JEUNESSE : DES OPPORTUNITÉS LIMITÉES
ET UNE ORIENTATION CONTRAINTE

La délégation a souhaité se pencher sur les enjeux spécifiques aux plus jeunes générations dans les territoires ruraux, afin d'identifier les inégalités auxquelles les jeunes femmes rurales peuvent faire face, par rapport à la fois aux jeunes femmes urbaines et aux jeunes hommes ruraux, de mettre en lumière les freins spécifiques qu'elles rencontrent dans leurs ambitions scolaires, universitaires et professionnelles et de mettre en avant des initiatives permettant de lutter le plus en amont possible contre la reproduction des stéréotypes et des inégalités de genre.

Pour cela, elle a entendu des chercheures et sociologues ayant travaillé sur la question des jeunes filles rurales :

- Laurie Pinel, auteure d'une étude intitulée Conditions de vie des jeunes femmes en zone rurale : des inégalités par rapport aux hommes ruraux et aux urbaines (juillet 2020) pour la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES), chargée d'étude au Bureau Jeunesse Famille de la DREES ;

- Yaëlle Amsellem-Mainguy, sociologue, chargée de recherche à l'Institut national de la jeunesse et de l'éducation populaire (INJEP), auteure d'une enquête sur les jeunes femmes en milieu rural, intitulée Les filles du coin (septembre 2019).

La délégation et les sénateurs dans leurs départements ont également entendu des acteurs de terrain, en particulier des associations impliquées dans le soutien à l'orientation des jeunes ruraux :

- Salomé Berlioux, fondatrice de l'association Chemins d'Avenirs , auteure de Les Invisibles de la République. Comment on sacrifie la jeunesse de la France périphérique et de Nos campagnes suspendues : La France périphérique face à la crise ;

- Cyprien Canivenc, secrétaire général de la fédération Des territoires aux grandes écoles (DTGE) ;

- Emma Rouvet, co-présidente de l'association De l'Allier aux grandes écoles (DAGE).

I. UN CHAMP DES POSSIBLES PLUS FERMÉ POUR LES JEUNES FILLES DES ZONES RURALES, EN MATIÈRE DE FORMATION ET D'AVENIR PROFESSIONNEL COMME DE LOISIRS

A. DES SOUHAITS ET INJONCTIONS CONTRADICTOIRES : PARTIR POUR AVOIR PLUS D'OPPORTUNITÉS OU RESTER POUR SOUTENIR SA FAMILLE ET SON TERRITOIRE

1. Un tiraillement entre partir ou rester

Les témoignages recueillis par la délégation indiquent que les jeunes ruraux semblent avoir, pour la plupart, conscience de la nécessité de partir pour se former, trouver un emploi et disposer de davantage d'opportunités. Selon l'enquête de l' Ifop, Territoires ruraux : perceptions et réalités de vie 8 ( * ) , les jeunes de 18 à 24 ans résidant en zone rurale questionnent davantage que leurs aînés l'attractivité de leur territoire : seuls 28 % sont tout à fait d'accord avec l'idée qu'il gagnerait à être mieux connu (contre 41 % en moyenne).

Les jeunes sont incités au départ par le système scolaire comme par leurs parents , les établissements d'études supérieures étant peu nombreux et peu diversifiés dans les territoires ruraux et les opportunités professionnelles apparaissant plus nombreuses dans les métropoles.

Pour la sociologue Yaëlle Amsellem-Mainguy, « dans les outre-mer, l'injonction au départ est encore plus forte qu'en France hexagonale. Elle est exacerbée dans les discours affirmant qu'un jeune souhaitant s'en sortir se doit de parcourir 9 000, 11 000 ou 25 000 kilomètres alors qu'il vient parfois d'un petit village . »

Pour autant, nombreux sont les jeunes ruraux qui souhaitent rester ou revenir un jour dans leur territoire . Yaëlle Amsellem-Mainguy estime que la majorité des jeunes filles rurales de milieu populaire qu'elle a rencontrées dans le cadre de son enquête grandissent en aspirant à rester vivre sur leur territoire.

Salomé Berlioux de Chemins d'Avenirs dénonce une double injonction qui se fait aux dépens des jeunes : l'injonction de « rester pour participer à la revitalisation de son territoire » et l'injonction de « partir à tout prix ».

2. Celles qui partent

En pratique, on constate que les jeunes filles sont plus nombreuses que les garçons à quitter les territoires ruraux. L'étude de la DREES sur les conditions de vie des jeunes femmes en zone rurale montre que « les filles [de 18 à 24 ans] quittent plus souvent que les garçons les territoires ruraux, a priori pour poursuivre des études ou trouver un premier emploi : 12 % des filles en zone urbaine (environ 8 % des garçons) ont leurs parents qui vivent en zone rurale . »

Lieu de vie des jeunes ayant des parents ruraux

Source : DREES

Laurie Pinel a précisé devant la délégation : « Nous avons constaté une proportion plus importante de jeunes femmes de 20 à 24 ans parmi celles qui partent. Elles sont aussi plus souvent en cours d'études que les jeunes restées en zone rurale. Elles peuvent avoir démarré leur cursus sur leur territoire avant de déménager pour le poursuivre ou pour rejoindre un premier emploi. Nous avons été surpris de réaliser qu'elles n'étaient pas issues d'un milieu plus favorisé que celles qui ne quittaient pas le milieu rural. Elles viennent souvent d'un milieu populaire, comme la majorité des jeunes vivant en zones rurales. Elles semblent plus avancées dans leur processus d'autonomie et sont encore plus souvent en couple que les jeunes rurales. Elles sont aussi plus souvent totalement décohabitantes de leurs parents, en ne rentrant pas chez eux le week-end . »

Caractéristiques des jeunes femmes selon leur lieu de vie
et celui de leurs parents

Source : DREES

Ce constat est corroboré par les chiffres du dernier recensement de la population (Insee, 2017) qui fait apparaître une nette sous-représentation des femmes âgées de 18 à 24 ans dans les communes rurales : elles constituent 5 % de la population de ces espaces contre 9 % en ville. Pour cette tranche d'âge, on compte 85 jeunes femmes pour 100 jeunes hommes dans les territoires ruraux. À l'inverse, le ratio femmes/hommes est en faveur des femmes pour les personnes âgées de plus de 65 ans résidant dans ces territoires avec un ratio de 122 femmes pour 100 hommes.

En outre, les jeunes filles qui rejoignent la ville pour leurs études ne reviennent bien souvent pas dans leur territoire d'origine . En effet, une fois diplômées, elles n'y trouvent pas de métiers qui correspondent à leur qualification.

3. Celles qui restent

Au-delà des départs pour la ville, comme le souligne Yaëlle Amsellem-Mainguy, qui s'est quant à elle intéressée à « celles qui restent », les « filles du coin », les parcours des filles rurales sont empreints d'une forte mobilité : car scolaire, internat, vie professionnelle, achats... À titre d'exemple, les collégiens et lycéens ruraux mettent en moyenne deux fois plus de temps pour se rendre dans leurs établissements que les jeunes urbains 9 ( * ) . Mais ce sont des formes de mobilité qui ne sont pas valorisées ni reconnues. En outre, certaines formes de mobilité leur sont fermées, comme le relève Yaëlle Amsellem-Mainguy : « S'il n'existe pas de différence d'un point de vue statistique, nous avons observé lors de nos entretiens que les filles étaient bien plus freinées que les garçons dans l'acquisition d'un deux-roues. On leur oppose que la route leur serait plus dangereuse, que les gens conduiraient tous comme des fous ou alcoolisés et qu'elles ne seraient pas en mesure de faire face à une panne. Lorsqu'elles réussissent à bénéficier d'un deux-roues, il est souvent moins performant que celui de leurs copains . »

Les jeunes filles qui restent sur le territoire ont un champ d'opportunités plus limité que le reste de leur classe d'âge dans tous les domaines.

Leur parcours se distingue de celui de leurs camarades des zones urbaines et de celles qui sont parties. Elles poursuivent moins d'études, occupent davantage d'emplois précaires . Elles travaillent essentiellement dans les secteurs du soin et de l'aide à la personne.

Caractéristiques des jeunes en fonction de leur sexe et de leur lieu de vie

Source : DREES

Sylviane Le Guyader, cheffe du pôle analyses et diagnostics territoriaux de l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), a résumé ainsi la situation en matière d'insertion professionnelle devant la délégation lors de son audition le 11 mars 2021 : « il convient de retenir que les jeunes femmes sont plus souvent touchées par le chômage que les jeunes hommes dans les territoires ruraux et les différences entre femmes et hommes sont plus marquées à la campagne qu'à la ville ».

En outre , les jeunes filles rurales sont plus souvent en couple et en cohabitation avec leur partenaire . Selon l'enquête de la DREES, c'est le cas de 24 % des jeunes filles rurales contre seulement 13 % des jeunes filles urbaines et 11 % des jeunes hommes ruraux. Selon le sociologue Benoît Coquard, auteur de Ceux qui restent , parmi les jeunes filles qui restent, beaucoup deviennent mères nettement avant l'âge médian d'arrivée du premier enfant au niveau national (28 ans).

Leurs opportunités en matière de loisirs sont également plus limitées. Selon une enquête Ifop de novembre 2019 intitulée Jeunes des villes, jeunes des champs 10 ( * ) , 32 % des jeunes des zones rurales disent n'avoir pratiqué aucune activité extrascolaire pendant leur scolarité, contre seulement 20 % en agglomération parisienne. C'est encore plus vrai pour les jeunes filles, comme le met en avant l'enquête Les filles du coin : « L'offre à leur disposition est largement moins étoffée que celle dont disposent les garçons, les poussant à arrêter leurs activités sportives [...] . Cet éloignement des pratiques encadrées contribue au fait que les filles se retrouvent entre elles dans les intérieurs pour y développer elles-mêmes leur temps libre et leurs pratiques de loisirs qui ne sont pas valorisés au même titre que celles des garçons . »

L'enquête Ifop précitée souligne également que « si la jeunesse de la “France périphérique” n'a pas pris part au mouvement des “gilets jaunes”, principalement composé d'actifs, une mobilisation lycéenne a pourtant eu lieu dans le sillage de ce mouvement. Contrairement aux grèves lycéennes habituelles, ce ne sont pas les lycées de centre-ville mais les établissements situés dans les villes moyennes et même, fait rarissime, les lycées agricoles, qui ont été à la pointe de la contestation contre la réforme du lycée. Les élèves de ces établissements ont donné de la voix. À l'instar des gilets jaunes, sans doute peut-on y avoir l'expression du mal-être d'une fraction de la jeunesse se sentant reléguée en seconde division . »

Pour Laurie Pinel, cette relégation et cette invisibilisation dans les discours publics et sociaux est encore plus grande pour les filles : « les questions portant sur les jeunes dans les territoires s'orientent toujours vers les garçons. Mais où sont les filles ? Que font-elles ? Lorsque j'en parle aux élus locaux, ils prennent conscience de la situation. Les filles occupent les espaces intérieurs. Elles investissent un peu plus le scolaire et jouent davantage le jeu de l'école, ce qui inquiète moins les adultes. Elles posent moins de problèmes de gestion du bruit et inspirent moins de crainte. Elles sont donc moins visibles dans les discours publics et sociaux . »

La décision de « partir ou rester » dans leur territoire détermine donc fortement le parcours des jeunes filles . Elle est centrale dans leurs choix d'orientation scolaire et universitaire, qui s'en trouvent contraints et sur lesquels pèsent par ailleurs de nombreux autres freins.


* 8 https://www.famillesrurales.org/etude-territoires-ruraux-perceptions-realites-2021

* 9 DRESS, Grandir dans un territoire rural : quelles différences de conditions de vie par rapport aux espaces urbains ? , mars 2021.

* 10 https://www.ifop.com/publication/jeunes-des-villes-jeunes-des-champs-la-lutte-des-classes-nest-pas-finie/

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