IV. UN PATRIMOINE DE L'HUMANITÉ A PROTÉGER

A. UN PATRIMOINE EN DANGER

Le patrimoine est devenu une cible dans plusieurs conflits récents. Ce phénomène a toujours existé mais il prend un relief particulier du fait de la médiatisation et de l'idéologisation des conflits.

1. Un passé douloureux

La région du Caucase est un « berceau de l'humanité », comportant des traces très anciennes d'occupation humaine et ayant donné lieu à l'éclosion de civilisations particulièrement remarquables. On y trouve des sites très anciens, remontant à l'Antiquité, dont l'un des plus connus est celui de Tigranakert, situé au Haut-Karabagh.

Le patrimoine religieux chrétien est au coeur de l'identité arménienne. En l'absence d'État pérenne, cette identité a reposé, à travers les siècles, sur l'Église apostolique arménienne, autocéphale, qui appartient au groupe des Églises orientales non chalcédoniennes 11 ( * ) . Les églises et monastères arméniens forment un ensemble homogène, constituant la partie la plus remarquable d'un patrimoine multiforme. L'art arménien s'exprime également dans les « pierres à croix », appelées khatchkars . L'art de ces stèles a été classé par l'UNESCO au patrimoine de l'humanité en 2010.

Ce patrimoine arménien a subi d'importantes destructions au XX e siècle, notamment en Turquie. Certaines disparitions sont l'oeuvre du temps, en l'absence de restauration ; d'autres sont le résultat de destructions délibérées. Plus récemment, des destructions ont eu lieu entre 1997 et 2006 dans l'enclave azerbaïdjanaise du Nakhitchevan : 89 églises médiévales y ont disparu, ainsi que plus de 5 000 pierres à croix et 22 000 tombes 12 ( * ) .

Les Azerbaïdjanais accusent, pour leur part, les Arméniens d'avoir laissé les régions conquises lors de la guerre du début des années 1990 en ruines, après le départ de la population azerbaïdjanaise (700 000 réfugiés). Depuis 30 ans, ce sont par ailleurs, d'après les Azerbaïdjanais, environ 2 600 objets et biens culturels, ainsi que 40 000 pièces de musées et 4 millions de livres qui auraient été détruits ou transférés en dehors de ces territoires.

Les Azerbaïdjanais développent une théorie, récemment reprise par le président Ilham Aliev, mais non reconnue par la communauté scientifique internationale, d'après laquelle une partie du patrimoine arménien ancien serait un patrimoine albanais du Caucase, antérieur à l'arrivée des Arméniens, rattaché à une autre branche du christianisme caucasien. D'après cette théorie, les Arméniens se seraient installés sur les sites de l'ancien royaume antique d'Albanie du Caucase.

Le passé suscite ainsi des accusations réciproques, particulièrement stériles, qui sont un frein à toute avancée rationnelle dans le traitement de la question du patrimoine. De part et d'autre, les rancunes sont telles qu'elles paralysent toute tentative de créer les conditions d'un dialogue sur la question de la protection du patrimoine subsistant.

2. Des inquiétudes fortes suscitées par le conflit

La déclaration tripartite du 9 novembre 2020 ne comporte aucune disposition concernant la protection du patrimoine culturel et religieux dans les régions touchées par la guerre. Bien que cela ne soit pas prévu par l'accord, certains monuments emblématiques seraient néanmoins sous supervision russe, notamment le site archéologique de Tigranakert (dans le district d'Aghdam) et le Monastère de Dadivank (dans le district de Kelbadjar).

Selon un décompte établi par le Défenseur des droits arméniens, près de 1 500 monuments arméniens seraient passés sous le contrôle de l'Azerbaïdjan après le conflit. Parmi eux figurent 161 monastères et églises , 345 pierres tombales historiques et 591 khatchkars.

L'Arménie dénonce depuis plusieurs mois les destructions causées par la guerre ou délibérément perpétrées après la fin de celle-ci, s'agissant par exemple de la cathédrale Ghazanchetsots, frappée par deux missiles 13 ( * ) , et de l' « Église verte » Saint Jean-Baptiste (Kanach Zham) de Chouchi/Choucha 14 ( * ) .

Si l'on peut espérer une préservation des monuments les plus connus, surveillés par satellites, dont la destruction susciterait la réprobation de la communauté internationale, le risque de destruction du petit patrimoine (stèles, cimetières...) paraît en revanche élevé, de même que le risque de dénaturation de certains monuments , par effacement des inscriptions arméniennes, la possible transformation d'églises en mosquées etc. Le 15 mars 2021, le Président Aliev a lui-même promis la « désarménisation » d'une église du 12 e siècle de la région d'Hadrout qu'il a qualifiée d' « albanienne ».

La situation exacte est difficile à établir, en l'absence d'observateurs internationaux impartiaux. L'accès des journalistes est difficile. Une enquête de la BBC a par exemple documenté la destruction complète d'une église dans la région de Djebrail 15 ( * ) . Le reportage montre également le paysage de ruines qui prévaut dans cette région depuis que les Azerbaïdjanais ont quitté leurs villes et villages au moment de la première guerre.


* 11 Églises ayant rejeté les thèses du concile de Chalcédoine (451).

* 12 Source : ONG Terre et Culture (France-Arménie, octobre 2019).

* 13 Source : Human Rights Watch, 16 décembre 2020.

* 14 Source : Le Monde, 27 avril 2021.

* 15 “Nagorno-Karabakh: The mystery of the missing church”, BBC, 25 mars 2021.

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