II. LE DIALOGUE SUR LES TRAITÉS ET LES ORGANISATIONS MULTILATÉRALES

A. TEXTE DU SÉNAT FRANÇAIS

1. Une priorité : le dialogue sur la reconstruction des grands instruments de stabilité stratégique en Europe

Marqué par le retour de la force et de « stratégies de puissance » et une reprise de la course aux armements, le contexte stratégique actuel se caractérise par une forte instabilité et une grande imprévisibilité. L'importance des rapports de force, l'intensification des tensions multiplient les risques d'escalade alors que parallèlement la déconstruction du cadre de maîtrise des armements en vigueur depuis la fin de la guerre froide s'accélère. La Russie, avec les Etats-Unis notamment, a sa part de responsabilité dans cette évolution négative qui affecte la sécurité de l'ensemble du continent européen .

Cet affaiblissement d'instruments pourtant indispensables au maintien de la stabilité stratégique concerne à la fois les armements conventionnels et les armements stratégiques .

Concernant les armements conventionnels, la Russie s'est retirée en 2007 du traité sur les forces conventionnelles en Europe (FCE) et s'exonère pour partie des notifications d'activités prévues dans le cadre du Document de Vienne . La mise en oeuvre du traité Ciel ouvert de 2002, qui permet le survol mutuel des espaces aériens, fait aussi l'objet de restrictions. Il en découle une réduction des mesures de confiance et de transparence (consultations, inspections...) et des canaux de communication entre Etats, conduisant à une asymétrie d'information plus grande et à des risques accrus d'accidents dans un environnement stratégique volatile .

Il est urgent d'engager des négociations sur la restauration de ce régime de maîtrise des armements conventionnels en Europe . La France et la Russie pourraient être les fers de lance de ce chantier ambitieux , qui a vocation à s'inscrire dans le cadre de l'OSCE et qui pourrait symboliquement être lancé à l'occasion du 30 e anniversaire de la Charte de Paris de 1990 à l'automne prochain. Cette restauration implique à la fois une modernisation et une réactivation des instruments existants, ainsi qu'un ferme réengagement des parties à les appliquer.

Parallèlement, la dégradation des relations russo-américaines a eu pour conséquence une déconstruction des instruments de maîtrise des armements stratégiques mis en place à la même époque et qui, bien que bilatéraux, sont déterminants pour la sécurité européenne. L'extinction récente du traité sur les forces nucléaires intermédiaires (FNI) liée au retrait américain le 2 août 2018, lui-même consécutif à des manquements répétés de la Russie à ses obligations, marque une nouvelle étape de ce délitement, engagé dès 2002 avec le retrait américain du traité ABM 2 ( * ) . Depuis des années, la modernisation des arsenaux stratégiques de plusieurs puissances dotées de l'arme nucléaire s'accompagne de l'apparition de nouveaux systèmes d'armes (côté russe, notamment, développement de missiles sol-sol « de portée FNI » et de nouveaux systèmes d'armes stratégiques non couverts par le traité New Start).

En outre, l'avenir du traité New Start, qui expire en février 2021, reste incertain , aucune décision n'ayant encore été prise concernant sa prorogation au-delà de cette date, même si la Russie s'est déclarée favorable à son extension pour 5 ans.

Le Sénat français considère qu'il est plus que temps de réengager des discussions au plan international sur l'avenir de ces instruments. Ces discussions ne sauraient être réduites à un face-à face russo-américain car la sécurité européenne est en jeu . Les pays européens doivent être associés, dans le cadre de l'OTAN, à ces négociations qui les concernent . Quant à la proposition de moratoire sur le déploiement de missiles sol-sol de courte et moyenne portée en Europe formulée en septembre 2019 par le Président Poutine, elle doit être à tout le moins assortie de précisions sur les systèmes que la Russie développe aujourd'hui ou qui sont déjà déployés, tels que les missiles Iskander à Kaliningrad, d'une portée de moins de 500 kilomètres mais qui sont perçus par certains Etats d'Europe orientale comme une menace.

A cet égard, il faut souligner la position singulière qui est celle de la France vis-à-vis de la Russie au sein de l'OTAN . Promouvant la signature de l'Acte fondateur OTAN-Russie et la création du Conseil OTAN-Russie, manifestant une grande réserve à l'égard des élargissements, elle a toujours cherché à faciliter leurs relations . Mais ce faisant, elle s'expose aux critiques et à l'incompréhension de certains alliés qui, du fait de leur situation géographique et leur histoire passée avec la Russie, tendent à orienter l'Alliance atlantique dans un sens contraire. Si l'on souhaite une détente des relations entre l'OTAN et la Russie, il faut aussi que la Russie s'efforce d'apaiser ses propres relations avec ses voisins d'Europe orientale.

Dans le même temps, la Russie doit comprendre que face au désengagement américain et à la dégradation du contexte sécuritaire, l'Union européenne est déterminée à prendre en main sa défense et à développer son autonomie stratégique , en se dotant des moyens nécessaires.

La France souhaite en tous cas pouvoir évoquer toutes ces questions de sécurité et d'équilibres stratégiques dans le cadre du dialogue de confiance et de sécurité proposé par le Président de la République. Nos deux pays peuvent notamment être les moteurs d'une relance des discussions sur l'avenir des traités de maîtrise des armements . Ce dialogue sur l'élaboration d'un nouveau cadre devra prendre en compte l'évolution technologique et la mise en service de nouveaux systèmes d'armes non couverts jusqu'à présent par les traités de maîtrise des armements. Il devra aussi être assorti d'un solide régime de vérifications , gage d'une confiance durable entre les parties fondée sur la réciprocité et la transparence.

2. Un nécessaire engagement en faveur de la consolidation du multilatéralisme

? Alors même que la Russie est, comme la France, membre permanent au Conseil de sécurité de l'ONU, et que ses responsabilités dans le champ international sont éminentes, son positionnement sur certains dossiers a pour résultat d'entraver le fonctionnement efficace du système multilatéral .

En témoignent les vetos répétés mis par Moscou aux résolutions concernant la Syrie - 14 vetos sur les 24 opposés par la Russie depuis la fin de la Guerre froide - qui paralysent l'action de l'ONU dans cette crise et contribuent, par là-même, à son affaiblissement, y compris dans le domaine de l'action humanitaire. Le dernier veto russe en décembre 2019 portant sur l'acheminement de l'aide humanitaire transfrontalière a ainsi conduit à priver d'aide humanitaire une grande partie de la population syrienne en ayant besoin. Il a généré une profonde incompréhension.

Mais les blocages constatés ne se limitent pas au théâtre syrien, la Russie s'étant opposée par exemple en février 2019 à un projet de résolution appelant le Venezuela à une transition démocratique.

Il faut aussi évoquer les prises de positions russes vis-à-vis de la notion de droits de l'homme , que la Russie considère avec méfiance, alors qu'elle est au coeur des valeurs et des principes défendus par la France et les Nations Unies. A l'occasion du renouvellement des opérations de maintien de la paix, Moscou conteste par exemple l'inscription de toute référence aux droits de l'homme.

Parallèlement, la Russie tend à privilégier des formats de dialogues qui concurrencent et affaiblissent les processus mis en place dans le cadre de l'ONU , comme la Conférence d'Astana sur le dossier syrien ou le dialogue bilatéral avec la Turquie sur la crise en Libye.

Enfin, elle soutient l'émergence d'enceintes internationales concurrentes ou alternatives aux organisations multilatérales mises en place à la fin de la deuxième guerre mondiale , comme les BRICS (qui regroupent le Brésil, la Russie, l'Inde, la Chine et l'Afrique du Sud) ou l'Organisation de coopération de Shanghai (OSC).

La partie française encourage la Russie à revenir à une défense plus ferme des institutions multilatérales . C'est une responsabilité qui lui incombe, en tant que membre permanent du Conseil de sécurité. Et il s'agit d'un point sur lequel la Russie et la France peuvent facilement se rejoindre et coopérer. Notre pays approuve par exemple l'initiative russe de sommet du P5 en vue du 75 e anniversaire de l'ONU l'année prochaine, commémoration qui doit être l'occasion de souligner que le multilatéralisme garde toute sa pertinence.

L'engagement en faveur du multilatéralisme est aujourd'hui d'autant plus nécessaire que les Etats-Unis prennent eux-mêmes leurs distances par rapport à ce système et contribuent par leurs décisions négatives (retrait de l'accord de Paris sur le climat, retrait de l'UNESCO...) à la fragilisation de l'ordre international.

La Russie pourrait notamment s'associer aux initiatives portées par la France dans ce domaine , en rejoignant par exemple l'Alliance pour le multilatéralisme lancée en septembre 2019 en marge de l'Assemblée générale des Nations Unies.

? Par ailleurs, la Russie et la France ont des intérêts communs à défendre dans les différentes enceintes multilatérales.

En tant qu'États dont la sécurité repose sur la dissuasion nucléaire et dans le contexte d'une contestation croissante de l'arme nucléaire par les Etats non dotés, elles ont intérêt à coopérer au sein du processus P5 en vue de la préservation du Traité de non-prolifération (TNP), face à des normes contradictoires qui pourraient l'affaiblir. Dans le même temps, la prolifération nucléaire demeure une menace, dont témoigne la situation préoccupante en Corée du Nord et en Iran.

Cinquante ans après son entrée en vigueur, la prochaine conférence d'examen du TNP doit être l'occasion de conforter l'autorité et la centralité de ce traité, autour d'une approche équilibrée entre ses trois piliers (non-prolifération, désarmement et usages pacifiques de l'énergie nucléaire). A cet égard, la France considère que l'adoption d'un traité interdisant la production de matières fissiles pour les armes serait de nature à consolider le régime de désarmement nucléaire et encourage la Russie à progresser dans cette voie. La France et la Russie partagent en outre l'objectif de faire aboutir le projet d'établissement d'une zone exempte d'armes de destruction massive et de leurs vecteurs au Moyen-Orient (ZEADMO).

La France est par ailleurs activement engagée dans la lutte contre l'utilisation des armes chimiques et promeut un raffermissement du régime d'interdiction de ces armes, fondé sur une convention internationale de 1993 3 ( * ) à laquelle elle a beaucoup contribué et qui est le seul instrument de ce type prévoyant l'élimination totale d'une catégorie entière d'armes. Pourtant, ce cadre juridique a subi, avec le soutien de la Russie qui a bloqué le mécanisme d'enquête conjoint entre l'ONU et l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC), de graves atteintes ces dernières années du fait de l'usage répété et massif d'armes chimiques à l'encontre de populations civiles en Syrie. .

En réaction à cette altération préoccupante du régime d'interdiction, la France a lancé en janvier 2018 un Partenariat international contre l'impunité d'utilisation d'armes chimiques (PICIAC) qui rassemble une quarantaine d'Etats ainsi que l'Union européenne. Paris a aussi invité la Russie à soutenir l'effort engagé par la communauté internationale pour renforcer les capacités de l'OIAC en matière d'attribution d'attaques à l'arme chimique, à travers la création en juin 2018 d'une « équipe d'investigation et d'identification » (ITT) chargée d'attribuer des cas d'emploi d'armes chimiques en Syrie. Cette proposition n'a pas eu de suite. La Russie s'est en effet montrée fermée sur ce sujet, votant contre toutes les décisions relatives à cette nouvelle capacité et s'employant depuis sa création à en contester la légitimité et l'impartialité.

Pourtant, la réémergence des armes chimiques constitue une menace globale, pouvant aussi concerner la Russie . En tant que membre du P5, il est de sa responsabilité d'oeuvrer à la préservation du régime international de lutte contre l'utilisation et la prolifération d'armes chimiques et un changement d'attitude de sa part dans ce domaine ouvrirait la voie à de possibles coopérations avec la France.

D'autres domaines recèlent de possibles convergences au plan multilatéral entre nos deux pays. La ratification par la Russie de l'accord de Paris le 23 septembre 2019 et sa reconnaissance de l'enjeu que représente le changement climatique ouvrent par exemple d'intéressantes perspectives. Il s'agit d'un thème pour lequel la France joue à l'ONU un rôle moteur.

Enfin, la France et la Russie partagent la préoccupation d'agir dans les enceintes internationales en vue de garantir la stabilité et la sécurité du cyberespace. Les deux pays divergent toutefois quant à la stratégie à suivre et aux moyens à mobiliser pour y parvenir.

En matière de cybersécurité, la Russie défend ainsi la négociation d'un traité et une vision de la cybersécurité incluant non seulement la protection des systèmes d'information mais aussi la régulation des contenus en ligne. La France ne partage pas cette vision qui fait courir le risque d'atteintes à certaines libertés fondamentales, notamment la liberté d'expression . Malgré ces divergences, la France cherche à engager un dialogue constructif avec la Russie sur ces sujets, notamment dans le cadre des deux processus de négociations mis en place à la suite du vote de deux résolutions concurrentes en novembre 2018 à l'Assemblée générale de l'ONU : le groupe d'experts gouvernementaux (GGE), soutenu par les Etats-Unis, et le groupe de travail à composition non limitée (« Open ended working group » ou OEWG), porté par la Russie. Des convergences pourraient ainsi être identifiées sur des concepts tels que la mise en oeuvre de la souveraineté des Etats dans l'espace numérique ou encore la responsabilité des acteurs privés, notamment les plus systémiques.

De même, la France et la Russie se rejoignent dans la volonté de lutter contre la cybercriminalité , mais divergent, là encore, sur la façon de procéder. Ainsi, la France défend l'universalisation de la Convention de Budapest, adoptée en 2006 dans le cadre du Conseil de l'Europe et qui comporte un certain nombre de garanties sur le plan des libertés publiques, là où la Russie promeut la négociation d'un traité international ad hoc dans le cadre onusien 4 ( * ) .

Il y a donc là matière au développement d'une réflexion commune . A cet égard, la France a proposé à la Russie de rejoindre l'Appel de Paris pour la confiance et la sécurité dans le cyberespace , initiative lancée par le Président de la République le 12 novembre 2018 à l'occasion du Forum sur la gouvernance de l'Internet à l'UNESCO. Ce texte, soutenu à ce jour par 74 pays et près de 900 entités non étatiques, promeut des principes tels que l'application du droit international et des droits de l'homme, le comportement responsable des Etats et la reconnaissance des responsabilités spécifiques des acteurs privés dans le cyberespace.


* 2 Anti-balistic missile.

* 3 La Convention sur l'interdiction des armes chimiques (CIAC).

* 4 En octobre dernier, l'AGNU a adopté en 3 e commission une résolution russe appelant à la négociation d'un tel traité, à laquelle la France s'est opposée. Les premières discussions auront lieu à l'été 2020.

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