CONCLUSION

Lors du lancement, en 2020, des travaux sur la boussole stratégique, ce futur document, structurant pour la politique de sécurité et la défense européenne, suscitait de fortes attentes. Nous nous réjouissions de ce projet, appelé à matérialiser le « livre blanc européen » que nous avions appelé de nos voeux dans notre rapport intitulé « Défense européenne, le défi de l'autonomie stratégique » 92 ( * ) .

Les instruments permettant une politique de sécurité et de défense efficace sont nombreux, leur potentiel est élevé. La récente mise en place du FED et de la Facilité européenne pour la paix, en particulier, constituent des avancées importantes. Mais la volonté politique d'en tirer le meilleur parti en les utilisant conformément à leur destination continue trop souvent de faire défaut.

Dès lors, si la boussole stratégique devait confirmer les ambitions passées et en donner de nouvelles, elle pourrait enfin permettre à l'UE d'acquérir l'autonomie nécessaire pour faire face à l'ensemble des menaces.

Cet objectif est-il atteignable ? Alors que s'approche le terme du processus de la boussole stratégique, les postures ont bien évolué à la faveur du récent renforcement du lien transatlantique, tandis que l'analyse peut s'affiner.

À l'issue de nos travaux, entrepris en reprenant la méthode de l'écoute et de la consultation de nos partenaires adoptée pour le rapport précité, nous avons acquis la conviction que la boussole stratégique comporte désormais un risque majeur : celui d'être contreproductive, en favorisant un certain effacement stratégique de l'UE, alors que l'OTAN retrouve sa vigueur.

Heureusement, la France a la chance d'assurer la présidence l'année prochaine. Elle pourra insuffler avec précaution et surtout une approche inclusive une nouvelle dynamique vers l'autonomie que nous souhaitons.

Sa responsabilité est grande : les menaces sécuritaires se multiplient, tandis que le revirement de la politique extérieure des États-Unis, qui aboutit aujourd'hui au renforcement du parapluie de l'OTAN, reste tributaire d'aléas électoraux. Plus généralement, la capacité d'intervention de l'Union européenne pour la gestion de crise conditionne l'avènement de l'Europe-puissance, prospère et protectrice de nos intérêts, que la plupart des citoyens européens appellent de leurs voeux.

EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mercredi 7 juillet 2021, sous la présidence de M. Cédric Perrin, vice-président, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a procédé à l'examen du rapport d'information de M. Ronan Le Gleut et Mme Hélène Conway-Mouret.

M. Cédric Perrin, président. - Nous examinons maintenant le rapport d'information « Quelle boussole stratégique pour l'UE », présenté par nos collègues Ronan Le Gleut et Hélène Conway-Mouret.

M. Ronan Le Gleut, rapporteur . - À la fin des années 2010, alors que les menaces planant sur l'Europe avaient progressé, et en nombre, et en gravité, le président des États-Unis, Donald Trump, remettait en question la protection des Alliés européens par l'OTAN - rappelons-nous l'interview qu'il avait donné à Fox News sur l'article 5 et le Monténégro. Pourtant, la PSDC, la politique de défense et de sécurité commune, patinait en dépit de tentatives de relances successives. Alors l'Allemagne proposa un nouvel exercice, la « boussole stratégique », pour donner une chance à l'Union européenne de parvenir à un document stratégique vraiment opérant, en renouvelant doublement l'approche : par la méthode et la largeur de vue.

Certes, ce document aura une structure classique, avec une première partie sur les menaces - à l'horizon de 2030 - et une deuxième sur les objectifs et les moyens que l'Union européenne doit se donner en conséquence. Mais c'est à une échelle inédite que l'exercice organise l'écoute réciproque d'experts et de représentants des exécutifs de tous les États membres. Par ailleurs, il élargit la réflexion stratégique à l'ensemble des menaces pour s'employer à garantir, au-delà la sécurité de l'Union européenne, sa « résilience ».

L'analyse des menaces a été finalisée en novembre 2020. Elle n'a pas été agréée politiquement, ce qui a permis d'éviter un premier écueil : devoir prioriser des risques perçus très différemment selon les État membre de l'Union européenne.

Tout au long du premier semestre, les États membres ont travaillé aux objectifs et aux moyens autour de quatre « paniers » : la gestion de crise, les capacités - domaines attendus -, la résilience et les partenariats - qui consacrent une nouvelle ambition. L'exercice évite ici un second écueil en évitant de promouvoir explicitement l'« autonomie stratégique » ou la « souveraineté » de l'Union européenne, qui sont des termes irritants pour certains partenaires européens estimant qu'ils pourraient froisser les États-Unis.

La boussole stratégique est censée aboutir en mars 2022, sous la présidence française de l'Union européenne. Quels espoirs cette démarche, lancée pendant le mandat de Donald Trump, peut-elle susciter aujourd'hui, dans le contexte d'une réaffirmation énergique de l'attachement des États-Unis au multilatéralisme et de l'OTAN à la clause de défense mutuelle de l'article 5 ?

De fait, l'Union européenne compte sur l'OTAN, non seulement pour la défense de son territoire via l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord, mais aussi pour la gestion de crise tout en haut du spectre, les deux concernant a priori le flanc Est. Reste en principe à l'Union européenne de savoir répondre aux autres défis sécuritaires alentours - opérations de stabilisation, de maintien de la paix, contrôle des mouvements migratoires -, cette gestion de crise concernant a priori plutôt le flanc Sud. Saurait-elle le faire en toute circonstance ? Alors même que la conflictualité augmente, le nombre d'opérations de gestion de crise de l'Union européenne tend à se réduire.

Pourtant, la PSDC a été relancée en 2009 par le traité de Lisbonne, en 2016 par la « stratégie globale de l'Union européenne », avec une floraison d'initiatives prometteuses sur le papier. Mais les coordinations sont facultatives, les processus comportent des échappatoires pour tout État pacifiste, atlantiste, économe ou sceptique, sachant que les décisions en matière de PSDC sont normalement prises à l'unanimité.

Une intégration totale des outils de sécurité et de défense des États membres serait bien sûr inenvisageable dans un domaine foncièrement régalien. Une PSDC qui orienterait fortement les développements capacitaires des États membres et pourrait les obliger à participer à une opération, personne n'en a jamais voulu, même durant le mandat de Donald Trump ! Mais il nous semble possible de corriger certains des défauts les plus criants de la PSDC et de la rendre plus crédible, au moins pour la gestion de crise.

En matière capacitaire, des instruments dits « à acronymes » - PDC, CARD, CSP, FED, etc. - sont conçus pour combler les lacunes et acquérir une BITDE, une base industrielle et technologique de défense européenne, en encourageant les coopérations. Mais que dire, pour commencer, du PDC, le Plan de développement des capacités ? Bien que très structurant, il se contente d'énumérer les priorités que les États membres veulent bien se fixer en s'inspirant d'une liste de lacunes capacitaires établie sur la base de scénarios moyennement réalistes et de déclarations peu sincères...

Le problème central est la préférence pour les planifications capacitaires nationales. Il faudrait parvenir à y intégrer des éléments du processus capacitaire de l'Union européenne. Ce sera difficile, d'autant qu'existe déjà le processus capacitaire de l'OTAN. On peut aussi chercher à corriger certains défauts d'articulation entre les outils capacitaires. Mais probablement pas tous, car certains aboutissent à ménager la souveraineté des États.

La CSP, la coopération structurée permanente - la PESCO en anglais -, a suscité de nombreux projets. Mais il faudrait être plus sélectif pour gagner en qualité, tandis que le risque d'ITARisation - c'est-à-dire d'application de la réglementation américaine ITAR - devrait rester une préoccupation qui ne semble pas partagée avec la même intensité dans toute l'Union européenne. Une avancée majeure, toutefois, doit être signalée avec le financement européen du FED, ou FEDEF, le fonds européen de défense. La commission devra veiller à ce qu'il ne soit pas utilisé comme un fonds de redistribution.

J'en viens aux aspects opérationnels. Une PSDC timorée, dont les opérations se raréfient alors qu'augmente la conflictualité, nuit à la stature et à la crédibilité de l'Union européenne. La boussole pourrait ici prévoir quelques mesures efficaces :

- Il faut d'abord chercher à mieux s'accommoder du principe d'unanimité. L'expédient, nous le connaissons : ce sont les opérations nationales et les opérations ad hoc, Agénor, Takuba, dont la France s'est faite une spécialité. Or, contourner la PSDC prive de commandement européen, de financements, d'une couverture politique et de la participation éventuelle de pays qui, comme l'Allemagne, ne peuvent intervenir sans mandat.

Faciliter le recours à la PSDC semble ici faisable : sur le territoire de l'Union européenne, avec une automaticité de l'entraide en cas d'agression sur la base de l'article 42.7 du traité de l'Union européenne TUE ; en matière de gestion de crise, avec la possibilité de proposer une opération « clé en main » économisant études et discussions préalables, ou encore avec l'apport par la PSDC de « briques de coopération » à des opérations nationales ou ad hoc.

Faut-il instaurer un Conseil de sécurité européen, dans la perspective de créer un noyau dur de la défense européenne ? La chancelière Angela Merkel l'envisageait, le président Emmanuel Macron l'a finalement approuvé, mais c'était il y a trois ans, à l'époque d'une autre présidence américaine...

Une seconde piste consiste à améliorer les opérations et à les rendre plus incitatives. On peut d'abord progresser sur le plan de la qualité des opérations militaires en améliorant les formations dispensées à des forces étrangères dans le cadre des EUTM, les missions d'entraînement de l'Union européenne, qui sont au nombre de trois et concernent le Mali, la Centrafrique et la Somalie. De ce point de vue, la mise en place, cette année, de la FEP, la facilité européenne pour la paix, qui permettra le financement de la fourniture de matériel létal, est une véritable avancée.

Point crucial, la rapidité de la génération de force : les battlegroups, bataillons de 1 500 hommes mis en place en 2006 pour composer une permanence militaire, n'ont jamais été déployés, et ils sont souvent indisponibles. Un financement par la FEP serait une incitation décisive. Mieux : dans le cadre des discussions sur la boussole stratégique, une petite majorité d'États soutiennent l'initiative française d'une « force d'entrée en premier », dont le noyau dur pourrait être deux gros battlegroups ainsi relancés, avec des composantes terrestre, aérienne et maritime. Ce serait l'occasion pour la boussole de réaffirmer et préciser la complémentarité OTAN-Union européenne en cohérence avec un niveau d'ambition réaliste. En disant enfin clairement ce que l'Union européenne doit savoir faire, on ne pourra qu'améliorer la coordination capacitaire et opérationnelle.

Autre vecteur d'amélioration, le commandement militaire européen, c'est-à-dire la MPCC - la capacité militaire de planification et de conduite -, placée sous l'autorité de l'état-major de l'Union européenne, qui évite de s'en remettre à l'OTAN ou à un État membre pour la direction d'une opération de la PSDC. Cantonnée aujourd'hui aux EUTM, il faudrait étendre son rôle au commandement des missions exécutives et disposer ainsi d'un OHQ, autrement dit d'un état-major de planification, couvrant la totalité des missions militaires. Dans cette perspective, la France soutient le maintien de l'unicité du commandement de l'état-major de l'Union européenne et de la MPCC - que l'Allemagne voudrait remettre en question - pour préserver l'unité de la réflexion capacitaire.

Enfin, il faut impérativement combler les lacunes d'un renseignement européen qui n'est pas à la hauteur des enjeux.

Mme Hélène Conway-Mouret, rapporteure . - Avant d'entrer dans le vif du sujet, je voudrais rappeler que, pour ce rapport, nous avons repris le processus que nous avions suivi pour notre rapport sur la défense européenne de 2019, qui consiste à consulter nos partenaires européens. Nous l'avons fait par visioconférence et par questionnaire envoyé aux ambassades, qui ont presque toutes répondu. Cette démarche nous a permis de nous fixer assez rapidement sur un certain nombre de points, souvent d'une manière peu encourageante puisque nous avons réalisé que les citoyens européens et les Parlements des États membres n'étaient pas du tout sensibilisés à la boussole stratégique. Je voudrais donc ici féliciter la commission de s'être saisie de ce sujet, ce qui nous a permis de l'étudier, de comprendre que bien des choses qui se passent en Europe sont généralement méconnues et que nous disposons, avec la boussole stratégique, d'un outil à la fois remarquable et inédit.

Les velléités successives d'améliorations de la PSDC, maintenant trentenaire, incitent aujourd'hui, au moment de formuler de nouvelles ambitions, au réalisme. En revanche, la « résilience » - l'un des 4 paniers de la boussole stratégique - comporte toutes les promesses d'un futur projet.

Préserver l'accès aux espaces stratégiques contestés, réduire notre dépendance industrielle en matière de sécurité et de défense, renforcer notre accès à des technologies critiques ou à des matériaux stratégiques, garantir notre sécurité économique, sanitaire et climatique... La résilience c'est, en un mot, la sécurité hors PSDC.

La commission européenne est très active sur ces sujets. Un changement de dimension est perceptible depuis la crise sanitaire. La mise en place en 2020 de la DG DEFIS est révélatrice d'une nouvelle propension de l'UE à mobiliser sa puissance économique sur le plan stratégique.

Cette Europe géopolitique repose aussi sur ses partenariats, quatrième panier de la boussole. Concernant les États-Unis, Joe Biden est revenu sur la plupart des décisions prises par son prédécesseur, très critiquées par l'Union européenne, et les relations semblent apaisées. Nous devrions cependant nous garder de tout suivisme. D'abord, l'intérêt américain s'est déplacé vers l'Asie avec une relation bilatérale très tendue avec la Chine. L'Union européenne, elle, a une relation moins concurrentielle, passant notamment par l'exigence de réciprocité économique. Il est donc important que nous développions un partenariat indopacifique qui nous soit propre. Le partenariat avec l'Afrique est lui aussi de toute première importance, la Chine y étant cette fois appréhendée en rivale. Reste le partenariat avec l'OTAN, de loin le plus problématique, tant il devient structurant pour la boussole stratégique.

Nous assistons à un grand retour du tropisme atlantique. L'élection de Joe Biden est allée de pair avec la réaffirmation par l'OTAN de sa protection à ses Alliés européens. Il n'en fallait pas plus pour démobiliser les Européens sur l'autonomie stratégique et la PSDC...

Le Brexit ajoute un argument pour faire pencher la balance du côté de l'OTAN, puisque le Royaume-Uni est l'Allié dont les dépenses de défense sont les plus importantes - 60 milliards de dollars - après les États-Unis - 785 milliards de dollars. Si bien que les pays de l'Union européenne appartenant à l'OTAN ne représentent plus que le cinquième de la dépense de défense des pays de l'Alliance, comme se plaît à le rappeler le secrétaire général de l'OTAN. Par ailleurs, la crise sanitaire, tout en focalisant l'attention sur la résilience, a entraîné de fortes dépenses de soutien à l'économie qui déboucheront peut-être sur des ajustements budgétaires. Les Alliés de l'Union européenne ne s'en remettront que plus volontiers à l'OTAN pour s'autoriser des renoncements capacitaires et opérationnels. Ajoutons que les prochaines élections allemande et française pourraient conduire à des changements qui pèseraient sur la mobilisation de l'Union européenne pour la sécurité et la défense.

Tous les voyants de la marche vers l'autonomie stratégique passent au rouge. Au même moment, la coordination avec l'OTAN devient aléatoire.

Premièrement, le positionnement géostratégique de l'Union européenne diffère de celui de l'OTAN et des États-Unis : la Chine n'est pas pour nous l'ennemi ultime, la Russie reste un voisin, les agissements de la Turquie nous touchent directement, à l'inverse des Américains pour qui elle reste, en outre, un Allié.

Deuxièmement, rien ne dit que le parapluie de l'OTAN, largement redéployé depuis l'élection de Joe Biden, ne perdra pas en étanchéité si les Républicains gagnent les prochaines présidentielles, voire les midterms, dans un peu plus d'un an. Le Trumpisme reste une force politique majeure.

Troisièmement l'OTAN entreprend en ce moment, à l'initiative de son secrétaire général, un « grand bond en avant ». Celui-ci prône une stratégie de défense à 360 degrés reprise par l'agenda OTAN 2030, que viennent d'approuver les Alliés. L'utilisation de l'article 5 en cas de cyberattaque y est avancée, ce qui méritera des précisions, ces actes pouvant être le fait de pays vis-à-vis desquels les risques et les finalités de l'Union européenne et des États-Unis ne sont pas les mêmes. Par ailleurs, l'Agenda envisage la résilience dans son sens le plus large, et il va jusqu'à prévoir l'attribution d'objectifs aux Alliés dont la réalisation ferait l'objet d'un suivi !

Si toutes les perspectives ouvertes par l'Agenda se réalisent, la résilience que l'Union européenne veut orchestrer pourrait finir dans l'ombre d'une résilience pilotée par l'OTAN - de même que la PSDC vivote à côté de l'Alliance. Or, ce que l'incommensurable puissance de l'armée américaine peut ici expliquer, là, rien ne le justifierait au regard des moyens de l'Union européenne.

Quatrièmement, sur le plan capacitaire, le processus otanien est bien mieux suivi que celui de l'UE, au détriment du développement d'une BITDE. L'Agenda 2030 prévoit la mise en place d'un fonds OTAN pour l'innovation qui pourrait en outre affaiblir le Fonds européen de défense.

Cinquièmement, la boussole stratégique s'élabore au même moment que le « concept stratégique », autre document stratégique auquel travaille l'OTAN. Pour éviter que le second ne déteigne sur le premier, les réflexions ont été décalées, de même que leur aboutissement, le concept stratégique ne devant sortir qu'à l'été 2022. Mais l'OTAN multiplie travaux et réflexions et tout se passe, d'après certains observateurs, comme si elle se livrait à une course de vitesse.

Au fond, la boussole stratégique est devenue un exercice à risque. Nous en avons identifié cinq, qui peuvent se recouper.

Le premier risque est bien sûr celui d'un document de faible envergure. La réaffirmation de la couverture atlantique réduit les ambitions de la plupart des États membres pour la PSDC.

L'analyse définitive des menaces, celle qui seront endossées politiquement dans la boussole, pourrait se concentrer sur les plus consensuelles, de type hybride et technologique, favorisant la résilience au détriment de la gestion de crise. Au moins deux années - celles de l'élaboration de la boussole - auront alors été perdues pour la PSDC. Ce demi-échec pourrait être relativisé - et rendu présentable - par des initiatives améliorant les seules missions civiles ou militaires non exécutives, que l'Allemagne préfère aux missions exécutives.

Le second risque est celui d'un document calé sur les seuls besoins de l'OTAN et qui se coulerait dans le concept stratégique. La boussole ne proposerait rien qui puisse doublonner les moyens de l'Alliance ou s'émanciper de ses ambitions - tant en matière militaire que de résilience. Ses principaux attendus concerneraient le partenariat avec l'OTAN. Il faudrait qu'un dialogue politique s'instaure entre Josep Borrell et le secrétaire général de l'OTAN pour dégager la cohérence nécessaire entre les deux exercices tout en garantissant l'autonomie de notre démarche. Rien n'indique qu'un tel dialogue puisse avoir lieu...

Le troisième risque est celui d'un document plus ambitieux, mais peu suivi d'effet. Des effets d'affichage seront peut-être recherchés. Quoi qu'il en soit, le document final pourrait comprendre des ouvertures intéressantes, notamment en matière de résilience concernant les espaces contestés, dont il faudra organiser la postérité. En matière de PSDC, la proposition française d'une force d'entrée en premier, dont vient de parler mon collègue, serait une avancée importante. Soutenue par Josep Borrell, elle pourrait apparaître acceptable, même dans une perspective atlantiste. C'est pourquoi devront être mis en place un mécanisme de suivi et un portage politique, suivant l'une des principales préoccupations française.

Le quatrième risque est à notre avis celui d'un document trop détaillé, au point d'en devenir contreproductif en cas de crise. L'épisode pandémique a montré que l'Union européenne est capable d'un sursaut de volonté à l'épreuve des faits. En cas de crise, un document très formalisé, surtout s'il préjuge d'une capacité d'action minimale, serait donc un carcan. Ce raisonnement vaut aussi pour les relations avec l'OTAN, vis-à-vis de laquelle des ajustements devront toujours rester possibles.

Le dernier risque est que la France, craignant que la boussole stratégique ne ternisse sa présidence, en fasse un peu trop. Gardons-nous de suivre notre tendance aux déclarations et à la promotion de concepts, qui effraient et indisposent nos partenaires ! Mais la France est écoutée, ses analyses sont attendues : elle devra, dans le respect d'autrui, assumer ses convictions, les expliquer et chercher à convaincre.

Un échec de la boussole stratégique serait très dommageable pour la PSDC : les désillusions en la matière font reporter à bien plus tard toute velléité de progrès.

Nous formulons ici un regret de taille, qui nous ramène à la méthode : les discussions sur la boussole stratégique n'ont pas été élargies aux Parlements, privant la boussole stratégique d'un levier d'enrichissement et de profondeur d'audience auprès des citoyens européens dont nous craignons fort de regretter l'absence quand il s'agira de parachever l'exercice. Nous proposons par ailleurs que la boussole stratégique fasse l'objet d'une révision tous les 5 ans. Il importera donc que les Parlements en soient systématiquement saisis.

M. Cédric Perrin, président . - Vous appelez notre attention sur la nécessité de rester attentifs à ce sujet et d'exercer un droit de suite. À cet égard, je vous signale que nous tiendrons au Sénat, le 25 février 2022, la conférence PESC/PSDC du volet parlementaire de la présidence française de l'Union européenne. Ce sera l'occasion de revenir sur ce sujet avec nos partenaires.

M. André Guiol . - Les rapporteurs ont évoqué le problème de la montée en puissance de la défense européenne et de l'OTAN. J'ai lu récemment que, pour de nombreux militaires américains, les deux étaient incompatibles, que c'était l'un ou l'autre. Comment montrer que ce peut être l'un et l'autre ?

Mme Hélène Conway-Mouret, rapporteure . - Nous avions préconisé, dans notre rapport de 2019, l'écriture d'un Livre blanc, et estimons que l'Europe s'est ici dotée de l'outil nécessaire pour y aboutir, sur la base d'une analyse commune, à 27, des menaces. Puis il y a eu cette décision unilatérale du secrétaire général de l'OTAN d'engager un processus très similaire à celui de la boussole stratégique, nous privant d'un exercice véritablement autonome en nous poussant à l'insérer dans celui, beaucoup plus important, de l'Alliance atlantique. D'ailleurs, c'est devenu une sorte de course de vitesse, on voit que l'OTAN, qui se renouvelle, s'occupe désormais de réchauffement climatique, de résilience - bref, de sujets qui n'entrent pas dans ses prérogatives historiques.

M. Ronan Le Gleut, rapporteur . - Rappelons-nous qu'un certain nombre d'États de l'Union européenne ne sont pas membres de l'OTAN. Les deux organisations ne se superposent pas. Pour que l'Union européenne puisse adopter une position, nous avions fait, dans notre rapport de 2019, la proposition d'un Livre blanc - l'idée n'était évidemment pas nouvelle, mais nous l'avions remise en avant. L'existence de cette boussole stratégique est donc une bonne nouvelle, elle s'inscrit ainsi dans les préconisations de notre commission d'il y a deux ans, et nous pourrons en tirer une certaine fierté. Le fait même que cet exercice existe, le fait que les services de renseignement des États membres de l'Union européenne aient des échanges en vue d'établir une analyse des menaces qui soit partagée, c'est une première. Cette avancée considérable répond au fond à votre question : c'est bien l'un et l'autre.

Mme Hélène Conway-Mouret, rapporteure . - J'ajoute que l'un est censé renforcer l'autre.

Mme Gisèle Jourda . - Il a été évoqué un sujet qui nous a tenus à coeur, tant au sein de cette commission que dans celle des affaires européennes, c'est le Fonds européen de défense. C'est un élément fondateur pour la dimension européenne de la défense, alors qu'il a déjà été impacté financièrement. Est-il possible d'avoir des précisions sur les risques que cet instrument encourt ?

Mme Hélène Conway-Mouret, rapporteure . - La France avait en effet soutenu un abondement du Fonds européen de défense à hauteur de 13 milliards d'euros. Nous en sommes à 8 milliards d'euros. Mais nous restons satisfaits, car c'est la première fois que l'Union européenne se dote d'un tel fonds. Dans le cadre de ce fonds, on dénombre 26 projets qui ont fait l'objet d'un processus très inclusif, qui encourage la greffe sur un grand projet initial de PME issues de divers États membres. C'est une bonne structure, qui va dans le bon sens. Bien sûr, le danger existe d'un saupoudrage de l'argent ne permettant pas de soutenir des projets permettant véritablement à l'Union européenne de rester concurrentielle sur le plan industriel. Mais le danger que nous venons d'évoquer résulte, lui, du fait que l'OTAN souhaite s'occuper d'innovation en créant son propre fonds, qui serait évidemment bien mieux abondé que le Fonds européen de défense et risquerait de s'y substituer. Nous avons résisté pour obtenir que les entreprises de pays non membres de l'UE ne puissent avoir accès au Fonds européen de défense. Les États-Unis, en particulier, dépensent des milliards en recherche et en innovation dans leur propre pays, et accéder au Fonds européen de défense leur permettrait d'avoir accès à l'argent du contribuable européen pour augmenter encore cette dépense. Certes, des entreprises européennes travaillent pour des entreprises américaines, ou sont les filiales de ces entreprises, qui essayent ainsi d'entrer dans le Fonds européen de défense par la petite porte. Il reste que ce fonds existe, qu'il a vocation à monter en puissance dans la durée et qu'il représente un progrès considérable. Dans notre rapport de 2019, nous avions par ailleurs proposé la création d'une direction qui elle aussi a été mise en place. En tout, deux de nos propositions ont ainsi prospéré... Quoi qu'il en soit, je ne sais pas si, dans vingt ans, le Fonds européen de défense aura ou non été absorbé par l'OTAN, je crains que la situation ne soit devenue un peu compliquée.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam . - Je crois qu'il faut rester modestes, des collaborations entre services de différents pays existaient bien avant que ne commencent les travaux sur la boussole stratégique. Par ailleurs, nous sommes plusieurs ici à faire partie de l'assemblée parlementaire de l'OTAN, et, pour ma part, je suis agacée d'entendre revenir aussi souvent, au sujet de l'Alliance, les même discours et vieilles lunes. Il y a le propos d'Emmanuel Macron, cette vision presque romantique d'une Europe qui travaillerait à sa défense avec la Russie... Je voudrais rappeler que, selon les termes mêmes de son secrétaire général, l'Alliance atlantique est la plus réussie au monde, qu'aucun pays ne l'a jamais quittée et qu'elle assure notre défense sans qu'ait jamais été rencontré le moindre problème à ce sujet, même s'il existe des tensions aux frontières de l'Union européenne. De très nombreux États membres de l'Union européenne sont extrêmement favorables à l'OTAN, contrairement à ce que l'on peut entendre ici, tandis que d'autres ne veulent pas suffisamment contribuer - comme ils devraient le faire - au budget de l'Union européenne, si bien que la protection de l'OTAN est particulièrement bienvenue. Alors ce discours anti-otanien, qui tend à se répandre, cette petite musique, tout cela devient exaspérant pour les personnes qui voient ce qui se passe à l'OTAN, le travail qui y est accompli, dont tous mes collègues présents à l'assemblée parlementaire de l'OTAN sont, je crois, bien conscients.

La commission autorise la publication du rapport d'information.


* 92 Rapport du Sénat n° 626 (2018-2019), juillet 2019.

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