travail approfondi, et sans complaisance : c'était la règle du jeu. J'adhère à vos conclusions. Il faut être lucide sur les importantes atteintes aux droits de l'homme, tout en reconnaissant la nécessité absolue de maintenir une relation aussi sereine que possible avec la Turquie, qui joue un rôle essentiel dans cette partie du monde, et où nos intérêts stratégiques et économiques sont importants. La situation à Chypre est un élément irritant dans nos relations. Un important gisement de gaz en mer Ionienne est réparti entre le Liban, Israël, l'Égypte et la République chypriote - qui était ouverte à l'idée que la Turquie reçoive aussi une partie. Mais pour la Turquie, il n'y a rien entre elle et l'Égypte. Les Turcs ont donc « tendu l'élastique » au maximum : ils ont envoyé deux plateformes de forage, et celles-ci ont commencé leur oeuvre la semaine dernière dans la zone économique exclusive de Chypre. La France a pris fait et cause pour la République chypriote, et le Président de la République a parlé d'action illégale. L'Union européenne a changé de ton et parle de sanctions - c'est-à-dire qu'on entre de nouveau dans une escalade négative. Les autorités chypriotes attendent beaucoup de la France pour le respect du droit international.

M. Olivier Cigolotti . - Merci pour votre objectivité. En imposant un deuxième scrutin à Istanbul, M. Erdogan s'est piégé, en quelque sorte. La situation diplomatique est très tendue - comme un élastique qui va finir par rompre, en effet. Les S-400 doivent être livrés dans une dizaine de jours. Si M. Erdogan y renonce, il s'attire les foudres du Kremlin. S'il finalise l'acquisition, il se met dans une situation inextricable vis-à-vis des États-Unis, dont l'importance est vitale pour son économie, déjà fragilisée. Comment peut-il s'en sortir ?

M. Yannick Vaugrenard . - C'est un rapport sans complaisance, mais diplomate. Entre les Kurdes, les Arméniens, et l'échec à Istanbul, M. Erdogan est dans une situation difficile. Sa population est jeune - 20 % a entre 18 et 25 ans - et tentée par la culture européenne. La Turquie joue un rôle régional incontestable y compris en Libye contre les troupes du maréchal Haftar. Elle n'adhérera pas à l'Union européenne dans des délais rapides, c'est une évidence. Pour autant, il faut répondre aux aspirations de sa jeunesse. M. Erdogan ne sera pas toujours au pouvoir, et Istanbul n'est peut-être que le début d'une chronique annoncée. Dès lors, la France ne devrait-elle pas insister pour mettre en oeuvre une coopération très renforcée avec la Turquie sur le plan économique et culturel - et sur le plan éducatif ? Cela aiderait à maintenir ce pays dans la voie de la démocratie.

M. Robert del Picchia . - Dans un précédent rapport, nous disions que la Turquie, un jour, ne voudrait plus adhérer à l'Union européenne. C'est M. Gül qui nous l'avait expliqué en personne. Sa politique du bâton et de la carotte devait amener les Turcs à développer le pays mais, lorsqu'il serait prêt à rejoindre l'Union européenne, les conditions fixées par celle-ci seraient telles que la population ne les accepterait pas. Les relations de la France avec la Turquie ont traversé plusieurs périodes difficiles, sur la coopération militaire, lors du vote sur les Arméniens... Pour autant, elles se sont développées continument sur le plan économique. Il y a à Bursa une usine Renault ultramoderne, qui produit chaque année plus d'un million de voitures. Cette dimension manque un peu dans votre rapport.

Mme Christine Prunaud . - Merci pour vos excellentes interventions, qui ont bien décrit la situation des droits de l'homme. Je voterai pour sa publication. La retenue des migrants arrange bien l'Union européenne, qui paie pour cette tranquillité, mais n'est pas la solution au problème. Suggérez-vous des pistes pour le résoudre ? Le PKK est sur la liste noire du terrorisme. La France va-t-elle changer d'opinion sur son compte ? Enfin, vous avez raison, nous ne devons pas nous couper de la Turquie, et il est important de renforcer nos liens avec sa jeunesse.

M. Olivier Cadic . - En effet. Merci pour ce rapport pragmatique et positif. Je suis allé il y a deux ans à Istanbul et Ankara. Un des problèmes principaux que j'avais repéré était l'évolution du système éducatif, et notamment de son contenu pédagogique, qui commençait à tourner le dos à une approche laïque, ce qui crée un risque pour l'avenir. Aussi, mettre l'éducatif en avant, pour maintenir notre lien, est une idée intéressante. Le lycée français de Galatasaray, dont le général de Gaulle avait célébré le centenaire en 1968, n'a plus d'échanges avec la France depuis quelques années, sous prétexte de risque terroriste. Symboliquement, il serait bon de rétablir ces liens. Les échanges économiques doivent aussi être préservés. Vous n'avez pas abordé le problème des barrages installés sur le Tigre et l'Euphrate et l'hydro-diplomatie. Si on leur coupe l'eau, comment les pays en aval pourront-ils se relever ?

Mme Hélène Conway-Mouret . - Bravo pour ce rapport équilibré. Il ne faut pas avoir peur de tenir aux Turcs un discours de fermeté. M. Erdogan a changé la Constitution pour rester plus longtemps président. L'élection du maire d'Istanbul ouvre toutefois un espoir. Nous fait-elle entrer dans une nouvelle période, de préparation de l'après-Erdogan ? Quelle peut être la forme de cette préparation alors que les médias sont verrouillés ?

M. Gilbert Roger . - Ce rapport correspond pleinement au rôle de parlementaires, qui est d'énoncer des vérités sans complaisance, mais sans donner de leçons. Il est bon qu'il soit publié, car la Turquie a besoin d'entendre ces vérités.

M. Ladislas Poniatowski , rapporteur . - Quand Total et BP sont venus pour la première fois à Chypre, des navires militaires turcs les ont empêchés d'installer quoi que ce soit - et Total et BP sont repartis. Cette fois, c'est l'inverse et, comme au poker, M. Erdogan essaie de voir jusqu'où il peut aller. Forer, ce n'est pas exploiter, mais c'est planter les premiers tuyaux... Le partage des eaux territoriales autour de Chypre est un vrai problème, et aucun processus n'est engagé pour chercher une solution.

Le discours officiel sur les S-400 est stupéfiant : des ministres nous ont dit qu'ils ne les installeraient pas, et se contenteraient d'en prendre livraison et de les mettre dans des hangars... M. Erdogan ne veut pas rompre avec les États-Unis, pour pouvoir avoir les F-35.

M. Jean-Marc Todeschini , rapporteur . - Une des versions est que les S-400 ne seraient utilisés que pour protéger les bâtiments publics - donc M. Erdogan. Mais ils ne rompront pas avec les Américains... Pour ce qui est d'une coopération renforcée avec nous, ils n'en veulent pas : ils veulent continuer à négocier leur adhésion - quitte à ne pas adhérer le moment venu. Sur ce point, ils tiennent tous le même discours, même les opposants.

Avec la crise économique récente, plus de 25 % des jeunes de moins de 25 ans sont au chômage. Ce sont les femmes qui ont le plus bénéficié de l'ouverture économique. Entre les provinces les plus riches et les autres, les différences de revenu par habitant vont du simple au triple.

M. Ladislas Poniatowski , rapporteur . - C'est vrai que notre rapport est un peu faible sur les échanges économiques, mais ceux-ci ont considérablement ralenti, avec l'activité économique en 2018. L'effondrement de la monnaie complique tous les jeux et remet en cause tous les accords. Je n'irais pas, en ce moment, investir là-bas...

Les 6 milliards d'euros que l'Europe dépense pour les migrants ne sont pas un investissement de tranquillité. Les 3,6 millions de Syriens qui sont allés en Turquie vont y rester longtemps. Ils n'ont pas envie d'aller ailleurs et, de part et d'autre de la frontière - qui ne revêt d'ailleurs guère de réalité géographique - ce sont les mêmes populations, parfois les mêmes familles. Et comme ils sont bien accueillis par la population, qu'ils ont accès aux écoles et aux hôpitaux... Pour l'instant, ils n'ont aucune envie de retourner en Syrie.

M. Jean-Marc Todeschini , rapporteur . - Les réfugiés sont très bien intégrés. Très peu sont dans des camps, et les jeunes filles sont scolarisées. Il ne s'agit pas d'acheter la tranquillité de l'Union européenne, mais d'éviter que des jeunes non éduqués ne fournissent des troupes au terrorisme. La jeunesse qui aura grandi en Turquie ne repartira pas en Syrie. Sur le PKK, nous n'avons pas de raison d'évoluer. Nos services coopèrent très bien. Les Turcs nous donnent des informations, et voudraient qu'en échange nous extradions des Kurdes. Pour le moment, aucune évolution n'est possible sur ce point. Il y a eu des gels d'avoir. Mais en Syrie, nous nous sommes appuyés sur les Kurdes, qui étaient nos partenaires. Le danger pour les Kurdes serait que les Américains s'en aillent brutalement...

Les purges ont touché largement les universitaires. Quelqu'un qui appelait à négocier avec les Kurdes est considéré comme terroriste, et condamné à de la prison ferme... Résultat : il y a un problème de niveau d'enseignement. Pour autant, on n'a pas l'impression que la jeunesse turque adhère massivement à une forme d'islamisation. La jeunesse des villes, en tous cas, entend pratiquer un islam plutôt modéré. Et, en France, nous refusons pour le moment l'ouverture d'écoles turques.

M. Ladislas Poniatowski , rapporteur . - La fermeté, nous avons dû l'utiliser à plusieurs reprises avec nos interlocuteurs, lorsque ceux-ci revenaient avec agressivité sur leur désir d'adhérer à l'Union européenne, et nous reprochaient d'avoir arrêté le processus. Nous leur répondions alors que, si on laissait les opinions publiques des 27 États-membres voter, il y aurait 27 refus !

M. Jean-Marc Todeschini , rapporteur . - L'élection du maire d'Istanbul est le premier - double - revers de M. Erdogan. Je pensais qu'il y aurait de la tricherie dans les urnes, mais il n'y en a pas eu massivement et, si triche il y a, elle a lieu dans les campagnes. En général, les élections étaient propres - le jour de l'élection, car la campagne elle-même n'est pas équitable, l'opposition n'ayant pas accès aux médias. Clairement, vu le niveau de richesse de la région d'Istanbul, perdre son contrôle est terrible pour M. Erdogan. Et cela montre à la population que le changement est possible... Même si journalistes comme universitaires savent qu'ils sont menacés de prison. Il n'y aura pas de succession de M. Erdogan avant 2023.

M. Ladislas Poniatowski , rapporteur . - La perte d'Istanbul est une catastrophe financière pour l'AKP - et pour M. Erdogan. Du coup, il n'est pas impossible qu'il change les règles du jeu, pour qu'une partie du contrôle soit redonnée à l'administration centrale.

M. Jean-Marc Todeschini , rapporteur . - Le nouveau maire est toutefois minoritaire et, dans les conseils locaux, le pouvoir central a déjà commencé la redistribution des cartes.

M. Ladislas Poniatowski , rapporteur . - Nous souhaitons que ce rapport, lucide, réaffirme notre volonté de ne pas rompre.

La commission autorise la publication du rapport d'information.

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