K. TABLE RONDE SUR LES POLITIQUES PUBLIQUES EN PRÉSENCE DU DÉLÉGUÉ INTERMINISTÉRIEL AUX RESTRUCTURATIONS D'ENTREPRISES, DU SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DU COMITÉ INTERMINISTÉRIEL DE RESTRUCTURATION INDUSTRIELLE ET DU DÉLÉGUÉ AUX TERRITOIRES D'INDUSTRIE (4 JUIN 2019)

M. Franck Menonville , président . - Mes chers collègues, nous avons souhaité organiser cet après-midi une table-ronde avec les principaux représentants des politiques publiques dédiées à l'industrie, afin d'évoquer l'impact territorial des difficultés de la filière sidérurgique. Nous sommes nombreux à connaître de tels dossiers sur nos territoires respectifs.

Tout d'abord, je souhaite présenter M. Jean-Pierre Floris, délégué interministériel aux restructurations d'entreprises (DIRE). M. Floris, vous étiez à la tête de Verallia, l'ancienne filiale emballage de Saint-Gobain. Ingénieur des mines de formation, vous êtes entré dans ce groupe en 1982. Votre mission en tant que DIRE est de prévenir les risques de fermetures de sites, d'accompagner les industries et de préparer l'avenir industriel de la France : des objectifs au coeur des travaux de notre mission d'information.

Nous accueillons également M. Olivier Lluansi, délégué aux Territoires d'industrie. Vous avez été désigné par le comité de pilotage ministériel du 8 janvier dernier pour coordonner le déploiement des Territoires d'industrie qui bénéficieront d'un accompagnement spécifique et renforcé, piloté par les Régions en lien avec les intercommunalités. Ce programme réunira plus de 1,3 milliard d'euros de crédits pour « attirer, recruter, innover et simplifier ». Vous avez un double parcours, à la fois dans le domaine public, à la Commission européenne, au Conseil Régional du Nord-Pas-de-Calais ainsi qu'au Cabinet de la présidence de la République en tant que Conseiller industrie et énergie ; et dans l'industrie, ayant passé dix ans chez Saint-Gobain.

Enfin, nous recevons M. Louis Margueritte, secrétaire général du Comité interministériel de restructuration industrielle (CIRI). Depuis 1982, le CIRI a pour mission d'aider les entreprises en difficultés de plus de 400 salariés à élaborer et mettre en oeuvre des solutions permettant d'assurer leur pérennité et leur développement. Vous avez été nommé à ce poste en janvier 2018, après avoir exercé plusieurs années à la Direction Générale du Trésor, ainsi qu'à l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution.

Mme Valérie Létard , rapporteure . - Nos auditions précédentes avaient donné la parole aux entreprises de la filière acier, afin d'en apprendre davantage sur les principaux défis qui se posent à elle. L'audition de ce jour est consacrée à la réponse des pouvoirs publics lorsque, justement, des entreprises ou des territoires sidérurgiques se trouvent en difficulté. Nos trois invités représentent deux approches distinctes : d'une part, M. Jean-Pierre Floris traite, au niveau national et interministériel, les dossiers les plus conséquents d'entreprises en restructuration, et M. Louis Margueritte s'occupe des entreprises en difficulté de plus de 400 employés afin d'accompagner leur restructuration ; de l'autre, M. Olivier Lluansi pilote les Territoires d'Industrie, une initiative lancée par le Gouvernement en novembre dernier, afin de mettre en oeuvre une politique concertée de développement des bassins industriels locaux. Je vous remercie d'avoir accepté notre invitation.

Pourriez-vous tout d'abord nous présenter votre action auprès des entreprises et des territoires, la façon dont elle s'organise, et le rythme dans lequel elle s'inscrit ? Dans un second temps, nous pourrons traiter en détail plusieurs questions.

La multiplication des interlocuteurs et des intervenants n'est-elle pas source de complexité additionnelle pour les entreprises suivies, ou de doublons dans l'action de l'État ? Comment les dossiers sont-ils répartis ? Quel appui trouvez-vous auprès de l'administration centrale, la Direction Générale des Entreprises (DGE), la Direction Générale du Trésor (DG Trésor), la Délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle notamment ? Estimez-vous que les moyens humains et financiers dédiés à la réindustrialisation et aux restructurations sont suffisants pour développer l'accompagnement stratégique de la filière ? Selon vous, quel pourrait ou devrait-être le rôle des régions dans l'accompagnement de la mutation industrielle ? Comment les outils actuels pourraient-ils être améliorés, articulés ou mieux mobilisés ?

À destination plus particulièrement de MM. Floris et Magueritte : Comment détectez-vous le plus en amont possible les difficultés des entreprises ? Estimez-vous que la capacité d'anticipation soit suffisante, pour que l'État n'agisse pas uniquement dans un rôle de « pompier » ? Pouvez-vous nous donner des exemples d'interventions réalisées dans le secteur sidérurgique et nous expliquer les critères d'intervention ? Quels sont les résultats ? Quelles sont vos relations avec les filières industrielles ?

Enfin, comment vous assurez-vous du sérieux et de la solidité des plans de reprise ou de restructuration ? Comment expliquez-vous l'issue du dossier Ascoval, avec de nombreuses reprises successives du désistement d'Altifort à la faillite de British Steel ? Même si Ascoval est détenue par la maison mère Olympus Steel, son aval sera impacté par l'avenir de British Steel. Pourquoi ces difficultés n'ont-elles pas été anticipées ? Ne manque-t-il pas une vision globale pour pouvoir agir de façon plus pertinente ?

M. Jean-Pierre Floris, Délégué interministériel aux restructurations d'entreprises . - Ayant passé toute ma carrière dans l'industrie, en France comme à l'étranger, ma mission est de coordonner la réponse de l'État en matière de restructuration - hors secteur bancaire - de suivre les engagements des entreprises vis-à-vis de l'État et d'anticiper les mutations technologiques. Je suis rattaché au ministère de l'Économie et des Finances et au ministère du Travail. Je dispose d'une équipe réduite, comportant deux personnes, ainsi qu'un adjoint dépendant du ministère du Travail et chargé des restructurations, ce qui démontre que les deux ministères travaillent bien ensemble. Je considère mon rôle comme celui d'un coordinateur ou d'un facilitateur dans un travail en réseau. De manière générale, la collaboration avec tous les services de l'État me paraît bonne, nous sommes entourés de gens engagés et coopératifs. En ce qui concerne les restructurations, nous travaillons avec la DGE, le CIRI, le cabinet des ministères du Travail et de l'Agriculture, le Médiateur des entreprises. Nous tenons des réunions régulières, nous échangeons des informations et nos rendez-vous sont ouverts à tous.

Les anciens commissaires au redressement productif, désormais commissaires aux restructurations et à la prévention des difficultés des entreprises (CRP), sont rattachés au Bureau des restructurations d'entreprises de la DGE, qui travaille avec nous en réseau. Il n'y a pas de problème de rattachement hiérarchique. Nous ne sommes pas une grosse structure encombrante, nous sommes là pour aider.

Les CRP sur le terrain doivent être au courant de toutes les restructurations. Les entreprises en difficulté sont traitées par les CRP lorsqu'elles comptent moins de 400 emplois, par le CIRI au-delà. J'interviens moi-même sur les dossiers particulièrement sensibles.

En ce qui concerne les engagements des entreprises vis-à-vis de l'État, le travail est fait par la DGE, qui a les moyens de les suivre. Mon rôle est de proposer des réponses politiques aux analyses techniques, et d'écouter toutes les parties prenantes. Sur un certain nombre de dossiers, comme Technip ou Lafarge, les syndicats ont demandé à nous rencontrer et nous ont fourni des informations. Ces démarches fonctionnent comme un signal d'alerte, qui nous a permis de rebondir en recevant les directions générales et en partageant ces informations avec la DGE.

L'anticipation des mutations technologiques est pour moi la clef de la politique industrielle. Sur le papier, cela se télescope quelque peu avec la politique de filière. En tant que facilitateur, je ne veux pas créer de complexité. Nous avons des relations anciennes avec France Industrie : nous nous sommes penchés sur les filières rencontrant des problèmes particulièrement lourds. En accord avec les cabinets ministériels, nous avons convenu de nous concentrer sur l'automobile et la distribution, car nous disposons de peu de moyens, et car ce sont des secteurs qui nécessiteront des ajustements rapides, très importants et que l'on y voit beaucoup d'entreprises en difficulté.

Concernant la multiplicité des intervenants, ce qui me frappe est que beaucoup de fonctionnaires se mêlent un peu de tout, ce qui est source de complexité. Notre mission est d'éviter que les entreprises ne ressentent cette complexité, et identifient des interlocuteurs uniques : lorsque le CIRI prend un dossier par exemple, c'est lui qui le pilote. Il y a unicité de commandement, et je crois que cela fonctionne bien.

Je pense que le double rattachement est une chance. Notre objectif est de mettre les salariés au travail, de leur donner l'emploi le plus qualifié et le plus rémunérateur possible. Cela nécessite de fournir une bonne formation et de proposer un projet industriel sérieux. Il est donc très important de disposer de cette double vision. Même si mon parcours me rapproche davantage du ministère des Finances, je n'ai jamais eu la moindre difficulté ou différence d'opinion avec le ministère du Travail. C'est là une garantie d'efficacité, et cela se ressent sur la manière dont nous permettons aux entreprises de s'adapter pour rester compétitives.

Pourquoi le Ministre s'implique-t-il sur certains dossiers, plutôt que sur d'autres ? Je n'ai pas de réponse, ce sont des raisons essentiellement politiques. Je ne suis que facilitateur de ces dossiers, et ai été nommé pour alléger la tâche du ministre sur ces dossiers assez ingrats : lorsque l'entreprise dont vous êtes chargée est en difficulté, vous n'êtes pas épargné. Il est préférable que les personnes en charge politiquement ne soient pas trop exposées sur des dossiers de court-terme et que les choses puissent être dites franchement. La décision ultime est à la main du ministre.

Je ne rencontre aucune difficulté pour obtenir les rapports nécessaires de l'administration. Je regrette d'être parfois trop sollicité sur certains sujets, mais il n'y a pas de mauvaise volonté, même si il y a peut-être un peu trop de monde en charge de ces dossiers et que l'on perd parfois du temps.

Les relations avec les élus locaux et les territoires sont extrêmement importantes. La coordination avec les préfets et avec les services de l'État se passe bien. Le préfet est notre interlocuteur naturel, car il supervise les CRP et les Directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIRECCTE), et il nous met en contact avec certains élus. Parfois, ce sont les élus eux-mêmes qui nous appellent : nous avons comme politique de recevoir tous les élus ou représentants syndicaux qui nous le demandent. Il est utile d'avoir une autre vision que celle des patrons, parfois en obtenant davantage de détails - et c'est un ancien patron qui vous le dit. Je pense que le sens des responsabilités des organisations syndicales a considérablement évolué. En ce qui concerne les élus, ils peuvent nous indiquer quelles sont les sensibilités autour des projets en région : on sait que l'on ne pourra pas tout résoudre, il faut savoir trouver des compromis. Il est donc important de travailler avec les élus, également car cela améliore le climat dans les entreprises.

Concernant le rôle des régions, tout le monde est de bonne volonté et veut faire le maximum pour sauver les emplois. Dans un but de simplification, on pourrait davantage je coordonner l'action. Les analyses techniques devraient être partagées, pour savoir quels projets sont viables. Ensuite, les élus ont la responsabilité de l'arbitrage politique. Comme je l'ai écrit à mon ministre : au niveau national, nous devrions suivre les restructurations des entreprises à implantation multiple sur plusieurs régions, ou celles appartenant à des filières particulières, en dialogue avec les Présidents de régions. Selon moi, tout le reste peut être traité au niveau régional. Nous arrivons à travailler ensemble aujourd'hui, mais il subsiste une certaine déperdition d'énergie.

Un autre point important que j'ai signalé au ministre de l'Économie - avec qui j'ai davantage d'interfaces qu'avec la ministre du Travail - concerne les aides apportées, qui devraient être transparentes. Les montants sur lesquels nous intervenons sont assez faibles, puisque l'essentiel de notre mission se réalise avec peu d'argent public : nous essayons de trouver des repreneurs, de conseiller les entreprises, de faciliter l'obtention de crédits... Seuls quelques gros projets consomment beaucoup d'argent public. Cette décision appartient au ministre. Je préférerais que l'on nous dise clairement quel est notre budget - cela vaut également pour le travail en région. Nous pourrions être ainsi entendus par le Parlement sur ces dépenses et sur ces choix. Selon moi, cela simplifierait les choses, car aujourd'hui on ne sait pas dire non : lorsqu'un élu ou un dirigeant vient nous voir, nous pourrions donner et expliquer nos priorités en matière de territoires et de filières.

Vous mentionnez que j'ai défendu la « modernisation à marche forcée de l'outil industriel ». Je pense que l'industrie est essentielle : tout grand pays doit avoir une base industrielle, qui tracte tout un secteur de services. D'expérience, l'industrie est un fantastique ascenseur social. Des personnes avec un niveau de qualification moyen, mais formés aux méthodes de production, voient leur vision et celle de leurs enfants changer. Pour que l'industrie soit efficace en France - un pays ou les salaires sont élevés et doivent le rester - il faut que les usines soient ultramodernes. On m'avait interrogé il y a quelques années au sujet de la taxe sur les robots : j'avais répondu que c'est la pire bêtise que l'on pouvait proposer. Je suis contre les aides aux entreprises - hormis le crédit impôt recherche (CIR) que je défends depuis toujours - mais il faut aider les entreprises à se robotiser pour être plus performantes, et encourager la production en France de ces robots plutôt que de les importer d'Allemagne ou de Suisse.

Cet objectif d'innovation s'applique à la sidérurgie. Dès les années 1980, on expliquait qu'il fallait appliquer les méthodes les plus sophistiquées à la sidérurgie. Plus un métier est ancien, plus il faut fiabiliser les rendements et la qualité. Ce qui distingue la marge des entreprises en France et en Allemagne, c'est l'image de qualité des produits, car les gens sont mieux formés et les entreprises de plus grande taille. Il faut des moyens industriels performants. Bien sûr, il faut également que la conjoncture économique soit bonne et que le secteur soit rentable. À ce titre, la sidérurgie fait face à certains problèmes particuliers tels que les droits de douane et la taxe carbone.

Un point qui me tient particulièrement à coeur est le sujet Ascoval...

Mme Valérie Létard , rapporteure . - Nous y reviendrons dans un second temps. Vous pourrez également nous exposer votre point de vue sur les droits de douanes et les émissions de CO 2 .

M. Jean-Pierre Floris - J'aimerais aussi aborder la différence de charges salariales entre la France et l'Allemagne, qui représente plus de 6 points de produit intérieur brut (PIB). Cela est dû au fait qu'en France, pas assez de personnes travaillent. La population marchande représente 28 % en France, 40 % en Allemagne et 50 % en Chine. Évidemment, l'Allemagne peut donc avoir un plus haut niveau de protection sociale avec un coût moins élevé puisque davantage de personnes travaillent. Je suis favorable à la baisse des charges des entreprises, à condition qu'elles soient compétitives et « citoyennes », en échange peut-être d'une hausse temporaire de la TVA sur certains produits, le temps que davantage de personnes se mettent au travail. On pénalise l'économie avec des charges sociales trop élevées.

D'autre part, le différentiel d'aide à l'investissement me rend furieux. Je le vois dans les métiers industriels : 30 % en Pologne ou au Portugal, 0 % en France. Les aides à l'énergie également sont un sujet politique, qui doit se traiter à Bruxelles.

Il y a ensuite des difficultés sectorielles. Dans le cas de la sidérurgie, les patrons m'expliquent que l'évolution des droits de douane a pour effet de détourner les exportations vers l'Europe car le marché américain se ferme. Je ne suis pas tout à fait convaincu, mais en revanche, les entreprises européennes sont incontestablement pénalisées par les taxes sur le C0 2 , alors qu'elles n'existent pas dans tous les pays. Je me suis battu à ce sujet lorsque je travaillais à Saint-Gobain. Vous savez que 2017 et 2018 ont été de bonnes années, mais l'on assiste aujourd'hui à un ralentissement, notamment dans l'automobile qui est l'un des principaux débouchés.

Mme Valérie Létard , rapporteure . - Quelle est la stratégie du Gouvernement auprès de l'Union européenne pour avancer sur la question de la taxe carbone ? Qu'en est-il des droits de douane et de la politique commerciale, et comment déterminer la réponse à adresser aux États-Unis ? Les industriels sur le terrain nous ont indiqué qu'en raison de la réévaluation du coût carbone et de l'évolution du coût de l'énergie, un impact important sur la filière est attendu dès 2020, s'ajoutant à la guerre commerciale. Ces trois dynamiques vont frapper la filière sidérurgique de front. Comment intégrez-vous ces perspectives dans votre accompagnement des restructurations ?

M. Jean-Pierre Floris. - J'aimerais pouvoir vous répondre, mais cela dépasse le champ de mes responsabilités.

M. Louis Margueritte, Secrétaire Général du Comité interministériel à la restructuration industrielle. - J'adhère aux propos de M. Floris, c'est un plaisir de travailler avec lui et avec nos équipes. Le CIRI a été créé en 1982. Il a pour mission d'aider les entreprises de plus de 400 employés qui en font la demande - je reviendrai sur ce point, car nous n'avons pas la capacité de nous autosaisir. Nous sommes un service d'aide aux entreprises, ce qui suppose un engagement de la part des entreprises et de leurs dirigeants. Notre objectif est d'assurer la pérennité des entreprises qui nous saisissent, de leur emploi, et de leur activité économique.

Nous intervenons en procédure amiable, tout d'abord car la saisine du CIRI est confidentielle. Cette confidentialité est précieuse, puisqu'une fuite dans la presse n'est jamais une bonne chose et pose de vraies difficultés. Aucune entreprise ne veut être étiquetée comme étant suivie par le CIRI et allant mal. Nous agissons sur mandat ad hoc ou en procédure de conciliation, en association à ces procédures les acteurs de notre choix - en pratique souvent des acteurs du secteur bancaire ou assurantiel, ou tout acteur témoignant d'un lien avec l'entreprise accompagnée.

Le CIRI a deux rôles principaux. Tout d'abord, il s'agit d'accompagner le dirigeant dans la préparation et la négociation d'un plan de transformation, qui passe souvent par une restructuration de la dette et des finances, et plus largement par une restructuration industrielle. En tant que partie la plus neutre, aux côtés d'un administrateur judiciaire, nous jouons un rôle d'accélérateur des négociations. C'est là le coeur de notre activité et ce en quoi nous sommes les plus efficaces.

La deuxième mission, qui ne converge pas toujours avec la première, est de représenter le créancier public dans les négociations. Conjuguer ces deux missions n'est pas simple, car nous prendrions probablement des positions plus dures en tant que créancier public uniquement. Ce rôle est important car un certain nombre d'entreprises auprès desquelles nous agissons ont déjà un passif public ou vont devoir en constituer.

Le CIRI représente l'ensemble des administrations compétentes et le point d'entrée unique de l'entreprise vers l'administration : cela concerne essentiellement l'administration fiscale et sociale, mais cela peut aussi inclure la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), les douanes dans le cas des entreprises exportatrices... Cet interlocuteur unique limite le risque de contre-arbitrages lors de la procédure.

Le Secrétariat général que j'anime est composé de cinq rapporteurs et est rattaché à la Direction Générale du Trésor - et donc au Ministre de l'Économie et des Finances - depuis 1982. Ce rattachement est précieux car la DG Trésor assure la tutelle du secteur bancaire et assurantiel : c'est souvent à ces acteurs que nous demandons des efforts et assurons en quelque sorte une « police du bon comportement » des banques et assureurs-crédits dans ces procédures amiables. Puisque ces procédures sont amiables, nous n'avons pas force de loi : les parties sont autour de la table car ils n'ont que peu d'intérêt dans une procédure collective, mais nous sommes le garant du comportement des acteurs. À la demande du Gouvernement, nous pouvons intervenir sur certains dossiers d'importance particulière, y compris en procédure collective, mais ce n'est pas le rôle dans lequel nous sommes le plus à l'aise, car un redressement judiciaire n'est jamais une bonne nouvelle et que le mal est déjà fait...

Nous suivons quatre principes directeurs. D'abord, la neutralité : nous intervenons dans des situations où les relations humaines se sont extrêmement dégradées dans l'entreprise. La direction générale ne parle plus à la direction des affaires financières, qui parle encore moins au banquier... Il faut recréer le lien du dialogue, et établir une relation de confiance réciproque avec le dirigeant. Il ne faut pas être naïf, tous les dirigeants ne sont pas vertueux : il faut démêler le faux du vrai, et repérer ceux qui viennent chercher l'appui de l'État pour camoufler leurs mauvais choix. Le second principe est la réactivité : il faut être capable de mettre très vite tous les acteurs autour de la table, ne serait-ce que pour stabiliser la situation, payer les salaires et stopper l'hémorragie de trésorerie. À partir de ce premier éclairage, nous établissons des arbres de décisions. Ensuite, nous répondons à un principe de confidentialité, dont j'ai déjà parlé. Enfin, le dernier principe est le traitement équitable des entreprises. Dans le petit milieu des restructurations, le CIRI joue un rôle de force centralisatrice des bonnes pratiques. Par exemple, une banque faiblement exposée va chercher à partir, alors qu'une banque plus exposée va chercher à négocier plutôt que de mettre l'entreprise en procédure collective.

Notre activité est distincte et complémentaire de celle du délégué interministériel aux restructurations d'entreprises. Nous nous parlons tous les jours, avons des réunions très régulières et nous partageons toutes les informations. Pour les dossiers dépassant 400 emplois et entrant en procédure préventive, nous sommes le point d'entrée unique, puis l'on se coordonne avec tous les acteurs, notamment les CRP, pour obtenir les remontées de terrain. Les dossiers viennent au CIRI, nous menons très peu d'actions sur le terrain. D'une part, cela concourt à la confidentialité, de l'autre, il peut être utile de dépayser le dossier. Nous sommes par ailleurs l'interlocuteur privilégié des commissions des chefs de services financiers (CCSF), qui traitent de dette fiscale et sociale, et émettons des recommandations. Dès la saisine sur un dossier, en pratique, les poursuites sont suspendues le temps de la discussion à l'amiable. Le CIRI participe également à la formation des CRP, en lien avec la DGE et le DIRE. Je ne peux pas juger de la lisibilité du système, il faudrait interroger les entreprises avec qui nous traitons... Mais notre action est complémentaire : nous gérons la négociation, le reste est du ressort du délégué interministériel. Cela fonctionne bien ainsi.

Au sujet de nos outils, je voudrais revenir particulièrement sur le Fonds de développement économique et social (FDES). Il est octroyé dans des conditions strictes, et est réservé aux entreprises dont la disparition aurait des conséquences majeures sur l'ensemble de la filière ou de la région. Il ne dispose que de peu de crédits, ce qui nous incite à l'utiliser avec parcimonie.

Mme Valérie Létard , rapporteure . - Pourquoi alors diminuer ses ressources de moitié, alors que nous sommes dans une phase de mutation où les restructurations sont nombreuses ? Sera-t-il remplacé par d'autres outils plus adaptés ?

M. Louis Margueritte. - Jusqu'à 2010 ou 2011 environ, le FDES était doté de crédits limités, représentant entre 10 et 20 millions d'euros. C'était un outil ponctuel, utilisé une fois dans l'année. Les crédits ont fortement augmenté en 2011 ou 2012, sous l'impulsion du ministre du Redressement productif de l'époque, à hauteur d'environ 300 millions d'euros. Ils ont depuis subi une décroissance, à compter de 2014. En 2018, le projet de loi de finances dotait le FDES de 100 millions d'euros - dont 90 millions ont été prêtés à Presstalis - contre 50 millions en 2019. Les prêts sont octroyés par arrêté ministériel, et deviennent dès lors publics.

Mme Valérie Létard , rapporteure . - Lors du débat budgétaire, le Gouvernement a indiqué qu'il n'y aurait pas de recours important au FDES dans les années à venir, que l'outil était sous-utilisé et les crédits non consommés. À mi-parcours de l'exercice budgétaire 2019, à quelle hauteur les crédits du FDES ont-ils été mobilisés ?

M. Louis Margueritte . - Ils sont effectivement largement mobilisés. Sur les 50 millions d'euros, auxquels s'ajoutent un petit report de l'année précédente de l'ordre de 10 millions, 25 millions d'euros ont été engagés sur le dossier Ascoval, 16 millions d'euros sur Arc Holdings et 2 millions d'euros sur TIM SAS. Il reste donc une marge de manoeuvre, mais elle est faible. Les arbitrages ne sont pas encore rendus pour l'année à venir.

Le FDES est utile, c'est à mon sens le bon outil. Dans le cas de l'entreprise d'Arc par exemple - et cela répond à votre question sur l'articulation avec les régions - nous avons mobilisé le fonds aux côtés de la région Hauts-de-France et de la communauté d'agglomération, afin de proposer un « financement global » de 30 millions d'euros. Il est important que le FDES soit utilisé aux côtés des financeurs privés, et de manière minoritaire. Il doit initier ou finaliser l'action des outils d'aides de la région. En ce qui concerne Arc, nous avons levé, avec l'accord des financeurs privés, environ 120 millions d'euros, dont 30 millions d'euros d'argent public, ce qui représente donc 25% et nous semble plutôt équilibré. La part communément admise par les services de la Commission européenne semble s'élever autour de 20% de ce « tour de table ».

Mme Valérie Létard , rapporteure . - Estimez-vous que le FDES, de la même façon que l'intervention des régions, ait un effet de levier par rapport à la mobilisation d'autres financements, notamment privés ? N'est-il pas nécessaire de garder cet outil spécifique, qui a rôle de déclencheur ? Comment encourager l'articulation des intervenants ?

M. Louis Margueritte . - L'articulation est bonne. C'est un outil qui me paraît plus pertinent que le passif public, devenu par la force des choses une autre modalité de financement, bien qu'il ne devrait pas l'être... L'État est le seul banquier à qui vous pouvez emprunter sans lui demander son avis, et à 0 %. Nous expliquons souvent aux entreprises qui nous sollicitent que s'il s'agit seulement de traiter du passif fiscal et social, nous ne sommes pas le bon guichet. Il suffit de faire une demande au CCSF, qui offrira les conditions normales d'apurement du passif. Des mesures ad hoc ont par exemple été prises en lien avec l'impact du mouvement des « gilets jaunes ». Les enjeux de nos dossiers sont importants en termes de montants, nous sommes donc parfois obligés de recourir au passif public, qui offre une respiration de trésorerie le temps de la négociation. Toutefois, traiter un passif public comme un prêt privé, ce n'est pas de bonne politique.

Dans le cas d'Arc, il fallait laisser le temps à l'entreprise de remonter son EBITDA et d'améliorer sa trésorerie : le FDES est alors un outil pertinent. Les acteurs de la restructuration connaissent son existence et, même s'il faut l'utiliser avec parcimonie, il a effectivement une influence en tant que déclencheur et permet de montrer que la puissance publique est aux côtés de l'entreprise. Il me paraît très sain que les outils régionaux viennent en complément de ce tour de table.

M. Jean-Pierre Floris . - Je suis favorable à l'utilisation du FDES, avec l'effet de levier mentionné. Cependant, il ne m'appartient pas de commenter les arbitrages entre dépenses publiques, il s'agit d'un choix du législateur. Avec les moyens dont nous disposons, et a fortiori s'ils venaient à augmenter, il faudrait une discipline plus grande dans l'utilisation du FDES. On ne doit donner de l'argent public que s'il y un bon dirigeant, un bon business plan , une cohésion avec les employés. Lorsque l'on redresse, il faut aller vite, avec un projet clair, et une vraie adhésion. On doit être capable d'analyser les difficultés passées et les changements à réaliser. On peut alors leur consentir du passif fiscal et social ou des prêts du FDES, mais à condition de réaliser une analyse technique apolitique. Mon rôle est de procéder à des analyses techniques apolitiques, mais c'est le rôle du politique de choisir de faire plus ou moins. Je suis favorable à davantage de moyens, mais avec plus de rigueur et de transparence dans leur allocation, ainsi avec des commissions d'évaluation.

M. Louis Margueritte . - J'insiste sur le fait que les prêts du FDES sont strictement encadrés par la Commission européenne : même informellement, la Direction générale de la concurrence nous questionne invariablement lorsque l'on annonce un prêt. Il ne faut pas s'abriter derrière les règles du marché unique, et c'est une autre raison d'être rigoureux : c'est un engagement international de la France qui doit respecter la règlementation en matière d'aides d'État. Il faut agir dans les mêmes conditions qu'un partenaire privé, c'est-à-dire avec le même taux, la même maturité, le même package de sûretés... On nous accuse en général d'avoir pratiqué des taux élevés.

Mme Valérie Létard , rapporteure . - Ces taux interrogent souvent en effet. N'y a-t-il pas une surinterprétation des textes européens ? On arrive parfois à des taux similaires aux taux les plus élevés des prêts à la consommation, ce qui est alors inutile... Sur quelle analyse se base-t-on pour appliquer des taux aussi importants ?

M. Louis Margueritte . - L'objectif du FDES n'est pas de récolter des recettes fiscales supplémentaires. Si les créanciers privés prêtent, nous nous calons alors sur les conditions qu'ils pratiquent après avoir évalué le risque - c'est ce qu'il s'est passé dans le cas d'Arc par exemple.

M. Jean-Pierre Floris . - Si ce risque existe, c'est que les investisseurs n'apportent pas assez de capital . Pour les activités à forte intensité de capital, comme Arc, il convient d'investir les fonds propres pour réduire l'exposition. Sinon, il est normal que les taux soient élevés.

M. Louis Margueritte . - Lorsqu'il n'y a pas de taux comparable immédiat sur lequel se fonder, par exemple en l'absence de prêteur privé, on applique à la lettre la règlementation de la Commission européenne, sans chercher à surinterpréter, au contraire. Nous regardons alors le business plan , les intérêts capitalisés (c'est-à-dire des intérêts qui ne doivent pas être immédiatement décaissés), ce qui peut avoir pour effet d'alourdir la dette mais permet un remboursement décalé. Notre objectif est de s'aligner avec le meilleur dispositif pour éviter d'être dans les radars de la Commission et ne pas faire l'objet d'une requalification, qui poserait des problèmes encore plus importants.

M. Jean-Pierre Floris . - Je suis d'accord pour aider les entreprises, mais lorsque personne ne met d'argent... Un repreneur ne peut pas proposer un million d'euros attendant que l'État abonde 130 millions, en pensant que si cela marche, tout le profit bénéficie à l'investisseur, mais que si cela échoue, l'État paye. Il faut que les repreneurs d'entreprises en difficulté s'impliquent et mobilisent des fonds à la hauteur. Les taux d'intérêt sont liés à la structure du capital et à la solidité du business plan .

M. Louis Margueritte . - Les dossiers du moment, dans le secteur automobile notamment, concernent des entreprises à fort besoin de capital, dans lequel on n'a pas investi depuis dix, vingt ou trente ans. Les repreneurs savent qu'il faudra mobiliser des dizaines de millions d'euros, et pâtissent du manque d'investissement. C'est le serpent qui se mord la queue.

M. Jean-Pierre Floris . - Lorsque les usines ne sont pas les plus performantes, un jour ou l'autre, il faut payer l'addition.

Mme Valérie Létard , rapporteure . - Nous allons désormais donner la parole au délégué aux Territoires d'Industries afin de comprendre comment cette politique publique peut accompagner une stratégie globale.

M. Olivier Lluansi . - Nous allons prendre un peu de champ. Lorsqu'on parle d'industrie il faut savoir si l'on évoque les années 1975-2010 lorsque le poids de l'industrie française dans la population active a été divisé par trois, ou si l'on met un voile pudique sur cette période pour se concentrer sur un avenir radieux. Nous avons eu, dans notre histoire, l'exemple de la décroissance de l'agriculture dans les années 1950 et de son impact sur les territoires ruraux. La décroissance de l'industrie est de la même ampleur en termes d'impacts sur les villes de taille moyenne. Certains expliquent que les transferts sociaux ont compensé ce phénomène, mais le contexte de crise des finances publiques depuis 2011 les a modérés. Certains territoires ont connu une décrue violente, passant de la moitié de la population active employée dans l'industrie à 10 ou 15 % en moins d'une génération. C'est une réalité vécue dans les territoires, mais insuffisamment intégrée dans la réflexion collective et nationale. Je vous transmettrai la cartographie de ces évolutions territoriales.

Ce sujet n'a pas été traité globalement entre 1975 et 2010, il y a eu quelques petits points de politique industrielle. À partir du mandat de M. Nicolas Sarkozy et des États généraux de l'Industrie organisés en 2009, une réflexion sur l'impact territorial de cette évolution a repris. Cela fait dix ans que l'on réarme une politique industrielle. C'est lent mais nous sommes au milieu du gué compte-tenu de la multiplicité des paramètres à prendre en considération : fiscalité de la production, charges sociales...

Territoires d'Industrie arrive dans cette histoire en apportant une nouvelle brique de politique industrielle. En 2012, Arnaud Montebourg, alors ministre du Redressement productif, reprend le même modèle que celui développé sous la présidence Pompidou c'est-à-dire par grand programme et par filière. Or, entretemps, l'industrie a profondément changé et les chaînes de valeur également. Ce modèle n'est plus aussi opérant. Il faut inventer d'autres moyens d'action publique pour l'industrie, des outils locaux.

Territoires d'Industrie identifie d'abord des bassins industriels regroupant plusieurs établissements publics de coopération intercommunale, comptant entre 50 000 et 150 000 habitants et comprenant une ou deux villes de taille moyenne. Il labellise des projets sur des critères fondés sur l'implication des acteurs locaux pour redynamiser un territoire par l'industrie. Nous avons voulu élaborer une grille de lecture de cette labellisation avec des statistiques objectives mais la primauté va à la dynamique humaine locale lorsque des responsables publics et privés s'emparent de dossiers pour dynamiser leur territoire. Les Territoires d'Industrie labellisent cette envie, ce qui créée une dynamique économique. C'est une démarche ascendante, très décentralisée. Il a fallu formaliser ce dialogue entre l'élu représentant l'intérêt général et l'industriel. Les 140 Territoires d'Industrie associent désormais un élu et un industriel qui doivent porter ensemble les projets de territoire. Nous ne leur avons donné aucun cadre, c'est spontané, il leur appartient de déterminer les projets devant redynamiser l'industrie. Les 30 territoires les plus avancés portent de 15 à 20 projets, avec une extrême hétérogénéité. Cette démarche constitue un objet difficile à appréhender par une administration qui aime bien les catégories claires et carrées. Nous avons commencé à signer un certain nombre de protocoles, qui sont des programmes de travail élaboré : parties prenantes, diagnostic du territoire, enjeu et ambition ; puis une série de fiches projets, qui, à ce stade du protocole, ne sont pas financés.

Mme Valérie Létard , rapporteure . - À quelle échelle territoriale sont-ils signés ?

M. Olivier Lluansi . - Ils regroupent plusieurs intercommunalités, en général 4 ou 5 mais leur nombre varie de 1 à 12. Les territoires choisissent leurs représentants et la décision des projets se fait à leur échelle. C'est le premier stade. Je m'interdis de porter un regard d'opportunité sur ces projets.

Le second stade de réalisation des projets est leur financement. Nous serons saisis des premières délibérations des collectivités territoriales et les premières actions de l'État pour financer les actions conçues pendant le premier semestre 2019. Nous sommes au début de la courbe avec 25 engagements pour environ 1 million d'euros. Nous devrions arriver à 50 millions d'engagements de l'État et de ses opérateurs d'ici à juillet 2019. Ce sont des financements modestes qui, à ce stade, ne permettront pas de réindustrialiser les territoires, j'en suis conscient.

Mme Valérie Létard , rapporteure . - Sur quels types d'engagement ces accompagnements financiers de l'État sont-ils fléchés?

M. Olivier Lluansi . - La gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, au niveau territorial, par filière et par entreprise d'abord, des prêts d'opérateurs nationaux, de la Banque des territoires, pour le portage immobilier d'entreprise ensuite. C'est un dispositif qui se veut décentralisé, qui n'apporte pas en principe de financement nouveau, qui fait remonter des besoins spécifiques des territoires et qui finance des projets ciblés. Nous devons parfois faire rentrer des ronds dans des carrés. Les difficultés anticipées pour les six mois à venir concernent cette imbrication avec les dispositifs existants. Il faudra trouver la souplesse pour financer ce type de projets. Nous avons déjà résolu quelques problèmes.

Quels sont les besoins qui remontent des territoires ? Le premier est général reflète un échec collectif : les chefs d'entreprise ont des liquidités, des usines, de la technologie, mais refusent des commandes car ils ne disposent pas des hommes et des emplois correspondant à cette demande. Le nombre d'emplois non pourvus est trop élevé, c'est incroyable. Je vois émerger beaucoup d'offres de formation, les entrepreneurs s'approprient les dispositifs. Cependant, il existe un véritable décalage et un manque d'adéquation entre offre et demande.

Le deuxième point est l'attractivité des métiers. Pour l'industrie, il s'agit réellement d'un enjeu culturel, lié aux drames familiaux résultant des licenciements dus aux restructurations d'entreprises ou aux fermetures d'usine. Ces traumatismes devront être surmontés pour amener à nouveau les jeunes vers l'industrie. Pour les territoires, la filière n'est pas toujours très attractive. S'y ajoute des questions liées à l'aménagement du territoire et notamment la couverture numérique. On ne peut pas proposer à de jeunes couples avec des enfants de s'installer dans des zones blanches dans lesquels il n'y aurait pas de 5G même si la couverture numérique de l'entreprise est assurée... On peut d'ailleurs s'interroger sur la réalité des cartes des opérateurs montrant leur taux de couverture du territoire national, mais c'est une autre problématique.

Un troisième sujet est la demande de simplification de la part des porteurs de projets ou d'élus pour la création de zones d'activité à vocation industrielle. En vingt ans, on a multiplié par quatre le temps nécessaire à l'obtention d'une autorisation administrative de construction, alors même que le temps économique a été divisé par quatre. La simplification est une politique publique peu coûteuse pour l'État et est demandée de façon pressante.

Enfin, un tiers des projets concerne la mutation de l'Industrie du futur.

Ayant fait des allers et retours entre le public et le privé, je témoigne de la complexité et de la multiplicité des acteurs de la sphère publique. Nous avons besoin d'une organisation plus claire à lire par les acteurs privés. Par ailleurs, l'État lui-même n'a presque plus de moyens de financer le développement économique. Il les a délégués aux régions ou à ses opérateurs. Or, en période de mutation, lorsque l'on veut réussir la transformation d'un territoire, il faut que l'acteur public ait tous les moyens, à la fois la carotte - les aides et les subventions publiques - et le bâton - l'application du droit. Aujourd'hui, ces deux leviers sont dissociés. Le droit du travail est géré par l'État, tandis que le développement économique l'est par les régions. Cela suscite une interrogation pour notre futur collectif. Les régions doivent-elles récupérer un rôle d'application du droit, y compris le droit du travail, puisqu'elles ont déjà la responsabilité du développement économique ? On essaie de compenser par une comitologie administrative le fait que l'action économique soit détenue entre plusieurs responsabilités publiques différentes sur le même territoire.

Mme Valérie Létard , rapporteure . - Il est vrai que la répartition des rôles entre l'État et les régions n'est pas claire. Que préconisez-vous ?

M. Olivier Lluansi . - Nous assistons à une évolution des écosystèmes économiques qui découle d'une évolution sociétale et technologique. On ne se préoccupait pas des territoires il y a vingt ans comme on le fait aujourd'hui. Les régions ont grandi. Ce serait logique qu'elles aient un rôle accru.

M. Jean-Pierre Floris . - Certains sujets de la responsabilité l'État comme les restructurations d'entreprises sont multirégionales, les autres sont du ressort des régions.

M. Olivier Lluansi . - Je ne vois pas d'opposition de principe au fait de confier également aux collectivités territoriales la responsabilité de la fermeture de sites industriels en complément de leurs compétences économiques.

Mme Valérie Létard , rapporteure . - L'État essaye tant bien que mal de piloter la restructuration des territoires industriels, y compris en sollicitant des concours financiers auprès des collectivités locales. Mais lorsque la reconversion ne fonctionne pas, les collectivités territoriales se retrouvent bien seules pour accompagner les restructurations, dépolluer et requalifier les sites... Il faut un pilote national qui définit des stratégies mais comment les articuler entre les territoires et conserver le lien entre les différents niveaux d'action ?

M. Jean-Pierre Floris . - Je me méfie des stratégies nationales, car il y en a de moins en moins. L'État est responsable du bien être des Français, peu importe la région où il réside...

M. Louis Margueritte . - S'agissant des restructurations, l'État fait ce qu'il peut. On peut apporter un dépaysement des dossiers, notre connaissance des réseaux centralisés à l'échelon territorial qui en est demandeur. Il n'y a pas forcément de stratégie, même si je le déplore... Sur nos dossiers, nous travaillons beaucoup avec les régions, car à plusieurs, nous sommes plus forts.

M. Olivier Lluansi . - Nous avons multiplié depuis dix ans les politiques d'accompagnement ; mais il manque le « pourquoi » d'une politique industrielle, contrairement à l'Allemagne ou à la France de la période pompidolienne. Nous n'avons pas de réponse collective au rôle de l'industrie dans notre nation et donc nous n'avons pas de stratégie industrielle. Des aides et des accompagnements ad hoc ont été développés, mais il n'existe pas de réponse au rôle de notre outil productif national intégré en Europe. Nous avons les éléments de réponse et le jour où nous y répondrons, nous aurons une politique industrielle et nous pourrons faire renaître notre outil productif et compétitif. Depuis dix ans des politiques de compétitivité, d'innovation, de filières, territoriales, ont été conduites mais il manque une clef de voûte...

Mme Elisabeth Lamure . - Je partage votre constat eu égard aux retours du terrain que permettent les déplacements des sénateurs membres de la Délégation aux entreprises dans les départements. Il en ressort effectivement des problèmes de simplification qui ne sont pas nouveaux. Malgré tous les moyens mis à simplifier, la complexité persiste. L'administration française devrait faire des efforts et lever ces barrages.

L'autre point est le recrutement du personnel. Nous entendons depuis plus d'un an dans tous les métiers et de façon récurrente que les entreprises ont du mal à trouver des salariés y compris dans les territoires très attractifs. La parole des chefs d'entreprises s'est durcie récemment car ils sont contraints à refuser des commandes et leur développement est freiné. Nous sommes impuissants face à phénomène qui doit être traité.

J'ai aussi été intéressée par les propos de M. Floris sur les restructurations. Vous avez évoqué une plus grande exigence, qu'il fallait que toute l'entreprise, y compris le personnel et les dirigeants, s'engagent collectivement. Avez-vous des exemples de mobilisation de tous les acteurs d'une entreprise pour la réussite de son sauvetage ?

M. Jean-Pierre Floris . - J'ai eu affaire récemment à Carbone Savoie. Il n'y a pas assez d'entreprises que l'on arrive à redresser rapidement avec le dirigeant qui à une vision, un personnel en cohésion, une vraie analyse critique de la situation. Le CRP, le CIRI et nous traitons plus de 1200 entreprises, de nombreuses PME sont sauvées, mais nous devrions faire davantage de publicité sur ces sauvetages.

Sur la question de la formation, il faut limiter celles qui ne servent à rien et faire payer ceux qui veulent étudier dans ces filières sans débouché. En même temps, il faut que les entreprises qui le souhaitent puissent former les gens et dépenser davantage pour la formation.

M. Louis Margueritte . - Oui, il y a de belles histoires de sauvetage d'entreprises, et il faudrait effectivement que nous en parlions davantage comme Carbone Savoie. Plus de 40 millions d'euros ont été investis par le repreneur dans cette entreprise. C'est un pari risqué ne nécessitant pas des fonds importants. Ce n'est pas uniquement une question financière. Il faut avoir les reins solides pour créer un fonds de retournement, et surtout avoir de bons dirigeants en qui l'on a confiance. Il existe d'autres exemples de belles histoires comme le groupe Doux ou William Saurin, avec un volet pénal pour des fraudes comptables massives, avec 3 000 emplois en cause et un engagement de 70 millions d'euros de l'État décidé en 48 heures. On parle souvent des dossiers spectaculaires car ils ont un impact territorial très concentré. Les acteurs ne sont pas prêts à accepter une mutation massive d'un seul coup, au vu des implications sociales. Je suis un peu revenu de l'idée que tout doit se régler en une fois : parfois, il faut revenir à plusieurs reprises et suivre les dossiers, cela demande du temps. Cela a été le cas pour Doux avec 900 emplois sauvés et d'autres reclassés.

M. Jean-Claude Tissot . - Je trouve dommage que le CIRI n'intervienne qu'à partir du seuil de 400 salariés par entreprise. Or, dans des villes moyennes et les territoires ruraux, ce seuil est inaccessible. Je pense à une entreprise de Saint-Etienne avec 100 emplois. Il existe des patrons voyous qui s'organisent pour piller des entreprises. Il faut vraiment être très rigoureux et éviter les reprises malhonnêtes.

M. Jean-Pierre Floris . - Je suis favorable à la taxe carbone et pour que l'on taxe les tiers extérieurs à l'Union européenne non soumis à la taxe carbone. Je suis également hostiles aux voyous. Il existe aussi des fonds qui disposent de capitaux énormes mais demandent une aide de l'État. J'ai beau être un libéral, il faut parfois que la justice intervienne lorsque des entreprises sont pillées. Il faut être plus exigeant sur les apports de fonds. Pour l'intervention dans les entreprises des moins de 400 salariés, je rappelle l'existence des commissaires au Restructurations et à la Prévention des difficultés des entreprises auprès desquels je vous invite à vous rapprocher. Je souligne enfin que nous sauvons 80 % des entreprises.

M. Louis Margueritte . - Nous avons un sujet d'effectifs. Ce qui fait notre efficacité, c'est l'acceptation de notre aide par le dirigeant et qu'il comprenne bien que nous sommes là pour l'aider. Nous ne fonctionnons pas en autosaisine. Lorsque nous avons un peu forcé, cela s'est mal passé. Je vais toujours voir le dirigeant pour lui demander ce qu'il attend de nous et lui expliquer ce que nous attendons de lui.

M. Jean-Pierre Floris . - Le CIRI travaille également beaucoup sur la restructuration financière.

M. Frédéric Marchand . - Je voudrais revenir sur ce chiffre que M. Lluansi a cité sur un délai administratif multiplié par quatre. Comment gérer le tropisme environnemental qui peut nuire à l'image de l'industrie et ralentir les procédures ? Comment concilier ces deux objectifs ?

M. Olivier Lluansi . - Il y a plusieurs éléments de réponse. Ainsi, il y a à la fois une conscience collective de l'écologie en Allemagne et une forte industrie qui a le double du poids de la nôtre dans le produit intérieur brut. Donc, il n'y a pas d'incompatibilité structurelle fondamentale entre les attentes écologiques et industrielles. Dans cet objectif, nous sommes convaincus et essayons avec les ministres concernés de compléter des contrats de transition écologique de manière simultanée aux Territoires d'Industrie. Ces deux approches se complètent. Les élus et chef d'entreprise ne demandent pas moins de protection. Il veut une temporalité plus compatible avec leur temporalité économique. Il faut au moins quatre à cinq ans pour reconstituer des réserves foncières afin de développer des zones industrielles. Comment faire si un projet arrive avant cette échéance ? Il faut faire en sorte que nos exigences collectives soient appliquées dans un temps administratif compatible avec le temps économique. Je n'ai pas encore résolu cette interrogation.

Par ailleurs, lorsque les chefs d'entreprise et les fonctionnaires du ministère de la Transition écologique se rencontrent à mon initiative à Bercy, ils considèrent que des solutions existent à droit constant dans 80 % des cas. Mais sur le terrain, les solutions tardent. Les chefs d'entreprise sont en colère car ces sujets ne se résolvent pas. Certaines directions régionales de l'Environnement, de l'Aménagement et du Logement seraient militantes. Nous allons essayer de prendre des cas concrets pour les résoudre localement, quitte à faire descendre des fonctionnaires de l'administration centrale sur le terrain.

M. Jean-Pierre Floris . - Les industriels ont aussi leur responsabilité en matière d'attractivité. Il faut que les salariés soient fiers de leur usine, de leur travail et le montrent à leur famille à l'occasion des journées portes ouvertes. Si les usines ne sont pas performantes, elles ne seront pas compétitives et attractives. Or, il faut attirer des salariés vers l'industrie.

M. Jean-Pierre Vial . - Je voudrais préciser un point particulier, le contact entre le chef d'entreprise et l'administration. Nous nous sommes étonnés du faible nombre de fonctionnaires travaillant en administration centrale sur les sujets industriels. Vous avez évoqué le fait qu'il y ait trop de monde à Paris dans certains services.

Le CIRI a plutôt bonne réputation. Quel est le lien avec les commissaires au Restructurations et à la Prévention des difficultés des entreprises en région ? Sont-ils vos représentants régionaux ? Lorsque l'on vous saisit, l'entreprise est déjà malade. Mais il faudrait déjà l'empêcher de tomber malade. Dans le cas de Carbone Savoie, que je connais bien, après un premier retournement réussi, l'entreprise fait face à un second retournement, technologique cette fois, lié à l'utilisation de leurs matériaux dans les batteries. Ils ont été suivis dans ce projet par de nombreuses expertises. On m'a averti que Carbone Savoie ne serait pas retenue dans le cadre de ce projet de batterie lithium-ion pour véhicules électriques. Il ne faudrait pas qu'une entreprise qui a réussi son retournement manque un saut technologique faute de pouvoir saisir une opportunité.

Les entreprises électro-intensives que nous avons rencontrées en Savoie, comme Trimet et Ferropem, ont évoqué naturellement le coût de l'énergie. Elles sont en contact quotidien avec l'administration. Elles seront en alerte rouge en 2020 si les problèmes liés aux prix de l'énergie ne sont pas réglés d'ici cette échéance. Attendez-vous que les entreprises soient dans le rouge pour intervenir et comment pourrait-on mieux anticiper et faciliter le travail avec l'administration ?

M. Jean-Pierre Floris . - Les CRP travaillent avec le CIRI et sont donc au courant de tous les programmes de restructuration. Si le dossier est évoqué au CIRI, ils sont leurs ambassadeurs sur place. Nous avons par ailleurs mis en place un système de détection des signaux faibles par des modèles mathématiques, car, vous l'avez dit, il ne faut pas attendre le dernier moment. Il est basé sur les données de la DGE et de la DG Trésor, et pose encore quelques petits problèmes techniques. Cette anticipation est une priorité absolue.

Sur le projet Carbone Savoie, j'ai récemment parlé avec ses dirigeants après avoir été alerté il y a quelques jours. S'agissant des industries électro-intensives, j'ai mentionné que je n'étais pas satisfait des disparités en matière d'aides et de politique énergétique en Europe. J'ai pris connaissance des difficultés des entreprises électro-intensives qui ne sont actuellement pas en difficulté mais qui pourraient le devenir car ils n'ont pas de visibilité à long terme de leurs contrats de fourniture d'électricité avec EDF. Dans ces cas-là, il est vrai, l'État est un peu impuissant. Nous pourrions mettre en oeuvre des politiques d'aides : c'est un choix du législateur. Où faudrait-il mettre en place ces aides ?

Mme Valérie Létard , rapporteure . - Effectivement, j'ai été marquée lors du déplacement avec Jean-Pierre Vial par l'urgence de l'appel au secours des industriels électriques, qui reflète la problématique carbone s'appliquant à la filière dans son ensemble : on utilise soit les hauts fourneaux forts émetteurs de carbone et bénéficiaires de quotas carbone lesquels vont baisser, soit les aciéries électriques, propres en émission carbone, forts consommateurs d'électricité. Comment négocier le virage de 2020 de l'augmentation du coût de l'énergie, que les entreprises électro-intensives voient comme un couperet susceptible de les placer dans une situation d'extrême difficulté ? Comment ces deux pans complémentaires de la filière sidérurgique vont-ils gérer leurs problématiques respectives ? À cela s'ajoute la question des ressources humaines et de la formation. Quelle est la stratégie industrielle globale de la filière sidérurgique ?

M. Franck Menonville, président . - Venons-en à Ascoval.

Mme Valérie Létard , rapporteure . - Ascoval se trouve une nouvelle fois à un tournant. Comment voyez-vous les choses ?

M. Jean-Pierre Floris. - Je suis heureux de pouvoir m'exprimer à ce sujet, et vous remercie de m'adresser cette question, vous qui connaissez bien cette région.

Je m'étais mobilisé sur le dossier Ascoval lorsque, à l'impulsion du ministre de l'Économie et du président du conseil régional des Hauts-de-France, il avait été décidé de mettre en place une fiducie au début de l'année 2018. Nous n'avons pas ménagé notre peine et je suis monté au front pour obtenir de Schmolz + Bickenbach et de Vallourec une contribution à la fiducie. J'estimais qu'il fallait donner une chance à cette entreprise et de se donner le temps de trouver un repreneur.

Nous n'avons trouvé qu'Altifort, et avons analysé son plan. J'ai écrit au ministre de l'Économie que je n'avais pas confiance en ce plan, le programme d'investissement étant trop important par rapport aux capacités financières d'Altifort qui apportait très peu de capital d'une origine incertaine : 100 millions d'investissement provenaient de dépenses d'investissement, ainsi que 80 millions en fonds de roulement. Cela m'avait semblé très fragile et risquait de mettre en péril le reste du groupe Altifort, qui avait par ailleurs racheté de nombreuses petites entreprises avec des situations locales compliquées. À la fin, et je respecte tout à fait cette décision, le ministre a choisi de soutenir le plan d'Altifort, faute d'autres repreneurs, et car il tenait beaucoup à ce qu'Altifort soit repris. J'ai respecté cette décision.

Par la suite, M. Bart Gruyaert, président directeur général d'Altifort, a affirmé que j'avais demandé à Altifort de se retirer. Ces propos ont été repris par le président du conseil régional des Hauts-de-France, en parlant d'un scandale d'État. Je peux vous certifier que je n'ai pas déclenché de contrôle fiscal sur Altifort. En revanche, lorsque M. Bart Gruyaert m'a appelé pour m'annoncer son désengagement du dossier faute de financements, je lui ai annoncé que je le regrettais pour Ascoval, car il n'y avait pas d'autre repreneur, et j'étais plus tranquille pour la survie de son groupe, qui me paraissait fragile. Ce n'est pas moi mais un service de Bercy qui, selon M. Bart Gruyaert, ont tenu les propos qui me sont prêtés. Il s'agit d'un malentendu. Je suis très ennuyé de cette situation, car en sus du problème d'Ascoval, nous avons également des difficultés sur une dizaine d'autres sites d'Altifort. Je rencontre demain des élus des Pyrénées, puis de la Nièvre, à ce sujet.

Mme Valérie Létard , rapporteure . - Le ministère n'avait-il pas fait appel à un cabinet externe, afin d'étudier la faisabilité de l'opération ?

M. Jean-Pierre Floris . - Je me permets de critiquer le travail fait en trois jours par le cabinet Roland Berger, qui m'a consulté en tout et pour tout vingt minutes, et n'a pas procédé aux entretiens que j'avais recommandé. Ce travail bâclé n'a certes pas coûté cher, mais l'on en a pour son argent ; même M. Gruyaert l'a reconnu. J'avais estimé qu'il fallait au moins 80 millions d'euros de fonds propres pour se protéger des cycles dans une industrie lourde telle que la sidérurgie . Sans capital, les taux sont absurdes, a fortiori lorsque les marges sont fragiles. La DGE m'avait fourni des données sur les marges et l'EBITDA dans la sidérurgie, qui ne sont pas suffisantes en Europe. Sans fonds propres, cela ne tient pas.

Dans le cas de British Steel, la situation est différente car il leur faut un volume moins important d'investissements, autour de 20 millions d'euros, car ils disposent des débouchés aval, à Hayange pour les rails, et avec FN Steel pour le train à fil, ce qui était le plan d'investissement d'Altifort. Son projet était stratégiquement intéressant, je l'ai dit. Mais il n'était pas financièrement valable. Les seuls éléments financiers dont j'ai eu connaissance concernant British Steel étaient les résultats à fin mars 2018. J'ai fait remarquer que nous faisons habituellement davantage de due diligence. Je n'ai toutefois pas obtenu les résultats ou tendances de mars 2019, ni ceux des entreprises aval utilisatrices d'acier et les prix d'achats, que j'avais pourtant demandés. Mais on voulait faire le deal à tout prix... J'avais fait remarquer dans une note au ministre que la rentabilité de British Steel était faible, 25 millions de livres sur 1,6 milliards de chiffre d'affaires. Je n'avais pas anticipé la faillite, n'ayant pas eu les éléments les plus récents que nous aurions obtenus si nous avions été plus exigeants sur la due diligence . Toutefois, cela n'aurait pas nécessairement changé la décision finale.

Comme vous l'avez souligné, malgré la défaillance de British Steel, cela ne veut pas dire qu'Ascoval ne marche pas. Ce qui importe, ce sont les débouchés. J'étais hier en réunion téléphonique avec les investisseurs anglais, afin de s'assurer de ce qui va se passer au niveau aval. Nous avons des contacts avec tous les repreneurs possibles, notamment d'Hayange, pour trouver des débouchés pour l'aval. Si ces débouchés existent, tels qu'ils étaient envisagés par British Steel, il n'y a pas de conséquence opérationnelle pour Ascoval. En étant optimiste, on peut même se dire que sans l'acier anglais, les débouchés pourraient même augmenter.

Nous sommes néanmoins dans une période d'incertitude. C'est un marché compliqué, il faut qu'Ascoval passe une période difficile à court-terme, et transforme son outil pour la fourniture de rails et pour le train à fil. L'aciérie serait en mesure d'effectuer des livraisons d'ici à septembre. Dans l'intervalle, ce seront des « prix de bananes » qui sacrifieront en partie les marges, car les commandes sont déjà passées pour 2019 et le marché n'en a pas besoin. Nous ferons tout pour que cela réussisse.

L'argent public n'avait pas encore été versé lors de l'annonce de la faillite, à l'exception des 3 millions d'euros de Vallourec, sur qui j'avais fait pression. Le gouvernement était en phase avec la région pour dire : « On y va », ce que je respecte. Je n'aurais peut-être pas pris cette décision si j'avais été un comité d'investissement - c'est d'ailleurs la raison pour lesquelles les banques ne se sont pas engagées. J'admets une décision politique : on a estimé qu'il y avait une chance que cela marche et qu'il fallait négocier. Il faudra maintenant s'assurer qu'il y a des débouchés aval.

Mme Valérie Létard , rapporteure . - Depuis que Vallourec s'est retiré, l'entreprise, aussi bien les salariés que la direction, a fait tous les efforts nécessaires. Les salariés ont vu leurs conditions de travail affectées, ont renoncé à leurs congés, pour accepter de se mettre dans une logique beaucoup plus compétitive. Le directeur a entrepris de nombreuses démarches pour trouver des débouchés et générer des commandes. Ils ont intelligemment réfléchi avec les acteurs en aval, pour élargir la clientèle et diversifier les produits via un investissement modeste. Toutes les conditions sont réunies pour produire un acier propre, électro-intensif, spécial, d'une offre que l'on ne va plus trouver en Europe, à destination des industries ferroviaires et qui peut s'ouvrir bien plus largement à d'autres secteurs d'activité... C'est réellement une usine stratégique au niveau français et européen. C'est un outil moderne qui a su mettre en oeuvre la transformation nécessaire pour se rendre compétitif dans un marché compliqué . L'interrogation qui subsiste concerne l'aval. Le ministère est le seul à avoir en main tous les outils pour pouvoir identifier les repreneurs, cette fois solidement, car le personnel et les acteurs territoriaux ont été échaudés de nombreuses fois. L'attente est forte. Aujourd'hui même se tient un échange avec les salariés d'Ascoval et la nouvelle direction: j'en ignore les conclusions. On a besoin de toute la compétence technique et de tout l'accompagnement fournis par les ministères. On ne peut pas non plus y arriver sans les salariés, qui constituent la ressource la plus précieuse. Avec l'intervention du ministère, peut-on préserver un pan compétitif d'une filière sidérurgique stratégique, si l'on a les moyens de la faire subsister.

M. Jean-Pierre Floris . - J'ignore quelle sera la position définitive du fonds d'investissement : il peut très bien se porter acquéreur des débouchés aval, qui sont des usines rentables, aussi bien Hayange que FN Steel.

Mme Valérie Létard , rapporteure . - Raison de plus !

M. Jean-Pierre Floris . - D'autres peuvent également se porter acquéreurs. Ce que nous avons demandé est d'être tenus informé, afin de pouvoir rentrer en contact avec les candidats. Nous ne pourrons rien faire de plus sur Ascoval : leur plan d'investissement est bon, il va falloir le mettre en oeuvre très rapidement. Ils se sont engagés à réaliser les transformations permettant de fournir de l'acier pour fil d'ici septembre prochain, même si cela n'est pas optimal en termes de prix. Cela permettra de vendre des produits à plus forte valeur ajoutée que les produits standards. Ensuite, le repreneur devra faire des propositions sur l'aval. L'aide que nous pouvons apporter est d'être en contact avec tous les candidats possibles, à la fois pour protéger le site d'Hayange avec plus de 400 emplois ...

Mme Valérie Létard , rapporteure . - Et garantir la solidité des repreneurs !

M. Jean-Pierre Floris . - ... et vérifier qu'il subsiste des débouchés pour Ascoval, c'est là le fond du sujet. L'État et la Région auraient pu se « débrancher » le processus de redressement à l'annonce de la faillite de British Steel. Mais nous avons pris la décision commune de poursuivre, car il nous semble que ce dossier peut réussir malgré l'incertitude dont nous sommes tous conscients. Je comprends l'inquiétude des salariés, mais il n'y avait personne d'autre. Nous avons cherché partout. Les repreneurs intéressés sont venus car il y avait une aide publique massive en jeu. Tous ne sont pas des enfants de choeur.

Toutefois, je répète qu'il y a eu un mensonge, que je ne qualifierai peut-être pas de « mensonge d'État », mais pour le moins le mensonge d'un investisseur acculé. Je vous certifie n'avoir jamais déclenché un contrôle fiscal, d'ailleurs je n'en n'ai pas les moyens les moyens.

Mme Valérie Létard , rapporteure . - Pour terminer, ce qui nous a marqué est qu'il semble difficile de savoir comment avancer sur les questions énergétiques, en partie parce que chaque administration possède une partie de la réponse. Comment élaborer une stratégie globale, faire en sorte que tous les acteurs, y compris la filière, puissent se parler ?

M. Jean-Pierre Floris . - Je suis entièrement d'accord avec vous, il y a beaucoup d'interlocuteurs.

M. Louis Margueritte. - Il faut que les entreprises nous saisissent plus tôt. Il ne faudra pas attendre 2021 pour intervenir. Les dossiers qui nous arrivent sont souvent dans un état très dégradé : les entreprises n'ont plus d'actifs à monétiser, plus d'actif au bilan, tout a été donné aux banques. Les entrepreneurs sont allés devant les tribunaux de commerce, ont vu un procureur, viennent me voir à Bercy, sont déjà tombés de haut. Nous sommes un service d'aide à l'industrie, qui plus est gratuit. Notre message est : venez nous voir, le plus tôt possible et ne serait-ce que pour un entretien informel.

M. Franck Menonville , président . - Merci pour votre clarté et la richesse de ces échanges.

M. Jean-Pierre Floris. - Je tiens à dire que j'apprécie beaucoup le travail de fond qui est fait par le Sénat.

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