COMPTE RENDU DE LA TABLE RONDE N° 1

LE TRÈS HAUT DÉBIT FIXE : VERS UNE RÉELLE COUVERTURE DES TERRITOIRES ?

Participent à cette table ronde :

- M. Sébastien Soriano, président de l'Agence de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) ;

- M. Laurent Rojey, directeur de l'Agence du Numérique ;

- M. Etienne Dugas, président fondateur d'InfraNum ;

- M. Gilles Quinquenel, président de Saint-Lô Agglomération, membre du Conseil d'orientation de l'Assemblée des communautés de France (AdCF) ;

- M. Jean-Jacques Lasserre, président du département des Pyrénées-Atlantiques, représentant de l'Association des départements de France (ADF) ;

- M. Patrick Molinoz, vice-président en charge du numérique de la région Bourgogne Franche-Comté, représentant de Régions de France.

Cette table ronde est présidée par Patrick Chaize, sénateur de l'Ain, président du groupe d'études « Numérique » du Sénat, vice-président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable.

M. Patrick Chaize, sénateur de l'Ain, président du groupe d'études « Numérique » du Sénat, vice-président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable . - Je tiens tout d'abord à remercier le Président du Sénat, Gérard Larcher, dont la présence marque l'importance pour le Sénat des enjeux liés à la couverture numérique des territoires.

Le thème de cette première table ronde, l'accès au très haut débit pour tous, constitue un enjeu majeur d'aménagement du territoire. Indispensable au maintien des activités économiques, l'accès au réseau constitue une condition sine qua non de la survie de nos territoires. En cela, un peu de notre pacte républicain est en jeu. Pourtant, bien qu'il soit pensé comme un formidable moteur de connexion et de rapprochement, le digital a parfois constitué un facteur de division, les fractures numériques ayant alimenté les fractures territoriales dont souffre notre pays. Le plan France très haut débit (PFTHD), lancé en 2013, devait contribuer à résorber ces fractures, tant au regard de ces objectifs - soit une couverture intégrale de la population en très haut débit d'ici fin 2022, dont 80 % en fibre optique jusqu'au domicile - que de ses moyens. Ces derniers se déclinaient en un plan d'investissements de 20 milliards d'euros, dont 14 milliards pour le développement des réseaux d'initiative publique et plus de 3,3 milliards de soutien de l'État à ces réseaux publics via un « guichet » France très haut débit.

La commission de l'aménagement du territoire et du développement durable du Sénat s'est très rapidement intéressée au respect de la trajectoire du PFTHD. Les rapports d'information de 2015 et de 2017 avaient fait le constat d'une amélioration de la situation, grâce à l'initiative privée et à la très forte mobilisation des collectivités territoriales, qui ont permis le lancement effectif de nombreux réseaux d'initiative publique. L'objectif intermédiaire d'une couverture de 50 % de la population en très haut débit en 2017 avait été atteint par un mix technologique privilégiant le recours à la fibre optique jusqu'à l'utilisateur. Ces mêmes rapports avaient cependant enjoint le Gouvernement à tenir le cap, des doutes importants subsistant quant à la capacité à atteindre les objectifs fixés, notamment en zones d'initiative privée et peu denses.

Les travaux avaient également pointé le caractère très disparate de la desserte en fibre optique sur le territoire. En effet, si selon la trajectoire actuelle, en 2025, environ deux tiers des départements français devraient bénéficier d'une desserte FttH ( Fiber to the Home , Fibre optique jusqu'au domicile) quasi intégrale de leur territoire, dans certains départements, cette couverture n'atteindrait que les 30 %. Ce constat avait poussé la commission à prolonger ses missions de contrôle par des travaux législatifs, notamment lors de la loi ELAN du 23 novembre 2018 qui a réformé le régime de sanction de l'Arcep, afin d'assurer la conformité du déploiement des réseaux aux objectifs dans les zones d'initiative privée. C'est également la raison pour laquelle le Sénat s'était inquiété de la fermeture du « guichet » France très haut débit fin 2017, qui menaçait le déploiement des réseaux d'initiative publique et, par là même, l'atteinte des objectifs du plan. L'annonce de sa réouverture en octobre dernier constitue un soulagement relatif, la somme de 140 millions d'euros promise par le Gouvernement semblant insuffisante pour assurer le succès du PFTHD.

Alors que l'échéance de 2022 fixée par le plan se rapproche à grands pas, et que le Parlement est actuellement saisi du projet de loi de finances pour 2020 qui déterminera les moyens du PFTHD pour l'exercice à venir, un état des lieux du déploiement des réseaux fixes semble indispensable. Pour nous aider à mieux saisir l'avancée des déploiements dans les territoires, nous avons le plaisir d'accueillir Sébastien Soriano, président de l'Arcep, Laurent Rojey, directeur de l'Agence du Numérique, Gilles Quinquenel, président de Saint-Lô Agglomération, membre du Conseil d'orientation de l'AdCF, Jean-Jacques Lasserre, président du département des Pyrénées-Atlantiques, représentant de l'ADF, Patrick Molinoz, vice-président en charge du numérique de la région Bourgogne Franche-Comté, représentant de Régions de France et Etienne Dugas, président d'InfraNum. Je tiens à les remercier pour leur participation à cette table ronde.

A. RYTHME DE DÉPLOIEMENT DU « BON » HAUT DÉBIT ET DU TRÈS HAUT DÉBIT

M. Patrick Chaize . - Je propose tout d'abord d'aborder le rythme du déploiement du « bon » haut débit et du très haut débit sur notre territoire depuis le lancement du PFTHD il y a six ans. Sébastien Soriano, où en sommes-nous aujourd'hui, aussi bien en matière de taux de couverture que de mix technologique utilisé ?

M. Sébastien Soriano, président de l'Arcep . - Je suis ravi d'être aujourd'hui parmi vous. Je connais votre exigence. Je resterai, par conséquent toujours à l'écoute de vos critiques, et m'efforcerai, autant que possible, d'y apporter des solutions.

Nous constatons tout d'abord une mobilisation sans précédent au niveau macroscopique. Les opérateurs publics comme privés investissent en effet massivement dans les infrastructures. Ces investissements représentent près de 10 milliards d'euros par an, soit une hausse de 40 % en quatre ans. Le secteur des télécoms répond ainsi à l'exigence de notre pays d'être doté de structures compétitives. Il ne me semble cependant pas possible que cette somme augmente significativement dans les années à venir. Je crois en effet que nous atteignons un certain palier, qui correspond à une contrainte tant économique qu'opérationnelle. Le chiffre d'affaires du secteur atteint 40 milliards d'euros par an. Un quart en est par conséquent mobilisé en investissements, ce qui est colossal. En effet, dans le reste du monde, et par exemple aux États-Unis, le taux d'investissement est davantage de 15 % à 20 %.

Cette offre est-elle au niveau des exigences de la demande ? En ce qui concerne la fibre optique, le niveau d'investissement est comparable à celui du plan téléphonique (plan DeltaLP) des années 1970 et 1980. L'administration d'État déployait alors un réseau avec des servitudes sur le domaine privé, et 4 millions de lignes étaient créées chaque année au maximum. Il n'est, dès lors, pas possible d'exiger des efforts très supérieurs. L'Arcep est ainsi satisfaite de l'ordre de grandeur de la mobilisation, qui nous met globalement sur la trajectoire fixée par les objectifs gouvernementaux. Le régulateur doit assurer un contrôle, et nous serons par conséquent attentifs au respect des engagements, mais je me veux rassurant.

M. Laurent Rojey, directeur de l'Agence du Numérique . - Mon propos s'inscrira dans le prolongement de celui de Sébastien Soriano. Nous observons pour notre part une très forte dynamique, en particulier dans le déploiement de la fibre optique. Le PFTHD prévoit l'accès de l'ensemble des Français au « bon » haut débit en 2020, et au très haut débit en 2022. L'ampleur du déploiement de la fibre optique est sans précédent, puisque plus de 4 millions de lignes FttH auront été installées cette année. Cette dynamique est portée à la fois par le secteur privé dans les zones denses ou relativement denses du territoire, et par l'initiative publique dans celles plus reculées, où il est nécessaire d'avoir des réseaux d'initiative publique pour assurer la couverture du territoire. Ces deux volets ont ainsi connu une véritable accélération.

Les conditions économiques de déploiement se sont également significativement améliorées depuis trois ans, ce qui permet une mobilisation de subventions publiques moins importante qu'anticipée. Nous sommes en ligne avec les objectifs 2020, bien que nous demeurions vigilants. Par conséquent, nous travaillons étroitement avec les collectivités territoriales et les réseaux d'initiative publique pour nous assurer du bon déroulé opérationnel de ces travaux. Les 3,3 milliards d'euros mobilisés pour le PFTHD nous permettront d'aller plus loin. Ainsi, dans les trois quarts des départements, nous sommes déjà dans une perspective de généralisation de la fibre optique. Par ailleurs, le Gouvernement accompagnera les départements restants dans l'atteinte de ces objectifs via le « guichet » France très haut débit.

M. Patrick Chaize . - Etienne Dugas, quelle est la vision des industriels concernant le rythme du déploiement du très haut débit ?

M. Etienne Dugas, président fondateur d'InfraNum . - Il était difficile d'imaginer, il y a une dizaine d'années, que nous aurions été capables de déployer plus de quatre millions de prises sur un seul exercice. Or cet objectif est désormais acquis pour l'année 2019. Cette performance est le résultat des importants efforts consentis par l'ensemble des industriels du secteur. Nous avons dû notamment investir dans des usines, mais également dans l'emploi et la formation. Plus de 6 400 personnes seront embauchées en 2019. Un pic sera atteint en 2021 ou 2022, puisque nous serons alors plus de 30 000 à travailler sur le PFTHD. L'objectif fixé par le Gouvernement de 80 % de prises FttH en 2022 sera atteint. En effet, plus de quatre millions de prises ont été installées en 2019, et 4,5 millions le seront vraisemblablement l'année prochaine.

S'agissant du « bon » haut débit, nous avons mené avec l'Arcep un important travail en matière de mix technologique. De nombreuses collectivités territoriales ont ainsi pu obtenir des licences permettant le très haut débit (THD) radio. Nous pourrons donc atteindre l'objectif de « bon » haut débit pour tous en 2020 fixé par le plan. Ces chiffres sont présentés dans l'Observatoire et dans le cadre du TRIP de printemps de l'Avicca. Nous nous pencherons plus particulièrement sur la commercialisation de ces prises FttH l'année prochaine, notamment sur les réseaux d'initiative publique. Enfin, je préside l' European Local Fiber Alliance , qui regroupe les opérateurs en fibre optique au niveau européen. Je peux ainsi témoigner de la stupéfaction de nos partenaires au regard de la mise en place réussie, en France, de ces 4 millions de prises sur l'année 2019.

M. Patrick Chaize . - Je retiens de vos interventions l'optimisme quant à la mise en oeuvre du PFTHD. Je laisse maintenant la parole à Gilles Quinquenel, pour qu'il nous fasse part de son regard depuis les territoires.

M. Gilles Quinquenel, président de Saint-Lô Agglomération, membre du Conseil d'orientation de l'AdCF . - J'interviens ici en tant que représentant de l'Assemblée des communautés de France, mais également en tant que maire d'une commune du département de la Manche. Les chiffres du déploiement parlent d'eux-mêmes. Depuis quelques années, nous constatons une véritable accélération, tant du côté privé que public. Pour autant, en interrogeant des élus, des citoyens, ou des entreprises, nous constatons un décalage entre les annonces faites et le ressenti des populations. Cet écart s'explique par la complexification de ces questions. Le sujet apparaît trop technique pour certains de nos concitoyens, alors même qu'il s'agit, comme l'a rappelé Gérard Larcher, d'un enjeu démocratique essentiel. Ainsi, un mouvement tel que celui des Gilets Jaunes prend également racine dans cette perception d'insuffisance dans le déploiement des couvertures optiques fixe et mobile. Il existe de plus de vraies disparités territoriales dans l'accès à ces services. Les populations apparaissent dès lors malgré tout insatisfaites.

Je ne sais pas si les objectifs seront atteints aux dates fixées. Cela n'est du reste pas si grave, car ces investissements sont de long terme. Cependant, les citoyens ne sont pas dupes. Le déploiement n'en est encore qu'à ses débuts dans de nombreuses communes, et il reste par conséquent du chemin à parcourir.

L'objectif du « bon » débit sera ainsi vraisemblablement tenu, mais je conserve des doutes quant à celui du très haut débit. Les efforts des acteurs tant publics que privés doivent ainsi porter prioritairement sur la réussite de celui-ci. Il convient impérativement d'éviter ce que j'appellerai le « haut débit des villes », et le « bas débit des champs ». Le développement des services apparaît en effet essentiel, et il exige le très haut débit. Dans cette perspective, le territoire national ne doit pas être morcelé. Il est ainsi nécessaire que nous nous mobilisions collectivement pour réussir ce déploiement dans les plus brefs délais. L'aspect financier de la question n'est cependant pas le seul concerné, bien qu'il apparaisse essentiel. En tout état de cause, il demeure aujourd'hui encore trop de différenciations territoriales.

M. Jean-Jacques Lasserre, président du département des Pyrénées-Atlantiques, représentant de l'ADF . - En tant que représentant et président d'un département, il me semble important de constater que l'objectif sera probablement atteint. Le déploiement de 4 millions de lignes pour 2019 constitue une vraie performance. Il faut pour cela saluer le rôle de l'État, des collectivités territoriales, ainsi que des acteurs privés. Néanmoins, la France apparaît comme une mosaïque d'initiatives territoriales différentes. Il existe ainsi des projets départementaux, des projets portés par des départements associés, ainsi que des projets à un niveau infradépartemental.

La difficulté réside dans les derniers kilomètres à parcourir. Les projets sont très complexes. Je crains que pour ces derniers kilomètres, le « bon » haut débit demeure un palliatif durable. Or les perspectives de développement de la ruralité sont fondées sur l'accès au très haut débit, et nous devons donc pouvoir en bénéficier. Dans cette perspective, il est indispensable que les collectivités territoriales se dotent d'une ingénierie suffisante en interne. Elles pourront ainsi se mettre au niveau des différents intervenants, opérateurs ou autorité de régulation. L'argent dépensé en la matière par les départements ou les syndicats mixtes est un investissement important.

La mise en place de l'Observatoire me semble également essentielle. Le regard permanent et qualifié qui sera le sien permettra en effet d'engager le débat. Je crois aussi à la nature des contrats qui lient les collectivités territoriales aux opérateurs. Ils ne sont cependant pas suffisants, ils servent essentiellement à sévir lorsque que les engagements ne sont pas respectés. Ces contrats doivent donc pouvoir être doublés d'une évaluation que permettra notamment cet Observatoire.

Enfin, la complexité des projets en matière de territorialité rend plus indispensables que jamais les efforts de formation consentis par les départements. Nous avons en effet négligé cet aspect par le passé.

Nous constatons que l'ensemble des succès rencontrés par les projets s'appuie sur un partenariat entre les collectivités territoriales et les opérateurs. Pour tenir les objectifs de la feuille de route, il faudra donc une surveillance et un accompagnement de tous les instants.

Patrick Molinoz, vice-président en charge du numérique de la région Bourgogne Franche-Comté, représentant de Régions de France . - En tant que responsables politiques, et sur un domaine aussi concret que la couverture numérique, nous devons nous interroger quant à l'écart entre la promesse et sa réalisation. En effet, dans les territoires, nous savons pertinemment que l'objectif ne sera pas atteint en 2022. Sans remettre en cause les efforts consentis et l'importante mobilisation à laquelle nous avons assisté, force est de constater que les déploiements prennent du retard par rapport aux promesses. Lors d'un déplacement dans un des départements de Bourgogne Franche-Comté, son président m'expliquait notamment qu'en dépit d'efforts considérables, les maîtres d'oeuvre n'arrivaient pas à atteindre les objectifs fixés dans le contrat signé avec les collectivités territoriales. C'est un fait. L'effort consenti apparaît sans doute inédit dans l'histoire de notre pays, mais nous n'arrivons pas à atteindre ces objectifs partout.

Par ailleurs, plus le déploiement progresse, plus ceux qui n'en bénéficient pas se sentent délaissés. Cette situation suscite une importante frustration. Les causes de retard avancées sont multiples, sans qu'il soit toujours possible d'en apprécier la réalité. Pour ma part, je reste ainsi dubitatif devant l'explication relative à l'insuffisance de fibres optiques. L'important manque de main-d'oeuvre est en revanche une réalité, et il convient d'engager une réflexion pour l'élaboration d'un contrat stratégique de filière. Cependant, pour nos concitoyens, ces explications ne peuvent certainement pas constituer des excuses. Je crois de ce fait que nous devons faire des efforts en matière de transparence.

Nous avons ainsi besoin d'une mesure en temps réel de l'avancée de ce déploiement. L'annonce à intervalle régulier, par les opérateurs, de nouveaux retards contribue en effet à l'exaspération des élus. Nous pouvons donc nous réjouir de l'effort, mais il ne faut pas nier que beaucoup reste à faire. Nos discours doivent ainsi être au plus près de la réalité du terrain. L'État et les régions sont mobilisés aux côtés des départements et des syndicats ; ils réalisent d'importants efforts financiers. Nous devons donc tenir aux opérateurs ainsi qu'aux maîtres d'oeuvre des travaux un discours ferme, pour les amener à tenir leurs engagements tels qu'ils ont été définis dans les contrats qui les lient aux collectivités.

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