B. TOUT ÇA POUR (PRESQUE) RIEN ?

1. Une adoption insuffisante

Le discours politique du Gouvernement, insistant plus que tout sur la préservation de la confidentialité, a-t-il, au moins, permis de gagner la confiance des citoyens ? Il est possible, au contraire, que cette stratégie ait contribué à accroître encore davantage la défiance . En tout cas, un mois après son lancement, StopCovid n'avait été téléchargée que 1,7 million de fois, soit environ 2 % de la population française ... Environ la moitié des téléchargements avaient eu lieu les deux premiers jours. Par comparaison, l'application allemande Corona Warn App avait été téléchargée 6 millions de fois en seulement 30 heures.

Reconnaissant l'utilité « relative » d'un outil aussi peu téléchargé, le secrétaire d'État chargé du Numérique a annoncé la transformation de StopCovid en TousAntiCovid . Lancée le 22 octobre 2020, cette version plus est plus interactive et comprend des fonctionnalités supplémentaires, qui ont été progressivement enrichies :

- des informations générales, notamment sur les gestes barrière ;

- des statistiques sur l'épidémie au niveau national, affinées par la suite au niveau local ;

- la possibilité de télécharger l'attestation préremplie pour le confinement et le couvre-feu ;

- une carte des centres de dépistage et de vaccination.

Si, d'un point de vue technique, la transformation de StopCovid en TousAntiCovid ne change strictement rien - les faiblesses sont les mêmes, qu'il s'agisse du Bluetooth ou de l'absence d'interopérabilité -, cet épisode livre toutefois des enseignements importants, déjà évoqués plus haut : la qualité de « l'expérience utilisateur » (ergonomie, fonctionnalités, etc.) et la réponse à la demande d'informations des citoyens constituent de puissants leviers de mobilisation , qu'il convient de ne pas ignorer.

De fait, le lancement de TousAntiCovid a permis de rattraper une partie du retard et, au 20 avril, l'application avait été téléchargée 15 millions de fois . Ce chiffre, qui correspond à environ un Français sur cinq, demeure toutefois inférieur à ce que l'on constate dans de nombreux pays européens , par exemple l'Allemagne (31 % de la population) ou le Royaume-Uni (31 % également).

Surtout, ce chiffre est en lui-même peu significatif : il inclut en effet les - nombreuses - mises à jour successives , et ne signifie donc pas qu'un Français sur cinq a téléchargé l'application. Il ne signifie pas non plus, a fortiori , que ces personnes utilisent effectivement l'application, puisque celle-ci doit être activée, et le Bluetooth également. Enfin, ce chiffre est susceptible d'être faussé par l'ajoute des nouvelles fonctionnalités à l'application, qui peuvent conduire à une hausse des téléchargements, sans que les utilisateurs aient pour autant l'intention d'activer le contact tracing .

2. Une efficacité douteuse

Reste la question principale : cette application a-t-elle été utile ? À ce jour, on peut considérer que non, ou presque.

Il convient ici de distinguer entre :

- d'une part, ce qui relève spécifiquement des choix de la France ;

- d'autre part, ce qui est inhérent à toutes les applications de contact tracing .

a) Un problème français

S'agissant du premier point, la comparaison avec l'application NHS Covid-19 App utilisée au Royaume-Uni permet de mesurer, en creux, l'échec de TousAntiCovid .

Comparaison des applications de contact tracing française et britannique

TousAntiCovid
(France - Protocole ROBERT)

NHS Covid-19 App
(Royaume-Uni - API Apple/Google)

15 millions de téléchargements,
soit 22 % de la population.

21 millions de téléchargements,
soit 31 % de la population.

172 000 de notifications* :
1,1 % des utilisateurs ont été avertis.

1,7 million de notifications :
8 % des utilisateurs ont été avertis.

Aucune étude d'impact .

600 000 infections évitées
+1 % d'utilisateurs -2,6 % des contaminations

* Le nombre de notifications envoyées en France était de 194 000 au 20 mai 2021.
Sources : TousAntiCovid (fin avril 2021) et Institut Alan Turing (fin janvier 2021).

Trois enseignements peuvent être tirés de cette comparaison.

Premièrement, et sans surprise, l'efficacité d'une telle application est directement corrélée à son degré d'adoption par la population , du fait de l'effet de réseau. Or l'adoption a été bien plus massive au Royaume-Uni qu'en France, et également bien plus précoce.

En outre, activer l'application ne suffit pas : encore faut-il que les personnes positives au Covid-19 jouent le jeu. Or, début mars 2021, seuls 175 000 utilisateurs s'étaient déclarés dans TousAntiCovid , soit à peine 4,5 % des quelque 3,9 millions de cas recensés à ce moment-là 113 ( * ) . Dans ces conditions, il n'est guère étonnant que le nombre de personnes averties via l'application soit si peu élevé (1,1 % de la population, contre 8 % au Royaume-Uni). Tous ces éléments font dire à Aymeril Hoang, ancien directeur de cabinet du secrétaire d'État chargé du numérique, Mounir Mahjoubi, au moment de son développement, que « StopCovid est une application aveugle, peut-être la plus aveugle qui ait jamais existé 114 ( * ) ».

Deuxièmement, le choix du protocole ROBERT a sans doute joué un rôle , en rendant l'application inutile pour les utilisateurs d' iPhone (25 % du parc) et en la privant des bénéfices de l'interopérabilité. L'application britannique, quant à elle, est fondée sur le protocole d'Apple et Google . À vrai dire, les chercheurs d'Inria, qui ont développé le protocole ROBERT, avaient depuis l'origine fait preuve de nuance dans la défense de celui-ci, en insistant bien sur le fait qu'aucune solution ne l'emportait nettement sur l'autre. C'est sans doute ainsi qu'il faut comprendre la réponse de Bruno Sportisse, PDG d'Inria, à la question posée par René-Paul Savary dans le cadre de la commission d'enquête sénatoriale sur la gestion de la crise sanitaire 115 ( * ) : « Mon seul regret est de ne pas avoir réussi à instaurer un dialogue serein, qui aurait permis à la société de sortir de la naïveté et des fantasmes sur le numérique . Notre responsabilité d'institut de recherche sera à l'avenir de porter des actions majeures en ce sens ».

Troisièmement, l'application britannique a fait l'objet d'une étude scientifique visant à évaluer son efficacité à partir de modèles statistiques, publiée par l'Institut Alan Turing 116 ( * ) . Elle estime que 600 000 contaminations ont pu être évitées grâce à l'application . Plus précisément, elle estime qu'une hausse de 1 % du nombre d'utilisateurs correspond à une baisse de 2,3 % des contaminations. Quelles que soient les limites méthodologiques d'une telle étude 117 ( * ) , il semble donc bien que l'application britannique ait eu un effet tangible , conduisant les chercheurs à conclure : « utilisez l'application - ça marche ».

Déplorant l'absence d'une telle étude en France prouvant « l'impact effectif de ce dispositif dans la lutte contre l'épidémie », la CNIL a beau jeu d'appeler, dans sa délibération du 10 septembre 2020 118 ( * ) , à son « évaluation indispensable et urgente au regard notamment des risques inhérents à ces traitements pour les droits et libertés des personnes ». On pourra relever le paradoxe qu'il y a à déplorer l'inefficacité d'une solution dont les limitations s'expliquent, précisément, par la volonté de se conformer strictement à la doctrine de la CNIL...

De fait, l'étude d'impact de l'Institut Alan Turing a été rendue possible parce que les chercheurs britanniques sont les seuls à avoir eu accès aux résultats des tests , enregistrés dans l'application et associés à un lieu de résidence, ce qui permet ensuite de les exploiter dans un modèle épidémiologique. Les autres pays dont l'application enregistre ces données n'y ont pas donné accès aux chercheurs, et l'application française ne permet tout simplement pas de les enregistrer. Pourtant, il serait théoriquement possible de contourner, quoique partiellement, cette difficulté : avec ses nouvelles fonctionnalités, TousAntiCovid transmet aux « autorités de santé » des « statistiques liées à l'identifiant de l'application (nombre d'attestations, nombre de preuves de test, saisie du code postal pour le lieu d'intérêt, etc.) » ainsi que des statistiques sur « le niveau de risque de l'utilisateur, date de dernier contact, date de test, date de premier symptôme », comme l'indique l'analyse d'impact sur les données personnelles (AIPD) du 21 avril (non publique) 119 ( * ) .

Au final, pourquoi toutes ces difficultés ? D'après Aymeril Hoang, « nous devions verrouiller politiquement le sujet de manière conforme à l'idée qu'on se fait des valeurs européennes en termes de protection des données personnelles ». Avec une conséquence inévitable : « les indicateurs d'efficacité et d'épidémiologie ont été écartés, ce qui a complètement tué le dispositif ». Simon Cauchemez, épidémiologiste à l'Institut Pasteur, va dans le même sens : « on s'est orienté vers une réponse très sûre mais avec très peu de recueils de données, ce qui fait qu'ensuite, il devient plus compliqué d'évaluer et de bien calibrer l'outil ».

b) Un problème mondial

Toutefois, au-delà des spécificités françaises, c'est bien l'efficacité des applications de contact tracing en en général qui pose question . Comme évoqué plus haut, cette technologie est soumise à des limitations intrinsèques, tenant à la capacité du Bluetooth , à l'absence de prise en compte de l'environnement et de l'état de santé des personnes , et enfin à l'incertitude des modèles épidémiologiques .

D'ailleurs, la relativement large adoption de la NHS Covid-19 App n'a pas empêché le Royaume-Uni d'être le pays le plus endeuillé d'Europe , avec 128 000 morts à ce jour. Quant à l'application TraceTogether , pourtant obligatoire et déployée très tôt, elle n'a pas permis à Singapour d'échapper à un confinement particulièrement strict . À elle seule, cette technologie ne constitue en aucun cas une réponse miracle à la pandémie.

Une enquête menée par plusieurs grands médias européens 120 ( * ) , portant sur 23 applications de contact tracing , est récemment venue confirmer l'efficacité plus que douteuse de ces solutions , dès lors que leur utilisation reste facultative et que leurs données ne sont pas croisées avec d'autres, au nom de la préservation de l'anonymat.

On y apprend que, dans le pays concernés, 22 % de la population a téléchargé ces applications (soit 90 millions de personnes), une proportion comparable à celle de la France, mais insuffisante pour garantir une véritable efficacité. Surtout, on y apprend que les résultats des tests positifs signalés dans les applications représentent seulement 4,7 % des cas détectés dans la même période (soit 1,1 million de cas) : comme en France, la population ne joue généralement pas le jeu... alors même qu'il serait techniquement très simple d'atteindre un taux de signalement de 100 % en interconnectant les fichiers (équivalents à SI-DEP), pour une efficacité incomparablement plus élevée de l'application.

Ces deux chiffres sont les seuls à être publiés par l'ensemble des gouvernements : ce manque de transparence ne suggère rien de très positif quant à l'efficacité réelle de ces applications, et explique la quasi-absence d'études d'impact. Seuls trois pays publient une estimation du nombre de personnes utilisant réellement l'application après l'avoir téléchargée : la Suisse, le Portugal et l'Irlande - cette dernière comptant 1,3 million d'utilisateurs actifs pour 2,5 millions de téléchargements. Appliqué à la France, ce ratio correspondrait à 7,8 millions d'utilisateurs actifs, soit 11 % de la population et la moitié des personnes ayant téléchargé l'application - mais la réalité est sans doute bien en deçà.

Quant à la mesure de l'efficacité de ces applications, celle-ci est à peu près impossible , puisqu'il n'existe aucun moyen de savoir si une personne alertée a effectivement suivi la recommandation de s'isoler, ou est allée se faire tester - ce que des recoupements avec les fichiers de tests permettraient là encore très facilement.

En fait, c'est donc fondamentalement le choix fait par l'ensemble des pays occidentaux de s'appuyer sur une solution facultative, préservant l'anonymat et ne recourant pas à la géolocalisation qui est en cause.

Quelles qu'en soient les modalités précises, le contact tracing reste fondamentalement une solution peu efficace au regard des possibilités ouvertes par des technologies plus intrusives.


* 113 D'après les chiffres cités dans les médias, ces quelque 175 000 auto-déclarations correspondent à 100 000 notifications envoyées aux cas contacts : on voit ici les limites du modèle épidémiologique sous-jacent, avec bien moins d'un cas contact averti par déclaration enregistrée. Or en principe, le déclarant fait lui-même partie des destinataires, puisque le protocole ROBERT ne fait pas la différence entre les différents crypto-identifiants du « paquet ». Cela signifie donc que, dans la grande majorité des cas, TousAntiCovid n'envoie aucune notification aux personnes à risque. Voir par exemple : https://www.bfmtv.com/tech/depuis-son-lancement-l-application-tous-anti-covid-a-alerte-100-000-cas-contacts_AN-202103100026.html

* 114 Cité par Le Monde du 21 mai 2021 : https://www.lemonde.fr/pixels/article/2021/05/21/covid-19-l-impossible-mesure-de-l-utilite-des-applications-de-tracage-des-cas-contacts_6080953_4408996.html

* 115 Commission d'enquête pour l'évaluation des politiques publiques face aux grandes pandémies à la lumière de la crise sanitaire de la covid-19 et de sa gestion, table ronde sur les aspects numériques, 22 septembre 2020 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20200921/covid.html

* 116 Mark Briers, Chris Holmes et Christophe Fraser, « Demonstrating the impact of the NHS COVID-19 App - Statistical analysis from researchers supporting the development of the NHS COVID-19 App », 9 février 2021, https://www.turing.ac.uk/blog/demonstrating-impact-nhs-covid-19-app . L'étude a été soumise à validation par les pairs et n'a pas encore fait l'objet d'une publication formelle.

* 117 Celle-ci fait notamment l'hypothèse qu'une personne ayant reçu une notification qui se fait ensuite tester le fait pour cette raison, ce qui revient à exclure les autres motifs : apparition de symptômes, enquêtes manuelles, obligation liée à un voyage ou à un déplacement professionnel, etc.

* 118 Considérants n° 40 et n° 41.

* 119 On relèvera incidemment le paradoxe : d'immenses efforts ont été faits pour limiter la collecte de données par le volet contact tracing de l'application, alors que les mêmes données, et d'autres, sont nécessairement collectées par son volet pass sanitaire ...

* 120 Simon Auffret ( Le Monde ) avec Dorien Vanmeldert et Tim Verheyden ( VRT , Belgique), Markus Sehl ( Die Zeit , Allemagne), Manon Dillen et Daan Marselis ( The Investigative Desk , Pays-Bas). Cette enquête a été réalisée par quatre médias européens, dont Le Monde, dans le cadre de l'opération « Spooky Mayfly ». Coordonné par The Investigative Desk aux Pays-Bas, ce projet a pour but d'interroger les conséquences des nouvelles technologies déployées en Europe pour lutter contre le Covid-19. Ses conclusions ont été publiées dans Le Monde du 21 mai 2021 : https://www.lemonde.fr/pixels/article/2021/05/21/covid-19-l-impossible-mesure-de-l-utilite-des-applications-de-tracage-des-cas-contacts_6080953_4408996.html

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