III. DANS LE MONDE ENTIER, LE NUMÉRIQUE S'IMPOSE COMME UN ÉLÉMENT-CLÉ DE LA SORTIE DE CRISE

Au début de l'année 2020, les outils numériques mis en place dans les pays asiatiques suscitaient, dans la presse occidentale, des commentaires à tout le moins réservés, et souvent empreints de méfiance. Six mois plus tard, l'essentiel de ces outils ( contact tracing , pass sanitaire, etc.) avaient été repris dans leur principe, et le numérique constitue, avec la vaccination, l'un des piliers des stratégies de sortie de crise .

Toutefois, d'une manière générale, l'arbitrage fait par les pays occidentaux entre protection des libertés individuelles et préservation de la santé publique diffère singulièrement de celui des pays asiatiques.

Pour autant, on constate là encore une grande diversité des cas individuels . Ainsi, les pays les plus avancés en matière d' administration numérique, comme l'Estonie, ont bénéficié d'un avantage précoce dans leur gestion de la crise ( A ). Ceux qui ont opté pour une stratégie « zéro Covid » , visant à éliminer le virus plutôt qu'à s'en accommoder, ont également fait un usage plus intensif des outils numériques ( B ). Toutefois, pour la grande majorité des pays occidentaux, dont la France, la « conversion » s'est faite plus tardivement, et plus partiellement, au travers de trois outils principaux : le contact tracing , le passeport sanitaire et le pass sanitaire ( C ).

A. L'AVANTAGE COMPARATIF DE L'ÉTAT-PLATEFORME

1. L'Estonie, une administration digitale face à la crise

Lorsque l'épidémie de Covid-19 a frappé l'Europe, les pays les plus avancés en matière de numérisation des services publics ont bénéficié d'un avantage notable, non seulement dans la continuité de l'activité en général, mais aussi - et surtout - dans la gestion de la crise sanitaire.

C'est notamment ce que montre l'exemple de l'Estonie , sur lequel s'est notamment penché l'Institut Montaigne, dans une note au titre signifiant : « Les États face au coronavirus - L'Estonie, ou le numérique en action 17 ( * ) ». L'Estonie, en effet, se classe au premier rang européen en matière de e-administration , alors que la France n'est que douzième 18 ( * ) .

L'État-plateforme en Estonie

Indépendante depuis 1992 et membre de l'Union européenne depuis 2004, l'Estonie a lancé la transformation numérique de ses services publics dès la fin des années 1990, partant pour ainsi dire d'une page blanche après le retrait de l'URSS, là où des pays comme la France doivent composer avec des siècles de construction administrative et, déjà, des décennies d'informatisation de l'administration. À cela s'ajoute l'avantage d'une population réduite (1,3 million d'habitants), particulièrement confiante et ouverte à l'égard du numérique , et d'un écosystème de start-ups très dynamiques.

Les services publics sont dès l'origine conçus comme des « applications », disponibles sur une plateforme , à l'instar d'un App Store ou d'un Google Play , où chaque usager dispose d'un identifiant unique . L'ensemble repose sur une infrastructure unique , mais décentralisée et cryptée, la X-Road , lancée en 2000 et exportée dans plus de 20 pays depuis.

Ainsi, 96 % des démarches administratives se font en ligne : payer ses impôts, consulter son dossier médical, renouveler une ordonnance, créer une société, immatriculer sa voiture, demander un permis de construire, voter, porter plainte, déclarer la naissance d'un enfant, l'inscrire à la crèche, à la cantine ou à l'école, et même consulter ses bulletins scolaires - soit près de 3 000 services au total, proposés par quelque 900 acteurs publics comme privés (banques, assurances, transports, télécoms, etc.). Le taux de dématérialisation atteint 100 % pour les entreprises. L'administration n'a pas le droit de demander deux fois la même information, et 90 % des formulaires sont pré-remplis , contre seulement 40 % en France.

D'après le gouvernement estonien, qui a fait de la digitalisation de son administration un véritable élément de soft power (comme en témoigne le showroom e-Estonia de Tallinn), cette dématérialisation ferait gagner l'équivalent d'une semaine de travail par an à chaque citoyen estonien, pour une économie budgétaire de 2 % du PIB.

Les premiers cas de Covid-19 ont été détectés le 27 février 2020, à la suite d'une visite de l'équipe de volley-ball de Milan sur l'île de Saaremaa. Le gouvernement a réagi très rapidement , prenant en une vingtaine de jours une série de mesures restrictives : fermeture des frontières aux non-ressortissants, contrôles sanitaires systématiques, quarantaine obligatoire, campagne de dépistage massive, etc.

Il s'est, en outre, appuyé sur le numérique . Quelques heures après la déclaration de l'état d'urgence sanitaire, le gouvernement estonien a ainsi annoncé l'organisation d'un hackathon , « Hack the crisis », qui s'est déroulé entièrement en ligne du 13 au 15 mars. En moins de 48 heures, près de mille participants avaient proposé une trentaine de projets. Certains ont par la suite bénéficié de financements de la part de fonds d'investissements. Plusieurs autres hackathons ont été organisés en Estonie pendant la crise, et une cinquantaine d'autres pays ont fait de même, dont la France.

Dans sa note de mars 2021, l'Institut Montaigne cite notamment quatre outils numériques qui ont, plus tôt qu'ailleurs, distingué l'Estonie :

- un tableau de bord interactif 19 ( * ) pour suivre en temps réel et de façon détaillée l'évolution de l'épidémie, comprenant notamment une carte ( KoroonaKaart ) et également disponible sous forme d'application. L'initiative est proche du tableau de suivi de Covid Tracker en France (cf. infra ), et aujourd'hui de celui de Santé Publique France, à cela près qu'il a été mis en place très tôt en Estonie, et directement intégré à la plateforme publique d' open data , là où plusieurs moins ont été nécessaires à la France ;

- un chatbot ( Suve ) pour répondre aux questions des citoyens 20 ( * ) à n'importe quelle étape de leur recherche d'information sur la maladie, grâce à l'intelligence artificielle qui permet notamment d'enrichir continuellement les réponses. Cet outil représente non seulement un guichet unique appréciable pour les usagers, mais aussi une économie budgétaire notable par rapport aux multiples centres d'appels répartis entre les administrations, comme ce fut - et c'est encore - le cas dans de nombreux pays. Développé en open source , il permet aux développeurs extérieurs de contribuer à l'amélioration des réponses ;

- un questionnaire en ligne pour l'auto-évaluation médicale des utilisateurs 21 ( * ) , permettant à ceux qui le souhaitent de partager directement leurs informations avec l'administration, afin de mieux suivre l'évolution de l'épidémie. Comme d'autres pays, la France a elle aussi mis en place des outils similaires, mais plus tardivement, et avec une portée bien moindre (il s'agit notamment d'applications tierces disponibles via l'espace numérique de santé, pour les Français encore peu nombreux qui y ont accès). Surtout, le système français a une fonction purement médicale (suivre l'état de santé d'un patient), et ne permet pas d'exploiter les données de façon plus large, notamment dans le cadre du suivi épidémiologique ;

- la plateforme Covidhelp , permettant de mettre en relation des personnes âgées et vulnérables avec des soignants volontaires : développée en à peine 48 heures par la start-up Zelos à partir d'une solution standard (l'outil de gestion de tableaux de bord Trello ), cette application a permis de recruter 2 000 volontaires sur l'ensemble du territoire. C'est un exemple-type de ce que peut faire le numérique, et de ce que ne sait pas faire notre administration.

Ces différents outils n'ont pas grand-chose en commun avec les dispositifs bien plus intrusifs déployés dans les pays asiatiques . Pourtant, ils ont joué un rôle important dans la gestion de crise, et ceci dès le début.

2. Les leçons de l'exemple estonien

S'il est difficile de mesurer précisément l'avantage ainsi procuré, on peut à tout le moins noter que l'Estonie est restée relativement préservée de l'épidémie par rapport à ses voisins , et par rapport aux pays européens en général. Au 5 mai 2021, le pays ne comptait que 887 morts par million d'habitants, alors que ses proches voisins, la Lettonie et la Lituanie, comptaient respectivement 1 118 et 1 418 morts par million d'habitants. Si le taux d'incidence était en revanche plus élevé (95 cas pour 100 000 habitants, contre 63 cas pour la Lettonie et 89 cas pour la Lituanie), cet écart s'explique très vraisemblablement par la politique de dépistage bien plus ambitieuse de l'Estonie, dont la logistique s'est d'ailleurs appuyée dès le début sur des outils numériques matures.

De l'exemple estonien, l'Institut Montaigne tire trois leçons . Premièrement, une telle stratégie ne s'improvise pas : l'Estonie a entamé sa transition vers l'État-plateforme dès la fin des années 1990, et s'appuie aujourd'hui sur une infrastructure intégrée à partir de laquelle il est facile de construire de nouveaux services. Deuxièmement, l'expérience utilisateur (ou user experience - UX) importe beaucoup , qu'il s'agisse de la présentation des données publiques ou de l'accessibilité et de l'ergonomie des services. Troisièmement, ce succès doit beaucoup à la fructueuse coopération entre secteurs public et privé, que facilite le modèle d'État-plateforme : toutes les solutions évoquées ci-dessus ont été conçues par des start-ups , et directement intégrées à la plateforme publique par laquelle chaque citoyen peut accéder à l'ensemble des services publics.

L'OMS elle-même ne s'y est pas trompée : c'est avec la start-up estonienne Guardtime qu'elle a conclu en octobre 2020 un partenariat pour construire une plateforme - VaccineGuard - qui allait devenir à la fois un système de gestion logistique de la campagne vaccinale et le support du passeport sanitaire (cf. infra ), bien avant que les Européens ne lancent leur propre projet 22 ( * ) . La plateforme VaccineGuard a en effet pour objectif de relier entre eux différents agents, depuis le point de fabrication du vaccin (sérialisation des flacons) jusqu'au garde-frontière contrôlant un voyageur individuel (certificat de vaccination), en passant par les centres de vaccination, créant un système dans lequel des informations fiables sur le processus de vaccination peuvent être partagées entre une myriade de sources et de pays différents. La technologie de Guardtime est basée sur la blockchain , qui rend infalsifiable les informations (cf. infra ).


* 17 Morgan Guérin, « Les États face au coronavirus - L'Estonie, ou le numérique en action », Institut Montaigne, 6 mai 2020 : https://www.institutmontaigne.org/blog/les-etats-face-au-coronavirus-lestonie-ou-le-numerique-en-action

* 18 Indice relatif à l'économie et à la société numériques (DESI) pour 2020. Cet indicateur synthétique publié depuis 2014 est composé de 37 indicateurs répartis en cinq grands domaines : connectivité, capital humain, utilisation d'internet, intégration des technologies numériques et services publics numérique. C'est dans ce dernier domaine que l'Estonie se classe systématiquement première. Voir notamment : https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/QANDA_20_1022

* 19 https://koroonakaart.ee/et

* 20 https://eebot.ee/ et https://investinestonia.com/estonia-created-suve-an-automated-chatbot-to-provide-trustworthy-information-during-the-covid-19-situation/

* 21 https://coronatest.ee/

* 22 Avant le « certificat vert » européen, plusieurs pays ont lancé des initiatives en ce sens. L'Islande et la Hongrie avaient notamment rejoint l'Estonie et décidé d'adopter la technologie de Guardtime, elle-même développé en partenariat avec d'autres entreprises, dont la biotech française OpenHealth et la société de cybersécurité suisse SICPA. Voir à ce sujet : https://www.zdnet.fr/actualites/l-idee-d-un-passeport-vaccinal-connecte-fait-son-chemin-chez-les-geants-du-numerique-39916639.htm et https://www.sicpa.com/news/covid-19-health-passport-secured-blockchain-enable-deconfinement .

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