B. LE DROIT AU RECOURS, ESSENTIEL À LA PROTECTION DES DROITS DES CITOYENS, DEMEURE PEU MIS EN oeUVRE À CE JOUR

1. L'ouverture d'un droit au recours spécifique : une innovation de la loi de 2015
a) Les conditions d'exercice du droit au recours

L'absence de voies de recours effectives à l'encontre des techniques de renseignement constituait l'une des principales insuffisances du cadre légal qui prévalait avant 2015. La contestation des techniques de renseignement, qui ne pouvait être faite que dans les conditions de droit commun, se heurtait en effet au secret de la défense nationale qui, sauf déclassification, était régulièrement opposé au juge.

Afin de renforcer le droit au recours effectif, le législateur a estimé souhaitable d'ouvrir un accès au juge pour tous les citoyens, aujourd'hui consacré à l'article L. 841-1 du code de la sécurité intérieure. Le contentieux spécifique des techniques de renseignement a été confié à une formation spécialisée du Conseil d'État, qui statue en premier et dernier ressort.

Deux voies de recours ont été instaurées.

Un recours juridictionnel est tout d'abord ouvert à tous les particuliers qui souhaitent  vérifier qu'aucune technique de renseignement n'est ou n'a été irrégulièrement mise en oeuvre à leur égard .

La recevabilité des requêtes est toutefois conditionnée à la formation d'un recours administratif préalable obligatoire devant la CNCTR . Lorsqu'elle est saisie par un particulier, celle-ci est chargée, comme dans le cadre d'un contrôle a posteriori , de vérifier l'existence ou non d'une technique et, le cas échéant, de s'assurer de sa régularité. Une fois ses vérifications terminées, elle se borne toutefois à informer l'intéressé de la fin de ses opérations de contrôle.

Le Conseil d'État peut également être saisi directement par le président de la CNCTR ou par au moins trois de ses membres lorsque le Premier ministre ne donne pas suite aux avis ou recommandations qu'elle a formulées ou que les suites qui y sont données sont jugées insuffisantes.

De manière à assurer la protection du secret de la défense nationale, des possibilités d'aménagement de la procédure contradictoire ont été instaurées . Le Conseil d'État peut ainsi décider de siéger à huis clos, d'entendre les parties séparément ou d'occulter, dans le dossier communiqué au requérant et à sa défense, certains passages.

En cas d'illégalité constatée, le Conseil d'État peut annuler les autorisations correspondantes et ordonner la destruction immédiate des données collectées de manière irrégulière.

b) La question de l'extension du recours aux techniques de surveillance internationale

En l'état du droit, les particuliers ne disposent d'aucune voie de recours directe devant le juge administratif pour contester la régularité de techniques de renseignement mises en oeuvre par les services au titre de la surveillance internationale. En vertu de l'article L. 854-9 du code de la sécurité intérieure, ils ne peuvent en effet qu'adresser une réclamation à la CNCTR, celle-ci étant la seule compétente pour saisir, en cas d'irrégularité constatée, le juge administratif.

Un bémol a été apporté à ce principe du recours indirect par la loi de programmation militaire pour les années 2019 à 2025. Celle-ci ayant ouvert la possibilité d'exploiter les données collectées dans le cadre d'une technique de surveillance internationale à des fins de surveillance d'une personne située sur le territoire national, elle a logiquement prévu, pour ces personnes, un droit de recours direct devant le juge administratif. Il s'agissait, en effet, d'assurer aux personnes résidant sur le territoire national des possibilités de recours identiques, quel que soit le fondement de leur surveillance.

Dans son rapport d'activité sur l'année 2018, la CNCTR recommande d'aller plus loin en conférant un droit d'accès direct au juge pour l'ensemble des techniques de surveillance internationale , à l'instar des techniques mises en oeuvre sur le territoire national. Elle « doute, s'agissant du droit au recours, de la pertinence d'une distinction fondée sur le rattachement au territoire national des identifiants techniques concernés. Aussi recommande-t-elle de permettre à toute personne de saisir le juge administratif de toute mesure susceptible de concerner ses communications électroniques internationales, sous la seule réserve de justifier avoir préalablement saisi la commission d'une réclamation ».

La délégation n'estime pas, à ce jour, nécessaire de procéder à cette modification . Elle considère en effet qu'il n'est pas illégitime qu'une différence soit faite entre les activités conduites par les services de renseignement sur le territoire national, et qui se doivent d'être soumises au respect de l'État de droit, et les activités conduites à l'international. Le Conseil constitutionnel, amené à se prononcer sur le contentieux des techniques de surveillance internationale, a d'ailleurs validé la conformité à la Constitution du dispositif de recours indirect. Il a en effet constaté que bien que « la personne faisant l'objet d'une mesure de surveillance internationale ne peut saisir un juge pour contester la régularité de cette mesure », le législateur, « en prévoyant que la commission peut former un recours à l'encontre d'une mesure de surveillance internationale [...] a assuré une conciliation qui n'est manifestement pas disproportionnée entre le droit à un recours juridictionnel effectif et le secret de la défense nationale » 70 ( * ) .

2. Un contentieux qui demeure faible au regard du nombre de technique
a) Un droit au recours peu exercé à ce jour

Dans la pratique, le contentieux des techniques de renseignement a été très faible depuis l'entrée en vigueur de la loi.

Entre début 2016 et fin mai 2020, la formation spécialisée du Conseil d'État a été saisie de 39 requêtes , toutes formées par des particuliers, après saisine préalable de la CNCTR.

Aucun recours n'a en revanche été porté devant le juge administratif par la CNCTR, ses quelques recommandations au Premier ministre ayant, toutes, été suivies d'effets.

Nombre de requêtes présentées (hors référés)
sur le fondement de l'article L. 841-1 du code de la sécurité intérieure
(au 31 mai 2020)

2016

2017

2018

2019

2020

Requêtes présentées au titre de l'article L. 841-1 (hors référés)

9

4

11

10

5

dont requête de la CNCTR

0

0

0

0

0

Source : Conseil d'État.

Dans les faits, il semble que le dispositif de recours administratif préalable devant la CNCTR permette d'assurer un premier filtre et d'éviter un nombre de recours trop important devant le juge. L'on constate, en effet, un écart important entre le nombre de réclamations adressées à la commission et le nombre de recours formés par la suite devant le Conseil d'État.

Nombre de réclamations reçues par la CNCTR

2016

2017

2018

2019

Nombre de réclamations

49

54

30

47

Source : CNCTR.

b) Des suites judiciaires qui n'ont révélé aucune irrégularité majeure

A l'exception d'un cas, l'ensemble des recours traités à ce jour par la formation spécialisée du Conseil d'État concernait des personnes ayant de simples soupçons de surveillance mais n'en faisant pas l'objet.

Dans un cas seulement, une technique de renseignement avait effectivement été mises en oeuvre.

Sur les 25 décisions rendues au 31 mai 2020 , aucune n'a donné lieu au constat d'une illégalité dans le cadre de la mise en oeuvre d'une technique de renseignement.

3. Un contentieux spécifique, dont l'effectivité pourrait être renforcée
a) Un contentieux asymétrique

Créée par la loi du 24 juillet 2015, la formation spécialisée du Conseil d'État est composée de 5 membres , assistés d'un greffe composé de trois personnes, tous habilités es qualité au secret de la défense nationale. Deux rapporteurs publics sont chargés de l'instruction des requêtes.

Entendu par la délégation, le président de la formation a insisté sur son fonctionnement très collégial. En effet, bien qu'un rapporteur soit, pour chaque affaire, désigné pour instruire le dossier, plusieurs réunions de l'ensemble des membres de la formation de jugement sont généralement organisées avant l'audience.

Ce fonctionnement résulte, de fait, de la particularité du contentieux asymétrique prévu par le législateur. Les requérants n'étant pas autorisés à accéder aux données classifiées contenues dans le dossier, il appartient dans la pratique au juge de s'y substituer pour apprécier la fiabilité des données, le respect du cadre légal et, plus globalement, des principes fondamentaux. Il peut également, pour les mêmes raisons, relever d'office tout moyen.

Pour ce faire, la formation est destinataire d'un mémoire en défense classifié de l'administration concernée par le recours. Elle peut également procéder à toutes les auditions qu'elle juge utile, prérogative à laquelle il a été recouru surtout dans le cas des dossiers complexes, pour entendre soit le requérant, soit des représentants de l'administration. Enfin, l'avis de la CNCTR peut être sollicité, ce qui a été systématiquement le cas dans les recours formés à ce jour.

Procédure applicable au contentieux des techniques de renseignement

Source : Délégation parlementaire au renseignement

b) Une expertise technique limitée

Le président de la formation spécialisée a fait état, devant la délégation, de l'insuffisance des moyens d'expertise technique à sa disposition pour assurer une instruction efficace des contentieux qui lui sont confiés, qu'il s'agisse du contentieux des techniques de renseignement comme de celui des fichiers relevant de la sûreté de l'État 71 ( * ) .

Bien que cette fragilité ne semble pas avoir soulevé de difficultés majeures à ce jour, la formation spécialisée apparaît par exemple dans l'incapacité de s'assurer, si cela venait à être soulevé dans le cadre d'un contentieux, que les techniques de renseignement utilisées ne conduisent pas à collecter des données autres que celles pour lesquelles elles ont été autorisées ou que les fichiers relevant de la sûreté de l'État sont bien conformes, dans leur fonctionnement comme dans leur contenu, au cadre légal et respectent les libertés fondamentales.

Il apparaît dès lors souhaitable à la délégation qu'elle puisse s'adjoindre, à l'avenir, le concours de personnels techniques.

Il pourrait, pour ce faire, être envisagé que la formation spécialisée intègre de nouvelles compétences à son équipe, soit par la voie d'un recrutement, soit par la voie de vacations. Une telle solution nécessiterait toutefois que des crédits complémentaires soient alloués au Conseil d'État à cette fin, ce qui, au vu du volume des contentieux traités, demeure une piste incertaine.

A défaut, la délégation estime que pourrait être donnée la possibilité aux magistrats de la formation spécialisée de requérir, dans le cadre d'un contentieux, l'appui technique, selon les cas, des équipes de la CNCTR ou de la CNIL . Ces autorités ayant d'ailleurs, lorsqu'un recours est formé par un particulier, été systématiquement saisies en amont par la personne concernée, leurs équipes ont normalement procédé à de premières vérifications techniques ce qui devrait, en pratique, limiter la charge de travail complémentaire induite.

Recommandation n° 18 : Conférer à la formation spécialisée du Conseil d'État la possibilité de s'adjoindre le concours de personnels techniques, soit par la voie d'un recrutement, soit par la voie d'un appui technique des équipes, selon les cas, de la CNCTR ou de la CNIL, dans le cadre de l'instruction des recours dont elle est saisie.

c) Une absence de procédure pour assurer l'effectivité des décisions à combler

Lors de son audition par la délégation, le président de la formation spécialisée du Conseil d'État a également observé que le législateur n'avait prévu aucune disposition spécifique pour garantir l'exécution, par les services de renseignement, des décisions rendues sur les techniques de renseignement.

Pour l'ensemble du contentieux administratif, sont normalement applicables des procédures dites d'exécution, qui permettent à la personne intéressée par une décision d'engager des démarches auprès de la juridiction administrative l'ayant prononcée, en cas d'inexécution de cette décision par l'administration.

Les procédures d'exécution des décisions du Conseil d'État

En application de l'article L. 911-5 du code de justice administrative, le Conseil d'État est compétent pour assurer l'exécution des décisions qu'il rend en premier et dernier ressort , dans les conditions fixées par le code de justice administratif.

Sur le plan organisationnel, cette tâche est assurée par la délégation de l'exécution des décisions de justice, qui est rattachée à la section du rapport et des études.

La demande d'exécution doit être formulée par la personne intéressée , qui pâtit de l'inexécution de la décision rendue par le Conseil d'État. La demande doit être formulée trois mois minimum après la date de la décision, sauf dans deux cas : d'une part, lorsque la décision juridictionnelle a ordonné une mesure d'urgence ; d'autre part, lorsque cette même décision a fixé à l'administration un délai.

Depuis un décret du 6 avril 2017, le Conseil d'État peut également s'autosaisir et demander, de sa propre initiative, à l'administration concernée de justifier de l'exécution des décisions qu'il a prononcées.

La procédure d'exécution se déroule en deux phases :

- une phase administrative , au cours de laquelle la délégation de l'exécution peut accomplir toutes les démarches qu'elle juge utile pour assurer l'exécution de la décision ;

- une phase juridictionnelle , qui consiste, pour le président de la section du rapport et des études, à saisir la section du contentieux en vue, le cas échéant,

Ces procédures se révèlent, en pratique, difficilement applicables au contentieux des techniques de renseignement .

Si rien n'exclut, en droit, que la personne intéressée puisse saisir le Conseil d'État en vue de vérifier si la décision le concernant a ou non été exécutée, l'exercice de ce droit apparaît, en pratique, plus difficile, dès lors que le requérant ne connait pas le contenu de la décision et est dans l'incapacité d'en constater lui-même l'inexécution.

Surtout, la section du rapport et des études du Conseil d'État normalement chargée de l'exécution des décisions ne dispose pas de personnels habilités et ne peut, dès lors, pas procéder à l'instruction des recours, ainsi que le prévoit le droit en vigueur.

De manière à garantir l'effectivité des décisions rendues par la formation spécialisée du Conseil d'État il serait donc utile, de l'avis de la délégation, que des dérogations à la procédure habituelle d'exécution soient prévues pour les décisions rendues par la formation spécialisée et couvertes par le secret de la défense nationale.

Il s'agirait, en premier lieu, de confier à la formation spécialisée, plutôt qu'à la section du rapport et des études, le soin d'instruire les demandes tendant à assurer l'exécution des décisions qu'elle rend et, le cas échéant, de se saisir d'office.

De manière complémentaire, il pourrait également être envisagé de confier , selon les contentieux concernés, à la CNCTR ou à la CNIL, le soin de se substituer au requérant aux fins d'en assurer l'exécution. Pour ce faire, il pourrait lui être ouvert la possibilité, en cas d'inexécution constatée ou en cas de doute sur l'exécution d'une décision, de saisir, par le biais de son président, la formation spécialisée du Conseil d'État en vue d'engager une procédure d'exécution, qui pourrait comprendre une injonction assortie, le cas échéant, d'une astreinte.

Recommandation n° 19 : Adapter, pour les décisions rendues par la formation spécialisée, la procédure d'exécution de droit commun :

- en confiant à la formation spécialisée le soin d'instruire les requêtes tendant à assurer l'exécution des décisions qu'elle rend et en lui autorisant à se saisir d'office ;

- en permettant à la CNCTR ou à la CNIL, en cas d'inexécution constatée d'une décision du Conseil d'État, de saisir la formation spécialisée en vue d'engager une procédure d'exécution.


* 70 Décision n° 2015-722 DC du 26 novembre 2015, loi relative aux mesures de surveillance des communications électroniques internationales.

* 71 En application de l'article L. 841-2 du code de la sécurité intérieure, la formation spécialisée du Conseil d'État est également compétente pour connaître des recours formés par des particuliers pour faire valoir leur droit d'accès, de rectification et d'effacement portant sur des fichiers relevant de la sûreté de l'État.

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