B. QUELLE EST L'INNOVATION POSÉE COMME PRIORITÉ DE LA LPM ?

1. Comment définir l'innovation ?
a) Idéation, invention, R&D et innovation

Un ordre chronologique logique ordonne l'idéation 12 ( * ) , qui est le stade de la recherche d'idée, l'invention, qui est le fait d'imaginer quelque chose de nouveau, de l'innovation, qui rend nouveau quelque chose qui existe.

Du latin « in », dans, et, « novare », rendre nouveau, l'innovation est l'action d'introduire quelque chose de nouveau en terme d'usage, de coutume, de croyance, de système scientifique.

Cette définition ne suffit cependant pas à distinguer innovation, R&D 13 ( * ) et invention, ou encore technologies de ruptures issues de la recherche et développement de l'innovation de rupture, ou enfin cette dernière de l'innovation incrémentale.

On confond souvent innovation et invention. Pour certains, l'innovation est une invention qui a été adoptée par le marché 14 ( * ) , pour d'autres, l'invention et l'innovation sont presque diamétralement opposées. L'invention, assimilée soit à la R&D, soit à l'innovation disruptive est une rupture totale dans un domaine, la création d'une technologie nouvelle, d'un produit nouveau, quand l'innovation dite continue ou incrémentale consiste en une amélioration technologique ou d'usage permanente.

Ceci repose toutefois sur une confusion abusive entre invention technologique ou technologie de rupture et innovation disruptive ou de rupture. L'innovation disruptive rompt avec le modèle du secteur et renverse la hiérarchie de domination du secteur mais ne repose pas systématiquement sur une technologie de rupture. Ainsi par exemple Airbnb a réinventé tous les fondamentaux de l'hôtellerie pour créer une offre sans équivalent, sans s'appuyer sur une nouvelle technologie pour autant. Présenté en annexe, un panorama dressé par BPI France permet de constater que des innovations incrémentales peuvent inclure de nouvelles technologies alors que des innovations dites « radicales » ou de rupture se font à technologies constantes.

b) L'échelle TRL met en évidence les difficultés de financement de l'innovation

Le recours à l'échelle TRL pour « technology readiness level » 15 ( * ) , présentée dans le graphique et le tableau suivants, permet de clarifier ces concepts et l'articulation entre recherche et innovation.

TRL Niveau de maturité de la technologie

Acteurs

Financement

1 Observation du principe de base : Plus bas niveau de maturité technologique. Il s'agit là de recherche appliquée et développement, et d'études papiers des propriétés de base d'une technologie.

Recherche de base et appliquée

Ces étapes vont du principe à la preuve de concept d'application.

Secteurs publics, organismes de recherche et universités

Subventions aux universités et laboratoires publics

Crédit Impôt Recherche

ASTRID

2 Formulation du concept technologique : L'invention débute. Une fois les principes de base observés, les applications pratiques peuvent être inventées. L'application est spéculative et il n'y a aucune preuve ou analyse détaillée pour étayer cette hypothèse. Les exemples sont toujours limités à des études papier.

3 Preuve expérimentale du concept : Une recherche et développement active est initiée. Ceci inclut des études analytiques et en laboratoire afin de valider physiquement les prévisions des éléments séparés de la technologie. Les exemples incluent des composants qui ne sont pas encore intégrés ou représentatifs.

4 Validation des fonctions clés du concept en laboratoire : Les composants technologiques de base sont intégrés afin d'établir que toutes les parties fonctionnent ensemble. C'est une « basse fidélité » comparée au système final. Les exemples incluent l'intégration « ad hoc » du matériel en laboratoire.

Recherche avancée et démonstration technologiques

Stade dit de la « vallée de la mort »

Étape risquée et très onéreuse.

Partenariats publics-Privés, instituts de recherche technologique (IRT) et R et D privée

PEA

Crédit Impôt Innovation

5 Validation de la technologie en environnement représentatif : La fidélité de la technologie s'accroit significativement. Les composants technologiques basiques sont intégrés avec des éléments raisonnablement réalistes afin que la technologie soit testée dans un environnement simulé. Les exemples incluent l'intégration « haute fidélité » en laboratoire des composants.

6 Démonstration dans un environnement réel simulé : Le modèle ou le système prototype représentatif (bien au-delà de l'artefact testé en TRL 5) est testé dans un environnement significatif. Il représente une avancée majeure dans la maturité démontrée d'une technologie. Les exemples incluent le test d'un prototype dans un laboratoire « haute fidélité » ou dans un environnement opérationnel simulé.

7 Démonstration du système du prototype dans un environnement opérationnel : Prototype dans un système planifié (ou sur le point de l'être). Représente une avancée majeure par rapport à TRL 6, nécessitant la démonstration d'un système prototype dans un environnement opérationnel, tel qu'un avion, véhicule... Les exemples incluent le test du prototype sur un avion d'essai.

Qualification et opérationnalité technologique

Secteur privé et industries

Crédit Impôt Innovation

8 Qualification du système complet dans un environnement opérationnel : La preuve a été apportée que la technologie fonctionne sous sa forme finale et avec les conditions attendues. Dans la plupart des cas, cette TRL représente la fin du développement de vrais systèmes. Les exemples incluent des tests de développement et l'évaluation du système afin de déterminer s'il respecte les spécifications du design.

9 Validation du système dans un environnement réel : Application réelle de la technologie sous sa forme finale et en conditions de mission, semblables à celles rencontrées lors de tests opérationnels et d'évaluation. Dans tous les cas, c'est la fin des derniers aspects de corrections de problèmes (bug fixing) du développement de vrais systèmes. Les exemples incluent l'utilisation du système sous conditions de mission opérationnelle.

Les stades 1 à 3 de l'échelle TRL concernent donc principalement la R&D, l'invention, le stade juste postérieur à l'idéation. Publié en 2002, le manuel de Frascati propose une définition précise de la notion de R&D, qui fait office de référence et concerne la recherche fondamentale, la recherche appliquée et le développement expérimental. Ainsi, d'après l'ouvrage, la R&D rassemble : les travaux de création entrepris de façon systématique en vue d'accroître la somme des connaissances, y compris la connaissance de l'homme, de la culture et de la société, ainsi que l'utilisation de cette somme de connaissances pour de nouvelles applications. Le financement de ces stades de R&D est le fait des laboratoires, des universités et des grandes entreprises. Les montants engagés très importants empêchent la multiplication d'acteurs dans ce domaine où le risque est très élevé puisque le développement envisagé est très amont et très incertain. De même le financement de cette étape risquée de la recherche est difficile. Les perspectives de retombée concrète tiennent à ce stade plus de l'espoir que de la perspective. C'est donc sur ces niveaux de TRL que devrait, au moins en partie, se concentrer la recherche amont financée par les crédits du programme 144 « Environnement et prospective de la politique de défense » de la mission « Défense du budget de l'État ».

Les stades 4 à 6 de l'échelle TRL sont traditionnellement appelés la « vallée de la mort » . L'idée ou le concept ont été prouvés scientifiquement, il convient de réaliser le prototype ou démonstrateur 16 ( * ) et de le tester. On parle à ce stade d'innovation, le crédit d'impôt innovation est d'ailleurs spécifiquement prévu pour financer ce stade de développement d'un concept. Les crédits des études amont sont eux-aussi, aujourd'hui, essentiellement mobilisés sur ces niveaux de TRL. Ils correspondent à ce que la DGA nomme « l'innovation planifiée ». Dans d'autres pays, ce stade de TRL repose principalement sur l'autofinancement des grands groupes industriels.

Enfin, les stades 7 à 9 de l'échelle TRL portent sur la validation opérationnelle, en terrain réel et non plus en laboratoire, du démonstrateur. Le crédit impôt innovation couvre également ces stades de développement, qui sont mieux pourvus en crédits privés, les retombées économiques du concept ou de la technologie développés devenant plus lisibles et prévisibles, les investisseurs peuvent concevoir des business plans permettant d'évaluer l'existence d'un marché et la rentabilité du projet.

Cette classification TRL permet de comprendre les stades de développement d'une technologie ou d'un concept, mais ne résout pas toutes les difficultés de définition de l'innovation.

Il existe ainsi une tendance à assimiler innovation de rupture et technologie de rupture alors que l'innovation de rupture est ainsi qualifiée non en raison de l'utilisation d'une nouvelle technologie, qui si elle est possible n'est pas indispensable, mais bien de son incidence profonde sur le marché ou le secteur concerné : après la mise en oeuvre de cette innovation, le secteur ne connait pas de retour en arrière possible.

Ainsi grâce à l'utilisation de la nouvelle technologie que constituaient les antennes téléphoniques GSM, en lieu et place des constellations de satellites, le secteur du téléphone portable et son usage ont été bouleversés. En revanche, les drones préexistaient à l'utilisation qu'en a faite Daech sur les théâtres d'opérations. Sans technologie de rupture, c'est bien d'une innovation de rupture qu'il s'agit tant son impact sur les modes d'affrontement en OPEX a été profond et irrémédiable. Ainsi, l'innovation de rupture se manifeste tant par l'innovation d'un procédé qui bouleverse un marché établi que par l'innovation d'un produit qui permet la création d'un nouveau marché. Si elle n'a pas ce type d'impact, l'innovation n'est pas dite de rupture. Elle n'en reste pas moins une innovation.

L'innovation peut être de quatre types, définis par le manuel d'Oslo 17 ( * ) comme la mise en oeuvre :

- d'un produit (bien ou service),

- et/ou d'un procédé nouveau ou sensiblement amélioré,

- et/ou d'une nouvelle méthode de commercialisation,

- et/ou d'une nouvelle méthode organisationnelle dans les pratiques de l'entreprise ou de l'institution concernée, l'organisation du lieu de travail ou les relations extérieures.

2. L'innovation et la DGA : l'innovation planifiée sera toujours nécessaire
a) La distinction entre innovation planifiée et innovation ouverte

Au sein du ministère des armées, et plus spécifiquement de la DGA, on distingue, on l'a vu, l'innovation planifiée adaptée au temps long et lent telle que la dissuasion nucléaire, le combat aérien futur, le prochain porte-avions, financée par les études amont, de l'innovation ouverte ou de rupture.

L'innovation planifiée permet de tester les orientations des futurs programmes d'armement déjà définis à ce stade. L'essentiel de l'action de la DGA est structurée autour de cette innovation planifiée déclinée en grands programmes d'armement. Ainsi, chaque programme d'armement est piloté par une équipe de projet. Autour du directeur de programme, elle réunit l'ensemble des compétences nécessaires à la conduite d'un projet complexe : architectes systèmes, experts techniques, spécialistes du management de projet, de la qualité et de la gestion des risques, acheteurs négociateurs, experts juridiques, financiers et comptables... Cette équipe est chargée d'assurer la cohérence entre les aspects opérationnels, techniques, financiers, calendaires et industriels d'un programme. Elle est responsable de l'atteinte des objectifs de performance, qualité, coûts et délais du programme.

Il a été fréquemment reproché à la DGA d'organiser la recherche amont en fonction des futurs programmes d'armement, avec pour conséquence la restriction de fait du champ des possibles . Si l'on sait déjà ce que l'on veut trouver, on ne cherche pas réellement en testant toutes les hypothèses ; on risque alors la « surprise technologique », celle contre laquelle les Américains ont organisé leur DARPA. Vos rapporteurs ont d'ailleurs constaté en Corée du Sud où ils se sont rendus du 25 au 28 mars dernier que le système coréen dans le domaine de la défense ne semblait pas aussi performant qu'attendu. Dans un pays régulièrement classé parmi les plus innovants de la planète depuis plusieurs années 18 ( * ) , la DAPA 19 ( * ) demande aux grands industriels de défense sud-coréens de « rechercher » des « nouvelles technologies » sud-coréennes qui sont de fait des technologies déjà existantes, dans un effort de rattrapage de la BITD sud-coréenne. Le budget de la DAPA permet de fait :

- d'acheter les matériels qui manquent à l'armée coréenne, notamment sur les étagères américaines, pour garantir l'interopérabilité avec l'allié indispensable et omniprésent dans ce secteur,

- de demander aux chaebols 20 ( * ) de faire aboutir des recherches dans des champs déterminés, avec des résultats attendus prédéterminés. La recherche est alors intégralement financée par le gouvernement mais doit être remboursée en cas d'échec. Ceci incite les chaebols à réaliser l'équipement demandé sans varier en aucune façon des spécifications extrêmement précises dictées par l'armée et transmises par la DAPA. Vos rapporteurs ont parfois eu la sensation que les armées faisaient, à l'occasion de salons de l'armement par exemple, la liste des armements ou équipements dont elles souhaitaient être équipées. Les comparaisons internationales tiendraient de fait lieu de programme de recherche dans une telle perspective, empêchant l'innovation réelle dans le domaine militaire en Corée du Sud.

La Corée du Sud :

un pays qui investit beaucoup dans sa défense, sans atteindre les succès qu'il connait dans le domaine civil en termes d'innovation de défense

Un marché tourné vers l'innovation

Les avantages du marché coréen sont les suivants : l'accès privilégié aux marchés asiatiques et américains, le niveau très élevé des infrastructures digitales (les connexions Internet et mobiles comptent parmi les plus rapides du monde), un niveau très élevé d'éducation (le paysage entrepreneurial est marqué par de nombreux doctorants entrepreneurs qui créent des technologies de pointe). Les secteurs en forte croissance sont les suivants : Big data, e-commerce, véhicules connectés autonomes, applications pour mobile, intelligence artificielle, e-marketing, réalité virtuelle et gaming.

En Corée du Sud, les principales innovations se font dans les grands groupes et ceux-ci collaborent finalement peu avec les entrepreneurs et les start-ups. Monopole, brutalité envers leurs sous-traitants et « cannibalisme de jeunes pousses », telles sont les pratiques de ces groupes qui s'avèrent dissuasives pour l'innovation.

Une politique active de soutien à l'innovation

L'innovation et la création de start-ups sont pourtant un axe économique prioritaire de la politique de la Corée du Sud, nommée 4 e Révolution technologique ou Creative Economy . L'objectif du gouvernement est de bâtir un écosystème pour soutenir les start-ups et intégrer le numérique dans les secteurs traditionnels, grâce à des dispositifs fiscaux ou la création de centres innovants, etc. Trois initiatives différentes ont ainsi été lancées depuis 2014 :

• le programme « Creative Economy » ;

• le programme « TIPS TOWN ». Le gouvernement coréen a mis en place des « Centres d'innovation de l'économie créative » dans chacun des 17 gouvernements locaux, sorte de base d'innovation régionale, qui soutient la croissance et l'expansion à l'étranger des petites et moyennes entreprises dans les domaines de spécialisation de l'industrie régionale. Ces centres s'inscrivent dans la volonté du gouvernement d'atténuer la domination des chaebols. Ce sont eux qui en financent les coûts de fonctionnement et qui y « apprennent » à collaborer avec les start-ups. Principalement tourné vers les entreprises technologiques, TIPS offre une incubation aux entrepreneurs qui souhaitent se développer à l'international, mais sont confrontés à des limites financières. Les entreprises peuvent recevoir jusqu'à 500 000 dollars en subventions de la Small and Medium Business Administration (SMBA) du pays ;

• et le programme « Start-up Campus » (incubateurs et accélérateurs dans les universités).

L'augmentation des budgets de défense

Le 11 janvier 2019, une augmentation des dépenses militaires sud-coréennes a été annoncée pour la période 2019-2023 avec une hausse annuelle estimée à 7,5 % alors que l'augmentation moyenne lors des dix dernières années est estimée à 4,9 %. Un montant de 241,9 Md$ (soit 270 000 Md de wons) doit être investi pendant les cinq prochaines années afin de doter les forces sud coréennes d'équipements modernes et de « bâtir des capacités indépendantes pour contrer les menaces » pouvant peser sur le pays. Le budget de la défense de la Corée du Sud passera de 46 700 Md de wons en 2019, soit 36,22 milliards d'euros à 61 800 Mds de wons, soit 47,9 milliards d'euros en 2023.

Ce plan de défense à moyen terme comprend le budget nécessaire à la « réforme de la défense 2.0 ». La Corée du Sud entend ainsi se doter de satellites militaires, de drones de surveillance à moyenne et haute altitude et de missiles guidés air-sol à longue portée.

L'innovation de défense en Corée du Sud

Le budget alloué à l'économie créative est conséquent avec 7,6 Mds de dollars en 2015, dont 2,7 Mds de dollars pour soutenir la création d'un écosystème favorable aux start-up. La Corée occupait ainsi, en 2014, le second rang des pays de l'OCDE, en montant de dépenses en R&D par rapport au PIB (4,29 %). Elle fait aussi partie des premiers marchés mondiaux des télécommunications et occupe le premier rang mondial en termes d'accès aux TIC selon l'UIT. L'écosystème des start-ups se développe rapidement et les initiatives se multiplient pour renforcer l'esprit d'entreprise et l'attractivité internationale. La scène entrepreneuriale est ainsi en pleine expansion avec 30 000 start-up répertoriées et des fonds multipliés par deux entre 2008 et 2014 (près de 11 Mds de dollars en 2014).

Le budget alloué à l'innovation de défense est facialement comparable à celui de la France mais il comprend d'importants coûts de fonctionnement.

Source : Medef et Auditions de vos rapporteurs en Corée du Sud

b) L'innovation planifiée : Science, recherche, technologie et innovation de défense

La DGA est bien loin d'un tel fonctionnement. À de nombreuses reprises, elle a su déterminer les orientations nécessaires à la préservation de la supériorité des armées françaises. Elle a ainsi anticipé à la fin des années 1990 l'importance du nitrure de gallium (GaN) pour la microélectronique, permettant dix ans plus tard d'équiper les avions Rafale d'antennes actives plus performantes que celles utilisant l'arséniure de gallium (AsGa).

Durant la précédente période de programmation militaire, elle mettait en oeuvre au sein du ministère l'innovation planifiée autrement appelée S&T pour Science, recherche, technologie et innovation de défense, présentée dans le document sur l'orientation de la S&T pour la période 2014-2019 21 ( * ) . La S&T recouvre à la fois les travaux dits d'« études amont » de défense et les activités menées sur subventions au sein d'organismes d'études (tels que l'ONERA, l'ISL, le CNES et le CEA), comme l'illustre le schéma suivant. La S&T fait partie d'un ensemble plus vaste d'activités, désigné sous l'appellation « Études de défense » également présenté dans le schéma suivant.

Source DGA, site www.ixarm.com

La S&T désigne l'ensemble des recherches et études appliquées rattachées à un besoin militaire prévisible en matière d'armement et contribuant à constituer, entretenir ou développer la base industrielle et technologique de défense (BITD) ainsi que l'expertise technique étatique nécessaires à la réalisation des opérations d'armement. Les travaux de S&T se situent ainsi en amont des opérations d'armement et préparent la réalisation des futurs systèmes de défense. Ils ont pour vocation de faire progresser le niveau de maturité des technologies jusqu'à ce que celles-ci puissent être reprises et voir leur mise au point achevée dans le cadre des opérations d'armement, avec un risque de développement jugé suffisamment maîtrisé. Les échéances d'application de la S&T se situent typiquement entre 2 et 15 ans. Les travaux de S&T conduits sur la période 2014-2019 ont ainsi vocation à traiter d'applications opérationnelles prévisibles jusqu'à l'horizon 2030.

c) La nécessité de préserver l'innovation planifiée

En réponse aux contradictions apparentes entre innovation ouverte permettant l'intégration et l'adaptation rapide de technologies et de produits issus du secteur civil et innovation planifiée, vouée aux grands programmes d'équipements sur des horizons temporels longs, vos rapporteurs estiment que les deux sont indispensables :

- les grands programmes d'armement peuvent présenter un intérêt civil nul 22 ( * ) , nécessiter un niveau de secret élevé, et un niveau d'investissement et d'acceptation du risque tel que les acteurs privés ne peuvent trouver de rentabilité à les assumer. Ces programmes peuvent aussi être à l'origine de briques technologiques fondamentales, susceptibles de constituer une plateforme portant tout un écosystème d'applications variées. Les exemples fameux du GPS et d'Internet ont déjà été évoqués ;

- l'innovation ouverte vise à s'approprier des technologies civiles existantes à des fins d'usages militaires, qu'il s'agisse d'apporter des réponses rapides à des besoins exprimés au niveau opérationnel, ou d'apporter des solutions dans le cadre des besoins découlant des grands programmes d'armement. Il est admis que ces innovations ouvertes sont principalement des combinaisons technologiques opérées à partir de briques issues d'anciens grands programmes de R&D 23 ( * ) .

Le processus d'innovation est donc cyclique. L'innovation planifiée alimente l'innovation ouverte qui correspond à l'adoption généralisée aux forts effets de rupture des technologies issues d'un long effort de R&D... la spécificité de l'ère numérique étant que ce cycle s'est accéléré.

Vos rapporteurs recommandent donc par conséquent :

- de ne pas sacrifier les efforts consentis en R&D et en innovation planifiée au développement nécessaire et urgent de l'innovation ouverte,

- de créer les conditions permettant d'augmenter la vitesse de transfert des technologies : à l'ère numérique ; le temps qui sépare le passage de la découverte scientifique à la mise sur le marché doit être réduit pour répondre aux besoins des armées et à l'évolution des menaces.

3. L'innovation priorité de la LPM : une volonté politique affirmée
a) Une politique qui met l'accent sur l'innovation de rupture

Il est donc nécessaire, d'une part, de conserver un mode planifié et étatique ou public de recherche pour certains domaines qui n'intéressent pas le secteur civil, et/ou nécessitent un fort niveau de secret, et/ou représentent un montant d'investissement et de risques qui en détournent les acteurs privés, et, d'autre part, d'y ajouter, plus encore que par le passé, un mode plus opportuniste pour capter l'innovation courte qui est hors ministère et hors écosystème de défense.

Le gouvernement a fait de l'innovation de rupture une priorité avec la création du conseil de l'innovation et un effort d'investissement annoncé à hauteur de 4,5 milliards d'euros sur la durée du quinquennat, dont 1,6 milliard d'euros de moyens nouveaux. Le fonds pour l'innovation et l'industrie (F2I) doit, selon le gouvernement, permettre l'émergence des champions de demain et apporter une réponse aux grands enjeux de demain.

À cela s'ajoute un plan Deep Tech qui est abondé à hauteur de 70 millions d'euros annuels sur la période, dont la gestion est confiée à BPI France. La Deep Tech désigne l'innovation de rupture à fort potentiel, tant sur le plan des progrès fondamentaux apportés pour l'humanité que sur celui de la valeur créée. Cette innovation est portée par les start-ups de la Deep Tech 24 ( * ) capables, malgré, ou grâce à, leur taille, leur âge et leur souplesse de créer des innovations de ruptures, rompant avec l'idée que les start-ups ne développeraient que de l'innovation ouverte, incrémentale, ne nécessitant pas d'investissements dans les niveaux les plus bas de l'échelle TRL.

Des mesures plus spécifiques ont également été annoncées dans le domaine de la recherche de défense.

b) L'innovation dans la LPM : une exécution à surveiller

Ainsi, la revue stratégique de défense et de sécurité nationale rendue le 11 octobre 2017 au Président de la République a mis l'accent sur la nécessité d'intégrer l'innovation pour faire face aux menaces asymétriques, au retour des États-puissances, à la multiplication des technologies permettant à des États ou à des acteurs non étatiques de mettre en place des zones de déni d'accès et à la course à la supériorité technologique. Il est recommandé de viser l'intégration de technologies civiles et de favoriser l'utilisation du numérique. De l'évolution des menaces se déduisent les besoins de préparation de l'avenir et d'évolution de l'écosystème de défense, dont la nécessaire prise en compte des start-up et PME 25 ( * ) .

La LPM pour les années 2019-2025 a pour 4 e objectif « innover pour faire face aux défis futurs » qui se décline en trois axes :

- un programme de transformation et de modernisation du ministère, autour de 14 chantiers de modernisation du ministère portant notamment sur la conduite des programmes d'équipement, le maintien en condition opérationnelle, l'innovation, la numérisation, l'organisation centrale et territoriale du ministère, les soutiens aux forces, etc. ;

- le renouvellement et l'accélération des grands programmes d'armement. La préparation des programmes d'armement futurs devrait bénéficier de 1,8 milliard d'euros en moyenne chaque année pour financer les études de conception de l'aviation de combat du futur, du char de combat du futur, et du successeur du Charles-de-Gaulle ;

- et l'augmentation des crédits pour la recherche, pour l'innovation. Le budget consacré aux études et à l'innovation devrait passer de 730 millions d'euros en 2018 à 1 milliard d'euros en 2022.

Votre commission sera particulièrement attentive au respect de ces objectifs. L'état des finances publiques, les difficultés récurrentes de financement des OPEX et de bouclage d'exécution budgétaire, le financement des mesures décidées dans le cadre du grand débat national, consécutives aux promesses faites aux gilets jaunes, et les prochaines échéances électorales font paraître très lointain et incertain un objectif d'augmentation à plus de trois ans.

D'ailleurs, dès 2018, lors du débat budgétaire, votre commission a fait part, de son inquiétude sur les crédits du programme 144, estimant que l'augmentation affichée pour 2019 pourrait être amoindrie de fait par les mauvaises conditions de la fin de gestion 2018. Les crédits prévus pour 2019 doivent en effet couvrir les dépenses obligatoires nées du report de charges du programme issu de l'exécution 2018, dont le chiffre est estimé à 202 millions d'euros.

À ce report de charges s'ajoutaient encore le poids de l'annulation annoncée par le gouvernement dans le PLFR de 20 millions d'euros, d'une part, et le fait que le reliquat des crédits mis en réserve pour 2018 n'était pas dégelé, d'autre part.

Vos rapporteurs recommandent donc par conséquent :

- de ne pas sacrifier les efforts consentis en PLF pour la recherche de défense aux difficultés d'exécution,

- de réduire autant que possible la proportion des crédits mis en réserve ou gelés. Le domaine de l'innovation se prête moins que l'achat d'équipement aux décisions de dépenses tardives. Ces mises en réserve risquent de conduire à l'amoindrissement de fait de l'effort d'innovation. Votre commission soutiendra le ministère des armées dans ses discussions avec Bercy en la matière. Ce sujet fera l'objet d'un suivi très attentif lors du débat sur le PLFR.

c) Un PLF 2019 satisfaisant, poursuivant l'effort de redressement engagé depuis 2016

Pour 2019, conformément aux orientations de la LPM, la consolidation des efforts dans le domaine de la recherche de défense pour 2019-2025, a donné lieu à :

- l'inscription de 1,08 milliard d'euros pour la recherche de défense (action 7 « Prospective de défense »), dont 758,5 millions d'euros pour les études amont 26 ( * ) , contre 762 millions d'euros inscrits en LPM. La hausse de 35 millions d'euros est donc inférieure de 3,5 millions d'euros aux annonces du gouvernement, dès la première année d'exécution ;

- l'augmentation de 181 millions d'euros du budget total consacré à la R&D de défense qui doit ainsi atteindre 4,857 milliards d'euros en 2019, soit une progression de 3,9 % .

Les deux tableaux suivants présentent l'évolution de ces crédits dans le temps. Le redressement est visible et continu depuis 2016.

Évolution des crédits de recherche de défense

(CP, en millions d'euros)

LFI 2014

LFI 2015

LFI 2016

LFI 2017

LFI 2018

PLF 2019

Études amont

745,0

738,9

706,5

720,4

723,2

758,5

R&T

866,7

863,7

834,5

850,7

854,8

887,4

Développements (prog. 146)

1 835,0

2 051,6

2 255,2

3 343,2

3117,0

3426,3

Total R&D

3 563,1

3 639,0

3 784,7

4 927,9

4675,8

4856,9

(Source : réponse du Gouvernement au questionnaire établi en application de l'article 49 de la LOLF)

Évolution des crédits de recherche de défense 27 ( * )

(CP, en millions d'euros)

LFI 2010

LFI 2011

LFI 2012

LFI 2013

LFI 2014

LFI 2015

LFI 2016

LFI 2017

LFI

2018

PLF

2019

TOTAL R&D

TOTAL Études de défense

TOTAL R&T

TOTAL EA

Études amont

653,2

645,2

633,2

747,9

745,0

738,9

706,5

720,4

723,2

758,5

653,2

645,2

633,2

747,9

745,0

738,9

706,5

720,4

723,2

758,5

Subventions de R&T

161,5

155,3

147,3

148,8

121,7

124,8

128,0

130,3

131,7

129,0

814,7

800,5

780,5

896,7

866,7

863,7

834,5

850,7

854,8

887,4

Recherche CEA

585,5

626,6

647,7

615,0

640,8

505,3

488,5

527,0

494,0

332,7*

EPS

3,5

4,2

4,5

4,7

5,8

5,5

5,5

5,6

8,8

9,1

EOTO

18,5

19,6

18,5

19,8

20,5

20,8

21,0

21,3

21,6

21,8

Recherche duale

200,0

196,9

192,9

192,2

192,9

192,1

180,1

180,1

179,5

179,5

1 620,1

1 647,9

1 644,0

1 728 ,4

1 728,0

1587,4

1529,5

1584,7

1558,8

1430,5

Développements (prog. 146)

1 948,5

1 629,6

1 800

1 550,0

1 835,1

2051,6

2255,2

3343,2

3117,0

3 426,3

3 568,6

3 277,5

3 444,0

3 278,4

3 563,1

3639,0

3784,7

4927,9

4675,8

4 856,9

* Ne tient pas compte de dépenses n'entrant plus, pour 2019, dans la catégorie des dépenses de R&D. La mise au format 2019 des données antérieures n'est pas disponible à ce stade.

Malgré les contraintes pesant sur ses finances publiques, la France consent un effort important. En 2019, si l'exécution est au rendez-vous des ambitions, la France resterait le pays d'Europe qui consacre le plus gros effort budgétaire à sa R&D de défense, soit 13,5 % du budget de la défense nationale hors pensions en 2019, contre 11,1 % en 2018. En annexe sont présentées des comparaisons de l'effort de R&T et de R&D de défense des principaux États européens et des États-Unis.


* 12 L'idéation consiste en un processus créatif de production, développement, et communication de nouvelles idées.

* 13 Selon le site de l'INSEE : « les travaux de recherche et développement ont été définis et codifiés par l'Organisation de Coopération et de Développement économiques (OCDE), chargée d'assurer la comparabilité des informations entre les pays membres de l'organisation (Manuel de Frascati, 2002).

Ils englobent les travaux de création entrepris de façon systématique en vue d'accroître la somme des connaissances, y compris la connaissance de l'homme, de la culture et de la société, ainsi que l'utilisation de cette somme de connaissances pour de nouvelles applications. Ils regroupent de façon exclusive les activités suivantes :- la recherche fondamentale (ces travaux sont entrepris soit par pur intérêt scientifique - recherche fondamentale libre -, soit pour apporter une contribution théorique à la résolution de problèmes techniques - recherche fondamentale orientée -) ; - la recherche appliquée (vise à discerner les applications possibles des résultats d'une recherche fondamentale ou à trouver des solutions nouvelles permettant d'atteindre un objectif déterminé choisi à l'avance) ; - le développement expérimental (fondé sur des connaissances obtenues par la recherche ou l'expérience pratique, est effectué - au moyen de prototype ou d'installations pilotes - en vue de lancer de nouveaux produits, d'établir de nouveaux procédés ou d'améliorer substantiellement ceux qui existent déjà. »

* 14 Cf. blog Stratégie de produits 101.

* 15 Conçue initialement par la NASA et l'ESA pour les projets spatiaux, cette échelle compte neuf échelons et permet d'évaluer le niveau de maturité d'une technologie jusqu'à son intégration dans un système complet ou son industrialisation. L'échelle des TRL a depuis été adoptée par de nombreux domaines, dont celui notamment de la défense, dans le même but principal de gestion du risque technologique dans les programmes, moyennant quelques adaptations minimes (remplacement de la notion d'espace par la notion d'environnement opérationnel).

* 16 Premier exemplaire construit d'un ensemble mécanique, d'un appareil, d'une machine et qui est destiné à en expérimenter en service les qualités en vue de la construction en série.

* 17 Dans sa troisième édition publiée en 2005.

* 18 La Corée du Sud a été classée à la première place de l'« Innovation Index » de Bloomberg en 2018, 2017, 2016, 2015 et 2014. Bloomberg établit ce classement en fonction de sept critères, dont le nombre de brevets déposés dans l'année, l'intensité en recherche et développement (R&D) ou encore la concentration de chercheurs. Entre 2017 et 2018, la France est passé du 11 au 9 e rang. En revanche, les États-Unis ne font plus, selon Bloomberg, partie des dix pays les plus innovants : de la 9 e place en 2017, ils sont tombés à la 11 e en 2018.

* 19 Présentée comme un DGA coréenne, la DAPA ne compte pas d'ingénieurs dans ses effectifs mais essentiellement des responsables administratifs et financiers, qui administrent en fait les programmes d'acquisition militaires sud-coréens.

* 20 Les Chaebols sont des conglomérats qui possèdent non seulement un véritable poids économique, les cinq principaux représentants environ 60 % du PIB national, mais également un poids politique. Les plus importants et connus sont : Samsung, Hyundai, LG Group, Groupe SK, POSCO, GS Group, et Lotte.

* 21 Publié par la DGA le 9 juillet 2015.

* 22 Un bon exemple de technologie strictement militaire est la furtivité radar.

* 23 Cédric Villani a récemment évoqué ce point : « On peut argumenter qu'en fonction des périodes et du contexte, le modèle d'innovation le plus efficace est plutôt écosystémique ou plutôt dirigé ; dans son fascinant ouvrage sur les Bell Labs, Jon Gerner analyse le passage du modèle dirigé des Bell Labs à celui, non dirigé, de la Silicon Valley. Il argumente que ce passage de flambeau, non souhaité, correspond à une transition vers une nouvelle époque, avec un changement de contexte et de valeurs. Aujourd'hui, l'histoire semble pencher plus du côté des écosystèmes ; mais il ne faut pas oublier que les ruptures radicales viennent plus souvent des grands systèmes de recherche. Les écosystèmes se chargent, dans leur contexte compétitif et inventif, de mettre au point les détails, de trouver les façons de mettre les choses en oeuvre, de réaliser l'interface avec la société humaine. »

* 24 Le terme désigne à la fois l'innovation de rupture portée par les start-up et ces start-up. Selon BPI : « Il y a la tech et la deep tech. Tout le monde connaît la première. C'est Uber, par exemple, qui a révolutionné le monde du partage avec son offre de voitures avec chauffeurs, mais en s'appuyant en fait sur une technologie existante, les plateformes. La deep tech, en revanche, c'est bien autre chose. Il s'agit, pour les start-up engagées dans ce domaine, de repousser les frontières technologiques, grâce à des avancées scientifiques qui créeront de véritables ruptures. Une nouvelle technique pour lutter contre le cancer ou le changement climatique, par exemple. Dans les PME comme dans les grands groupes, de la conception à la fabrication de produits, de la gestion à la maintenance, tout pourrait changer... Et tous les domaines sont concernés. » ( https://www.bpifrance.fr /A-la-une/ Actualites/ Innovation -la -deep -tech -promet -des- changements -profonds -35589)

* 25 Confère le plan Deep Tech, ci-dessus.

* 26 Soit 51 % de l'ensemble des CP prévus pour le programme 144.

* 27 Pour mémoire :

« recherche et technologie » (R&T), agrégat composé du budget des études amont et des subventions aux écoles relevant de la tutelle de la DGA, que retrace la sous-action 7-4 du programme 144 ;

« recherche et développement » (R&D), agrégat composé de l'agrégat R&T précité, des autres études de défense (études prospectives et stratégiques [EPS], études à caractère opérationnel et technico-opérationnel [EOTO], crédits de recherche de la direction des application militaires [DAM] du CEA et crédits de recherche duale du CNES et du CEA) et des crédits de développement des programmes d'armement retracés, au plan budgétaire, par le programme 146 « Équipement des forces ».

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