La délégation à la prospective a confié fin 2018 à Pierre-Yves Collombat un travail d'actualisation de son rapport de février 2017 consacré à la crise financière (rapport n°393 (2016-2017) « Une crise en quête de fin - Quand l'Histoire bégaie »).

Au cours de sa réunion du 14 novembre 2019, la délégation à la prospective a examiné ce travail d'actualisation. Elle a autorisé la publication, d'une part, des travaux de la délégation (tome I du présent rapport), d'autre part, de la position personnelle du rapporteur (tome II).

Travaux en délégation

I. AUDITION DE M. SÉBASTIEN JEAN, DIRECTEUR DU CENTRE D'ÉTUDES PROSPECTIVES ET D'INFORMATIONS INTERNATIONALES (CEPII)

Jeudi 13 décembre 2018

M. Roger Karoutchi, président . - Monsieur Sébastien Jean, que nous avons le plaisir de recevoir ce matin, est directeur du Centre d'études prospectives et d'informations internationales (CEPII), titulaire d'une thèse de doctorat en sciences économiques de l'Université de Paris I et ingénieur de l'École Centrale de Paris. Il a rédigé en juillet dernier une note, publiée par le conseil d'analyse économique, intitulée : « Avis de tempête sur le commerce international : quelle stratégie pour l'Europe ? » et c'est à ce sujet que nous l'entendons aujourd'hui.

M. Sébastien Jean, directeur du Centre d'études prospectives et d'informations internationales (CEPII) . - La note à laquelle vous faites référence s'appuie sur une hypothèse de départ, selon laquelle les bouleversements récents du commerce international obligent à une remise à plat de la façon dont on considère la question et les réponses à y apporter, en particulier, en ce qui concerne la bonne stratégie pour l'Europe.

Pour résumer à grands traits la note, je dirai que nous - Philippe Martin, André Sapir et moi-même - avons tout d'abord tenté d'analyser l'impact de la mondialisation commerciale en termes de bouleversements sociaux et économiques internes.

À cet égard, nous considérons que l'ouverture commerciale depuis une trentaine d'années n'est pas la cause, du moins pas la cause principale, des bouleversements sociaux majeurs et en particulier de la montée des populismes partout en Europe, que nous attribuons plutôt à une incapacité à apporter des bonnes réponses.

Pour autant, nous considérons que les impacts sociaux de l'ouverture commerciale - notamment en termes d'accélération du changement structurel - appellent des réponses de l'État.

Deuxièmement, nous faisons le constat qu'il résulte de l'accélération récente de vives tensions commerciales une forte incertitude, qui agit principalement sur les décisions des entreprises. Ces tensions sont un puissant facteur de déstabilisation, empêchant les entreprises de prendre des mesures de long terme, qui freinent ou différent les investissements.

Pour l'instant, les effets ne s'en sont pas encore fait sentir, mais ceci s'explique en grande partie par les mesures de relance fiscale, puisque les gouvernements américain et chinois ont décidé de contrebalancer l'impact frontal du choc commercial par des politiques internes de relance macroéconomique conjoncturelles.

En Europe, depuis le printemps dernier, les enquêtes de conjoncture montrent que le climat des affaires souffre passablement de ces incertitudes commerciales et ceci surtout en Allemagne, dont l'économie est fortement dépendante des exportations, mais aussi en France.

Face à ce constat, nous prévenons qu'une guerre commerciale généralisée pourrait coûter très cher à l'Europe. Si les petits pays, plus dépendants du commerce extérieur, étaient plus impactés, nos simulations montrent que cet affrontement commercial pourrait coûter aux autres pays entre 3 à 4 points de PIB, c'est-à-dire avoir un impact proche de celui de la crise financière de 2008-2009.

La sortie d'un cadre coopératif pourrait se traduire par une augmentation sensible des droits de douane, qui pourrait aller au-delà de 25 %, niveau estimé comme un seuil, ce que les précédentes crises ont prouvé - notamment celle des années 30, mais aussi plus récemment la crise commerciale entre les États-Unis et la Chine.

La situation de l'Europe est certes spécifique dans l'échiquier mondial, puisque, union commerciale d'États, l'Europe est plus forte commercialement que politiquement et n'a donc aucun intérêt à sortir du principe multilatéral.

À notre sens, la priorité de l'Europe doit être la sauvegarde du système commercial multilatéral, basé sur des règles établies en commun, et formalisé par des traités, actuellement celui de l'OMC, que les États s'attachent à appliquer, même imparfaitement.

Pour autant, tel qu'il existe actuellement, ce système doit faire face à une nouvelle donne liée à la place de la Chine, devenue première puissance industrielle et commerciale mondiale, ce qui n'était pas le cas au moment de son entrée dans l'OMC.

À cette époque-là, l'intégration de la Chine s'était faite avec l'espoir d'une convergence sociale et normative future. Or, aujourd'hui, l'économie chinoise, fortement subventionnée par l'État, ne semble pas en voie d'évolution et représente donc une menace majeure de concurrence déloyale.

Aussi, il ne faudrait pas que ce qui s'est passé dans les années 2000 pour les panneaux voltaïques se reproduisent dans d'autres secteurs : l'automobile, l'aéronautique, la robotique, etc., autant de secteurs encore fortement subventionnés par l'État chinois. C'est le défi majeur pour l'Europe.

Face à cette menace, les États-Unis adoptent une position agressive, qui consiste à vouloir casser le développement de l'économie chinoise, ce qui nous semble ni possible ni surtout souhaitable.

Pour notre part, nous considérons qu'il vaudrait mieux envisager une réforme de l'OMC, visant à faire en sorte que le développement de l'industrie chinoise ne se fasse pas au détriment de la nôtre : l'industrie européenne ne doit pas être la variable d'ajustement des choix de politique industrielle chinois.

Afin de pouvoir envisager le rétablissement de la possibilité d'une concurrence libre et non faussée, nous appelons donc à la renégociation, au sein de l'OMC : des règles entourant le régime des subventions industrielles ; de la réponse au transfert forcé de technologie industrielle.

À ce sujet, nous considérons que l'enjeu réside moins dans la bataille autour des droits de propriété intellectuelle - la Chine ayant bien compris l'intérêt d'évoluer vers une économie de l'innovation - que de faire cesser, d'une part, le cyber espionnage industriel, d'autre part et surtout, la conditionnalité de l'accès au marché chinois.

Je vous rappelle qu'à l'heure actuelle, la Chine continue de conditionner l'accès des produits étrangers à son marché, en imposant par exemple des plafonds de participation dans ses propres entreprise nationales, ou encore en conditionnant la vente directe à la cession des droits de propriété intellectuelle.

Les freins sont donc moins réglementaires que pratiques, dans la mise en oeuvre des ventes, ce qui est plus difficile à faire évoluer.

Je termine sur l'utilité des accords de libre-échange dans ce contexte.

Si le but premier d'un accord de libre-échange est l'efficacité de l'allocation des ressources, et donc la croissance et l'innovation, on ne peut plus attendre aujourd'hui de ces traités le type de gain qu'on pouvait attendre dans les années 1960, années au cours desquelles l'Europe avait besoin de concurrence extérieure.

Aujourd'hui, la réflexion européenne sur l'opportunité de nouer des accords de libre-échange doit envisager toutes les externalités - sociales et environnementales notamment - induites.

D'autre part, elle doit nécessairement s'inscrire dans le contexte d'incertitude que j'ai décrit précédemment. C'est typiquement le cas de l'accord que nous sommes en train de nouer avec le Japon, qui est aussi une garantie d'alliance stratégique notamment face aux États-Unis.

Comment, enfin, rendre contraignantes les clauses non commerciales, sociales ou environnementales, au sein des accords commerciaux ?

Tant que la sanction du non-respect des clauses reste basée sur la preuve de l'existence d'un préjudice, il sera très difficile de faire respecter un engagement social : à titre d'exemple, comment prouver qu'une entrave au droit syndical au Guatemala aura des conséquences concrètes sur l'industrie américaine ?

Si le non-respect d'un engagement social ou environnemental ne se traduit pas par une sanction commerciale, il restera au stade de voeu. C'est cette logique qui a été retenue dans le cadre du partenariat Transpacifique, en liant les droits préférentiels de l'industrie textile vietnamienne pour entrer sur le marché nord-américain à l'évolution de la liberté syndicale dans ce pays.

C'est également l'esprit qui a présidé aux négociations commerciales franco-japonaises sur l'industrie automobile.

Un accord commercial peut donc tout à fait être un instrument de politique étrangère, utilisé à d'autres fins que le développement de la croissance, je pense notamment au cadre des négociations de l'Accord de Paris sur le climat.

M. Roger Karoutchi, président . - Tout cela a l'air très policé, mais, dans la réalité, on a l'impression que ce sont les pays les moins policés qui ont le dernier mot. Regardez le Président américain Donald Trump. Il est unanimement condamné, et malgré cela, il obtient toutes les concessions commerciales qu'il souhaite. Tout se passe comme si seuls les petits pays, parce que cela les protège, avaient un intérêt à respecter les accords commerciaux ; pendant que les « grands » les foulent au pied !

Le rapport de force n'est-il pas devenu un élément-clé dans les négociations commerciales ?

M. Pierre-Yves Collombat . - Vous nous alertez sur l'impact social des tensions commerciales et je partage totalement avec vous cette idée ! Elles vont venir s'ajouter aux tensions que traverse déjà notre société.

Mais cela ne date pas d'hier. Déjà l'émissaire américain du Président Wilson expliquait aux Européens, au moment du renoncement aux accords de Bretton Woods que « le dollar, c'est notre monnaie, c'est votre problème ».

Alors pourquoi les Américains ont-ils mis fin au système alors qu'ils en étaient les principaux bénéficiaires ?

Cela ne signifie-t-il pas que ce système libéral induit des effets pervers, même chez ceux qui en sont les principaux bénéficiaires ?

Aujourd'hui, les Américains continuent à fabriquer la monnaie qui leur permet d'acheter tout, y compris les entreprises des autres pays, ce qui nécessite de réfléchir au rôle du dollar à l'intérieur de ce système.

Je voudrais également attirer votre attention sur le rôle des multinationales, qui sont devenues les principaux acteurs du commerce international.

Tout se passe aujourd'hui comme si ces multinationales, à travers leurs filiales, étaient devenues maîtres du trafic, jouant des paradis fiscaux et intentant des procès aux États quand ils leur imposent des règles de bonne conduite.

Vous parlez d'effets collatéraux et d'externalités négatives, notamment sociales et environnementales, mais ce système n'est-il pas structurellement pervers ?

Je ne me ferai pas le chantre du protectionnisme, mais je constate qu'à chaque fois que les Européens ont essayé d'imposer la clause de préférence européenne, les Américains ont répondu par un accord de libre-échange, comme si le libre-échange était devenu un sacro-saint intouchable.

Qu'est-ce que cela signifie ? Et pourquoi, selon vous, Donald Trump a-t-il gagné les élections sur cette thématique ?

M. Serge Babary . - Ne trouvez-vous pas qu'il y a un paradoxe à parler d'harmonisation et de rapprochement au niveau mondial, quand, au sein même de la zone européenne, il n'existe pas entre les pays de l'Union d'harmonisation des règles fiscales, sociales, environnementales et même normatives ?

Quand on sait les conséquences dommageables de cette situation pour les producteurs qui échangent sur le marché intra-européen, cette première étape n'est-elle pas un préalable, avant même de parler d'influencer la liberté syndicale dans des pays d'autres zones ou d'apaiser les relations internationales ?

Mme Marie Mercier . - Vous parliez d'incertitude et cela m'a fait penser à cette phrase : « le problème de notre temps, c'est que l'avenir n'est plus ce qu'il a été ». Ce que je veux dire, c'est que l'avenir est par essence incertain et que le passé seul est fixe. Pour revenir à notre sujet, je vois mal les Européens aller voir les Chinois et leur demander poliment de cesser de nous espionner.

M. Yannick Vaugrenard . - Il y a vingt ans, on se demandait « quand la Chine s'éveillera ? », aujourd'hui on se demande « quand la Chine s'arrêtera ? ».

Le compte-rendu qu'a fait la commission des affaires étrangères de son déplacement en Chine est, à cet égard, saisissant. L'influence de la Chine, en particulier en Afrique, devient extraordinairement importante. La multiplication des échanges commerciaux mondiaux en yuan chinois et la convertibilité récente du yuan en or est en train de bouleverser la donne financière du commerce international.

Face à ce nouveau rapport de force, l'Europe doit se poser les bonnes questions et l'idée d'une Europe évolutive, qui avancerait par cercles concentriques, devient assez incontournable. Nous l'avons fait pour la monnaie. Ne serait-ce pas le moment de le faire aussi pour nos règles fiscales et commerciales ?

Car les Chinois sont en train d'acquérir les ports africains, sous couvert de garantie de prêt. Ce sont les nouvelles routes de la soie !

Il me paraît donc urgent de faire évoluer notre stratégie d'alliances, en faisant entrer la Chine, mais aussi l'Inde parmi nos partenaires, à défaut de quoi nous serons bientôt dépassés !

M. Roger Karoutchi, président . - Pour aller dans votre sens, j'ajoute qu'il y a quelques jours, le Gouvernement chinois a protesté sur le fait que la France possède encore des marchés privilégiés en Afrique, au titre de ses anciens liens coloniaux !

M. Yannick Vaugrenard . - Vous évoquiez, par ailleurs, la nécessité de réformer l'OMC. Comment se fait-il que cette organisation puisse accepter des États qui ne respectent pas les normes sociales minimales ? Vous paraît-il possible de rendre le respect de ces clauses conditionnelles à l'entrée et au bénéfice des garanties de l'OMC ?

Mme Michèle Vullien . - Il me semble que l'avancée de la Chine est d'autant plus inquiétante que les Chinois avancent masqués.

On assiste néanmoins à un réinvestissement sur les produits de qualité. La réindustrialisation de l'Europe ne passe-t-elle pas par la bataille de la qualité ?

M. Sébastien Jean . - Je suis entièrement d'accord avec vos réflexions sur le manque d'harmonisation en Europe. La règle de l'unanimité empêche les avancées sur ce point, et on pourrait en dire tout autant du secteur des services par exemple, ce qui fait qu'on n'a pas d'Amazon européen. C'est un handicap majeur.

Que le commerce soit devenu un élément central du débat politique aux États-Unis, c'est indéniable et cela tient au fait que les Américains cherchent à avoir toujours plus de protection, sans augmenter pour autant la place de l'État dans l'économie.

Or, les États-Unis ont échoué à s'ajuster au système dont ils ont été les architectes, puisqu'ils ont en même temps organisé le choc concurrentiel, en mettant fin au système de Bretton Woods, et démantelé leur système de protection sociale. Le résultat, largement commenté depuis, est la baisse structurelle des salaires depuis presque 35 ans.

Ceci s'ajoute au déficit structurel de la balance commerciale, puisque les États-Unis vivent avec un déficit dont ils n'assument pas les conséquences : le monde entier continue de se procurer du dollar par d'autres moyens. Si ce déficit n'a donc pas de conséquence monétaire, en revanche il pèse sur l'outil de production et entraîne une désindustrialisation dont les conséquences sociales et territoriales sont fortes.

Que les relations commerciales ne soient pas un jeu d'enfants, c'est certain et encore on ne voit que la partie immergée de l'iceberg ! Mais l'OMC a le mérite d'exister et quelle autre règle serait viable sinon ? Il faut être réaliste. En l'absence d'un système de règlement des différends entre États, au niveau international, c'est la canonnière !

Il faut bien être conscient qu'une sortie de ce système pourrait être dommageable pour tous : nous en avons la préfiguration avec la politique de Donald Trump.

Le rapport de force a prévalu lors de l'établissement de l'OMC. Dès le départ, les États-Unis ont imposé ce qui les arrangeait. La véritable question est : à quelle fin les États-Unis utilisent-ils cette puissance ? Ce qui pose problème, c'est que l'administration de Donald Trump reste floue et incohérente. Car empiler des droits de douane n'a jamais permis de réduire un déficit commercial, qui reste un curseur macroéconomique du différentiel entre la consommation et la production intérieure. Aujourd'hui, le déficit commercial américain atteint des sommets, non pas à cause de la politique commerciale, mais à cause des mesures fiscales.

La logique sous-jacente de ces mesures américaines tient dans la concurrence stratégique avec la Chine.

L'appareil politique et industriel américain est arc-bouté contre la Chine, désignée comme le concurrent majeur : on retrouve cette rhétorique de la peur dans les discours des conseillers politiques du président Trump.

Les États-Unis vont-ils arriver à faire réformer la Chine ? C'est l'étalon de la réussite du mandat de Donald Trump.

L'Europe, le Japon et les États-Unis, s'ils s'allient pragmatiquement, ont les moyens d'obtenir des réformes. L'alliance me parait être une méthode beaucoup plus puissante que la menace.

Dans cette bataille, les outils existent : l'examen minutieux des investissements étrangers directs en Europe, et à cet égard, la mise en place d'un comité européen est en cours ; plus de réciprocité dans l'accès aux marchés publics ; les accords de libre-échange, même si leur mise en oeuvre est compliquée ; les instruments de défense commerciale, notamment contre le dumping et les subventions, qui doivent être utilisés de manière plus réactive et plus ciblée.

Il n'existe donc pas de solution miracle, mais nous avons à notre portée des instruments, qu'il faut utiliser.

Vous évoquiez l'influence du yuan, pour l'instant, ce n'est pas flagrant. À mon avis, tant que l'économie chinoise restera surinvestie par la régulation étatique, le yuan ne sera pas un concurrent possible au dollar, qui reste la monnaie reine dans les échanges. Commercer dans une autre monnaie que le dollar, coûte plus cher. Il n'y a donc pas d'autre alternative pour l'instant.

Il n'en reste pas moins que nous sommes à l'orée d'une période nouvelle, dont personne ne pourra prédire ce qu'elle sera, mais dont je pense qu'elle sera pire encore après Trump.

La position de l'appareil de défense et de renseignement américain est encore plus agressive que celle du président Trump, dont les tweets restent acceptables au regard du discours du 4 octobre du vice-président Mike Pence, qui a montré toute la combativité de l'appareil américain.

Raison de plus pour nous, Européens, de trouver une voie négociée.

M. Roger Karoutchi, président . - Je vous remercie.

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