Rapport d'information n° 383 (2022-2023) de MM. Bernard FOURNIER , François BONNEAU et Mme Gisèle JOURDA , fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, déposé le 1er mars 2023

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N° 383

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2022-2023

Enregistré à la Présidence du Sénat le 1 er mars 2023

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1) sur : « Quelle stratégie française dans le golfe de Guinée ? »,

Par MM. Bernard FOURNIER, François BONNEAU et Mme Gisèle JOURDA,

Sénateurs et Sénatrice

(1) Cette commission est composée de : M. Christian Cambon , président ; MM. Pascal Allizard, Olivier Cadic, Mme Marie-Arlette Carlotti, MM. Olivier Cigolotti, André Gattolin, Guillaume Gontard, Jean-Noël Guérini, Joël Guerriau, Pierre Laurent, Philippe Paul, Cédric Perrin, Rachid Temal , vice-présidents ; Mmes Hélène Conway-Mouret, Joëlle Garriaud-Maylam, Isabelle Raimond-Pavero, M. Hugues Saury , secrétaires ; MM. François Bonneau, Gilbert Bouchet, Alain Cazabonne, Pierre Charon, Édouard Courtial, Yves Détraigne, Mmes Catherine Dumas, Nicole Duranton, MM. Philippe Folliot, Bernard Fournier, Mme Sylvie Goy-Chavent, M. Jean-Pierre Grand, Mme Michelle Gréaume, MM. André Guiol, Ludovic Haye, Alain Houpert, Mme Gisèle Jourda, MM. Alain Joyandet, Jean-Louis Lagourgue, Ronan Le Gleut, Jacques Le Nay, Mme Vivette Lopez, MM. Jean-Jacques Panunzi, François Patriat, Gérard Poadja, Stéphane Ravier, Gilbert Roger, Bruno Sido, Jean-Marc Todeschini, Mickaël Vallet, André Vallini, Yannick Vaugrenard .

L'ESSENTIEL

Le golfe de Guinée concentre tous les défis du développement africain : potentiel économique et ressources naturelles importantes mais inégalités de grande ampleur ; régimes essentiellement démocratiques mais problèmes de gouvernance ; menace croissante du djihadisme et des activités maritimes illégales (pêche illicite, trafic de drogue, piraterie). Très présente sur les plans diplomatique, culturel et militaire avec ses bases au Sénégal, en Côte d'Ivoire et au Gabon, la France est amenée à réévaluer son positionnement dans la région en raison de la fin de l'intervention Barkhane et de la nécessité de proposer de nouveaux partenariats tout en préservant ses intérêts (économiques, sécuritaires ou plus généralement d'influence). Ayant à lutter contre des menaces qui affectent la prospérité de ses partenaires du golfe de Guinée, elle doit ainsi élaborer une nouvelle doctrine tenant compte des difficultés militaires et diplomatiques rencontrées au Sahel.

I. UNE RÉGION-CLEF POUR LA STABILITÉ ET LA PROSPÉRITÉ DE TOUTE L'AFRIQUE DE L'OUEST

A. DES GÉANTS DÉMOGRAPHIQUES ET ÉCONOMIQUES

Le golfe de Guinée (Guinée, Sierra Leone, Liberia, Côte d'Ivoire, Ghana, Togo, Bénin, Nigeria, Cameroun, Guinée équatoriale, Gabon) se caractérise par un poids démographique et économique de première importance en Afrique . En particulier, la population du Nigeria, qui double tous les trente ans, devrait atteindre 400 millions en 2050 et peut-être 800 millions en 2100, ce qui en ferait le deuxième pays le plus peuplé du monde après l'Inde et devant la Chine. Son PIB se monte à 440 milliards de dollars, soit la première économie du continent. Dans la région, le Ghana et la Côte d'Ivoire notamment ont également un poids démographique et économique significatif.

En outre, le golfe de Guinée représente près de 50% de la production pétrolière du continent, avec des réserves estimées à 100 milliards de barils, soit 10% des réserves mondiales. Ses exportations de pétrole comptent aussi pour 10% des exportations mondiales .

Vue par satellite du golfe de Guinée : la zone la plus lumineuse correspond au delta du fleuve Niger au Nigeria.

B. DES INTÉRÊTS FRANÇAIS SIGNIFICATIFS

La présence économique de la France dans la région est significative, en particulier au Nigeria et en Côte d'Ivoire. Le Nigeria est le premier partenaire commercial de la France en Afrique subsaharienne . Ce pays concentre 60% du stock d'investissement français en Afrique de l'Ouest. Une centaine d'entreprises françaises y sont présentes, dans le domaine pétrolier (Total), la construction (Lafarge-Holcim, Bouygues), la logistique (Bolloré), etc. La situation est similaire en Côte d'Ivoire, deuxième partenaire de la France en Afrique subsaharienne après le Nigeria.

Du fait de sa population très importante et grâce au dynamisme et à la créativité de sa jeunesse, le Nigeria présente de nombreuses opportunités d'investissements et d'affaires . Ces opportunités très significatives compensent un niveau de corruption élevé (le Nigeria est régulièrement classé autour de la 150 ème place sur 180 pays pour la corruption perçue, selon Transparency international), qui crée un environnement complexe pour les entreprises.

La région du golfe de Guinée revêt également une importance cruciale sur le plan des migrations . Sur l'ensemble des migrants d'Afrique de l'Ouest, moins de 10% prennent la destination de l'Afrique du Nord et de l'Europe. L'immigration en provenance du Sahel est ainsi très importante dans la région . La stabilité et le développement économique des pays du golfe de Guinée sont donc des facteurs essentiels pour que ces migrants n'aient pas à chercher massivement un avenir meilleur en-dehors de l'Afrique.

En outre, environ 80 000 Français sont présents dans le golfe de Guinée, y travaillent et y entreprennent. La présence de militaires français dans la région sécurise leur présence.

Enfin, le fait que la France ait des relations approfondies, notamment sur le plan culturel, et des partenariats très développés avec les pays de la région constitue un élément important de son statut international . La France plaide d'ailleurs au sein des Nations unies pour une meilleure représentation du continent africain dans les instances de l'organisation, jusqu'au Conseil de sécurité. Toutefois, depuis plusieurs années et singulièrement depuis le début de la guerre en Ukraine, les pays de la région n'ont pas apporté un soutien aussi systématique que par le passé aux résolutions présentées ou soutenues par la France au sein des Nations unies : certains pays se sont ainsi abstenus lors du vote des résolutions demandant la cessation de l'offensive russe.

II. UNE RÉGION PRISE EN TENAILLE ENTRE DEUX MENACES

Les pays du golfe de Guinée doivent affronter deux principaux types de menaces , qui viennent potentiellement « percuter » leur potentiel de prospérité et de stabilité : les unes en provenance de l'Océan, les autres de l'intérieur du Continent . Au large des côtes de la façade atlantique, la menace est triple : la piraterie, la pêche illégale et le trafic de drogue . Du côté de l'intérieur des terres, la progression du djihadisme inquiète tous les pays de la région.

A. LA PIRATERIE : UN PHÉNOMÈNE EN RÉGRESSION SUR LEQUEL IL FAUT RESTER VIGILANT

Le golfe de Guinée est devenu, dans les années 2010, la première région au monde pour ce fléau, avec plus de cent incidents par an. Les enlèvements avec demande de rançon ont progressivement remplacé les vols de pétrole lorsque le prix de celui-ci a diminué. Selon les armateurs français, la piraterie est très coûteuse aussi bien en frais d'assurance que de sécurisation des navires, dans cette zone où passent plus de 1 500 navires par jour.

1. Des efforts locaux et régionaux importants

Comme l'ont rappelé deux résolutions du conseil de sécurité des Nations unies, c'est d'abord la responsabilité des États de la région de sécuriser leur domaine maritime. De fait, ceux-ci s'y efforcent, individuellement mais aussi collectivement, dans le cadre de l'Union africaine et surtout, au niveau régional, de l'architecture de Yaoundé . Celle-ci, mise en place en 2013, consiste en un dispositif assez complexe, avec plusieurs instances régionales sur divers niveaux. Le bilan de ce dernier dispositif est mitigé , car les pays membres restent assez jaloux de leurs prérogatives de souveraineté et font face à de tels problèmes à l'intérieur de leurs frontières qu'il leur est difficile de consacrer des moyens massifs à la sécurité maritime. L'harmonisation des législations, indispensable pour mieux réprimer la piraterie, accuse ainsi un certain retard.

2. Corymbe, une opération de sécurisation au long cours

Deuxième niveau d'intervention contre la piraterie : l'opération Corymbe de la Marine nationale française, mise en oeuvre depuis plus de trente ans, en coordination avec les forces françaises prépositionnées dans la région (Sénégal, Côte d'Ivoire et Gabon). Dans le cadre de cette opération remarquable se déroule un travail de coopération et d'exercices communs de grande ampleur avec les marines des pays partenaires - comme en témoignait cette année la présence à Lagos, lors de la visite de la mission, du porte hélicoptère amphibie (PHA) Tonnerre . Corymbe inclut également des actions de formation au profit des marines locales, mais aussi des opérations d'arraisonnement menées contre les pirates. Corymbe peut s'appuyer sur des outils uniques comme le MICA Center hébergé à Brest, qui veille en continu sur le trafic maritime et, en cas d'attaque, alerte les marines des pays concernés de la région.

Il existe enfin, au niveau de l'Union européenne, une « Présence maritime coordonnée » combinant les moyens navals européens disponibles au profit des pays riverains. En effet, d'autres pays européens sont présents dans la région avec des navires militaires et contribuent ainsi à la lutte contre la piraterie.

3. Poursuivre les efforts malgré une diminution peut-être conjoncturelle des faits de piraterie

Il semble exclu de mettre en place dans le golfe de Guinée une opération de type Atalante , solution parfois évoquée pour porter un coup fatal à la piraterie comme ce fut le cas dans le golfe d'Aden, car la situation est ici très différente. En effet, contrairement à la Somalie en 2009, les États de la zone ne sont pas des États faillis. Par ailleurs, le golfe d'Aden est un « rail de navigation » où les navires de commerce peuvent être protégés en convois. Au contraire, dans le golfe de Guinée, les routes maritimes sont diverses et les navires très dispersés.

Par ailleurs, au moment où la mission a lancé ses travaux, un fait inattendu s'était produit depuis environ un an : le nombre d'attaques de piraterie avait radicalement diminué, passant de 115 incidents en 2020 à 52 en 2021, et seulement 16 entre janvier et juin 2022 . Les spécialistes entendus par la mission ne doutent pas du rôle des actions de sécurisation maritime dans cette évolution. Néanmoins, ils n'y voient pas le facteur déterminant, celui-ci étant plutôt à rechercher du côté de la politique intérieure nigériane. En effet, les troubles politiques et sociaux majeurs intervenus dans ce pays, au sein du delta du Niger, ont sans doute joué un rôle essentiel dans le développement de la piraterie dans les années 2010. Inversement, l'approche de l'élection présidentielle au Nigeria (février 2023) a probablement un lien avec un double phénomène : la diminution des attaques de piraterie et l'augmentation massive du pillage des oléoducs à terre, 80% de la production étant désormais pillée, ce qui a conduit les majors pétroliers à abandonner progressivement leur activité on-shore au profit de la seule exploitation des ressources off-shore.

Toutefois il est possible que de nouveaux changements politiques au Nigeria conduisent au retour de la piraterie dans le golfe de Guinée . En outre, la pression du djihadisme pourrait inciter les pays riverains à se détourner des enjeux maritimes. Dès lors, la coopération entre les pays de la zone et avec leurs partenaires européens doit continuer à progresser, notamment les efforts d'harmonisation juridique en vue d'une meilleure répression pénale .

Dispositif de sécurisation à bord d'un navire dans le golfe de Guinée

B. LA PÊCHE ILLÉGALE ET LE TRAFIC DE DROGUES, DEUX FLÉAUX AUX CONSÉQUENCES MAJEURES

1. La pêche illégale, une atteinte grave à l'auto-suffisance alimentaire de l'Afrique de l'Ouest

Dans le golfe de Guinée, 40 % du poisson pêché le serait de façon illégale , ce qui représente plus de 1,2 milliard d'euros de manque à gagner annuel pour les pays de la région. La pêche illégale est menée par des bateaux souvent chinois ou russes, qui prélèvent des quantités dépassant les capacités de reconstitution des stocks. Or la pêche fait vivre plus de 7 millions de personnes dans la région et le nombre de personnes en situation d'insécurité alimentaire en Afrique de l'Ouest et dans le golfe de Guinée a doublé au cours des deux dernières années.

En 2016, l'Union africaine a adopté une charte sur la sécurité maritime en mettant particulièrement l'accent sur la pêche illégale. Les trente et un États signataires, dont les pays du golfe de Guinée, se sont en effet engagés à mener les réformes nécessaires pour améliorer la gouvernance dans le secteur de la pêche et à prendre les mesures appropriées pour lutter efficacement contre la pêche illégale. Cette prise de conscience ne semble toutefois pas avoir débouché sur des actions suffisantes pour mettre un coup d'arrêt au phénomène .

Des actions sont déjà menées par la marine française contre la pêche illégale dans le cadre de Corymbe , sous la forme de patrouilles de surveillance des pêches permettant de détecter et de dissuader ces activités, en coordination étroite avec les centres d'opérations maritimes des partenaires régionaux africains. Selon les rapporteurs, il faut aller plus loin et faire la lutte contre la pêche illégale une véritable priorité, d'autant que la baisse de la piraterie donne des marges pour agir. Plus globalement, il est nécessaire d'aller au-delà de la seule approche sécuritaire immédiate pour créer les conditions d'une « économie bleue » prospère dans le golfe de Guinée, dont toute l'Afrique de l'Ouest bénéficiera.

2. Le trafic de drogue, une menace grave pour l'Europe

Le trafic international de drogue, essentiellement à destination de l'Europe, constitue une menace croissante , comme en témoignent le développement des mafias liées à ce trafic aux Pays-Bas et en Belgique, où des mesures de protection policière contre les trafiquants sont devenues nécessaires pour assurer la sécurité de certains membres du Gouvernement. Or une grande partie de la cocaïne qui alimente l'Europe transite désormais par les pays du golfe de Guinée . Ainsi, en décembre 2022, plus de 4,6 tonnes de cette drogue, représentant une valeur d'environ 150 millions d'euros, ont été saisies par la Marine française dans le golfe. Il existe un véritable « écosystème » de la drogue sur la côte du golfe de Guinée, qui s'appuie sur des aéroports internationaux, des ports maritimes avec terminal à conteneurs et des réseaux routiers régionaux, permettant de redistribuer la drogue en Afrique et surtout en Europe.

Si une partie de la solution réside dans la classique coopération policière et judiciaire entre l'ensemble des pays par lesquels transitent les flux, une réponse régionale commune a aussi été ébauchée avec la Commission ouest-africaine sur les drogues (WACd), dirigée par Kofi Annan. Toutefois, davantage de volonté politique est nécessaire pour faire passer ce problème au premier plan et lui consacrer les financements qu'il mérite . Ces efforts sont cependant entravés par les problèmes de corruption.

C. LA PROGRESSION DU DJIHADISME VERS LE GOLFE DE GUINÉE

1. Des djihadistes qui savent exploiter les faiblesses des États de la région

Depuis plusieurs années, la « descente » du terrorisme djihadiste qui sévit au Sahel vers le golfe de Guinée constitue une préoccupation croissante. Après l'attentat de Grand Bassam en Côte d'Ivoire en 2016, plusieurs attaques ont eu lieu dans des pays du golfe de Guinée, surtout depuis 2021 . Les djihadistes n'occupent pas de territoire dans les États côtiers mais ils s'infiltrent dans les régions du Nord, en particulier dans les grands parcs naturels, où ils mènent des attaques ponctuelles contre les gardes et les représentants des États. Le Togo et le Bénin ont ainsi subi plusieurs attaques. Le Bénin, en particulier, a dû renforcer son armée, construire des postes avancés et des forts dans les zones frontalières.

Les djihadistes cherchent aussi à s'implanter dans les communautés locales et à s'infiltrer dans les écoles coraniques. Comme au Sahel, ils mènent des attaques contre les symboles de l'État là où les populations sont frustrées et se considèrent comme insuffisamment soutenues, tout en instrumentalisant les conflits interethniques ou sociaux préexistants.

Ainsi, tous les pays de la région sont menacés car ils partagent un terrain de vulnérabilité au terrorisme lié aux conflits d'usage de la terre, aux inégalités extrêmes et à la « contagion » des groupes déjà constitués dans les pays du Sahel.

2. Une situation sécuritaire toujours mauvaise au Nigeria

La situation sécuritaire au Nigeria reste également très dégradée . Dans le nord-est du pays, le terrorisme djihadiste semble avoir fléchi, notamment du fait de l'action de l'armée de l'air nigériane autour des grandes villes de la région. Des investissements importants dans l'armement et la capacité ont permis d'obtenir des résultats tangibles. Toutefois, l'État Islamique en Afrique de l'Ouest (EIAO ou ISWAP) a revendiqué plus d'attaques en 2021 qu'en 2020, même si ces attaques ont fait moins de victimes. On assisterait en réalité à un enracinement de l'ISWAP qui, grâce à l'appui de son échelon central, atteindrait désormais une position dominante parmi les groupes présents dans la région, et aurait consolidé une forme de gouvernance sur le territoire rural qu'il contrôle. Le groupe Ansaru, d'inspiration Al-quaediste, aurait lui aussi ré-émergé après une période de sommeil consécutive à l'arrestation de son leader en 2016. En outre, depuis environ un an, le Nord-Ouest du pays est devenu le théâtre d'actes de banditisme de grande ampleur . Des groupes criminels dirigés par de véritables seigneurs de la guerre se financent grâce au kidnapping et à l'extraction minière illégale.

La force multilatérale mixte contre Boko Haram a quant à elle un bilan mitigé . Ses membres, notamment le Tchad et le Niger, se sont en partie désengagés de cet effort commun afin de consacrer leurs forces à la résolution de leurs problèmes internes.

3. Des pays conscients de la menace, qui ont réagi rapidement

Les pays du golfe de Guinée ont pris très tôt conscience de la menace. Le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d'Ivoire, le Ghana et le Togo ont ainsi lancé dès septembre 2017 l'initiative d'Accra afin de partager des renseignements, de former des personnels et de conduire des opérations militaires transfrontalières conjointes . Ce cadre a surtout permis de renforcer le dialogue et la confiance entre les pays de la région, sans faire reculer le djihadisme. Néanmoins, le contexte actuel est porteur pour l'Initiative d'Accra et la redéfinition de la stratégie française dans la région doit le prendre en compte . En décembre 2022 s'est tenu un sommet de l'Initiative d'Accra où se sont rendus plusieurs dirigeants européens (dont le Président du Conseil européen Charles Michel). Des appels à des financements extérieurs ont été lancés. Cette initiative est un peu à la croisée des chemins. Il est nécessaire, selon les rapporteurs, de la renforcer, au besoin par de nouveaux financements et des projets de coopérations. Le G5 Sahel n'a pas bien fonctionné mais le contexte était différent : il convient d'en tirer les leçons et de mieux soutenir des pays qui prennent le problème plus en amont.

Les pays de la région ont également accompli des efforts dans le domaine économique et social, car ils ont compris qu'il fallait traiter les causes profondes du terrorisme. Ils s'efforcent ainsi de réduire les vulnérabilités socio-économiques en développant des infrastructures de base dans le domaine de la santé ou de l'éducation . Ils tentent aussi de coopérer avec des chefs religieux pour lutter contre les processus de radicalisation et promouvoir des pratiques religieuses pacifiques. Ces démarches peuvent et doivent être soutenues par l'aide publique au développement française.

III. DES COMPÉTITEURS STRATÉGIQUES EN PLEINE OFFENSIVE D'INFLUENCE DANS LA RÉGION

Après une opération d'influence et de désinformation couronnée de succès, la Russie a engagé une coopération militaire étroite et rémunératrice avec le Mali et s'est également rapprochée du Burkina Faso. Forte de ces succès, il est possible qu'elle tente de réaliser des opérations similaires dans des pays du golfe de Guinée. D'ores et déjà, la Côte d'Ivoire compte de nombreux influenceurs pro-russes qui diffusent des messages anti-occident. Si les pays du golfe de Guinée venaient à être déstabilisés par les mouvements djihadistes comme les pays du Sahel l'ont été, la situation deviendrait ainsi très favorable à la Russie .

Ce pays exploite et attise le « sentiment anti-français », qui s'est de plus en plus développé dans la région et qui revêt une réalité complexe . Plus répandu dans les grandes villes qu'à la campagne, plus virulent sur les réseaux sociaux, où il constitue le « fonds de commerce » de certains influenceurs, que dans la rue, ce sentiment se fonde sur la référence aux luttes anti-coloniales mais aussi sur un panafricanisme plus moderne. Il s'allie avec un rejet de la corruption des élites et est instrumentalisé par les adversaires stratégiques de la France pour être intégré au sein d'un projet d'influence anti-démocratique, autoritariste, nationaliste et favorable aux régimes militaires issus des putschs, tout en faisant en réalité le lit d'une perte d'autonomie du pays concerné au profit des puissances autoritaires.

Outre la Russie, la Chine est depuis longtemps un partenaire de premier plan pour les pays du golfe de Guinée , dont elle construit une grande partie des infrastructures lourdes, comme la mission a pu le constater à Abidjan et Lagos. La coopération chinoise est appréciée pour ses moyens importants et son absence de conditionnalité, même si certaines réalisations (notamment les routes) s'avèrent dans la durée d'une qualité problématique. La Turquie est également de plus en plus présente sur le plan des infrastructures.

Par ailleurs, les États-Unis sont également très actifs dans le golfe de Guinée, notamment avec des offres de coopération de défense, et entretiennent des liens privilégiés avec le Nigeria. Enfin les autres pays européens ont également pris conscience de l'importance économique et démographique future de la région . En particulier, l'Allemagne finance des projets de grande ampleur à travers sa puissante agence de coopération. Si ces pays coopèrent avec la France en matière de lutte contre la piraterie, ils cherchent également à accroître leur propre influence dans la région.

IV. FAIRE ÉVOLUER LES « 3D » (DIPLOMATIE, DÉFENSE, DÉVELOPPEMENT) POUR RÉPONDRE AUX ENJEUX DU GOLFE DE GUINÉE

La région du golfe de Guinée constitue un foyer de développement essentiel pour l'Afrique de l'Ouest et la France a intérêt à la stabilité et à la prospérité de cette région. Celle-ci est toutefois prise en étau entre plusieurs menaces majeures, auxquelles il convient de faire face, tout en tirant les leçons des écueils rencontrés au Sahel.

1. Vers une diplomatie d'influence plus offensive

Il a été récemment démontré qu'une société israélienne avait non seulement mis en place de faux influenceurs au Burkina Faso, mais avait aussi utilisé un hebdomadaire français pour diffuser une information visant à discréditer le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) en alléguant une collusion avec des groupes djihadistes. Par ailleurs, des courants de pensée locaux sont instrumentalisés par les régimes autoritaires comme la Russie, dans le cadre d'une offensive idéologique globale prônant le retour à des valeurs autoritaires contre les valeurs prétendument « dépravées » de l'Occident.

Dans ce contexte, la prise de conscience française de la nécessité de développer les actions d'influence est réelle . La France dispose désormais d'un ambassadeur dédié à la diplomatie publique en Afrique et d'un ambassadeur pour le numérique chargé notamment de promouvoir les droits humains, les valeurs démocratiques et la langue française dans le monde numérique ainsi que de renforcer l'influence et l'attractivité des acteurs français du numérique. Le ministère de l'Europe et des affaires étrangères travaille également à la création d'un media vidéo en ligne inspiré de Brut pour promouvoir les actions de la diplomatie française sur le continent. L'État-major des Armées a créé quant à lui une cellule Anticipation, stratégie et orientation (ASO).

Au-delà de ces réformes nécessaires, il est indispensable de trouver des relais non institutionnels pour mettre à profit les réseaux sociaux d'une manière plus offensive afin de contrer une désinformation de plus en plus inventive , et ainsi de mettre en oeuvre des moyens qui, il y a peu encore, ne relevaient pas de la diplomatie, notamment à destination de la jeunesse.

Il ne s'agit pas de diffuser des contre-vérités, mais au contraire d'illustrer davantage, preuves à l'appui, deux réalités : l'équipe France mène de nombreuses actions en faveur des populations locales ; certains de ses compétiteurs stratégiques ont un agenda caché et des groupes qui leur sont étroitement liés comme les mercenaires de Wagner commettent de nombreuses exactions et mettent les pays qu'ils investissent en coupe réglée . Il est donc plus que jamais nécessaire de trouver des relais, des influenceurs qui soient sensibles à ces messages.

Par ailleurs, il est parallèlement nécessaire de montrer que la France est prête à s'engager dans des partenariats renouvelés avec les pays de la région, dans une optique d'intérêts partagés et en se tournant vers un avenir commun, plutôt qu'en faisant référence à une histoire commune. Alors que les autres pays engagés dans le golfe de Guinée, notamment les pays européens mais aussi les États-Unis, proposent eux aussi des projets de coopération pertinents et attractifs, il est plus que jamais nécessaire de mobiliser l'ensemble de l' « équipe France » dans cet esprit, notamment à destination de la jeunesse.

2. Une aide au développement qui doit prendre davantage en compte les enjeux d'influence

De manière complémentaire, il est nécessaire d'ajuster le modèle français d'aide au développement pour prendre en compte ces nouvelles réalités. Au total, l'AFD a investi 5,15 milliards d'euros entre 2016 et 2020 au sein des pays du golfe de Guinée, soit 23% de ses engagements totaux en Afrique . Rien qu'au Nigeria, l'AFD a engagé 2,5 milliards d'euros depuis 2008, soit le deuxième engagement de l'agence sur le continent derrière le Maroc. De même, la Côte d'Ivoire était la première bénéficiaire de l'APD française en 2018 et encore la troisième en 2021 avec 251 millions d'euros. Un troisième « Contrat de désendettement et de développement » (C2D), dont l'AFD assurera la mise en oeuvre, a été récemment signé avec ce pays pour un montant de 1,144 milliard d'euros.

Montant investi par l'AFD dans le golfe de Guinée entre 2016 et 2020

Montant investi par l'AFD au Nigeria

Soit 23% des engagements de l'agence en Afrique

Soit le 2 ème engagement de l'agence en Afrique

Deux évolutions sont nécessaires dans ce domaine. Puisque ces pays ont pris conscience de la menace djihadiste, il est nécessaire de les soutenir en même temps sur le plan sécuritaire et dans leurs efforts de développement socio-économique des régions du Nord. C'est déjà en partie le cas : la stratégie « golfe de Guinée » de l'AFD prend explicitement en compte le risque de développement du terrorisme . Il est nécessaire de poursuivre dans cette direction : les projets en matière de conciliation des usages du sol, d'emploi des jeunes et d'éducation dans le nord des pays concernés doivent être multipliés, ce qui suppose de maintenir des moyens importants en dons au profit de l'AFD .

En second lieu, l'aide au développement ne peut rester à l'écart de l'effort d'influence mené par l'équipe France. Il paraît ainsi nécessaire de mettre l'accent sur les actions ayant de fortes retombées médiatiques et « réputationnelles » et qui permettent d'obtenir des résultats rapides. Les projets structurants sont nécessaires, mais n'offrent que peu de retombées à court terme sur ce terrain . Il semble donc nécessaire de ré-augmenter les moyens dont disposent les services de coopération et d'action culturelle (SCAC) des ambassades, car ils ont la réactivité et la culture nécessaire pour ce genre d'actions . Or, malgré une légère augmentation de leurs financements dans la période récente, ces services restent très peu pourvus.

V. FAIRE ÉVOLUER LE MODÈLE DE COOPÉRATION MILITAIRE

Avec la fin de l'intervention Barkhane et l'hostilité grandissante que la France rencontre dans les pays du Sahel, il serait erroné de faire un simple « copier-coller » de la politique de coopération militaire suivie jusqu'à présent : une réflexion préalable sur les justifications et sur les conditions de la coopération et des interventions militaires françaises en Afrique s'impose. La progression du djihadisme dans le golfe de Guinée rend cette réflexion urgente . L'attractivité des projets français pour les autorités africaines constitue également une condition évidente de réussite.

1. Des évolutions du modèle français d'intervention réelles mais qui ont trouvé leurs limites

La nature et les modalités des engagements français en Afrique ont certes déjà profondément changé au fil des décennies. En particulier, le soutien inconditionnel des régimes en place n'est plus d'actualité . La France s'efforce aussi depuis longtemps de promouvoir le développement de la démocratie et des droits humains. En outre, la présence militaire française en Afrique a déjà connu une très forte déflation depuis le milieu des années 90. La doctrine d'emploi des forces armées françaises a également évolué. Après la mise en oeuvre du concept de « renforcement des capacités africaines de maintien de la paix » (RECAMP), la progression du djihadisme a imposé une évolution vers la lutte contre le terrorisme. Parallèlement, l'accent a été mis sur la formation des cadres militaires locaux , sous l'égide de la direction de la coopération de sécurité et de défense (DCSD) du Quai d'Orsay, qui s'appuie sur une quinzaine d'Écoles nationales à vocation régionale (ENVR).

Toutefois, les dernières interventions militaires importantes de la France ont illustré les limites de ces évolutions . En Côte d'Ivoire, le conflit des années 2000 a montré la difficulté pour la France d'adopter une politique cohérente face aux crises de régime des pays de l'Afrique de l'Ouest, puisque l'intervention a mécontenté les deux parties en conflit. Au Mali et au Burkina Faso, les succès militaires n'ont pas permis d'enrayer une dégradation radicale des relations diplomatiques, ouvrant la voie à la présence militaire russe.

Ces deux opérations ont souligné le problème de l'« inconcordance des temps », écueil inévitable de toute intervention : alors que les crises sont déterminées par des facteurs structurels comme des conflits politiques et sociaux ou encore la mauvaise gouvernance persistante, les opinions publiques et plus encore les médias exigent des résultats rapides . Ceci peut conduire, soit à surévaluer des succès conjoncturels, soit au contraire à condamner une intervention au bout de quelques mois sans lui avoir laissé le temps de porter ses fruits. En outre, sur la durée, les populations des pays concernés perçoivent toute présence armée d'un État étranger comme une forme d' « occupation ».

Il convient de garder à l'esprit ces facteurs pour imaginer de nouvelles modalités d'intervention et faire évoluer la conception même que la France se fait de la coopération ou du soutien militaire aux pays africains, en un mot de son «offre stratégique » à ces pays .

2. La nécessaire évolution de l' « offre stratégique » faite par la France aux pays de la région

Depuis trente ans a été privilégiée d'une part la formation des cadres militaires , que ce soit en France ou dans les écoles nationales à vocation régionale, d'autre part la coopération opérationnelle , avec notamment les « partenariats militaires opérationnels » (PMO), qui vont de la formation initiale jusqu'à l'accompagnement au combat.

Or, au cours des dernières décennies, le nombre de stagiaires formés dans les écoles françaises a drastiquement diminué et la nouvelle génération d'officiers manifeste beaucoup moins de proximité avec les militaires français. Surtout, la formation au long court des officiers supérieurs a parfois des résultats décevants. La construction d'une armée efficace dépend de très nombreux facteurs et la formation n'en est qu'un parmi d'autres. Souvent, les formations n'irriguent pas jusqu'aux cadres « de contact » - c'est-à-dire les sous-officiers ou officiers subalternes, ceux qui mènent leurs hommes au combat. Les efforts ciblés consentis sur la formation à la lutte contre le terrorisme sont en revanche indispensables, à travers notamment la nouvelle Académie internationale de lutte contre le terrorisme (AILCT) d'Abidjan. Quant aux partenariats opérationnels, malgré leur intérêt, ils ont tendance à maintenir les militaires locaux dans une position subordonnée.

Les demandes actuelles des partenaires africains de la France s'avèrent moins « structurelles ». Plutôt que des formations ou de l'accompagnement au combat, sont évoqués des financements, des équipements ou des armements, ou encore de l'appui opérationnel en renseignement 1 ( * ) . Dans ce domaine, la facilité européenne de paix doit permettre de débloquer certains financements. Les dirigeants des pays du golfe de Guinée sont très inquiets de la progression des djihadistes et sont en demande d'une coopération avec la France sur ces sujets . En particulier, au Nigeria, les groupes djihadistes se développent dans le Nord-Ouest en continuité avec les groupes sahéliens. Dans ce domaine, l'appui français en matière de renseignement pourrait être d'une grande utilité, compte tenu des connaissances acquises sur les différents groupes tout au long de l'opération Barkhane. Bien entendu, dans cette volonté de répondre aux besoins formulés par les États partenaires africains , il est nécessaire de veiller à ne pas franchir des lignes rouges en aidant des armées qui n'agiraient pas dans le respect du droit de la guerre.

3. Des bases françaises toujours utiles

La deuxième réflexion doit porter sur l'évolution des bases militaires des Forces françaises de présence au Sénégal, en Côte d'Ivoire et au Gabon . Il faut d'abord tenir compte du fait que l'effectif de ces bases est déjà passé de 8 000 hommes au début des années 90 à 1 600 aujourd'hui . Par ailleurs, ces bases sécurisent les ressortissants français, nombreux dans la région : 150 000 Français vivent au Sud du Sahara, surtout en Afrique de l'Ouest. Cette sécurisation bénéficie d'ailleurs implicitement aussi aux partenaires européens de la France.

La question des bases est étroitement liée à celle de la capacité à mener des opérations lourdes dans l'urgence . S'il est entendu que l'armée française n'a plus vocation à intervenir pour soutenir des régimes, faut-il s'interdire toute opération significative en cas de péril majeur pour les ressortissants français ? Par ailleurs, on ne peut exclure complètement le risque de développement d'un sanctuaire terroriste qui servirait de base pour des actions projetées en France, ce qui poserait alors de nouveau la question d'une intervention, fût-elle ponctuelle contrairement à Barkhane. Or les nouveaux transports aériens lourds comme l'A400M constituent un apport très utile mais ils ne permettent pas de transporter plus de quelques véhicules lourds. La distance par rapport au territoire national implique donc de conserver une logistique importante sur place.

En outre, les bases constituent des relais d'influence permanente pour la France , permettant de garder des contacts discrets sur la durée et de développer des connaissances précieuses, même en dehors de toute intervention. D'ailleurs, elles ne focalisent pas spécialement le sentiment anti-français .

L'étude mentionnée ci-dessus de l'IFRI recense néanmoins trois manières d'accroître encore l' « acceptabilité » des implantations militaires françaises. D'abord l'«invisibilisation » , à l'instar de ce que pratiquent les forces américaines, avec des empreintes légères et réversibles, voire une intégration au sein de bases locales. Cela peut-être au contraire une stratégie d'ouverture , en organisant des visites pour les journalistes, en mettant en valeur les offres d'emplois pour les locaux. Enfin le projet de « co-basing » porté par la France au sein de la Coopération structurée permanente (CSP) de l'UE peut permettre une mutualisation de certaines activités des forces pré-positionnées, notamment en matière de soutien. De manière plus générale, la coopération avec les partenaires européens de la France dans cette région doit être accentuée .

La manière dont la France va faire face aux enjeux du golfe de Guinée constitue un test de « résilience » après l'échec rencontré au Sahel. S'il apparaît que des opérations aussi lourdes et longues que Barkhane ne sont plus souhaitables, cela ne doit nullement signifier un abandon des efforts de contribution au développement de la région, des efforts d'influence, de protection des ressortissants, de rayonnement des entreprises françaises . De même, il est nécessaire de proposer aux partenaires africains de la France une offre de coopération militaire crédible. Il s'agit d'un chantier difficile, mais de sa réussite dépend en partie la préservation du statut international de la France. Sur l'ensemble de ces sujets, la nouvelle loi de programmation militaire sera importante : en fonction des moyens accordés aux armées, il sera possible de dimensionner, ou non, une offre stratégique crédible dans le golfe de Guinée. La commission y sera particulièrement attentive.

LES CONSTATS

- La stabilité et la prospérité des pays du golfe de Guinée sont essentielles pour l'avenir de l'Afrique de l'Ouest, en particulier du Sahel. Avec la présence de nombreux ressortissants et entreprises français, et le capital considérable de liens culturels et de coopération que la France y entretient, ceci justifie un investissement fort dans la région.

- Le golfe de Guinée doit cependant affronter deux séries de menaces graves, les unes venant de l'océan Atlantique (piraterie, pêche illégale, trafic de drogue), les autres du nord des pays (djihadisme).

- Les pays du golfe de Guinée ont déjà réagi à ces menaces, individuellement et collectivement. Ce n'est toutefois pas suffisant pour les éradiquer.

LES PROPOSITIONS

- Poursuivre l'opération Corymbe et inciter les pays du golfe de Guinée à améliorer leur coopération contre la piraterie, notamment en harmonisant leurs législations pénales

- Faire de la lutte contre la pêche illégale et le trafic de drogue dans le golfe de Guinée une priorité de la coopération avec les pays de la région

- Jouer pleinement le jeu de l'influence pour contrer les compétiteurs stratégiques de la France dans le golfe de Guinée et ainsi éviter une évolution semblable à celle du Sahel. Assumer une diplomatie d'influence et une mobilisation des technologies de communication et des réseaux sociaux à un niveau suffisant pour lutter efficacement contre les actions de désinformation et de déstabilisation menées par les compétiteurs stratégiques de la France dans la région. Tenir un discours positif sur la poursuite de nos intérêts partagés et proposer des partenariats attractifs, en particulier à destination de la jeunesse.

- Augmenter la part des dons dans l'aide publique au développement française afin de pouvoir lancer davantage de projets de santé, d'éducation, de formation et de développement agricole dans le nord des pays du golfe de Guinée

- Augmenter les crédits du programme 209 « Solidarité à l'égard des pays en développement » bénéficiant aux FSPI (fonds de solidarité pour les projets innovants) et augmenter les moyens des services de coopération et d'action culturelle des ambassades (SCAC) afin de réaliser davantage de projets de petite taille mais à fort impact en matière d'influence

- Infléchir l'offre stratégique française aux pays du golfe de Guinée vers des actions à la demande (fourniture d'équipements, appui en renseignement...)

- Préserver les bases des forces françaises prépositionnées afin de conserver une capacité crédible d'intervention dans les situations exceptionnelles, en capitalisant davantage sur leurs retombées en terme d'influence locale

QUELLE STRATÉGIE FRANÇAISE DANS LE GOLFE DE GUINÉE ?

I. LE GOLFE DE GUINÉE, UN FOYER DE DYNAMISME EN AFRIQUE DE L'OUEST

Depuis environ une décennie, l'attention de l'opinion publique a été tournée vers les pays du Sahel en raison de l'engagement des armées françaises dans cette zone et de la prédominance de la menace terroriste, menace matérialisée sur le territoire national par les attentats de 2015. Les coups d'Etat intervenus au Mali et au Burkina Faso ont achevé de conférer à cette région d'Afrique subsaharienne, parfois de manière exagérée, une physionomie de crise permanente, où la violence, l'instabilité politique et le mal-développement, ont suscité la mobilisation de l'appareil diplomatique, militaire et d'aide publique au développement français.

Au moment où les militaires français achèvent leur retrait du Mali et devraient prochainement se retirer du Burkina Faso, où le discours anti-français prend une ampleur inédite et où la marge de manoeuvre diplomatique et militaire de la France paraît considérablement affectée dans la région, le moment est sans doute venu d'élargir la focale et de replacer le Sahel au sein de l'ensemble plus vaste que constitue l'Afrique de l'Ouest.

Au sein de cet ensemble, le destin des pays du Sahel est étroitement lié, sur les plans économique, culturel et sécuritaire, à celui de l'autre groupe que constituent les pays bordant le golfe de Guinée : Côte d'Ivoire, Ghana, Togo, Bénin, Nigéria, Cameroun, Guinée équatoriale, Gabon. Cet ensemble présente en effet des caractéristiques qui en font une région incontournable à la fois pour le développement et la stabilité de l'Afrique de l'Ouest et pour la préservation des intérêts stratégiques français dans le monde.

A. DES POIDS LOURDS ÉCONOMIQUES ET DÉMOGRAPHIQUES

1. Le « géant » nigérian et ses voisins

D'un point de vue économique, le golfe de Guinée se caractérise d'abord par la présence de « poids lourds » , des pays dont la population et le PIB sont beaucoup plus élevés que ceux des pays du Sahel.

Au premier rang d'entre eux figure évidemment le Nigéria, un géant de plus de 200 millions d'habitants et de 440 milliards de dollars de PIB, soit le pays le plus peuplé et le plus riche d'Afrique. La population du Nigéria double environ tous les trente ans et devrait donc passer à plus de 400 millions en 2050 puis près de 800 millions en 2100, ce qui en fera le deuxième pays le plus peuplé du monde derrière l'Inde et devant la Chine. Aucun autre pays au monde ne connaîtra une croissance démographique aussi forte durant la même période.

D'autres pays du golfe de Guinée ont une population relativement importante par rapport à la moyenne de l'Afrique de l'Ouest : le Ghana (30 millions) et la Côte d'Ivoire (27 millions), à comparer aux 20 millions d'habitants du Mali et du Burkina Faso et aux 23 millions du Niger. Il est vrai cependant que la très forte fécondité des pays du Sahel va accroître dans la période à venir leur importance démographique, en particulier le Niger, qui pourrait atteindre 63 millions d'habitants en 2050.

En outre, le PIB des pays du « coeur » du golfe de Guinée (Bénin, Côte d'Ivoire, Ghana, Guinée, Liberia, Nigeria, Sierra Leone, Togo) se monte à plus de 500 milliards d'euros, ce qui en fait un « poids lourd » démographique et économique au niveau continental (à titre de comparaison, le PIB du Sahel - Mali, Burkina Faso, Niger, Tchad, Mauritanie, Sénégal- est d'environ 70 milliards de dollars). De même, le PIB par habitant et l'indice de développement humain des pays du golfe de Guinée sont supérieurs à ceux des pays du Sahel.

Par ailleurs, le golfe de Guinée représente près de 50% de la production pétrolière du continent africain, avec des réserves estimées à 100 milliards de barils, soit 10% des réserves mondiales. Le pétrole du golfe de Guinée compte pour 10% des exportations mondiales. La région renferme également 4 000 milliards de m3 de gaz naturel.

2. Des flux économiques régionaux en progression

Il est clair, par ailleurs, que les pays du Sahel tirent une partie substantielle de leurs opportunités de développement de leurs relations avec ceux du golfe de Guinée .

Certes, actuellement le commerce entre les deux zones ne représente qu'une part minoritaire de leur commerce total. Les pays du Sahel commercent ainsi davantage avec la France ou la Chine qu'avec leurs voisins, bien que la Côte d'Ivoire, le Ghana et le Nigeria constituent des partenaires économiques significatifs. De fait, l'intégration économique régionale par le biais de la CEDEAO, qui regroupe les États du golfe de Guinée et les trois États centraux du Sahel (Mali, Burkina Faso et Niger) marque le pas (cf. encadré). Toutefois, l'approfondissement de cette coopération, notamment par la mise en place d'infrastructures permettant de relier les ports à leur « hinterland » dans le pays et au-delà aux pays du Sahel, reste une des principales perspectives pour améliorer globalement la situation économique de l'Afrique de l'Ouest. Malgré toutes les difficultés rencontrées, des projets économiques de ce genre se poursuivent.

Les avancées de la Communauté économique
des États d'Afrique de l'Ouest (CEDEAO)

Malgré de nombreuses réformes (libéralisation du marché intérieur, tarif extérieur commun), les échanges entre membres de la CEDEAO demeurent relativement faibles (11,3% des exportations formelles des pays membres sont réalisées à l'intérieur de la CEDEAO en 2020).

Si la part du commerce régional est globalement faible, ce chiffre masque des situations hétérogènes en fonction des États. En effet, la Gambie (85,7% de ses exportations), le Togo (69,4%) et le Sénégal (38,2%) sont les pays dont les exportations sont le plus orientées vers le marché régional tandis que le Mali (38,4% de ses importations), le Burkina Faso (22,7%) et la Guinée-Bissau (19,6%) sont les pays qui s'approvisionnent le plus à partir de la sous-région. En termes de contribution, la Côte d'Ivoire (3,6 Mds USD, soit 21,9% du total des échanges intra-zone), le Nigeria (2,5 Mds USD ; 15,6%) et le Sénégal (2,2 Mds USD ; 13,3%) sont les acteurs les plus importants du commerce régional en 2020.

Par ailleurs, les axes d'échanges les plus dynamiques de la sous-région sont : (i) du Nigeria vers la Côte d'Ivoire (environ 9% du commerce intra régional en 2020) ; (ii) du Sénégal vers le Mali (5%) ; (iii) de la Côte d'Ivoire vers le Mali (4%). Enfin, les principaux produits échangés ont été les produits pétroliers (42,1% du total des produits échangés), l'huile de palme (4,7%) et le ciment (3,5%).

Ces performances mitigées s'expliquent par de nombreux facteurs : (i) des exportations essentiellement basées sur l'exploitation de matières premières pour des pays disposant d'une faible capacité de transformation de ces dernières, provoquant davantage de concurrence que de complémentarité ; (ii) la difficulté à mettre en place des chaînes de valeur régionales, en lien avec la sous exploitation de certains avantages comparatifs et la faiblesse du secteur industriel ; (iii) la persistance de certaines barrières tarifaires et non-tarifaires, particulièrement entre pays de l'UEMOA et de la ZMOA ; (iv) la faible intégration par les infrastructures, en lien notamment avec la difficulté à mettre en place des réseaux de transport efficaces ; (v) l'instabilité politique et sécuritaire de la sous-région.

L'hétérogénéité des pays de la zone engendre des divergences d'intérêts qui compliquent le fonctionnement des institutions régionales, en particulier de la Commission de la CEDEAO. Elles entraînent des blocages institutionnels qui retardent la mise en oeuvre de politiques pourtant structurantes pour la région. C'est notamment le cas du Tarif Extérieur Commun (TEC) : alors que sa mise en application a été décidée dès 2015, le Ghana et le Nigéria bénéficient encore, à ce jour, de dérogations.

D'autre part, les orientations nationales divergentes en matière de commerce contribuent au désalignement politique sur les questions économiques communautaires et l'application du droit communautaire. La signature d'un Accord de Partenariat Economique Intérimaire (APEi) entre l'UE et la Côte-d'Ivoire d'une part et entre l'UE et le Ghana d'autre part met en avant la volonté politique d'ouverture aux échanges des autorités locales ivoiriennes et ghanéennes, la perspective d'un APE régional semblant lointaine.

À l'inverse, le Nigéria ne semblerait pas prendre la même voie naturelle d'ouverture, en témoigne la fermeture temporaire entre août 2019 et décembre 2020 de ses frontières terrestres avec le Bénin et le Niger au prétexte que la réglementation douanière n'était pas correctement appliquée par ses voisins.

Les insuffisances des administrations aux frontières, et en premier lieu les douanes, constituent un des obstacles majeurs au commerce intra-zone : aux lacunes des infrastructures et aux problèmes de sécurité, bien identifiés (cf. infra) s'ajoutent une longue attente aux frontières et parfois des agissements arbitraires du personnel chargé du contrôle des cargaisons.

La CEDEAO bénéficie cependant d'atouts certains, comme une politique de libre circulation des personnes aboutie, favorisant l'intégration sociale, ainsi que d'une organisation institutionnelle étoffée. La CEDEAO s'est ainsi dotée d'une Banque d'investissement et de développement (BIDC), détenue à 70% par les États membres, qui vise à financer des projets de développement dans les pays de la sous-région. Depuis sa création, la BIDC a multiplié par dix ses engagements nets, portés à près de 1,6 Md USD au 31 décembre 2020 pour 136 projets actifs, majoritairement dans les infrastructures (60,5% des sommes engagées). Elle est en outre fréquemment utilisée comme intermédiaire ou délégataire de fonds par les bailleurs bilatéraux : ainsi en 2020, l'AFD s'est associée à la BIDC dans le cadre de l'octroi d'une ligne de crédit de 50 M EUR en faveur d'investissements publics et privés favorisant l'intégration économique et financière dans la sous-région.

Plusieurs récents programmes allant dans le sens du renforcement de la coopération ont été mis en place. En matière douanière, la CEDEAO avec le soutien de la Banque mondiale, a entrepris une action de renforcement de coopération, en déployant sur certaines des principales routes commerciales d'Afrique de l'Ouest son programme « Sigmat » (2019), qui consiste à améliorer le partage des informations en amont entre les pays, afin de réduire l'attente et l'incertitude aux frontières. Une Politique industrielle commune d'Afrique de l'Ouest, lancée dès 2010, se donnait déjà pour but de coordonner et renforcer les politiques nationales à destination du secteur privé. Depuis 2019, cette initiative est complétée par le Programme de Compétitivité de l'Afrique de l'Ouest (WACOMP), financé par l'UE (120 M EUR) et mis en oeuvre par l'ITC, afin de renforcer les chaînes de valeurs nationales et régionales pour faciliter les échanges entre pays de la zone. Il est cependant encore trop tôt pour observer les effets de ces politiques publiques.

Le financement des infrastructures d'intérêt régional est aussi au coeur du projet de la CEDEAO et de ses États-membres, avec l'appui des principales banques multilatérales de développement , afin de stimuler les échanges intra-régionaux : devraient voir le jour à moyen terme l'autoroute Dakar-Lagos, qui devrait permettre un accroissement notable des échanges - la BAfD a récemment annoncé être parvenue à rassembler les financements nécessaires à la construction de la portion Abidjan-Lagos (dont le coût est estimé à 15,6 Md USD) - ou encore le projet d'interconnexion électrique « Dorsale Nord » (570 M USD), dont les travaux viennent de commencer, et qui doit permettre une plus grande inclusion et le transport de l'électricité à moindre coût dans le cadre du Système d'échanges d'énergie électrique ouest-africain (EEEOA).

Ce projet viendra renforcer l'intégration du réseau de transport de l'électricité, alors que la mise-à-niveau de la liaison électrique Nigéria-Bénin s'achève (financée par la BAfD). En 2019, la CEDEAO avait identifié 75 projets prioritaires dans le cadre de son Plan directeur pour la production et le transport d'électricité - soit un total de 36,4 Md USD d'investissements jusqu'en 2033.

La capacité des institutions financières internationales à agir peut cependant avoir des limites en fonction de la situation d'endettement des pays, car elles conditionnent leurs opérations à la soutenabilité financière des États.

Notons que le Cameroun et le Gabon appartiennent pour leur part à la Communauté économique des États de l'Afrique centrale (CEEAC). Cette répartition des pays riverais du golfe de Guinée en deux organisations complexifie la réponse régionale aux problématiques maritime comme la piraterie.

Il existe également une Commission du golfe de Guinée rassemblant les pays riverains du golfe, peu active toutefois.

Source : direction générale du Trésor

B. DES INTÉRÊTS ÉCONOMIQUES FRANÇAIS SIGNIFICATIFS

1. La Nigeria, premier partenaire économique de la France en Afrique sub-saharienne

Les intérêts économiques de la France dans la région sont importants, en particulier au Nigeria, géant économique de la zone . Le Nigéria est ainsi le premier partenaire commercial de la France en Afrique subsaharienne, avec un volume d'échanges de 4,5 Mds€ en 2019. Cette relation est néanmoins déséquilibrée, au détriment de la France, et ce déficit tend à s'accentuer. En effet, les échanges sont dominés par les importations françaises (3,8Mds€), essentiellement composées de produits pétroliers. La France exporte des produits pétroliers raffinés, pharmaceutiques et agroalimentaires. Le stock français d'IDE au Nigeria a doublé en 10 ans, pour atteindre 9,7 Mds d'euros en 2019. Tous secteurs confondus, le Nigeria représente 60% du stock d'investissement français en Afrique de l'Ouest.

Par ailleurs, une centaine d'entreprises françaises sont présentes au Nigéria, dans le domaine pétrolier (Total, Ponticelli), la construction (Lafarge-Holcim, Bouygues), la logistique (Bolloré), le secteur électrique (Alstom-Energy, Schneider), l'agroalimentaire (Danone, Nutriset). En janvier 2021, le groupe BUA, présidé par Abdulsamad Rabiu, a signé un contrat avec Axens pour la réalisation d'une raffinerie (capacité de 200 000 b/j). Plusieurs groupes bancaires nigérians (Access, Zenith, etc.) ont manifesté leur intérêt pour créer ou agrandir leurs filiales en France.

De manière plus générale, le Nigeria présente, du fait de sa population très importante, dont une classe moyenne naissante (surtout à Lagos), et grâce au dynamisme et de la créativité de sa jeunesse, de nombreuses opportunités économiques , comme l'ont souligné les chefs d'entreprise français rencontrés par la mission à Lagos. Ces opportunités très significatives sont à mettre en perspective avec un environnement des affaires rendu très complexe par un haut niveau de corruption (le pays a récemment perdu 5 places dans le classement de Transparency international pour arriver à la 154 ème place sur 180 pays) et d'insécurité juridique.

Première économie du continent depuis 2014, son PIB de 450 milliards d'euros en 2019 représente 66% de celui de la CEDEAO. La richesse produite chaque année dans l'Etat de Lagos est supérieure aux PIB cumulés de la Côte d'Ivoire, du Sénégal et du Cameroun. Son secteur bancaire est le deuxième du continent, derrière l'Afrique du Sud, et constitue l'un des principaux moteurs de l'économie nigériane. L'industrie cinématographique - Nollywood est le deuxième producteur de films après Bollywood - et le secteur numérique sont en plein essor. La culture entrepreneuriale nigériane, qui s'inspire du modèle américain, a alimenté la création de milliers de start-ups. Lagos dispose de sa « Silicon Valley », le quartier de Yaba. La diaspora nigériane - environ 5 millions de personnes - présente majoritairement aux États-Unis et en Grande-Bretagne, alimente ce dynamisme de son capital financier et humain.

2. La Côte d'Ivoire, favorite des entreprises françaises

La situation est similaire en Côte d'Ivoire, premier partenaire commercial de la France au sein de la zone UEMOA, et le deuxième en Afrique subsaharienne après le Nigeria. En 2021, la Côte d'Ivoire était le 2 ème client de la France en Afrique subsaharienne (1,4 Md€), derrière l'Afrique du Sud (1,6 Md€) et devant le Sénégal (814 M€) . La Côte d'Ivoire était également le 3 ème fournisseur de la France en Afrique subsaharienne (848 M€), derrière le Nigéria (2,9 Md€) et l'Afrique du Sud (1 Md€). Le cacao, premier produit d'exportations de la Côte d'Ivoire, demeure le premier poste d'achats de la France (40 %).

On dénombre près de 700 entreprises françaises dont près de 200 filiales dans le pays, soit la plus forte implantation française en Afrique sub-saharienne . Les grands groupes français traditionnellement présents en Afrique sont ainsi pour la plupart actifs en Côte d'Ivoire, au travers de filiales. Leur chiffre d'affaires cumulé représente environ 30% du PIB du pays et contribuerait à hauteur de 50% des recettes fiscales. La dynamique communauté d'affaires française s'est organisée autour d'une section de Conseillers du commerce extérieur, de trois chambres de commerces (chambre française en Côte d'Ivoire, Eurocham, Cercle français d'affaires) et de trois clubs d'entreprises lancés sur l'initiative de l'ambassade de France (Abidjan Ville Durable, French Tech Abidjan, club Agro).

3. D'autres économies d'avenir

Les échanges commerciaux et la présence des entreprises françaises sont également une réalité, bien que dans une moindre mesure, pour les autres pays de la zone. Ainsi, le Ghana est le 5 ème marché en valeur des pays non-francophones d'Afrique subsaharienne, après l'Afrique du Sud, l'Éthiopie, le Nigeria et l'Angola mais devant le Kenya. En Afrique subsaharienne, le Ghana est la 14 ème destination des exportations françaises. Le Ghana est également la 7 ème destination des IDE français sur le continent et la 3 ème parmi les pays anglophones. Il y a également plus de 70 entreprises françaises au Ghana, dont certaines y ont installé leur centre de décision régional ou site industriel pour l'Afrique de l'Ouest anglophone (Danone, Air Liquide) et d'autres sont très présentes dans les projets d'infrastructure. Le Cameroun est le premier partenaire commercial de la France en Afrique centrale (hors hydrocarbures).

La France est le 2 ème partenaire commercial du Cameroun. En 2019, après cinq années de contraction, les exportations françaises vers le Cameroun se sont redressées, atteignant 519,7 millions EUR, tandis que les importations françaises depuis le Cameroun se sont élevées à 225,6 millions EUR. La présence économique française au Cameroun est très diversifiée, avec une centaine de filiales et environ 200 entreprises appartenant à des ressortissants français. Elle est significative dans les domaines de l'exploitation pétrolière, l'agro-industrie et le bois, le BTP, la banque, les assurances, les services de transport et de logistique ou encore la distribution. Le stock d'Investissement direct à l'étranger (IDE) français au Cameroun s'élevait à 853 millions d'euros en 2019.

Au-delà de ces chiffres, il convient certes de relativiser le volume des intérêts économiques français dans la région. Au total, l'Afrique subsaharienne ne représente, Nigeria inclus, que 2% du commerce extérieur français . La zone CFA ne représente quant à elle que 1% des importations de la France et 0,3% de ses exportations. Mais il faut également souligner que le commerce de la France en Afrique subsaharienne se concentre, précisément, dans les pays du golfe de Guinée, bien plus que dans toute autre région de l'Afrique . En outre, les importations de pétrole de la Région sont loin d'être négligeables. Le Nigeria fournissait ainsi près de 10% du pétrole brut français (et mondial) en 2020, soit plus que les importations en provenance de Russie, et 8% de son gaz naturel. Enfin, la démographie et le développement d'une économie tertiaire dans un contexte de croissance assez forte créent un environnement favorable à la croissance des entreprises françaises dans la région.

Le contexte de la guerre en Ukraine ajoute en première analyse un intérêt économique supplémentaire à la zone du golfe de Guinée, puisque les réserves de gaz et de pétrole de la région, et au premier chef celles du Nigéria, sont importantes. Idéalement, l'Europe et la France auraient pu se tourner vers ce pays pour augmenter rapidement leurs importations. Or, les choses sont loin d'être aussi simples, étant données une série de problèmes qui empêchent ce pays d'assumer ce rôle de nouveau fournisseur majeur (cf. ci-après).

C. DES RÉALITÉS MIGRATOIRES À PRENDRE EN COMPTE

La région « Golfe de Guinée » présente également une importance certaine sur le plan des phénomènes migratoires . En effet, sur l'ensemble des migrants d'Afrique de l'Ouest, moins de 10% prennent la destination de l'Afrique du Nord et de l'Europe. Elle est ainsi une zone très importante de migrations internes. L'Afrique de l'Ouest accueillait 7,6 millions de migrants internationaux en 2020. Près de 34% (2,6 millions) de ces migrants vivaient en Côte d'Ivoire et 17% au Nigeria (1,3 million). La mobilité intrarégionale a été facilitée par les politiques de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), en particulier le régime de libre circulation des personnes mis en place depuis la fin des années 1970.

Les niveaux les plus élevés de migration intrarégionale proviennent de pays à faible revenu ou enclavés, à l'exception de la Côte d'Ivoire. Plus de 97% des migrants du Burkina Faso vivent dans un autre pays d'Afrique de l'Ouest, tout comme plus de 90% des migrants du Niger et plus de 75% du Bénin, de Côte d'Ivoire, du Mali, et du Togo. 22% environ des habitants de la Côte d'Ivoire sont des étrangers. La stabilité et le développement économique des pays du golfe de Guinée sont ainsi essentiels pour que les migrations en provenance des pays du Sahel et celles qui se déroulent au sein même de cette zone puissent aboutir à une amélioration de la situation économique de l'ensemble de l'Afrique de l'Ouest .

Il faut également noter qu'en 2021, un tiers des migrants entrés illégalement en Espagne provenait d'États riverains du golfe de Guinée et du Mali. Le golfe de Guinée est donc une source importante d'immigration illégale.

D. UN CAPITAL DE RELATIONS AVEC L'AFRIQUE DE L'OUEST À PRÉSERVER MALGRÉ UNE ÉVOLUTION RÉCENTE DÉFAVORABLE

Environ 80 000 Français seraient présents dans le golfe de Guinée, et 400 000 européens . Des évacuations semblables à celles des années 90 et 2000 ne se sont pas produites récemment mais la protection de ces Français de l'étranger, du ressort des consulats, constitue naturellement une priorité pour la France.

Par Ailleurs, les pays de l'Afrique de l'Ouest, et singulièrement ceux de la zone francophone, ont, jusqu'à une période récente, très régulièrement soutenu la France au sein des instances internationales , notamment aux Nations unies. L'influence de la France dans cette région, ses liens privilégiés avec les pays francophones, qui passent notamment par un réseau diplomatique très dense, de nombreuses institutions culturelles et la présence de bases militaires, sont par ailleurs reconnus tant par les pays de la région que par nos partenaires européens et américain.

Certes, cette situation a évolué récemment . L'évolution la plus radicale a évidemment eu lieu au Mali, pays qui s'est littéralement retourné contre la France en dénonçant les accords de coopération de défense et en accueillant la milice Wagner, ce qui a conduit à la fin de l'opération Barkhane . Le discours anti-français y est également virulent. Le Burkina Faso semble suivre le même chemin. Après l'attaque de l'ambassade française en octobre 2022, le Gouvernement a demandé, comme au Mali, le départ des militaires français.

Toutefois, la situation semble moins dégradée dans les pays du golfe de Guinée . Ainsi, tant le Nigeria que la Côte d'Ivoire ont voté en faveur de la résolution de l'Assemblée générale du 2 mars 2022 condamnant l'agression russe contre la Russie, alors que le Mali et le Sénégal se sont abstenus. En outre, les rapporteurs ont pu constater lors de leur déplacement dans les deux « poids lourds » du golfe de Guinée (Nigeria et Côte d'Ivoire) que le discours anti-français, s'il existe, est moins prégnant, alors qu'au contraire les discours francophiles semblent assez présents.

Ainsi, la France dispose encore d'un capital diplomatique et culturel certain dans le golfe de Guinée, qu'il convient de protéger contre les atteintes internes à la région ou venant de l'extérieur . En particulier, le crédit de la France est important dans le pays plus grand et le plus puissant économiquement de la zone, le Nigeria, tant au niveau de ses dirigeants que de sa société civile, qui font généralement preuve d'un intérêt bienveillant pour la France. La relation avec ce pays anglophone est, il est vrai, moins chargée d'histoire et donc moins compliquée qu'avec certains pays francophones de la région. Ainsi, même si le Nigeria reste très focalisé sur les États-Unis, qui constituent à plusieurs égards son modèle, et dans une moindre mesure sur le Royaume-Uni, la relation avec la France est prometteuse et mérite d'être développée.

E. UNE RELATION À APPROFONDIR AVEC LE NIGERIA

Depuis le déplacement du Président de la République à Abuja et Lagos en juillet 2018, deux membres du gouvernement se sont rendus au Nigeria (Gabriel Attal en décembre 2019 et Franck Riester en avril 2021). En sens inverse, les visites de ministres nigérians en France ont été nombreuses. Le président Buhari s'est rendu en France en mai 2021 (participation au Sommet sur le financement des économies africaines) et en novembre 2021 à l'occasion d'une courte visite officielle en France, en marge du Forum de Paris pour la Paix. Comme il a déjà été indiqué, le Nigeria est le premier partenaire commercial de la France en Afrique subsaharienne, et représente 60% du stock d'investissement français en Afrique de l'Ouest. Il y a également un très fort intérêt nigérian pour le savoir-faire français en matière agroalimentaire , avec plusieurs projets concrets associant acteurs privés et gouvernements des États fédérés. Le Conseil d'Affaires franco-nigérian, lancé en juillet 2018 par le Président de la République et dont la dernière réunion s'est tenue fin juin dernier au Château de Versailles, s'est imposé comme un vecteur de dialogue entre grands groupes économiques, avec pour ambition de multiplier les partenariats commerciaux et de promouvoir les investissements nigérians en France, jusqu'à présent très limités.

La France est également aujourd'hui le deuxième partenaire financier du Nigéria , derrière la Chine, grâce aux contributions de l'AFD. Depuis son implantation en 2008, l'agence intervient dans un nombre croissant de secteurs : énergie, transports, infrastructures routières, sécurité alimentaire, agriculture, enseignement supérieur et technique, industries culturelles et créatives (ICC). En douze ans, l'AFD et PROPARCO ont financé 35 projets et engagé près de 2,8 Mds€. Par ailleurs, le Trésor a renoué en 2021 avec des financements concessionnels, interrompus depuis 1990 (50 M€ à venir dans le secteur de la santé).

Les relations entre les deux pays reposent enfin sur un réseau culturel et de coopération unique et ancien , comprenant dix Alliances françaises, un Institut français à Lagos, un Institut de recherche (IFRA-Ibadan) et deux lycées, qui assurent un maillage exceptionnel du territoire. Cette diplomatie d'influence est dynamique mais dispose d'importantes marges de développement qui nécessiteront toutefois des moyens accrus dans les domaines prioritaires suivants : relations universitaires et programmes de mobilité, échanges culturels, soutien à la société civile et au secteur humanitaire, francophonie.

La relation avec l'autre poids lourds économique de la zone, la Côte d'Ivoire, est également globalement excellente depuis la fin de la crise des années 2000 et l'arrivée au pouvoir du président Ouattara. Les relations économiques, d'investissement, culturelles ainsi que la coopération militaire sont très développées. La Côte d'Ivoire jouant le rôle d'une locomotive régionale pour les pays francophones de la zone, il est important de préserver et de développer ces excellentes relations.

Continuer à investir résolument dans les relations diplomatiques, culturelles et économiques avec les pays de la région, en particulier le Nigeria et avec Côte d'Ivoire. Au Nigeria en particulier, passer la vitesse supérieure en augmentant les moyens pour les relations universitaires et les programmes de mobilité, d'échanges culturels, de soutien à la société civile et au secteur humanitaire, ainsi que pour la francophonie.

II. UNE RÉGION PRISE EN TENAILLE ENTRE DEUX TYPES DE MENACES, PROVENANT DE L'OCEAN ET DU CONTINENT

A. LA PIRATERIE, UN PHÉNOMÈNE EN PASSE D'ÊTRE JUGULÉ ?

1. Une région particulièrement concernée par la piraterie

Le golfe de Guinée est une zone importante pour le commerce mondial, avec plus de 1 500 navires par jour qui passent au large des côtes. Progressivement, au cours des années 2010, cette région est devenue la première zone dans le monde pour la piraterie . Le bilan annuel 2020 du Maritime information cooperation and awereness center (MICA Center), centre français d'analyse et d'évaluation de sûreté maritime mondiale, recensait ainsi 115 incidents en 2020 (mais seulement 52 en 2021 ; un total de seulement 16 incidents a été recensés entre janvier et juin 2022 : cf. ci-dessous). En raison de la baisse du prix des produits pétroliers, les pirates sont passés progressivement d'attaques ayant pour but le vol de pétrole à des enlèvements avec acheminement des otages à terre puis demande de rançon. Le golfe de Guinée est ainsi devenu la zone déplorant le plus d'enlèvements au monde et cette activité a été marquée par une violence croissante au cours des dernières années.

La piraterie (ou le « brigandage », lorsque l'on se situe dans les eaux territoriales et pas en haute mer) est en réalité un « sous-produit » des affaires intérieures du Nigeria, où les inégalités abyssales et la mauvaise gouvernance génère des activités illicites telles que la piraterie ou le « bunkering » (prélèvement de pétrole dans le delta du Niger), ce dernier aboutissant aujourd'hui au « prélèvement » de la plus grande partie du brut produit à terre.

L'insécurité causée par la piraterie a pesé lourdement sur le trafic maritime au cours de la dernière décennie . Les Armateurs de France, interrogés par vos rapporteurs, ont indiqué que les armateurs français exploitaient chaque année environ 190 navires de commerce dans le golfe de Guinée. Les secteurs d'activité sont les services maritimes pour l'exploitation des ressources offshore (groupe Bourbon et Jifmar), le transport de conteneurs avec la CMA CGM et le transport de vracs liquides avec des navires pétroliers, gaziers et chimiquiers, avec notamment V. Ships France et Gazocéan. À cause de la piraterie, les primes d'assurances ont augmenté et les armateurs ont dû développer de nombreuses mesures de sécurité sur les navires (dispositifs anti-intrusion, barbelés, mannequins, filets anti-abordage, cameras, création d'une citadelle pour que l'équipage puisse s'y réfugier et y attendre les secours, etc).

2. La réponse à la piraterie dans le golfe de Guinée

Une réponse multiple a été apportée au phénomène de la piraterie, avec un fort soutien de plusieurs pays de l'OCDE, dont la France.

a) La réponse individuelle des pays

La première réponse est intervenue logiquement au niveau des pays du golfe et de leurs communautés. En effet, les résolutions n° 2018 et n° 2039, adoptées en 2011 et 2012 par le conseil de sécurité des Nations Unies, rappellent la responsabilité première des États de la région pour la sécurisation de leur domaine maritime .

De l'avis des interlocuteurs de la mission, le Nigeria est le pays qui dispose du plus de capacités et qui a engagé les efforts les plus crédibles pour lutter contre un fléau qui trouve d'abord son origine à l'intérieur de ses frontières. La marine nigériane est d'un bon niveau et le pays a redoublé d'effort en lançant récemment un programme intitulé « Deep blue project » , avec un investissement de près de 195 millions de dollars et l'acquisition de nouveaux bâtiments, de drones et de moyens de communication et de commandement. Les interlocuteurs nigerians de la mission expliquent d'ailleurs par cet effort important la baisse très nette des faits de piraterie constatés depuis deux ans.

La marine du Cameroun fait également preuve d'efficacité . L'armée camerounaise dispose notamment de quatre bataillons d'intervention rapide (BIR) à vocation maritime. Il s'agit d'unités spécialisées bien formées et équipées, chargées d'assurer la sécurité dans les eaux territoriales et la protection des installations pétrolières offshore. En outre, la Marine nationale camerounaise dispose de bons équipements. Enfin, le Cameroun accueille le centre interrégional de coordination (CIC), pilier de l'architecture régionale de sécurité maritime (cf. infra).

Les autres marines du golfe sont ont sans doute encore un niveau d'équipement et d'entraînement perfectible, et donc sont moins susceptibles de s'opposer efficacement à la piraterie, même si certains pays commencent à produire des efforts significatifs. Par ailleurs, même s'agissant du Nigeria ou du Cameroun, il faut souligner que la sécurisation intervient essentiellement dans les eaux territoriales, et beaucoup moins dans les zones économiques exclusives, plus difficiles à couvrir de par leur surface très importante.

b) La réponse régionale

La sécurisation de l'espace maritime du golfe de Guinée n'a pas pu faire l'économie d'une réponse régionale. Au cours des travaux de la mission, il a ainsi été question à plusieurs reprises des progrès, réels mais encore insuffisants, accomplis dans le cadre de l'architecture de Yaoundé , instance crée en 2013 à la suite d'un sommet tenu dans cette ville sous la quadruple égide de la Communauté économique des États de l'Afrique centrale (CEEAC), la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) et la Commission du golfe de Guinée (CGG).

Trois instruments ont été mis en place dans le cadre de l'architecture de Yaoundé : le Code de conduite, la Déclaration des chefs d'État et de gouvernement et le Mémorandum d'entente entre les organisations régionales. La direction de cette architecture est assurée par le Centre interrégional de coordination (CIC), situé à Yaoundé et qui doit s'efforcer d'harmoniser la réponse juridique à la piraterie entre les différents membres, de diffuser l'information maritime, de mettre en place des formations et des entraînements et de résoudre les litiges frontaliers maritimes. Le CIC s'appuie sur deux centres régionaux, le centre régional de sécurité maritime de l'Afrique de l'Ouest (CRESMAO) d'Abidjan et le centre régional de sécurité maritime de l'Afrique centrale (CRESMAC) de Pointe-Noire, qui relaient ses missions dans ces deux sous-zones. Enfin, cinq centres multinationaux de coordination (CMC) sont chargés de piloter l'action des centres des opérations maritimes nationaux et d'assurer un contrôle opérationnel sur les moyens déployés par les États en mer sur cinq zones maritimes différentes.

Le bilan de ce dispositif complexe n'est, de l'avis des différents interlocuteurs de la mission, pas pleinement satisfaisant . Si l'action en matière d'établissement de standards de formation est saluée, en revanche, le dispositif n'a pas permis de lancer et de soutenir une véritable dynamique régionale ni d'aboutir à l'harmonisation juridique indispensable à la répression des activités illicites qui se déroulent dans le golfe. Des postes prévus par l'architecture ne sont pas pourvus, les sous-organismes régionaux et de zones ne sont pas tous en place et des financements en provenance des organisations régionales ne sont pas assurés de manière stable et pérenne. En outre, comme il a été souligné, les moyens dont disposent les Marines des pays riverains du golfe restent globalement limités et leur coordination ne permet pas véritablement de créer une masse critique suffisante. Plus profondément, la volonté de coopération n'est pas pleine et entière de la part de pays très attachés à leur souveraineté et qui, en outre, doivent affronter à l'intérieur de leurs frontières terrestres des problèmes jugés plus graves que ceux qui affectent le golfe de Guinée.

3. L'appui de la France à travers l'opération CORYMBE

CORYMBE est une opération quasi permanente des forces armées françaises dans le golfe de Guinée . Depuis 1990, le dispositif est armé par un à deux bâtiments de la Marine nationale, ponctuellement renforcé par des moyens terrestres et aéromobiles embarqués, sous le contrôle opérationnel du commandant en chef de la zone maritime Atlantique. Dans le cadre de cette opération, les militaires français contribuent à la sécurité maritime dans la région par de multiples actions : des patrouilles opérationnelles et des actions de coopération avec les marines riveraines du golfe de Guinée pour accroître leurs savoir-faire ; des interactions avec les autres marines partenaires, et notamment européennes dans le cadre du concept de présence maritime coordonnée - Coordinated maritime presence (CMP) ; une participation au volet maritime des coopérations opérationnelles mises en oeuvre régionalement par les forces de présence françaises (Éléments français au Sénégal (EFS), Forces françaises en Côte d'Ivoire (FFCI) et Éléments français au Gabon (EFG)) ; le soutien aux opérations en cours dans la région et au dispositif français prépositionné en Afrique occidentale ; la contribution à d'éventuelles missions d'aide aux populations, de sécurisation ou d'évacuation de ressortissants.

L'un des objectifs prioritaires de l'opération CORYMBE est également le soutien à l'architecture de sécurité maritime issue du processus politique de Yaoundé .

Les contributions de la Marine française
à la sécurité du golfe de Guinée

Les patrouilles opérationnelles Sagne

Conduites régulièrement dans des zones à risque du golfe de Guinée avec les marines régionales, les patrouilles Sagne sont des missions communes de surveillance maritime contre les trafics illicites tels que la pêche illégale ou les pollutions. Elles ont également pour objectif de renforcer l'interopérabilité franco-africaine dans le domaine de la lutte contre l'insécurité maritime. Les armées sont en mesure de mener ces patrouilles avec les bâtiments de surface de la Marine nationale engagés dans l'opération CORYMBE ou bien avec l'avion de surveillance maritime Falcon 50M, déployé à Dakar, soutenu par les EFS. Chaque année, dans le cadre de l'opération CORYMBE, la Marine française réalise entre 20 et 30 patrouilles opérationnelles Sagne avec les bâtiments de surface et près de 50 avec le Falcon 50M de Dakar, en coopération systématique avec les marines riveraines et les centres nationaux des opérations maritimes.

Les exercices African NEMO et Grand African NEMO

Les exercices African NEMO (Navy's Exercise for Maritime Opérations), organisés depuis septembre 2013, permettent d'entraîner plusieurs marines et centres de coordination maritime à terre. Ces exercices de plusieurs jours ont lieu trois à quatre fois par an en moyenne. Les forces sont déployées d'une zone à l'autre du golfe de Guinée afin de développer l'aptitude des marines des États riverains à coopérer pour la sécurité maritime de la région. Depuis 2018, l'armée française réalise également chaque année un exercice Grand African NEMO avec l'ensemble des partenaires régionaux. Les exercices Grand African NEMO abordent l'ensemble du spectre de la sécurité maritime dans un seul et même exercice : lutte contre la pêche illégale, piraterie, narcotrafic, pollution, sauvetage en mer ou encore assistance à navire en difficulté. Leur crédibilité repose sur des scénarios réalistes, conçus par les acteurs locaux et répondant directement à leurs besoins.

La formation par la coopération : les périodes d'instruction opérationnelle

La France mène régulièrement des actions de coopération pour accroître les savoir-faire des marines africaines à l'occasion des escales ou d'exercices en mer. Les Périodes d'instruction opérationnelle (PIO) visent notamment à former les marins africains et à entretenir leurs savoir-faire. Les actions de formation ont pour objectif de faire progresser les marines africaines dans divers domaines essentiels tels que la mécanique, les transmissions, la sécurité en mer, la plongée ou encore la mise en oeuvre de la drome (ensemble des embarcations annexes à bord des bâtiments). Des exercices de sécurité et des entraînements aux visites, c'est-à-dire au contrôle d'un navire par une équipe de visite, sont également dispensés. Chaque année, la Marine française forme entre 500 et 1000 marins africains

En 30 ans, les moyens projetés en opération CORYMBE ont participé à plusieurs opérations de sécurisation au profit de ressortissants, dont deux opérations d'évacuations : en 1997 l'aviso Jean Moulin et la FS Germinal évacuent plus de 1 000 ressortissants lors de l'opération ESPADON après un coup d'État en Sierra Leone. En 2003 le Transport de chalands de débarquement (TCD) Orage évacue 535 ressortissants français et étrangers lors de l'opération PROVIDENCE au Libéria.

Une opération contrôlée par le commandant en chef de l'Atlantique

Le Commandant en chef de l'Atlantique (CECLANT) exerce, sous les ordres du chef d'état-major des Armées, le contrôle opérationnel des forces maritimes déployées dans la zone maritime Atlantique, dont le golfe de Guinée fait partie. Son rôle est de commander et coordonner (OPCON) les différentes unités déployées dans sa zone de compétence en vue de l'accomplissement des missions fixées. Pour ce faire, CECLANT s'appuie sur son Centre opérationnel de la marine (COM), à Brest, d'où il planifie et conduit les opérations.

Le COM de Brest est aussi chargé de traiter les informations recueillies par les unités en opération. Dans le golfe de Guinée, des données précises sont recueillies sur la zone et l'activité maritime, auprès des bâtiments déployés dans la région.

Le MICA Center et le MDAT-GoG

Hébergé à Brest, le Maritime information cooperation & awareness Center (MICA Center) a été créé pour répondre aux enjeux stratégiques posés par les menaces affectant la sûreté des espaces maritimes. Armé par une trentaine de militaires de la Marine nationale et de marines de pays partenaires, ce centre d'expertise français à compétence mondiale veille 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24 sur le trafic maritime. En cas d'attaque, le MICA Center contribue directement au soutien des équipages des navires et de leurs armateurs. Également centre d'analyse, le MICA Center évalue la situation sécuritaire maritime dans le monde grâce aux signalements volontaires des différents acteurs de la communauté maritime. Le MICA Center publie des bilans réguliers au profit des partenaires qui s'abonnent à ses services gratuits. La cellule « golfe de Guinée » du MICA Center assure le suivi et le traitement des actes de piraterie et de brigandage au travers de l'accord franco-britannique Maritime Domain Awareness for Trade - Gulf of Guinea (MDAT GoG). Il s'appuie sur la connaissance française du golfe de Guinée, le savoir-faire de la Marine nationale en matière de contrôle naval et l'expertise technique britannique. Le MDAT-GoG contribue à maintenir une évaluation de situation maritime cohérente dans les approches de l'Afrique centrale et occidentale, avec la capacité d'informer et de soutenir les professionnels de la mer, contribuant ainsi à la sécurité des marins.

Enfin, la coopération de défense comporte également un volet capacitaire. Si l'on laisse de côté la question des exportations d'armement à destination des pays riverains du golfe de Guinée, il importe de souligner l'appui de la France au pendant maritime du programme « Renforcement des Capacités Africaines de Maintien de la Paix (RECAMP) » qui se traduit concrètement par des cessions d'équipements et des achats de matériels au profit des marines africaines.

a) La réponse européenne

Il a rapidement paru nécessaire de mobiliser des moyens plus amples que ceux d'un seul pays pour lutter contre le phénomène de la piraterie dans le golfe de Guinée . Ainsi, en 2020 a été mis en place la « Présence maritime coordonnée (Coordinated maritime presence - CMP) », sous l'égide de la Maritime area of interest coordination cell (MAICC) de l'État-major de l'Union européenne (EMUE). Ce mécanisme permet, sans moyens supplémentaires par rapport à ceux déjà déployés par les États, d'effectuer une coordination des moyens navals européens disponibles et des actions de coopération dans le golfe de Guinée, avec un partage d'information entre les pays. Par ailleurs, la PMC permet également de tenter de coordonner les formations dispensées aux personnels locaux par les pays membres actuels (Espagne, Italie, Portugal, Danemark).

À titre d'exemple, dans le cadre de cette coopération, le PHA Dixmude et la FS Ventôse ont mené des interactions au large du Nigéria avec la FREMM italienne Federico Martinengo et le patrouilleur espagnol Tornado en novembre 2020 et en avril 2021, le PHA Dixmude, la frégate italienne Luigi Rizzo, le patrouilleur espagnol Furor et le patrouilleur portugais Setubal ont réalisé l'exercice naval européen Neptune dans le golfe de Guinée.

Il faut enfin souligner que l'Union européenne finance plusieurs programmes de soutien aux organisations régionales visant à renforcer la sécurité maritime, en particulier les programmes « SWAIMS » et « PASSMAR » pour renforcer l'architecture de sécurité maritime de Yaoundé, ainsi que « WeCAPS » et « SEACOP » pour améliorer la sécurité portuaire.

4. Pourquoi pas d'opération de type Atalante ?

Malgré le souhait de certains armateurs, il se semble pas envisageable de mettre en place dans le golfe de Guinée une opération intégrée semblable à l'opération Atalante , qui a permis de lutter efficacement contre la piraterie dans le golfe d'Aden et l'océan Indien.

En effet, les zones sont en elles-mêmes très différentes. Le golfe d'Aden est un « rail de navigation » où les navires de commerce peuvent être protégés en convois par des navires de guerre. Au contraire, dans le golfe de Guinée, les routes maritimes sont diverses et les navires dispersés. En outre il ne s'agit pas dans le golfe de Guinée de pays en grande difficulté comme l'était la Somalie, mais de pays souverains qui n'accepteraient pas une présence similaire de navires de marines étrangères dans leurs eaux territoriales.

5. Un effondrement récent de la piraterie dans le golfe de Guinée

Comme il a déjà été indiqué, le nombre d'incidents rattachables à la piraterie s'est effondré à partir de l'année 2021 .

Toutefois, les spécialistes considèrent qu'il est difficile d'attribuer l'intégralité de cette diminution à une efficacité accrue des actions précédemment décrites, qu'elles soient le fait des pays de la région ou de leurs soutiens internationaux, bien que ces actions aient très probablement joué un rôle positif en rendant progressivement la piraterie plus risquée et moins profitable. Aucune explication ne semble en réalité pouvoir faire l'économie des problématiques et des évènements internes au Nigeria. Tout comme les troubles politiques et sociaux dans le delta du Niger ont sans doute joué un rôle dans le développement de la piraterie dans les années 2010, l'évolution récente de la situation dans ce pays, avec notamment l'approche des élections présidentielle, ont probablement un lien avec la diminution des attaques , tout comme, à l'inverse, l'augmentation constatée du pillage des oléoducs à terre. Toutefois, il est possible que de nouveaux changements au Nigeria conduisent à un retour de la piraterie dans le golfe de Guinée .

En tout état de cause, il apparaît nécessaire de poursuivre les actions entreprises. En effet, au-delà de leur efficacité immédiate sur la piraterie, difficile à évaluer avec précision, elles ont indéniablement permis aux pays de la zone de mieux coopérer entre eux (même si beaucoup reste à faire) pour tenter de faire du golfe de Guinée un espace plus sécurisé et plus prospère.

Inciter les pays du golfe de Guinée à approfondir leur coopération contre la piraterie, notamment en poursuivant la mise en place des dispositifs prévus dans l'architecture de Yaoundé, et en harmonisant davantage leurs législations pénales.

B. LA PÊCHE ILLÉGALE ET LE TRAFIC DE DROGUE : DES MENACES DE GRANDE AMPLEUR

1. La pêche illicite, un fléau qui menace la sécurité alimentaire de la région

La piraterie n'est qu'un des aspects de la délinquance maritime dans le golfe de Guinée, et peut-être pas le plus grave par ses retombées économiques ou par ses conséquences à long terme pour la vie de la région. Selon plusieurs personnes entendues par la mission, la pêche illicite représente en effet une menace au moins aussi importante que la piraterie .

En effet, ce phénomène est particulièrement développé dans la région et affecte considérablement les États et les populations, comme l'a souligné lors de son audition le Contre-amiral Emmanuel Sagorin, adjoint au chef du centre de planification et de conduite des opérations de l'état-major des armées, chargé de la planification et de la logistique. La pêche illicite représenterait 40% à 60% du total des prélèvements, ce qui a un impact significatif sur la sécurité alimentaire dans le golfe .

Selon le Cadre Harmonisé de la sécurité alimentaire (outil d'analyse utilisé en Afrique de l'Ouest pour l'identification, l'analyse des zones à risque et des populations en insécurité alimentaire et nutritionnelle), le nombre de personnes en situation d'insécurité alimentaire en Afrique de l'Ouest et dans le golfe de Guinée a doublé en deux ans, passant de 3 millions à plus de 6 millions entre juin-août 2020 et juin-août 2022. La pêche fait vivre plus de 7 millions de personnes dans la région. La pêche illicite est une pêche industrielle menée par des bateaux souvent chinois ou russes, qui prélèvent des quantités dépassant déjà probablement les capacités de reconstitution des stocks. Les pêcheurs locaux, qui se gardent une partie du produit de leur pêche pour leur consommation personnelle, sont également amenés à vendre leurs poissons en haute aux grands navires plutôt que de les ramener au port où ils devraient payer des commissions. Il est également probable que certains pirates soient d'anciens pêcheurs ne pouvant plus vivre de leur activité traditionnelle. En outre, la perte des revenus de la pêche favorise l'immigration des populations côtières vers l'Europe.

Le 15 octobre 2016, à Lomé, la Session extraordinaire de la Conférence de l'UA a adopté la Charte africaine sur la sûreté et la sécurité maritimes et le développement en Afrique (Charte de Lomé) . En particulier, les pays africains, dont les pays du golfe de Guinée, se sont engagés à « mener les réformes nécessaires pour la bonne gouvernance dans le secteur de la pêche » et à « prendre les mesures appropriées pour lutter efficacement » contre la pêche illégale. Toutefois, les résultats se font toujours attendre. La corruption, notamment, conduirait parfois à l'attribution de licences de pêche à des navires illégaux, ce qui empêche ensuite l'intervention des forces de sécurité.

Par ailleurs, des actions ont également lieu dans le cadre de l'opération Corymbe contre la pêche illégale . En avril 2022, le Patrouilleur de haute mer (PHM) Commandant Birot a conduit, durant six jours, une patrouille de surveillance des pêches au large du Congo et du Gabon, afin de détecter et de dissuader les activités de pêche illégale, en coordination étroite avec les centres d'opérations maritimes des partenaires régionaux africains. En décembre 2022, le patrouilleur de haute mer (PHM) Commandant Ducuing a également réalisé une patrouille de lutte contre la pêche illicite non déclarée et non réglementée (INN) dans la zone économique exclusive (ZEE) du Cap-Vert. Ce genre d'actions devrait, selon les rapporteurs, être encore davantage développé .

Mettre la lutte contre la pêche illégale au premier rang des priorités de la coopération française avec les pays partenaires de la région et, dans un contexte de diminution de la piraterie, renforcer l'action de Corymbe dans ce domaine.

2. Un trafic de drogue en plein développement

La troisième menace importante dans le golfe de Guinée est le trafic de drogue. Il s'agit même désormais d'une menace de premier plan non seulement pour la région, mais aussi pour l'Europe , comme le montrent la situation très grave dans laquelle se trouvent à cet égard des pays comme les Pays-Bas et la Belgique, où des personnalités publiques et jusqu'à des membres du gouvernement sont menacés par les narcotrafiquants des mafias et doivent être placés sous protection. Or une grande partie de la cocaïne qui alimente l'Europe transite désormais par le golfe de Guinée .

L'ampleur des saisies donne des indices sur la gravité du phénomène. En 2020, le Patrouilleur de haute mer (PHM) Commandant Bouan, en coopération avec la marine ivoirienne, a chassé et relocalisé un voilier transportant 411 kg de cocaïne. En 2021, le Porte-hélicoptères amphibie (PHA) Dixmude a intercepté le cargo Najlan qui transportait 6 tonnes de cocaïne. Quelque 1 730 kilos de cocaïne ont également été saisis par la Marine nationale sur un navire de pêche dans le golfe de Guinée, au large du Nigeria et du Bénin, le 22 mai 2022. Enfin plus de 4,6 tonnes de cocaïne, d'une valeur d'environ 150 millions d'euros, ont été saisies par la Marine française sur un remorqueur brésilien dans le golfe de Guinée en décembre 2022 . Cette opération a été conduite sur la base de renseignements transmis par l'Office Anti-Stupéfiants (OFAST) de la police judiciaire française dans le cadre d'une enquête internationale menée notamment avec les autorités brésiliennes et américaines.

Il existerait en réalité selon certains spécialistes un véritable « écosystème » de la drogue sur la côte du golfe de Guinée , chacun des principaux pôles de cet écosystème pouvant s'appuyer sur un aéroport international, un port maritime avec terminal à conteneurs et des réseaux routiers régionaux. L'épicentre de ce système se situe plutôt du Sénégal à la Guinée, mais la Côte d'Ivoire en est également devenue une pièce importante, alors que le Bénin et le Ghana sont aussi touchés. En effet, les hubs portuaires utilisés évoluent sans cesse le long de la côte en fonction des opportunités et des risques de saisies. Il semblerait en outre que le trafic s'éloigne des zones qu'il a lui-même déstabilisées à l'excès, et qui n'offrent donc plus un environnement assez stable même pour les trafiquants. La gouvernance des ports, marquée par la corruption, favorise ce fléau .

Lorsqu'elle est basculée sur des véhicules à terre, la drogue passe soit par le Sahel avant de rejoindre la Libye puis l'Europe, soit par la Mauritanie où elle est transbordée sur des bateaux de pêche à destination de l'Europe.

Une réponse régionale a été construite pour lutter contre ce phénomène . Un plan d'action régional, la déclaration de Praïa, a été adopté en 2008. En 2013 a été créée la Commission ouest-africaine sur les drogues (WACd), dirigée par Kofi Annan. Cette instance a démontré les impacts régionaux du commerce de la cocaïne et ses liens avec l'affaiblissement de la gouvernance, l'instabilité et la corruption, ainsi que la consommation intérieure des pays touchés . Les effets particulièrement graves du trafic en Guinée Bissau, où la drogue gangrène véritablement la démocratie, ont également été mis en exergue. Toutefois, les résultats politiques ont été minces . D'un point de vue plus opérationnel, on peut citer l'initiative Côte d'Afrique de l'Ouest, lancée en 2009 afin de renforcer les capacités des États en matière d'application de la loi et de justice pénale. Des projets ont également été financés par l'UE pour mettre l'accent sur le renforcement des capacités portuaires contre le trafic illicite. En 2019 a été signé un MOU entre la police judiciaire de Guinée-Bissau, l'agence de lutte anti-drogue de la Gambie et le bureau central de répression du Trafic Illicite des Stupéfiants du Sénégal.

En ce qui concerne la Côte d'Ivoire, le pays semble également être devenu un point de transit majeur et les saisies sont de plus en plus importantes . Le bon réseau routier du pays permettrait aux trafiquants de transporter efficacement la marchandise vers le Nord, pour la faire transiter par le Mali et le Burkina Faso.

Il est donc absolument nécessaire que les États de la région réactivent leur investissement politique au plus haut niveau pour aboutir à une lutte plus efficace contre le trafic de drogue dans le golfe de Guinée.

Inciter les États du golfe de Guinée à traiter au plus haut niveau politique la question de la lutte contre le trafic de drogue. Intensifier la coopération entre la France et ces pays en la matière.

C. UNE MENACE TERRORISTE EN EXPANSION

1. La « descente » progressive des djihadistes vers le golfe de Guinée

Depuis plusieurs années, de nombreuses spécialistes et les services de renseignement alertent sur l'expansion du terrorisme djihadiste depuis le Sahel à travers les frontières Sud du Mali, du Burkina Faso, du Niger et du Tchad vers le nord des pays du golfe de Guinée . Le 1 er février 2021, au cours d'une rare apparition publique, Bernard Emié, le directeur général de la Sécurité extérieure (DGSE) avait déclaré que « l'Organisation d'Al-Qaïda dans la Région du Sahel examine actuellement un projet d'expansion vers le Golfe de Guinée, en particulier vers la Côte d'Ivoire et le Bénin ». Plusieurs attaques dans ces pays ont confirmé cette menace.

Les forces de sécurité du Togo ont ainsi connu trois attaques en 2021 et 2022. Au Nord du Ghana, la porosité avec la région des Cascades au Burkina Faso, où opèrent plusieurs katibas, et avec le Nord de la Côte d'Ivoire, fait également craindre des attaques. La situation sociale du pays présente des fragilités qui pourraient être exploitées par les groupes terroristes. Selon un rapport des Nations unies sur l'extrême pauvreté publié au printemps 2018, le contingent de millionnaires (en dollars) est passé de 1 900 à 2 900 entre 2006 et 2016, et devrait encore croître de 80 % d'ici à 2026. Le nombre de pauvres, en revanche, est quasiment resté le même au cours de la dernière décennie. Seulement 1,4 % de la richesse nationale est consacrée à la protection sociale. Le pays a progressivement déployé des forces contre-terroristes dans le nord du pays.

Les forces de sécurité du Bénin ont également été attaquées à partir de la fin 2021 dans les parcs du W et de la Pendjari dans le nord du pays, à la frontière avec le Burkina Faso et le Niger . Une vingtaine d'attaques ont été recensées tout au long de l'année 2020, obligeant le pays à renforcer son armée, à construire des postes avancés et des forts près de la frontière.

La présence des groupes terroristes dans ces pays revêt des réalités diverses, de la simple utilisation des zones frontalières et des parcs nationaux comme zones de transit, de repli, de base logistique ou se sanctuaire, à l'installation de véritables cellules terroristes.

Outre le renforcement des dispositifs miliaires, des mesures sont prises par les États pour tenter de lutter plus en profondeur contre les causes de ce phénomène . Ainsi, le Bénin s'appuie sur son Agence de gestion intégrée des frontières (ADGIF) pour tenter de réduire des vulnérabilités socio-économiques en développant des infrastructures de base, la santé, les écoles ainsi que les infrastructures pour les forces de défense et sécurité. Le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) a remis des véhicules à cette agence le 2 août 2022 à Cotonou. De même, au Togo, le Comité interministériel de lutte et de prévention contre l'extrémisme violent mène des actions de prévention et de sensibilisation dans les zones frontalières affectées à travers des comités régionaux et locaux. Il a ainsi organisé en septembre 2022, avec l'appui financier de l'Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), des ateliers de formation et de sensibilisation sur la prévention et la lutte contre l'extrémisme violent au profit des chefs traditionnels et des leaders religieux des préfectures de Cinkassé et de Kpendjal-Ouest dans la région des Savanes.

Il existe par ailleurs un projet de renforcement des frontières Nord de la Côte d'Ivoire, du Ghana et du Togo, mis en oeuvre par l'OIM et financé par le Bureau international des stupéfiants et de l'application des lois des États-Unis. Il vise l'amélioration de la sécurité frontalière à travers le renforcement des capacités techniques et matérielles des agences de gestion des frontières et le renforcement de la résilience des communautés transfrontalières.

Depuis attaque importante subie par la Côte d'Ivoire en 2016 au Grand Bassam, le pays a notamment mis en place une « malette pédagogique », en collaboration avec des chefs religieux, pour observer les processus de radicalisation et promouvoir des pratiques religieuses pacifiques. Il a également mis en place une stratégie nationale de lutte et de prévention de l'extrémisme violent.

2. Une menace toujours en expansion au Nigeria
a) Boko Haram, une nébuleuse toujours active

Dans le nord-est du Nigeria, le terrorisme djihadiste semble avoir fléchi, notamment du fait de l'action de l'armée de l'air nigériane autour des grandes villes de la région. Des investissements importants dans l'armement et la capacité aérienne (notamment les avions antiguérilla Super Tucano livrés par les États-Unis en septembre 2021) ont permis d'obtenir des résultats tangibles. Toutefois, l'EIAO a revendiqué plus d'attaques en 2021 qu'en 2020, même si ces attaques ont fait moins de victimes. L'armée nigériane ayant décidé depuis août 2019 d'abandonner les petites positions pour se regrouper dans des « supercamps » mieux protégés, elle a ainsi inévitablement laissé davantage de latitude aux terroristes dans les campagnes. L'organisation s'est également adaptée à la pression plus forte exercée par l'armée en agissant de manière plus ponctuelle. Elle a étendu ses opérations au sud de l'Etat du Borno, au nord de l'Adamawa et aux régions du Mayo-Sava et du Mayo-Tsanaga au Cameroun.

On assisterait en réalité surtout à un enracinement de l'ISWAP, franchise de l'Etat islamique , qui, grâce à l'appui de son échelon central, atteindrait désormais une position dominante parmi les groupes présents dans la région, et aurait a consolidé une forme de gouvernance sur le territoire rural qu'il contrôle, mieux acceptée de la population musulmane que la présence du Jamaat Ahl Al-Sunnah Lil Dawa Wal Jihad (JAS) 2 ( * ) . Ce dernier groupe, héritier du groupe dirigé par Aboubakar Shekau, a été très affaibli dans les violents combats contre l'ISWAP au sud-est du Borno en 2021. Il subsiste désormais de façon plus localisée sur les rives nord-ouest du lac Tchad où il offre des poches de résistance non négligeables à l'ISWAP, notamment une de ces branches, le groupe Bakura. Il convient par ailleurs, selon la plupart des spécialistes, de relativiser cette opposition simple entre deux groupes terroristes « historiques » qui se feraient la guerre : de multiples factions semblent au contraire s'opposer les unes aux autres au sein de la nébuleuse « Boko Haram » .

b) Un nouveau banditisme meurtrier dans le Nord-Ouest du pays

En outre, depuis environ un an, le Nord-Ouest du pays est devenu le théâtre d'actes de banditisme et de terrorisme de grande ampleur . La progression du banditisme est liée à une présence insuffisante de l'État fédéral. Des groupes criminels sont dirigés par de véritables seigneurs de la guerre qui profitent des ressources liées à une activité de kidnapping en expansion et à l'extraction minière illégale. Quant à l'expansion du terrorisme vers l'ouest du pays, elle résulte probablement de la volonté de l'ISWAP, qui s'appuie sur des acquis territoriaux dans le Borno, de conquérir de nouvelles zones, s'appuyant notamment sur des cellules dormantes situées dans au sud de la capitale, mais également dans le Nord. Parallèlement, des cellules du JAS contraintes de sortir du Borno se sont implantées dans cette partie du pays, composées en partie de bandits « reconvertis » et de combattants profitant des failles du circuit de désarmement, démobilisation, réinsertion et réintégration (DDRR) mis en place par les autorités fédérales dans le Nord-est. Enfin, le groupe Ansaru, plus proche d'Al Quaeda, aurait lui aussi ré-émergé après une période moins active consécutive à l'arrestation de son leader en 2016.

Selon certains spécialistes, il ne faut pas exagérer l'appartenance de ces groupes aux « centrales » internationales que sont l'Etat islamique et Al Quaeda. En particulier, les financements semblent essentiellement locaux, provenant des multiples activités d'extorsion, de racket, de taxation des commerçants, voire d'agriculture, contrôlées par les terroristes. Par ailleurs, des civils auraient été victimes des bombardements menés dans le Nord-Est. À titre d'exemple, l'armée nigériane a confirmé en 2017 que 112 personnes ont été tuées dans un bombardement accidentel, censé viser des combattants de Boko Haram, qui a frappé des civils et des travailleurs humanitaires mi-janvier dans le nord-est du Nigeria. Cette même stratégie de bombardements est exercée contre les « bandits » du Nord-Ouest, au risque de produire les mêmes dommages collatéraux.

Certes, le Nigéria a mis en place des mesures autres que militaires . En particulier, l'opération Safe Corridor a permis d'accueillir des jihadistes, notamment les combattants du JAS après la mort de Shekau, pour les réintégrer dans la société. Cette opération, malgré son utilité, n'a plus la capacité d'accueillir les nouveaux transfuges. Les autorités de l'Etat de Borno doivent gérer plus de 30 000 personnes (dont environ 2 000 transfuges) qui ont fui les zones autrefois contrôlées par le JAS. Les ressources étant insuffisantes pour une réintégration efficace, il existe un risque certain que certains transfuges retournent au jihadisme ou se déplacent vers d'autres régions. La politique de fermeture des camps et de retour des populations suscite également des interrogations, celles-ci risquant de tomber sous la coupe de l'ISWAP.

Quant à l'action de la force multilatérale mixte, le bilan de son action apparaît mitigé . À côté de certaines opérations réussies, La FMM a essuyé de lourds revers de la part des groupes terroristes, comme la prise de la base principale de la FMM à Baga sur les rives du lac Tchad en décembre 2018 et l'attaque de Bakura contre les troupes tchadiennes à Bohoma en 2020. Selon Marc-Antoine Pérouse de Montclos : « Autour du lac Tchad, les armées de la FMM font par ailleurs face à des contraintes structurelles qui, outre une absence notoire de coordination, tiennent à la faiblesse de leur chaîne de commandement, à l'étirement de leurs lignes de communication, à leur manque de formation professionnelle, à leur culture d'impunité, à leur éloignement des centres de commandement, à leur méconnaissance du terrain et à leurs problèmes de logistique du fait de la corruption et du détournement des fonds consacrés aux achats d'armes, au ravitaillement et aux contrats de maintenance. Ces problèmes ne sont pas nouveaux et ont été exacerbés par des décennies de dictature militaire du temps de la guerre froide. Mais la lutte contre le terrorisme les a particulièrement mis en évidence. Alors que les budgets de la défense ont littéralement explosé depuis le début des années 2010, les États de la région ont en effet commencé à recruter hâtivement de jeunes classes d'âge qui ont été envoyées au front sans y avoir été bien préparées. Souffrant de rotations trop rares, les soldats, épuisés et démotivés, se sont plaints d'être mal équipés, situation que l'on a d'ailleurs retrouvé au Mali et au Burkina Faso, quitte à entraîner des soulèvements contre les officiers ».

Enfin, les pays qui ont contribué à la FMM se sont en partie désengagés afin de consacrer leurs forces à la résolution de leurs propres problèmes intérieurs . En particulier, le Tchad a dû affronter des violences dans la région du Tibesti, puis la rébellion de 2021 qui a abouti à la mort du président Idriss Déby. Le Niger, quant à lui, a dû lutter contre des violences dans la région de Tillabéri, provenant notamment de groupes passant la frontière du Burkina Faso. Enfin, les forces camerounaises combattent des rebelles dans les régions anglophones du pays.

3. L'initiative d'Accra

L'initiative d'Accra a été lancée en septembre 2017 par le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d'Ivoire, le Ghana et le Togo afin de prévenir l'expansion de l'extrémisme à partir du Sahel. Le Mali et le Niger ont été admis en tant qu'observateurs. Elle a pour modalités le partage de renseignements, la formation du personnel de sécurité et de renseignement et la conduite d'opérations militaires transfrontalières conjointes. Ce cadre a surtout permis de renforcer le dialogue et la confiance entre les pays de la région . Les opérations militaires menées sont ponctuelles et leurs effets sont limités.

Malgré la modestie des résultats obtenus, le contexte actuel, avec la dégradation des relations avec le Mali et la redéfinition du soutien militaire français et international qui en résulte, est porteur pour l'Initiative d'Accra, qui a organisé un sommet où se sont rendus plusieurs dirigeants européens (dont Charles Michels) le 22 novembre 2022. Des dirigeants du Mali, ainsi que des représentants de l'Union européenne, du Royaume-Uni et de la France étaient également présents. Toutefois, ce sommet ne s'est pas conclu par des annonces importantes. En revanche, des appels à des financements extérieurs ont été lancés. Dès lors se pose la question de la transformation de cette structure légère et discrète en un organisme plus important, avec le précédent peu abouti du G5 Sahel qui l'a pas permis d'obtenir les résultats attendus.

Mettre le soutien financier et opérationnel à l'Initiative d'Accra au premier rang des priorités en Afrique de l'Ouest, afin de faire monter en puissance cette initiative, à la hauteur du défi de l'extension du djihadisme dans la région.

4. Le Nigeria : des fragilités structurelles qui empêchent le pays du devenir un pôle de stabilité et de prospérité pour la région

Le Nigeria, du fait de sa puissance économique et démographique, pourrait être amené à jouer le rôle actif d'un pôle de stabilité pour la région. Toutefois, plusieurs fragilités affectent ce pays et l'empêchent en réalité de jouer pleinement ce rôle .

Première puissance économique et démographique de la zone, le pays a vu sa croissance économique diminuer tendanciellement depuis plusieurs années , passant de 9,3% en 2004 à 3,6% en 2021 avec deux récessions. La crise provoquée par la chute des prix du pétrole, entre 2014 et 2016, a engendré un marasme durable. En outre, le nombre d'actifs grossit chaque année de 3 %. Pour réduire un chômage qui touche un quart de la population active - et même plus de la moitié des 15-35 ans - il faudrait que le produit intérieur brut (PIB) progresse annuellement de 6 % à 8 %.

Ainsi, sur le plan de la pauvreté, tout comme en Côte d'Ivoire où la situation est très similaire, l'état des lieux est préoccupant . En effet, alors que son PIB le rapproche d'un pays à revenu intermédiaire, le Nigeria est en même l'un des pays les plus pauvres du monde avec 45% des habitants vivant sous le seuil de pauvreté et un indice de développement humain qui le classe au 163 ème rang mondial sur 191 (159 ème pour la Côte d'Ivoire). 20% des pauvres d'Afrique subsaharienne vivent au Nigeria. Ainsi, la production de richesse ne bénéficie qu'à une part très minoritaire de la population.

En outre, la gestion des ressources pétrolières est dysfonctionnelle . Alors que le pétrole fournit la plus grande partie des ressources fiscales du pays (mais seulement 4% du PIB d'une économie qui s'est sensiblement diversifiée), la production nigériane a en effet diminué à un niveau de 1,18 millions de barils/jour (alors que le quota prévu par l'OPEP est de 1,7 millions), son niveau le plus bas depuis 30 ans, en raison de l'augmentation des actes de prédation sur les oléoducs terrestres depuis la fin de l'année 2021. En mai 2021, le Nigéria est ainsi passé de la première à la troisième place des producteurs africains de pétrole brut , derrière la Libye et l'Angola. Les majors pétrolières comme Total ou ENI ont arrêté de prospecter à terre du fait de ces actes de prélèvement sauvage sur les pipeline, qui concernerait actuellement environ 80% de la production, d'autant que le Nigeria demande à ces entreprises de réparer le désastre écologique causé par le forage des pipelines. Cette situation trouve son origine dans les multiples conflits politiques et sociaux qui ont affecté le delta du Niger au cours des dernières années (la rébellion contre l'État et les majors pétrolières, notamment Shell, du mouvement pour l'émancipation du delta du Niger (MEND)) qui se trouve sans doute également en partie à l'origine de la piraterie dans le golfe.

En réalité, depuis le boom pétrolier des années 70 qui a soudain permis au Nigeria de devenir un des grands producteurs de brut de la planète, la gestion de cette manne n'a jamais été mise en oeuvre de manière satisfaisante pour l'ensemble de la population du pays , notamment en raison de l'enracinement de la corruption. Celle-ci explique ainsi notamment que le « bunkering » puisse se produire à une telle échelle.

Par ailleurs, si le Nigeria « souffre » quand le prix du pétrole s'effondre comme en 2014-2016, il souffre également quand il augmente, en raison de sa dépendance au pétrole raffiné importé. En effet, la plupart des raffineries, délabrées, sont à l'arrêt. Ces raffineries produisaient 445 000 barils par jours. Une nouvelle raffinerie, construite par le groupe Dangote, doit néanmoins entrer en activité à la fin de 2022 et permettre de produire 650 000 barils par jour.

Ainsi, du fait de ses difficultés économiques, politiques et sociales, le Nigeria n'a pas pu s'affirmer sur la scène régionale au cours des dernières années . Principal pilier de la CEDEAO, il avait pourtant dans un premier temps joué un rôle très important dans l'endiguement des guerres civiles et dans les accords de paix ultérieurs au Liberia, en Sierra Leone, en Guinée-Bissau et en Côte d'Ivoire. Cependant, depuis le retour au gouvernement civil en 1999, tout déploiement de troupes à l'étranger est soumis à l'accord du Sénat, et la population est moins favorable au financement de ces interventions. Surtout, l'armée nigériane est déjà engagée sur le front intérieur contre la menace terroriste, de sorte que, de ressource pour la stabilité régionale, le pays est devenu demandeur , sollicitant notamment les armées des pays limitrophes du lac Tchad, le Cameroun, le Niger et le Tchad, pour l'aider à lutter contre Boko Haram.

III. LA FRANCE FACE À SES COMPÉTITEURS STRATÉGIQUES

A. DES COMPÉTITEURS QUI CHERCHENT À ÉTENDRE LEUR INFLUENCE

La France doit tenir compte de concurrents stratégiques de plus en plus présents dans la région. Ainsi, la Russie continue à étendre son influence, après avoir développé son partenariat avec les gouvernements de la République centrafricaine, du Mali, puis désormais, du Burkina Faso. Cette influence s'appuie sur des outils de lutte informationnelle comme RTNews mais aussi sur la diffusion de fausses informations via les réseaux sociaux, de manière ouverte ou souterraine. Elle s'appuie également sur la formation des officiers en Russie et, dans certains pays, sur la mise en place de partenariats militaires s'appuyant sur le groupe Wagner. Elle pourrait ainsi, à l'opposé des propositions de soutien françaises ou européennes, une coopération sans conditionnalité en matière de respect des droits de l'homme ou de bonne gouvernance. Au début de février 2023, le ministres des affaires étrangères russe a ainsi effectué une visite au Mali et a promis son aide « à la région sahélo-saharienne et même aux pays riverains du golfe de Guinée », montrant ainsi clairement que le golfe de Guinée est la prochaine étape pour la Russie .

La Chine est le deuxième grand compétiteur de la France dans la région et développe en premier lieu son influence par le biais de la construction d'infrastructures de grande ampleur , comme la mission a pu le constater à Lagos et à Abidjan. Le soutien de la Chine, comme l'ont indiqué les interlocuteurs de la mission, est très apprécié en raison de sa puissance de frappe financière, et ce malgré quelques échecs dus à une qualité parfois insuffisante des infrastructures qu'elle a construites. D'un point de vue militaire, la Chine est également de plus en plus présente, bien qu'elle n'ait pas encore installé de base militaire similaire à celle mise en place en Afrique de l'Est, à Djibouti, en 2017. L'hypothèse de l'installation d'une base militaire chinoise sur la façade atlantique est cependant très régulièrement évoquée.

Outre ces deux pays, l a Turquie continue également à développer son influence par le biais de la multiplication de ses implantations consulaires, des lignes aériennes de la compagnie nationale Turkish Airlines, mais aussi de ses ventes de matériels militaires, notamment aérien, ou encore de la construction de mosquées ou d'écoles.

Ces pays, en particulier la Russie, exploitent et attisent le « sentiment anti-français » qui s'est de plus en plus développé dans la région et qui revêt une réalité complexe. Plus répandu dans les grandes villes qu'à la campagne, plus virulent sur les réseaux sociaux, où il constitue le « fonds de commerce » de certains influenceurs, que dans la rue, ce sentiment se fonde sur la référence aux luttes anti-coloniales mais aussi sur un panafricanisme modernisé. Il s'allie avec un rejet de la corruption des élites et peut être instrumentalisé par les adversaires stratégiques de la France au sein, paradoxalement, d'un projet d'influence anti-démocratique, autoritariste, nationaliste et favorable aux régimes militaires issus des putschs, tout en faisant le lit d'une perte réelle d'autonomie du pays concerné au profit des puissances qui l'attisent.

La France a récemment mis en place des éléments d'une stratégie d'influence pour contrer ces évolutions. Ainsi, la diplomatie publique et l'influence sont-elles considérées comme une fonction stratégique dans la nouvelle Revue Nationale Stratégique 2022 . En outre :

- une nouvelle sous-direction de la veille et de la stratégie du Quai d'Orsay a été mandatée pour conduire la réponse française aux défis informationnels ;

- la France dispose d'un ambassadeur dédié à la diplomatie publique en Afrique et d'un Ambassadeur pour le numérique, chargé de promouvoir nos valeurs et notre culture dans le monde numérique ;

- le ministère des Armées a adopté une doctrine de « lutte informatique d'influence » en octobre 2021 et une cellule Anticipation, stratégie et orientation (ASO) fonctionne désormais au sein de l'État-major des Armées.

L'objectif est également d'exploiter davantage l'OSINT ( Open Source Intelligence ), dont la guerre en Ukraine a montré l'utilité : l'OSINT a notamment joué un rôle central pour déconstruire les récits promus par la Russie.

Pour aller plus loin dans cette voie, il serait utile d'utiliser les réseaux sociaux d'une manière plus active, comme cela a pu être fait lors des accusations mensongères de Wagner concernant un charnier à Gossi au Mali en avril 2022.

Il ne s'agit pas de diffuser des contre-vérités, mais au contraire d'illustrer davantage, preuves à l'appui, deux réalités : d'une part l'équipe France mène de nombreuses actions en faveur des populations locales ; d'autre part ses compétiteurs stratégiques ont souvent un agenda caché et des groupes qui leur sont étroitement liés comme les mercenaires de Wagner , dans le cas de la Russie, commettent de nombreuses exactions et mettent les pays qu'ils investissent en coupe réglée.

B. UN NOUVEAU DISCOURS À CONSTRUIRE

Il convient par ailleurs de poursuivre l'écriture d'un nouveau « narratif » sur la relation franco-africaine, dans la lignée de ce qui était préconisé par le rapport « L'Afrique est notre avenir » de la commission il y a presque une décennie 3 ( * ) . Il s'agit en effet, autant et plus que de contrer les compétiteurs de la France, de convaincre ses partenaires africains de l'intérêt de la relation qu'elle propose et de la réalité des évolutions affichées depuis maintenant plusieurs décennies dans l'approche française du Continent.

Ainsi, plutôt que de mettre l'accent sur le passé commun et la persistance des liens anciens, c'est vers l'avenir qu'il faut se tourner . Il n'est plus à démontrer que les intérêts en matière de sécurité et de développement économique sont communs entre les pays européens et leurs partenaires africains . Pour les préserver et les développer, la France doit s'adresser davantage à la jeunesse . Non seulement celle-ci est numériquement en majorité écrasante dans la région du fait de la croissance démographique rapide, mais en outre elle concentre les capacités d'innovation et le dynamisme économique.

La France doit également reconnaître que ses concurrents disposent d'arguments solides qui sont susceptibles de susciter l'adhésion des pays de la région. Dès lors, ce n'est qu'en mobilisant le meilleur de son savoir-faire et les plus innovantes de ses entreprises, en s'appuyant sur sa propre jeunesse, qui doit être mieux informée des enjeux du développement (ce qui suppose une mobilisation dépassant le champ des pouvoirs publics), que la France parviendra à maintenir, voire à accroître l'intensité de ses relations avec les pays du golfe de Guinée.

Dans cette optique, le partenariat noué avec les pays anglophones peut , paradoxalement, inspirer le renouvellement de la relation avec les pays francophones . En effet, au Nigeria par exemple, où le poids de l'histoire est moins présent pour la France, celle-ci est déjà, depuis longtemps, un partenaire parmi d'autres. L'« Équipe France » ne peut compter que sur l'attractivité et la pertinence de ses propositions, que ce soit dans le domaine culturel ou dans le domaine économique et entrepreneurial, sans faire appel à des liens historiques qui pourraient lui donner un avantage - ou au contraire, comme c'est plus souvent le cas dans la période récente, constituer un handicap.

Il faut noter que la loi d'orientation et de programmation du 4 août 2021 a déjà pris acte d'une telle évolution dans le domaine du développement, en substituant systématiquement la notion d'un « partenariat » à égalité à celle d'une « aide » et en prévoyant une mobilisation accrue de la société civile française, des diasporas et des acteurs économiques. Il s'agit d'enclencher un processus de développement « par le bas » afin de résoudre certaines impasses d'une relation bilatérale parfois trop ancrée dans son propre passé.

Enfin, en ce qui concerne la francophonie, il est utile de se référer aux préconisations faites par le rapport de notre commission précité. L'une de ces préconisations, l'augmentation de la participation au Partenariat mondial pour l'éducation (PME) est d'ores et déjà une réalité (la France a annoncé une contribution de 200 millions d'euros pour la période 2018-2020, multipliant ainsi par 10 le montant versé lors du triennal précédent, puis 333 millions d'euros pour la période 2021-2025). En revanche, l'amélioration des systèmes éducatifs ( cf. infra les priorités de l'aide publique au développement) et la promotion des partenariats public-privé en faveur des systèmes de formation professionnelle francophone restent des impératifs à mettre en oeuvre. À cet égard, la mission a notamment pu constater qu'il existait une importante demande de formation en français au Nigeria , compte-tenu des relations entretenues par ce pays avec les pays francophones qui l'entourent.

Jouer pleinement le jeu de l'influence pour contrer les compétiteurs stratégiques de la France dans le golfe de Guinée et ainsi éviter une évolution semblable à celle du Sahel, notamment en mobilisant les technologies de communication et les réseaux sociaux à un niveau suffisant.

Renouveler le discours sur les relations entre la France et ses partenaires du golfe de Guinée en mettant l'accent sur des intérêts et sur un avenir communs de ces relations plutôt que sur une histoire commune, en s'efforçant de convaincre la jeunesse de l'intérêt d'un tel partenariat.

IV. VERS UN ENGAGEMENT RENOUVELÉ DE L' « ÉQUIPE FRANCE » DANS LE GOLFE DE GUINÉE

Le golfe de Guinée est une région dont la stabilité et le développement sont essentiels pour la stabilité et le développement de toute l'Afrique de l'Ouest. Les intérêts de la France y sont significatifs, davantage d'ailleurs sur les plans de la sécurité et de la stabilité que dans le domaine économique. Or cette région est prise en tenaille par deux menaces : les activités illicites qui se développement au large du golfe de Guinée - pillage des ressources halieutiques, piraterie et trafic de drogue- et la « poussée » djihadiste multiforme dans le Nord de la région.

Certes, les pays du golfe de Guinée semblent être moins fragiles que ceux du Sahel . Leur richesse est globalement supérieure, leur population plus importante et plus diverse du point de vue religieux. Pour autant, ils présentent des faiblesses importantes (inégalités très fortes et croissantes, système éducatif en difficulté, conflits sociaux non résolus, etc.) qui les rendent vulnérables au risque de déstabilisation .

Tel est le contexte dans lequel la France doit renouveler son approche du golfe de Guinée afin de contribuer à assurer sa stabilité dans la durée.

A. UNE POLITIQUE DE LA FRANCE EN AFRIQUE DE L'OUEST QUI A DÉJÀ BEAUCOUP ÉVOLUÉ, NOTAMMENT SUR LE PLAN DE LA COOPÉRATION MILITAIRE

Des indépendances jusque dans les années 90, la France a souvent apporté son appui aux différents régimes par le biais d'interventions militaires dans le cadre d'accords de défense et de coopération militaires. Ces accords comportent parfois des clauses secrètes d'assistance en cas de menace extérieure mais aussi intérieure. La France participait également de manière importante à la formation des forces de sécurité des États. Toutefois, progressivement, la fin de la Guerre froide et la volonté de mettre fin à la « Françafrique » ont conduit à abandonner le soutien inconditionnel aux régimes en place et à promouvoir une politique davantage soucieuse de démocratie et de droits de l'homme . Les accords de défense ont été renégociés, approuvés par le Parlement et rendus publics, sans clauses d'assistance en cas de troubles intérieurs. Mais les circonstances ont parfois rendu difficile de rester dans cette épure. L'exemple le plus frappant de cette difficulté est la guerre civile ivoirienne dans les années 2000, pendant laquelle l'action française fut très contestée .

Il convient par ailleurs de rappeler que la présence militaire française en Afrique de l'Ouest a déjà connu une très forte déflation depuis le milieu des années 90 . En 1996, les 1 500 hommes des Éléments français d'assistance opérationnels (EFAO), implantés en Centrafrique, ont été retirés, tandis que les garnisons présentes à Libreville, à Abidjan et à Dakar ont été réduites. La présence militaire française en Afrique, hors Tchad, est ainsi passée de 8 000 hommes en 1995 à 5 000 en 2001. En outre, en 2011, les Forces françaises du Cap Vert (1 200 hommes) ont été dissoutes et remplacées par les Éléments français du Sénégal (EFS), avec seulement 350 militaires formant un « Pôle opérationnel de coopération (POC) » devant venir en appui des armées des 15 pays membres de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO). En 2014, les Forces françaises du Gabon ont également été réduites de 900 à 350 hommes, devenant les éléments français du Gabon (EFG), Pôle opérationnel de coopération (POC) ayant pour domaine de compétence les pays de la Communauté économique des États de l'Afrique centrale (CEEAC). Toutefois, une base permanente en Côte d'Ivoire est maintenue au-delà de la fin de l'opération Licorne en 2015, avec environ 1000 d'hommes, formant une « Base opérationnelle avancée (BOA) » couvrant toute l'Afrique de l'Ouest .

Par ailleurs, la doctrine d'emploi des forces armée françaises a également évolué au cours des années 90 et 2000 . Après le concept de « renforcement des capacités africaines de maintien de la paix » (RECAMP) en coopération avec les Nations unies (ONU) et les « Forces africaines en attente » des organisations régionales (CEDEAO et CEEAC), la progression du djihadisme à partir de 2010 a imposé une évolution vers la lutte contre le terrorisme. Parallèlement, l'accent a été mis sur la formation menée par la direction de la coopération de sécurité et de défense (DCSD) du Quai d'Orsay, qui appuie le travail d'une quinzaine d'Écoles nationales à vocation régionale (ENVR). Le ministère des Armées a continué à organiser l'accueil des stagiaires africains dans les écoles militaires en France et des missions d'instruction opérationnelle et d'entraînement sont mises en oeuvre depuis les POC de Dakar et de Libreville.

B. UN EFFORT DE FORMATION MILITAIRE IMPORTANT

1. Les écoles nationales à vocation régionale (ENVR)

Selon le rapport des députés Yves Fromion et Gwendal Rouillard 4 ( * ) , les ENVR permettent de contribuer à forger une culture commune parmi les cadres africains repérés comme prometteurs, à la France de conserver un levier d'influence appréciable et à moindre coût, à l'heure où elle n'a plus les moyens de former en masse les officiers africains dans ses propres écoles. Comme elles permettent d'accueillir un grand nombre de stagiaires (2 400 par an), elles auraient au total un impact plus important que l'accueil des officiers africains dans les écoles en France. Les auteurs du rapport estiment cependant qu'en ciblant essentiellement les officiers supérieurs, la formation, que ce soit en France ou dans les ENVR, ne touche sans doute pas suffisamment les cadres « de contact » - sous-officiers ou officiers subalternes .

Toutefois, après les déconvenues rencontrées au Sahel, la formation des officiers des armées africaines n'apparaît sans doute plus aujourd'hui comme la « panacée » pour construire des armées solides capables de faire face aux groupes djihadistes. Ceci impose une évolution dans l'offre de coopération de défense à ces pays (voir infra).

2. L'académie internationale de lutte contre le terrorisme (AILCT)

Certaines initiatives de formation ciblées ont cependant une pertinence certaine. Les rapporteurs ont pu constater le caractère novateur de l'AILCT, susceptible de permettre la création d'un réseau de professionnels de la lutte contre le terrorisme dans toute l'Afrique de l'Ouest, de faire progresser le niveau de compétence dans ce domaine et ainsi de construire une réponse plus efficace à la progression du djihadisme dans la région . Toutefois, cette expérience n'en est qu'à ses débuts et sa poursuite dépendra de la pérennité de ses financements autant que des résultats qu'elle pourra démontrer. Par ailleurs, l'efficacité de l'Académie, comme celle de l'Institut de Sécurité Maritime Interrégional (ISMI), qui délivre des enseignements répondant aux besoins des États du golfe de Guinée dans le domaine de la sécurité et sûreté maritime et de l'action de l'Etat en mer, dépend aussi de la qualité des personnels que les différentes armées ou administrations des pays de la région envoient pour s'y former. Or, certaines des personnes proposées ne sont pas réellement susceptibles d'apporter ensuite une valeur ajoutée dans la lutte contre le terrorisme, soit qu'elles n'occupent pas en réalité des fonctions ayant un lien suffisant avec cette problématique, soit qu'elles ne soient pas en mesure d'avoir une véritable influence à leur retour dans leur corps d'origine. Plus généralement, le succès d'une telle entreprise est, comme toujours, conditionné par un ensemble de facteurs difficile à réunir (qualité des administrations pourvoyeuses de stagiaires, soutien du pouvoir politique, bonne gouvernance, etc).

Continuer à soutenir financièrement l'AILCT pour assurer le développement du projet dans les prochaines années. Solliciter des financements européens (facilité européenne de paix) ainsi qu'auprès des partenaires européens de la France.

L'Académie internationale de lutte contre le terrorisme (AILCT)

Le projet a été annoncé en novembre 2017 à Abidjan lors du sommet Union africaine-Union Européenne par Alassane Ouattara, Président de la République de Côte d'Ivoire et SEM Emmanuel Macron , Président de la République française.

Son objectif est développer les capacités des États de la Région pour apporter une réponse globale à la menace terroriste qui s'y développe, par le biais de la création d'une culture commune de la lutte contre le terrorisme, d'une communauté et d'une culture du contreterrorisme communes aux forces africaines et à leurs partenaires internationaux, du renforcement les capacités opérationnelles des unités engagées dans la lutte antiterroriste, de l'amélioration de la coordination interministérielle de tous les acteurs impliqués.

Pilier 1 : une école interministérielle des cadres dédiée à la formation des responsables et techniciens nationaux de la lutte contre le terrorisme

Pilier 2 : un centre d'entrainement des forces spéciales et des unités d'interventions spécialisées

Pilier 3 : l'Institut de Recherche Stratégique

De 2019 à 2022, 940 stagiaires ont été formés, 26 pays africains représentés, avec 80 sessions de formation.

Le public est large : préfets, magistrats, policiers, gendarmes, militaires, Administrateurs services financiers.

Pour 2022-2025, l'objectif est d'accueillir 600 stagiaires. Les stages du pilier 2 seront ouverts au profit des pays étrangers. La Capacité de formation optimale et l'achèvement de l'ensemble du projet sont attendus à l'horizon 2025.

C. LES ENSEIGNEMENTS DES INTERVENTIONS EN CÔTE D'IVOIRE ET AU MALI

Deux interventions des armées françaises sont plus particulièrement riches d'enseignements : celle en Côte d'Ivoire dans les années 2000 et celle, plus récente, au Mali , pays où l'action française s'est heurtée de manière paroxystique aux difficultés qu'elle risque aussi de rencontrer dans le golfe de Guinée à l'avenir.

1. En Côte d'Ivoire : un équilibre instable

En Côte d'Ivoire d'abord, conformément à la volonté de rompre avec la politique menée jusqu'alors, la France n'est pas intervenue pour soutenir Henry Konan Bédié lors d'un coup d'Etat fin 1999, permettant ainsi l'élection de l'opposant politique Laurent Gbagbo. Toutefois, Paris décide d'intervenir en 2002 lorsqu'une insurrection au nord du pays conduit le nouveau président à demander l'assistance de Paris. La France lance alors l'opération Licorne , mais s'en tient à une interposition entre les deux forces, mécontentant les deux camps.

Malgré les accords de Marcoussis signés sous l'égide de la France en 2003, le conflit ne s'apaise pas et les forces ivoiriennes finissent par bombarder en novembre 2004 le camp français de Bouaké, tuant 9 militaires français et faisant des dizaines de blessés. La crise ne trouvera son épilogue qu'avec l'élection d'Alassane Ouattara en 2011 et l'arrestation de Laurent Gbagbo. Le conflit aura ainsi illustré la difficulté pour la France d'adopter une nouvelle politique cohérente face aux crises de régime des pays de l'Afrique de l'Ouest .

2. L'épilogue douloureux de l'intervention sahélienne

De même, la lutte contre le terrorisme au Mali puis dans le Sahel a mis en exergue les difficultés d'un tel engagement dans un « environnement » politique régional de plus en plus hostile à la France . Après le premier engagement de l'opération Serval , qui a permis de stopper radicalement l'avancée des groupes armés vers le sud du Mali, l'opération Barkhane visait à affaiblir suffisamment les groupes djihadistes par une action militaire continue, de manière à les « mettre à la portée » de l'armée malienne reconstruite, par ailleurs formée par le biais de l'opération européenne EUTM, le maintien de la paix devant être assuré par la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA). Dans un deuxième temps, après le sommet de Pau, Cette stratégie a été complétée par la mise en place sur le plan politique et militaire d'un « G5 Sahel » rassemblant les pays de la région et disposant d'une « force conjointe » d'intervention, et sur le plan du développement par un effort international de financement bientôt unifié sous la bannière de l'Alliance Sahel à l'initiative de la France et de l'Allemagne. Pendant la mise en oeuvre de cette stratégie multidimensionnelle, il était attendu des autorités maliennes qu'elles mettent en oeuvre les accords d'Alger de mai-juin 2015 afin de mettre fin aux causes politiques et sociales de l'insurrection , et qu'elles restaurent l'autorité de l'État par la réforme de l'appareil sécuritaire (avec l'aide de la mission européenne EUCAP police) et par le retour des autorités politiques dans le nord du pays. Les autorités maliennes n'y sont pas parvenues. Ce revers a prouvé d'emblée que l'action militaire ne peut constituer une solution à elle seule et qu'elle doit être complétée par un renforcement de l'État démocratique .

Par la suite, la France a tenté d'impliquer davantage ses partenaires européens et y est parvenue dans une certaine mesure en mettant sur pied les forces armées maliennes Takuba , groupement de forces spéciales de douze pays devant appuyer les (FAMA) au combat, opérationnel au début de 2021.

Cependant chacune des dimensions de cette stratégie a été confrontée à des difficultés . Le combat militaire contre les groupes terroristes a certes rencontré un certain succès, notamment après le sommet de Pau et les nombreuses opérations qui ont suivi dans la région des « trois frontières » contre l'« Etat islamique au grand Sahara ». Toutefois, si l'ampleur des attaques a indéniablement diminué, elles n'ont pas cessé.

Par ailleurs, les parties n'ont pas montré de bonne volonté dans la mise en oeuvre de l'accord d'Alger . La complexité de la situation dans le Nord du pays, avec les multiples groupes armés impliqués, n'a pas permis de mener une action décisive et a conduit les autorités maliennes à reprocher à la France de ne « pas choisir son camp » entre les groupes insurrectionnels. Le retour des représentants de l'Etat dans le Nord est globalement resté lettre morte.

Les FAMA, quant à elles, ont repris progressivement le chemin des combats. Toutefois, d'une part, il est apparu que la reconstruction d'une armée à ce point affaiblie était un processus de très longue haleine , d'autre part, les accusations d'exactions à leur encontre n'ont jamais totalement cessé. Le G5 Sahel a rencontré des difficultés de financement et ne semble pas avoir apporté de valeur ajoutée décisive par rapport aux armées nationales des pays qui le composaient, par ailleurs accaparées par des troubles à l'intérieur de leurs frontières, comme dans le cas du Tchad lors des affrontements ayant conduit à la mort du président Idriss Déby. L'effort d'aide au développement s'est heurté à la difficulté d'intervenir dans une région minée par l'insécurité et à la durée incompressible (malgré un effort important de bailleurs comme l'AFD pour réduire leurs délais d'intervention) des projets de développement.

En outre, la relation diplomatique franco-malienne s'est progressivement dégradée . Le pari du renforcement d'un État démocratique apte à prendre progressivement la relève des forces françaises a été perdu , notamment sous l'effet d'un immobilisme de la partie malienne qui ne trouvait pas suffisamment d'intérêt à fournir les contreparties politiques et administratives demandées par la France et ses partenaires, l'image de la France s'est dégradée alors que le conflit contre les terroristes se poursuivait dans la durée. La France a ainsi été mise en cause par des théories conspirationnistes lui prêtant une volonté néo-colonisatrice et s'étonnant qu'elle ne parvienne pas à éradiquer les groupes terroristes malgré sa supposée toute-puissance militaire. La succession des deux coups d'Etat a conduit le Mali à s'éloigner définitivement de la feuille de route démocratique , d'autant que la Russie et le groupe Wagner n'ont mis aucune conditionnalité de ce type à leur soutien. Dès lors, la rupture avec la France fut consommée, ce qui conduisit rapidement à la fin de l'opération Barkhane .

D. MESURER SES FORCES

Les intérêts français et européens dans le golfe de Guinée mais aussi les enseignements des interventions récentes, notamment au Sahel doivent conduire à réfléchir aux évolutions souhaitables de ce dispositif français.

Ainsi, avant d'envisager une nouvelle stratégie pour le golfe de Guinée, il faut d'abord s'interroger sur ce que la France est en mesure d'accomplir concrètement, avec les moyens dont elle dispose, dans cette région du monde. Il est possible de s'appuyer sur l'étude de l'IFRI intitulée « Après Barkhane, Repenser la posture stratégique française en Afrique de l'Ouest », de Laurent Bansept et Elie Tenenbaum, qui passe en revue tous les facteurs des difficultés rencontrées dans la période récente par la France en Afrique de l'Ouest et recense les pistes pour y remédier.

À cet égard, malgré des succès indéniables, l'évolution des événements au Sahel incite à la modestie , voire à la retenue. Un grand nombre de facteurs sont en effet hors de portée d'une action à court et moyen terme . Aussi parfaite qu'on puisse la supposer, même une stratégie minutieuse, définie au bon niveau de globalité, prévoyant une coordination précise des différents instruments (diplomatie, armée, aide au développement), et soutenue par des moyens financiers massifs, peut échouer du fait de la conjonction de facteurs imprévisibles ou bien, plus probablement, parce qu'elle ne pèse pas assez par rapport à des facteurs structurels enracinés comme des conflits politiques et sociaux anciens, la mauvaise gouvernance et la corruption, la détérioration de la situation économique consécutive à une pandémie ou à un choc sur les matières premières ou encore une mauvaise image de la France qui n'a pas su faire évoluer suffisamment son discours sur le passé commun avec ces pays et sur les défis à affronter ensemble. Les pesanteurs historiques jouent également un rôle important : la révolte ou les exactions commises au nom du djihad ne datent pas des années 2000, de l'apparition d'Al Queda et de l'EI ou même de la propagation des idées et des financements en provenance du Moyen-Orient wahhabite : elles constituent depuis au moins un siècle et demi des phénomènes récurrents en Afrique de l'Ouest. Enfin, les compétiteurs stratégiques sont désormais nombreux et « décomplexés ».

Face à ces facteurs structurels, sur lesquels l'aide publique au développement d'efforce d'agir en profondeur, des résultats ne peuvent être obtenus qu'à long, voire très long terme . Or les pays qui souhaitent contribuer à la stabilité de la région font face à une « inconcordance des temps » qui les oblige, dans le cadre du système démocratique mais aussi médiatique, à présenter rapidement et régulièrement des résultats, des preuves de l'efficacité de leur action. Cette exigence, certes parfaitement légitime, peut cependant conduire, soit à majorer des succès qui ne sont que conjoncturels (la présentation régulière d'un bilan en termes de nombre de terroriste neutralisés), soit, inversement, à condamner une intervention au bout de quelques mois ou années sans lui avoir laissé le temps de porter tous ses fruits. De même, sur la durée, les populations des pays concernés ne peuvent manquer de percevoir la présence armée d'un Etat étranger comme une forme d' « occupation ». Dès lors, toute intervention qui s'inscrit dans le temps long doit nécessairement faire preuve d'une certaine discrétion .

E. FAIRE ÉVOLUER L'OFFRE STRATÉGIQUE FRANÇAISE POUR MIEUX LUTTER CONTRE LE DJIHADISME ET LA CRIMINALITÉ INTERNATIONALE

Depuis des décennies, la France aide les armées des pays francophones d'Afrique de l'Ouest en conseillant, formant, entraînant leurs militaires. Or, ce type de soutien au long cours n'a pas toujours fait preuve d'une efficacité suffisante . La construction d'une armée solide dépend de facteurs complexes et qui se forgent sur la très longue durée , quels que soient les moyens matériels et humains mis en oeuvre pour former ou entraîner des militaires d'armées locales. La régularité du paiement des soldes, les conditions de vie des soldats et de leurs familles et leur environnement social (présence ou non de groupes antagonistes à proximité), le soutien ou l'absence de soutien du pouvoir politique et de la population, l'existence d'une garde prétorienne ayant pour rôle de protéger le pouvoir y compris contre son armée, etc., peuvent influer sur la formation d'une armée et appuyer ou au contraire rendre vains les efforts accomplis pour la former et l'entraîner.

De même, dans des pays dont la population est parfois divisée selon des clivages profonds, géographiques ou autres, l'armée peut apparaître comme prédatrice pour une partie de la population , et son renforcement rendre finalement plus probables des atteintes aux droits de l'homme si sa formation en matière de droit des conflits n'est pas assurée dans le même temps. Ainsi, la construction d'une armée efficace, prête à affronter l'ennemi et soumise au pouvoir démocratique est un processus de très longue haleine et plein d'incertitudes . Les pays qui ont bénéficié d'une aide de la France dans ce domaine en sont eux-mêmes conscients et ne plébiscitent plus ce genre de soutien.

Par ailleurs, l'appui au combat n'est pas non plus un remède infaillible car il a tendance à mettre en exergue les faiblesses des armées ainsi appuyées et à susciter l'incompréhension des populations, qui y voient une intrusion dans des prérogatives de souveraineté.

Selon Bansept et Tenenbaum, cette situation plaide pour une évolution vers « une logique moins structurelle , au profit d'une logique de financement et d'équipement d'une part et d'appui opérationnel d'autre part, notamment en matière de renseignement, de logistique et d'appui-feu (terrestre ou aérien) ». Ces auteurs, indiquant que cette approche a jusqu'à présent été très peu mise en oeuvre par les armées françaises, notent qu'elle a été pratiquée dans une certaine mesure pendant l'opération Chammal au Moyen-Orient.

À titre d'exemple, lors de son déplacement au Nigeria, la mission a constaté que la situation pouvait être favorable à la fourniture d'équipements, notamment en matière de capacités de renseignement . En effet, le Nigéria réalise, depuis plus de deux ans, un effort budgétaire très significatif pour moderniser ses équipements et les entreprises françaises y sont appréciées malgré un environnement très concurrentiel. Un séminaire des entreprises de défense françaises a ainsi été réalisé en avril 2022. De même, l'expertise que la France a pu développer en matière de renseignement sur les groupes djihadistes sahéliens pourrait, à la demande du pays, déboucher sur un renforcement de la coopération opérationnelle dans le nord-ouest du pays , où le banditisme et le terrorisme cherchent à étendre leur emprise.

La deuxième réflexion doit porter sur l'évolution des bases militaires des Forces françaises de présence au Sénégal, en Côte d'Ivoire et au Gabon . Il faut d'abord tenir compte du fait que l'effectif des bases est déjà passé de 8 000 hommes au début des années 90 à 1 600 aujourd'hui . Par ailleurs, ces bases sécurisent les ressortissants français, nombreux dans la région : 150 000 Français vivent au Sud du Sahara , surtout en Afrique de l'Ouest. Cette sécurisation bénéficie d'ailleurs implicitement aussi aux partenaires européens.

La question des bases est étroitement liée à celle de la capacité à mener des opérations lourdes dans l'urgence . S'il est entendu que l'armée française n'a plus vocation à intervenir pour soutenir des régimes, faut-il s'interdire toute opération significative en cas de péril majeur pour les ressortissants français ? Par ailleurs, on ne peut exclure complètement le risque de développement d'un sanctuaire terroriste qui servirait de base pour des actions projetées en France, ce qui poserait alors de nouveau la question d'une intervention, fût-elle ponctuelle contrairement à Barkhane . Or les nouveaux transports aériens comme l'A400M constituent un apport très utile mais ils ne permettent pas de transporter plus de quelques véhicules lourds. La distance par rapport au territoire national implique donc de conserver une logistique importante sur place.

En outre, les bases constituent des relais d'influence permanente pour la France , permettant de garder des contacts sur la durée et de développer des connaissances précieuses, même en dehors de toute intervention. D'ailleurs, elles ne focalisent pas spécialement le sentiment anti-français.

L'étude précitée de l'IFRI recense néanmoins trois manières d'accroître encore l'« acceptabilité » des implantations militaires françaises. D'abord l'«invisibilisation », à l'instar de ce que pratiquent les forces américaines, avec des empreintes légères et réversibles, voire une intégration au sein de bases locales. Cela peut-être au contraire une stratégie d'ouverture, en organisant des visites pour les journalistes, en mettant en valeur les offres d'emplois pour les locaux. Enfin le projet de « co-basing » porté par la France au sein de la Coopération structurée permanente (CSP) de l'UE peut permettre une mutualisation de certaines activités des forces pré-positionnées, notamment en matière de soutien.

Remettre en cause le primat de la formation des officiers et de l'appui au combat, pour développer une logique de financement d'équipements ou encore d'appui en renseignement.

Préserver les bases militaires des Forces de présence afin de conserver une capacité crédible d'intervention dans les situations exceptionnelles, en capitalisant sur leurs retombées en termes d'influence locale.

F. L'AIDE PUBLIQUE AU DÉVELOPPEMENT, UNE PARTIE DE LA SOLUTION ?

Parmi les causes profondes des deux principales menaces qui affectent les pays du golfe de Guinée, les activités criminelles en mer et la poussée djihadiste au nord, l'insuffisance du développement ou le mal-développement (inégalités en croissance, corruption, faiblesse de l'État, présence insuffisante de celui-ci dans certains territoires ruraux, etc.) jouent sans doute un rôle essentiel. Or ces problématiques relèvent de l'aide publique au développement.

1. Un effort important de la part de la France

Les flux d'aide au développement en direction du golfe de Guinée sont importants. De nombreux pays développés ont compris que cette région devait être soutenue et ont développé des politiques de solidarité internationales ciblées pour les soutenir.

En ce qui concerne la France, l'agence française de développement (AFD) a ainsi développé une stratégie spécifique en direction du golfe de Guinée , couvrant les pays suivants : Bénin, Côte d'Ivoire, Ghana, Guinée, Libéria, Nigéria, Sierra Leone et Togo, avec une direction régionale basée à Abidjan. L'AFD, davantage sans doute que les services qui portent les deux autres « D » du triptyque « diplomatie/défense/développement », ignore ainsi la distinction entre pays anglophones et pays francophone s, ce qui semble être une bonne posture compte-tenu de l'importance économique du Nigeria et du Ghana dans la région.

Au total, l'AFD a investi 5,15 milliards d'euros entre 2016 et 2020 dans le golfe de Guinée , soit 23% de ses engagements totaux en Afrique, Maghreb compris : il s'agit donc d'un engagement important.

Rien qu'au Nigeria, l'AFD a engagé 2,5 milliards d'euros depuis 2008 (date d'ouverture de l'agence d'Abuja), soit le deuxième engagement de l'agence sur le continent derrière le Maroc . Avec Proparco, les montants atteignent les 3 milliards d'engagements. Certes en 2021, dans le même pays, l'AFD a engagé 209 millions d'euros alors que dans le même temps la Banque mondiale engageait 1 milliard d'euros et surtout la Chine 3,3 milliards d'euros. L'engagement de l'agence reste cependant tout à fait significatif. Il convient également de noter qu'elle mène de nombreux projet en cofinancement avec l'Union européenne depuis les années 2010, comme un projet de réserve alimentaire porté par la CEDEAO (56 millions d'euros dont 31,9 millions d'euros de l'UE), ou un projet d'amélioration de la productivité agricole autour du lac Tchad (entièrement financé par l'UE pour 36,1 millions d'euros).

De même, en Côte d'Ivoire, La France est le premier bailleur bilatéral . La Côte d'Ivoire fait partie des tous premiers bénéficiaires de l'aide bilatérale au développement de la France. Elle était même la première bénéficiaire en 2018 (301 millions d'euros équivalent-don) et en 2019 (326 millions), la quatrième en 2020 (230 millions) et la troisième en 2021 (251 millions). Le 5 juillet 2022, le Gouvernement de Côte d'Ivoire et l'AFD ont signé deux conventions de crédit d'un montant cumulé de 216 Milliards de FCFA (330 millions d'euros) dédiées à la mise en oeuvre des priorités du Plan national de développement ivoirien 2021-2025. Le premier prêt souverain de l'AFD (d'un montant de 131 Milliards de FCFA soit 200 millions d'euros) a pour objectif le développement économique et social de la Côte d'Ivoire et, plus particulièrement, du district des Savanes, par la réhabilitation des derniers tronçons de la Route du Nord, entre Abidjan, Bamako et Ouagadougou, et la mise en oeuvre d'une stratégie de désenclavement des localités rurales. Le deuxième prêt souverain (d'un montant de 85,2 Milliards de FCFA soit 130 millions d'euros) financera le projet d'assainissement de la commune de Yopougon.

Par ailleurs, un troisième « Contrat de désendettement et de développement » (C2D) dont l'AFD assurera la mise en oeuvre, a été récemment signé pour un montant de 1,144 milliard d'euros . Conformément au mandat de l'AFD et aux orientations fixées dans la feuille de route de la coopération franco-ivoirienne signée en juillet 2017, les financements AFD (en moyenne à 400 M€ sur les 9 dernières années, à l'exception de l'année 2020 avec un montant de 192,4 M€ du fait des effets de la crise sanitaire) ciblent trois secteurs prioritaires : les technologies propres, l'éducation, la formation et l'emploi, enfin la sécurité. L'AFD appuie également la dynamisation du secteur privé au travers de Proparco, qui dispose d'un bureau régional basé à Abidjan.

2. Une aide progressivement mieux ciblée sur les fragilités

Au-delà d'une action qui bénéficie de manière globale au développement de la région et donc à une réduction des risques et menaces identifiées ci-dessus, il importe d'abord de savoir si l'AFD cible spécifiquement ceux-ci ou se concentre exclusivement sur les infrastructures et le développement économique et social des grandes villes. Or, de fait, la stratégie « golfe de Guinée » de l'agence prend explicitement en compte le risque de développement du terrorisme dans le Nord, comme celui généré par les activités criminelles en mer .

Concernant le premier aspect, la stratégie du groupe prévoit ainsi que : « Le Groupe ciblera prioritairement, dans ses exercices de programmation, les zones à risque de fragilisation en Côte d'Ivoire, au Ghana, au Togo et au Bénin (« agir au Nord »), et les espaces déjà en crise (Lac Tchad). Il y traitera les causes profondes des vulnérabilités ». La stratégie prévoit également d'offrir une réponse intégrée face à la fragilisation des zones frontières du Sahel . D'un point de vue sectoriel, cette action recouvre notamment l'appui aux filières agricoles, à l'économie alimentaire et au développement rural d'une part, et le développement de l'accès à l'énergie, à l'eau potable et à l'assainissement, et aux services sociaux de base (santé et éducation) d'autre part. Le groupe AFD entend également soutenir les efforts qui visent à mieux organiser et accompagner les mouvements de population (nomadisme pastoral, migrations de travail, personnes déplacées). L'agence compte par ailleurs prendre en compte les effets attendus du changement climatique sur les dynamiques agricoles, les conditions de subsistance des populations, et les risques de conflits intracommunautaires. Enfin, elle entend soutenir l'intégration économique régionale pour contribuer au désenclavement du Sahel, notamment en contribuant à l'achèvement du marché régional de l'énergie (soutien aux interconnexions et aux initiatives régionales de production verte).

En ce qui concerne le deuxième aspect (les activités criminelles en mer), l'AFD soutiendra notamment certains corridors stratégiques, en recourant à l'expertise d'Expertise France en matière de sécurisation de l'espace maritime et des ports. Il est prévu que la mise en oeuvre de projets de protection et de sauvegarde des océans inclue les zones concernées par le brigandage et la piraterie maritimes.

Outre la coopération menée par l'AFD, la coopération culturelle française est également très dynamique dans les pays du golfe de Guinée . Ainsi, par exemple, le réseau français de coopération au Nigéria comporte quinze implantations, pilotées par le Service de Coopération et d'Action culturelle de l'Ambassade (SCAC) : l'Institut Français du Nigéria, deux établissements sous licence de l'Agence pour l'Enseignement du Français à l'Etranger (AEFE), une école de la Mission laïque française à Port-Harcourt, 10 Alliances françaises réparties sur l'ensemble du territoire et l'Institut Français de Recherche sur l'Afrique d'Ibadan, sous tutelle du CNRS. Le SCAC anime plusieurs projets financés par le Fonds de solidarité pour les projets innovants (FSPI) qui portent notamment sur les industries culturelles et créatives et la mise en valeur du patrimoine culturel et architectural nigérian.

De nombreux autres bailleurs financent des programmes d'aide au développement dans les pays du golfe de Guinée . À titre d'exemple, en mars 2022, la Banque mondiale a approuvé un financement de 450 millions de dollars de l'Association internationale de développement (son organisme d'aide au développement) au titre du Projet de cohésion sociale des régions nord du golfe de Guinée, afin de stimuler la collaboration régionale, la résilience socio-économique et climatique dans les régions du nord vulnérables des pays du golfe de Guinée. De leur côté, les États-Unis ont récemment annoncé un investissement de 2 milliards de dollars sur dix ans sur le continent pour soutenir la prévention et la gestion des conflits . En Afrique de l'Ouest, le financement profitera au Togo, au Bénin, à la Côte d'Ivoire, au Ghana et à la Guinée.

3. Beaucoup reste à faire

Malgré les financements des bailleurs internationaux, la persistance de la grande pauvreté, voire son augmentation en chiffres absolus, ainsi que la progression des inégalités, ou encore l'état très dégradé où se trouve le système éducatif dans plusieurs pays, comme la Côte d'Ivoire, montrent que beaucoup reste à faire dans la région pour la politique de solidarité internationale . On peut identifier plusieurs difficultés qui entravent les efforts accomplis.

D'abord, les résultats obtenus déclinent parfois dans le temps après la réalisation des projets , faute, par exemple, d'une formation suffisante des personnels qui doivent en assurer le fonctionnement dans la durée. Par ailleurs, les différents acteurs rencontrés par la mission s'accordent à reconnaître l'importance de la dimension politique, qui « parasite » les calculs purement économiques des bailleurs. Toute action de développement , aussi neutre qu'elle puisse sembler, a des conséquences sur la répartition du pouvoir ou des ressources financières , et peut donc aller à l'encontre des intérêts de ceux qui tirent profit du fonctionnement actuel. Par exemple, ce n'est pas nécessairement, en dernière analyse, l'absence de routes qui fait que des biens de première nécessité n'arrivent pas dans les campagnes d'un pays, mais le fait que les autorités considèrent cette aide comme politiquement inutile.

Les interlocuteurs rencontrés au Nigeria, pays où l'Etat tire l'essentiel de ses revenus de l'exploitation pétrolière en l'absence de système fiscal efficace, soulignent que la gouvernance du pays est fondée sur un écheveau complexe d'intérêts qui rend difficile une vision d'ensemble. La responsabilité des difficultés rencontrées par l'aide publique au développement est cependant partagée . Il est difficile pour les bailleurs, qui pourtant perçoivent généralement cette importance du facteur politique pour la réussite à long terme des projets, d'en tenir pleinement compte. Devant afficher des résultats rapides et évaluables, ils ont une préférence pour les projets qui demandent des décaissements importants et passent par des étapes tangibles , comme des infrastructures ou un nombre de vaccins distribué, plutôt que pour les multiples réformes de petite ampleur qui seraient nécessaires pour faire évoluer la gouvernance d'un pays, mais qui sont très longues à mettre en place et difficiles à évaluer.

Plus globalement, le développement est un processus d'une très grande complexité sur lequel il reste très difficile d'influer malgré certains progrès de méthode (comme les essais contrôlés randomisées des projets mises en place depuis quelques années, sous l'égide notamment de la prix Nobel d'économie Esther Duflo).

Ne pas séparer l'analyse de la viabilité des projets de développement du contexte politique et administratif de leur mise en oeuvre.

D'autres difficultés concernent plus spécifiquement la politique de solidarité internationale française dans les pays de la région. Ainsi, le Nigeria est depuis 2011 considéré comme un « pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure » (PRI-TI) du fait de son PIB relativement élevé. En conséquence, l'AFD ne peut plus y faire de dons, mais uniquement des prêts. Or, d'une part, l'extrême pauvreté d'une grande partie de la population justifierait des aides versées sous la forme de subventions dans les secteurs sociaux ou éducatifs par exemple. D'autre part, les normes prudentielles limitent l'AFD en matière de prêt alors que le pays, du fait de son énorme population et du gigantisme de Lagos, pourrait bénéficier de projets de grande ampleur.

Par ailleurs, la mission a pu constater les paradoxes induits par la prégnance des critères climatiques dans l'aide française , qui se fait légitimement un point d'honneur de respecter l'accord de Paris sur le climat. En effet, ces critères conduisent à limiter de manière importante les projets finançables. Par exemple, au Nigeria, dont l'économie est très carbonée, l'AFD ne peut pas financer des centrales à gaz ni des cimenteries alimentées au charbon. Les « concurrents » de la France dans le domaine du développement sont généralement moins regardants, y compris la Banque mondiale, qui applique pourtant elle aussi les Accords de Paris.

En ce qui concerne la politique de solidarité internationale française, certains progrès ont été accomplis récemment, notamment grâce à la loi du 4 août 2021 et au nouveau contrat d'objectifs et de moyens de l'AFD . Toutefois, une efficacité accrue passe nécessairement par une plus grande conditionnalité, dans le sens où seuls les projets appuyés sur une stratégie solide et crédible des autorités devraient être soutenus . Par ailleurs, l'expérimentation et l'ajustement des projets au fur et à mesure de leur réalisation devraient avoir une plus grande place, afin de tenir compte des nécessaires imprévus qui peuvent apparaître en cours de réalisation

D'un point de vue sectoriel, le soutien aux PME et au secteur bancaire local par Proparco constitue une valeur ajoutée importante dans des pays où ces PME ont souvent le plus grand mal à accéder aux financements contrairement aux très grands groupes nationaux. Cette action devrait donc être accentuée.

En outre, le secteur de l'éducation, redevenu une priorité depuis quelques années pour l'aide française après une longue période de sous-investissement, doit concentrer tous les efforts . À titre d'exemple, selon l'évaluation à mi-parcours du plan gouvernemental décennal de développement du secteur de l'éducation au Bénin, réalisée notamment par l'AFD, le secteur de l'éducation reste piloté par l'accroissement permanent de la demande et la baisse de la qualité de l'enseignement n'a pas pu être enrayée malgré les investissements des partenaires internationaux. Quant à l'évaluation du programme « éducation pour tous au Bénin », arrimé à la première phase du plan gouvernemental de développement du secteur de l'éducation et mis en oeuvre par l'AFD, elle a montré que si « le projet a réalisé tous les extrants prévus de construction d'infrastructures scolaires, de formation des enseignants et de renforcement du pilotage du système éducatif. Ces réalisations ont contribué à l'amélioration des indicateurs d'accès et de qualité de l'enseignement primaire. Toutefois, il n'a pas été possible de mesurer les effets propres du projet, celui-ci ayant fait le choix de s'arrimer directement aux objectifs du PDDSE ». Elle a également fait ressortir que le projet « a contribué au renforcement des normes d'une éducation de qualité au Bénin, par la formation des enseignants et l'implantation et l'équipement d'infrastructures scolaires. Il a également produit de nombreux livrets et autres documents pédagogiques qui sont utilisés pour la formation des enseignants. Toutefois, aucune des bonnes pratiques du projet (modèle des écoles pilotes, stratégie de mobilisation sociale pour l'implantation des infrastructures scolaires, l'utilisation des TIC pour former les enseignants) n'a été adoptée par les autorités éducatives » . Ainsi, il apparait plus aisé d'obtenir des résultats concrets facilement évaluables comme la construction d'écoles ou l'achat de manuels scolaire, que de réussir à véritablement tirer vers le haut l'ensemble d'un secteur qui dépend étroitement de l'action des autorités.

Autre exemple, le taux d'analphabétisme en Côte d'Ivoire est voisin de 45% et le système éducatif, où l'investissement public est insuffisant, connaît les plus grandes difficultés alors même que ce secteur est essentiel pour la réussite du pays . Selon l'AFD, environ 70 % d'une classe d'âge est inscrite au primaire, dont seulement 46 % achève le cycle, 34 % au collège et 15 % au lycée, tandis que l'enseignement technique et professionnel, sous-équipé, offre moins de 80 000 places et que les universités publiques, saturées après la multiplication par cinq des effectifs en 20 ans, souffrent d'importantes dégradations. Les écoles d'ingénieurs sont sous-équipées et fortement déficitaires. Ce défi a bien été identifié comme la première des priorités par l'AFD.

Le projet de soutien de l'éducation 2013-2018 de l'AFD en Côte d'Ivoire

Ce projet est financé pour 77,5 millions d'euros de subventions issus du C2D. Il vise les objectifs suivants :

L'éducation fondamentale :

Construction de 116 écoles primaires et de 40 collèges dits « de proximité », la réhabilitation de deux centres de formation des maîtres à Man et Katiola, la réforme du système de formation des professeurs de collège et l'appui institutionnel dans la gestion des ressources humaines et financières.

La formation professionnelle :

Rénovation de trois filières techniques et professionnelles.

L'enseignement supérieur :

Appui à l'Institut National Polytechnique Houphouët Boigny (INP-HB) de Yamoussoukro, pour la réhabilitation et l'équipement de ses locaux, mais aussi la modernisation de deux des écoles de l'institut (agronomie et industrie).

Modernisation de cinq universités publiques, avec l'implantation du système LMD (licence-master-doctorat), l'équipement en matériel pédagogique et en ressources documentaires et la relance des activités de la recherche scientifique.

Impacts attendus

Amélioration des capacités d'accueil, du taux d'achèvement et de la qualité de la formation des enseignants.

Renforcement des capacités des ministères. Adéquation avec les besoins du marché de l'emploi.

Adaptation du cycle scolaire aux besoins et priorités de développement économique et social du pays.

Ainsi, l'éducation doit continuer à être ciblée sans relâche par l'AFD en innovant constamment afin de lutter contre les facteurs structurels qui conduisent à la dégradation de la qualité de l'enseignement. De même, l'aide à la formation professionnelle doit être renforcée afin d'améliorer le niveau de qualification de la jeunesse qui arrive massivement sur le marché du travail.

Continuer à mettre l'accent sur l'éducation et la formation comme secteurs prioritaire pour le développement des pays du Golfe de Guinée.

Le secteur agricole doit également faire l'objet d'une attention particulière. Au Nigeria, l'AFD a bien identifié le retour de l'agriculture dans le nord du pays comme une priorité qui « coche toutes les cases » (bénéfices économiques, lutte contre la pauvreté, contre la déstabilisation de régions vulnérables au terrorisme, etc.). De même, en Côte d'Ivoire, la filière « cacao durable » a été identifié par l'Union européenne comme un levier de première importance pour le développement du pays et va faire l'objet d'un soutien massif.

Enfin, dans le contexte d'offensive des compétiteurs stratégiques de la France en matière d'influence, il paraît nécessaire de donner leur part aux actions de développement ayant de fortes retombées en la matière grâce à des effets rapides . Il conviendrait ainsi d'augmenter les moyens dont disposent les services de coopération et d'action culturelle (SCAC) des ambassades, car ces services ont la réactivité et la culture nécessaires mais, malgré une légère augmentation de leurs financements dans la période récente, restent peu pourvus.

Augmenter les crédits du programme 209 « Solidarité à l'égard des pays en développement » bénéficiant aux FSPI (fonds de solidarité pour les projets innovants) et augmenter les moyens des services de coopération et d'action culturelle des ambassades afin de réaliser davantage de projets de petite taille mais permettant d'obtenir des résultats rapides et à fort impact en matière d'influence.

CONCLUSION GÉNÉRALE

Comparés aux pays du Sahel, qui subissent de plein fouet le choc du djihadisme, ceux du golfe de Guinée constituent pour le moment en Afrique de l'Ouest un pôle de stabilité et de développement économique, autour de la « locomotive » que constitue le Nigeria et, dans une moindre mesure, la Côte d'Ivoire. Abritant une population jeune et dynamique, disposant de ressources naturelles importantes, notamment les ressources halieutiques et énergétique du golfe, s'efforçant de renforcer son intégration économique et politique à travers la CEDEAO, cette région est cependant doublement menacée . Du côté de l'Océan atlantique , la piraterie mais surtout le pillage des ressources halieutiques et un trafic de drogue en pleine expansion, risquent de priver les populations les plus démunies de leurs moyens de subsistance et de rendre la lutte contre la corruption encore plus ardue. Du côté de l'intérieur de la région , la progression du djihadisme constitue désormais une préoccupation essentielle pour l'ensemble des pays, qui regardent avec inquiétude les effets du terrorisme dans les pays du Sahel.

La France coopère déjà de longue date avec les pays de la région pour les aider à faire face à ces menaces : la piraterie et les activités marines illégales à travers l'opération Corymbe , le djihadisme par le biais, notamment, de formations dispensées aux armées locales. Elle y déploie aussi de nombreux projets d'aide au développement et de coopération culturelle. Cependant, la fin de l'opération Barkhane , et de la focalisation sur les pays du Sahel qui en découlait, doit permettre d'aller plus loin et d'investir à nouveaux frais dans les relations avec les pays du golfe de Guinée, en tenant compte des échecs rencontrés au Mali ou au Burkina Faso. En particulier, la prise de conscience précoce de la menace djihadiste par les États de la région permet de prendre le problème plus en amont et de déployer un ensemble de réponses : projets de développement dans les zones les moins prises en charge par les services publics, aide au financement de certaines installations sécuritaires, renouvellement de la coopération militaire à travers des offres d'équipements et d'appui en matière de renseignement. Les forces prépositionnées et leurs bases dans la région ont un rôle à jouer dans ce renouvellement de la coopération et devront donc perdurer, quitte à adapter leur organisation aux nouveaux défis. De même, la lutte contre la pêche illégale et le trafic de drogue peut d'autant plus faire l'objet d'un effort renouvelé, notamment à travers Corymbe , que la piraterie a beaucoup diminué récemment, libérant ainsi des marges de manoeuvre.

Plus largement, le golfe de Guinée peut constituer le « laboratoire » d'une nouvelle relation de la France avec les pays africains. Dans cette région où les compétiteurs stratégiques sont nombreux, notre pays doit certes s'efforcer de ne pas « subir » sans réagir les offensives d'influence de la Russie, de la Chine ou de la Turquie, en développant, elle aussi, un usage actif et dynamique des nouveaux moyens de communication et des réseaux sociaux. Cependant, plus globalement, elle doit s'efforcer de construire un nouveau « discours » et, à travers l'ensemble des membres de l' « équipe France » mais aussi des acteurs privés qu'elle saura mobiliser, déployer des offres de partenariat et de coopération aussi attractives que celles de ses concurrents. Il s'agit ainsi de miser davantage sur l'avenir que sur un passé commun qui constitue parfois un atout, mais aussi, souvent, un frein à des relations plus riches et plus fécondes.

EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mercredi 1 er mars 2023, sous la présidence de M. Christian Cambon, président, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a procédé à l'examen du rapport d'information de MM. Bernard Fournier, François Bonneau et Mme Gisèle Jourda : « Quelle stratégie française dans le golfe de Guinée ?

M. Bernard Fournier, co-rapporteur . - Le golfe de Guinée est sans doute une région d'Afrique qui se trouve moins sous le feu des projecteurs que le Sahel. Cela se comprend aisément étant donné l'engagement français depuis 2013 contre les groupes terroristes dans le cadre des opérations Serval puis Barkhane. Au-delà de cet engagement militaire, la région a également concentré plus qu'aucune autre, pendant une décennie, les efforts de la diplomatie et de l'aide au développement français.

Au moment où nos armées sont contraintes de se retirer du Mali et du Burkina Faso et où la Russie consolide son emprise sur le Sahel, il nous a paru utile de prendre du recul. Car le Sahel doit être replacé dans l'ensemble plus vaste que constitue l'Afrique de l'Ouest, et dont les pays du golfe de Guinée constituent en réalité le coeur économique et démographique.

Notre conviction est en effet que le golfe de Guinée est une région incontournable aussi bien pour le développement et la stabilité de l'Afrique de l'Ouest que pour la préservation des intérêts stratégiques français.

Ce serait d'ailleurs une erreur de se focaliser sur les seuls pays francophones. D'abord, ce serait faire l'impasse sur le géant démographique et économique africain, le Nigeria. Géant démographique, avec ses plus de 200 millions d'habitants, sans doute plus de 400 millions en 2050 et 800 millions en 2100, ce qui en fera le deuxième pays le plus peuplé du monde derrière l'Inde et devant la Chine. Géant économique, avec un PIB de 440 milliards de dollars, également le premier d'Afrique.

En outre, le golfe de Guinée dans son ensemble représente près de 50% de la production pétrolière du continent, avec des réserves estimées à 100 milliards de barils, soit 10% des réserves mondiales. Ce pétrole compte aussi pour 10% des exportations mondiales.

De fait, les intérêts économiques de la France dans la région sont significatifs, en particulier au Nigeria. C'est en effet le premier partenaire commercial de la France en Afrique subsaharienne. Le Nigeria concentre 60% du stock d'investissement français en Afrique de l'Ouest. Une centaine d'entreprises françaises y sont présentes, dans le domaine pétrolier (Total), la construction (Lafarge-Holcim, Bouygues), la logistique (Bolloré), etc. La situation est similaire en Côte d'Ivoire, deuxième partenaire de la France en Afrique subsaharienne après le Nigeria.

Du fait de sa population très importante et grâce au dynamisme et à la créativité de sa jeunesse, le Nigeria présente de nombreuses opportunités d'investissements et d'affaires, comme l'ont souligné les chefs d'entreprise français que nous avons rencontrés à Lagos. Selon eux, ces opportunités très significatives compensent la corruption qui crée un environnement complexe pour les entreprises.

Ensuite, la France a un atout à jouer dans les pays anglophones, avec un passé moins compliqué que dans les pays francophones, d'où une image globalement très positive de notre pays, comme nous avons pu le constater au Nigeria.

La région « golfe de Guinée » revêt également une importance cruciale sur le plan des phénomènes migratoires. Sur l'ensemble des migrants d'Afrique de l'Ouest, moins de 10% prennent la destination de l'Afrique du Nord et de l'Europe. L'immigration en provenance du Sahel est ainsi très importante dans la région. La stabilité et le développement économique des pays du golfe de Guinée sont donc essentiels pour que ces migrants n'aient pas à chercher massivement un avenir meilleur en-dehors de l'Afrique.

Enfin, rappelons qu'environ 80 000 Français sont présents dans le golfe de Guinée, y travaillent et y entreprennent.

Le golfe de Guinée est cependant pris en tenaille entre deux types de menaces : les unes en provenance de l'Océan, les autres de l'intérieur du Continent. Ces menaces viennent potentiellement « percuter » le potentiel de prospérité de cette région ainsi que les intérêts de la France que j'ai évoqués.

Je parlerai pour ma part de la menace qui trouve son origine au large des côtes. En réalité, et c'est l'un des enseignements de notre mission, cette menace est au moins triple : la piraterie, la pêche illégale et un trafic de drogue en explosion.

En ce qui concerne la piraterie, le golfe de Guinée est devenu dans les années 2010 la première région au monde pour ce fléau, avec plus de cent incidents par an. Les enlèvements avec demande de rançon ont remplacé les vols de pétrole. Les armateurs de France nous ont dit combien la piraterie leur coûtait, notamment en termes de frais d'assurance et de sécurité privée, dans cette zone où passent plus de 1 500 navires par jour. Trois remarques à ce sujet.

D'abord, comme l'ont rappelé deux résolutions du conseil de sécurité des Nations unies, c'est la responsabilité première des États de la région de sécuriser leur domaine maritime. De fait, ils s'y efforcent, individuellement mais aussi collectivement avec l'architecture de Yaoundé mise en place en 2013, et qui consiste en un dispositif assez complexe avec plusieurs instances régionales sur divers niveaux. Le bilan de ce dispositif est d'ailleurs mitigé. Les pays restent un peu jaloux de leur souveraineté. Ils ont de tels problèmes à l'intérieur de leurs frontières qu'il leur est difficile de traiter en plus la sécurité maritime. L'harmonisation des législations, indispensable pour mieux réprimer la piraterie, n'avance pas vite.

Deuxième niveau d'intervention contre la piraterie : l'opération Corymbe, et je veux ici rendre hommage à nos militaires, en particulier de la Marine nationale, qui assurent cette mission depuis plus de trente ans, en coordination avec les forces française prépositionnées. C'est un travail de coopération et d'exercices communs de grande ampleur - nous avons pu rencontrer l'équipage du PHA Tonnerre qui était à quai à Lagos lors de notre venue. Ce sont également des formations au profit des marines locales, mais aussi des opérations menées contre les pirates. Corymbe peut s'appuyer sur des outils remarquables comme le MICA Center hébergé à Brest, qui veille H24 sur le trafic maritime et, en cas d'attaque, alerte les Marines concernées.

Il existe également, au niveau de l'Union européenne, une « Présence maritime coordonnée » combinant les moyens navals européens disponibles.

Ces actions sont-elles efficaces, faut-il les renforcer ? D'abord, de l'avis général des spécialistes que nous avons entendus, une opération de type Atalante, parfois réclamée par les armateurs, est à exclure, car nous ne sommes pas du tout ici dans la même situation. En effet, contrairement à la Somalie en 2009, les États de la zone ne sont pas des États faillis. Par ailleurs, le golfe d'Aden est un « rail de navigation » où les navires de commerce peuvent être protégés en convois. Au contraire, dans le golfe de Guinée, les routes maritimes sont diverses et les navires très dispersés.

Par ailleurs, au moment où nous avons lancé notre mission, un fait étonnant s'était produit depuis environ un an : le nombre d'attaques de piraterie a complètement chuté. On est passé de 115 incidents en 2020 à 52 en 2021, et seulement 16 entre janvier et juin 2022.

Les spécialistes que nous avons entendus ne doutent pas du bien-fondé des actions de sécurisation maritime. Néanmoins, ils n'y voient pas le facteur déterminant dans cette diminution, qui serait plutôt à rechercher à l'intérieur du Nigeria. En effet, les troubles politiques et sociaux majeurs dans le delta du Niger ont sans doute joué un rôle essentiel dans le développement de la piraterie dans les années 2010. Inversement, l'approche des élections présidentielles au Nigeria a probablement un lien avec la diminution des attaques, tout comme, à l'inverse, l'augmentation massive du pillage des oléoducs à terre, 80% de la production étant volée ! Ceci ne nous conduit toutefois pas à préconiser un allègement du dispositif anti-piraterie. En effet, il est tout à fait possible que de nouveaux changements au Nigeria conduisent à son retour dans le golfe de Guinée. La coopération entre les pays de la zone et avec leurs partenaires doit donc continuer à progresser, notamment les efforts d'harmonisation juridique.

Par ailleurs, nous avons identifié deux autres menaces qui sont peut-être encore plus graves que la piraterie. La première, c'est la pêche illégale, menée par des bateaux souvent chinois ou russes, qui prélèvent des quantités dépassant les capacités de reconstitution des stocks. Or la pêche fait vivre plus de 7 millions de personnes dans la région et le nombre de personnes en situation d'insécurité alimentaire en Afrique de l'Ouest et dans le golfe de Guinée a doublé en deux ans.

Nous aidons déjà les États dans ce domaine dans le cadre de CORYMBE. Selon nous, il faut aller plus loin et en faire une véritable priorité, d'autant que la baisse de la piraterie donne des marges pour agir. Plus globalement, il est nécessaire d'aller au-delà de la seule approche sécuritaire immédiate pour créer les conditions d'une « économie bleue » prospère dans le golfe de Guinée, car toute la région en bénéficiera.

M. François Bonneau , co-rapporteur . - Après la piraterie et la pêche illégale, j'évoquerai la troisième menace majeure dans le golfe de Guinée : le trafic international de drogues, essentiellement à destination de l'Europe. Il s'agit malheureusement d'un problème qui devient de plus en plus grave. Une grande partie de la cocaïne qui alimente notre continent transite désormais par le golfe de Guinée. En décembre 2022, plus de 4,6 tonnes de cocaïne, d'une valeur d'environ 150 millions d'euros, ont ainsi été saisies par la Marine française dans le golfe.

Il existe ainsi un véritable « écosystème » de la drogue sur la côte du golfe de Guinée, autour des aéroports internationaux, des ports maritimes avec terminal à conteneurs et des réseaux routiers régionaux, pour redistribuer la drogue en Afrique et surtout en Europe. Une partie de la solution relève de la classique coopération policière et judiciaire entre l'ensemble des pays par lesquels transitent les flux. Une réponse régionale commune a aussi été ébauchée avec la Commission ouest-africaine sur les drogues (WACd), dirigée par Kofi Annan. Mais il faut aussi indéniablement davantage de volonté politique pour faire passer ce problème au premier plan et lui consacrer les financements qu'il mérite. L'un des obstacles majeurs à une telle avancée est cependant le haut niveau de corruption de certains pays de la zone. Si le trafic de drogue fait désormais peser une menace jugée sérieuse sur des institutions de certains pays d'Europe du Nord, on imagine la situation dans le golfe de Guinée.

Le deuxième grand type de menace dans le golfe de Guinée, c'est la « descente » des groupes terroristes en provenance du nord des pays et du Sahel. C'est un fait constaté par tous les États concernés. Le Togo, le Bénin, la Côte d'Ivoire ont subi des attaques. Le Bénin a dû renforcer son armée, construire des postes avancés et des forts. Tous les pays de la région partagent un terreau de vulnérabilité au terrorisme lié aux conflits d'usage de la terre, aux inégalités extrêmes, et à la « contagion » des groupes déjà constitués dans les pays du Sahel.

La situation au Nigeria reste également très grave. La branche historique de Boko Haram y a été fortement affaiblie, mais la branche ISWAP, franchise locale de l'Etat islamique, s'enracine et s'étend. En outre, depuis environ un an, le Nord-Ouest du pays est devenu le théâtre d'actes de banditisme de grande ampleur. Des groupes criminels dirigés par de véritables seigneurs de la guerre profitent du kidnapping et de l'extraction minière illégale. La force multilatérale mixte contre Boko Haram a quant à elle un bilan mitigé. Ses membres, notamment le Tchad et le Niger, se sont en partie désengagés afin de consacrer leurs forces à la résolution de leurs problèmes internes.

Il est vrai que ces pays ont pris très tôt conscience de la menace. Nous avons d'ailleurs senti une réelle inquiétude de nos interlocuteurs sur cette expansion du djihadisme. Ils étaient aussi, pour la même raison, très inquiets de notre départ du Sahel. Le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d'Ivoire, le Ghana et le Togo ont ainsi lancé l'initiative d'Accra dès septembre 2017 afin de partager des renseignements, de former des personnels et de conduire des opérations militaires transfrontalières conjointes. Certes les résultats obtenus sont modestes. Ce cadre a surtout permis de renforcer le dialogue et la confiance entre les pays de la région. Mais le contexte actuel est porteur pour cette Initiative d'Accra et la redéfinition de la stratégie française dans la région doit la prendre en compte. En décembre dernier s'est d'ailleurs tenu un sommet de l'Initiative d'Accra où se sont rendus plusieurs dirigeants européens (dont Charles Michels). Des appels à des financements extérieurs ont été lancés. Cette initiative est un peu à la croisée des chemins. Il faut, selon nous, la renforcer, au besoin par de nouveaux financements et des projets de coopérations menées par nos agences, en particulier Expertise France. Le G5 Sahel n'a pas bien fonctionné mais le contexte était différent : il faut en tirer les leçons et mieux soutenir ces pays qui prennent le problème plus en amont.

Les pays de la région font des efforts certes militaires, mais aussi dans le domaine économique et social, car ils ont compris qu'il fallait traiter les causes profondes du terrorisme. Ils s'efforcent de réduire les vulnérabilités socio-économiques en développant des infrastructures de base ainsi que des infrastructures pour les forces de défense et sécurité. Ils tentent aussi de coopérer avec des chefs religieux pour lutter contre les processus de radicalisation et promouvoir des pratiques religieuses pacifiques. Or nous avons un certain nombre d'outils pour les aider dans leurs initiatives, notamment les financements de l'AFD, j'y reviendrai.

Enfin, une troisième menace pèse particulièrement sur nos intérêts, c'est celle issue de nos compétiteurs stratégiques. Il est clair notamment que la Russie, après les succès rencontrés en République centrafricaine, au Mali et au Burkina Faso, ne va pas en rester là. D'ores et déjà, la Côte d'Ivoire compte de nombreux influenceurs pro-russes. Si les pays du golfe de Guinée venaient à être déstabilisés par les mouvements djihadistes comme les pays du Sahel l'ont été, il y a fort à parier que les Russes chercheraient à reproduire le succès qu'ils ont rencontré au Sahel.

Pour résumer, la région du golfe de Guinée constitue un foyer de développement essentiel pour l'Afrique de l'Ouest et nous y avons des intérêts significatifs qu'il nous revient de protéger. Cette région est prise en étau entre plusieurs menaces majeures, auxquelles il convient donc de faire face tout en prenant en compte nos échecs passés.

La période est évidemment favorable à ce genre de réflexion, au moment où nos armées sont contraintes de quitter le Mali et le Burkina Faso et où nous sommes défiés sur tous les continents par la Russie et la Chine.

Puisqu'on a pris l'habitude de raisonner en « 3D » (diplomatie, défense et développement), j'évoquerai d'abord le premier D, la diplomatie.

En plus du soutien à la lutte contre les djihadistes que j'ai déjà évoqué, il est indispensable de se battre dès aujourd'hui sur le terrain de l'influence. Nous avons déjà commencé : la France dispose désormais d'un ambassadeur dédié à la diplomatie publique en Afrique et l'État-major des Armées a créé une cellule Anticipation, stratégie et orientation (ASO).

Au-delà de ces démarches utiles, il est indispensable de trouver des relais non institutionnels pour utiliser les réseaux sociaux d'une manière plus offensive. Cela semble à l'opposé de la diplomatie traditionnelle, plutôt discrète, et nous n'en avons pas l'habitude, mais c'est indispensable. Nous savons comment agissent nos concurrents. Encore récemment, il a été démontré qu'une société israélienne avait non seulement mis en place de faux influenceurs au Burkina Faso, mais avait aussi utilisé un hebdomadaire français pour diffuser une information visant à discréditer le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), accusé d'avoir noué des alliances avec des groupes djihadistes pour pouvoir y circuler librement. Nous devons aussi compter avec le panafricanisme, un réel courant de pensée, légitime, qui trouve actuellement des échos dans certaines luttes pour les droits dans les pays occidentaux. Toutefois, il ne faut pas être naïfs : c'est aussi un mouvement qui peut être instrumentalisé par les adversaires de la France. En particulier par la Russie, qui mène contre nous une offensive idéologique globale en Afrique, prônant le retour à des valeurs autoritaires contre les valeurs « dépravées » de l'Occident.

Il ne s'agit pas, comme nos concurrents, de diffuser cyniquement des mensonges, mais au contraire de diffuser et d'illustrer davantage deux vérités : celle de ce que nous accomplissons en faveur des populations, et celle de ce que certains de nos compétiteurs font en réalité. Il est donc plus que jamais nécessaire de trouver des relais, des influenceurs qui seraient prêts à diffuser nos messages.

De manière complémentaire, il est sans doute nécessaire de faire évoluer notre modèle d'aide au développement. Au total, l'AFD a investi 5,15 milliards d'euros entre 2016 et 2020 au sein des pays du golfe de Guinée, soit 23% de ses engagements totaux en Afrique. Rien qu'au Nigeria, l'AFD a engagé 2,5 milliards d'euros depuis 2008, soit le deuxième engagement de l'agence sur le continent derrière le Maroc. De même, la Côte d'Ivoire était la première bénéficiaire de l'APD française en 2018 et encore la troisième en 2021 avec 251 millions d'euros. Un troisième « Contrat de désendettement et de développement » (C2D), dont l'AFD assurera la mise en oeuvre, a été récemment signé avec ce pays pour un montant de 1,144 milliard s'euros.

Pourtant, deux évolutions sont selon nous nécessaires dans ce domaine. Puisque ces pays ont pris conscience de la menace djihadiste, il faut les soutenir en même temps dans leurs efforts de développement socio-économique des régions du Nord. C'est déjà en partie le cas. Nous avons ainsi constaté que la stratégie « Golfe de Guinée » de l'AFD prend explicitement en compte le risque de développement du terrorisme dans le Nord. Dans ce cadre, les projets en matière de conciliation des usages du sol, d'emploi des jeunes et d'éducation doivent être multipliés, ce qui suppose de maintenir des moyens importants en dons.

Mais en second lieu, l'aide au développement ne peut rester à l'écart de notre effort d'influence. Il paraît nécessaire de privilégier les actions ayant de fortes retombées médiatiques et « réputationnelles ». Comme le faisait remarquer notre ambassadeur au Burkina Faso, les projets structurants sont nécessaires, mais ils n'offrent pas beaucoup de retombées à court terme. Il faut donc ré-augmenter les moyens dont disposent les services de coopération et d'action culturelle (SCAC) des ambassades, car ils ont la réactivité et la culture nécessaire pour ce genre d'actions. Or, malgré une augmentation de leurs financements dans la période récente, ils restent peu pourvus.

Mme Gisèle Jourda, co-rapporteure . - Je vais donc à présent évoquer la question de la coopération et de la présence militaires de la France dans les pays du golfe de Guinée.

Avec la fin de l'intervention Barkhane et l'hostilité grandissante que la France rencontre dans les pays du Sahel, il est évident que nous ne pouvons pas faire un « copier-coller » de la politique suivie jusqu'à aujourd'hui. Il est d'abord nécessaire d'avoir une réflexion générale sur la justification et sur les conditions de nos interventions militaires. La progression du djihadisme dans le golfe de Guinée rend également cette réflexion plus urgente.

Certes, la nature et les modalités de notre engagement dans les pays africains ont déjà profondément changé au fil des années. C'est pourquoi d'ailleurs les accusations de néocolonialisme me semblent déplacées. Le soutien inconditionnel aux régimes en place n'est plus d'actualité. La France promeut depuis longtemps une politique davantage soucieuse de démocratie et de droits de l'homme que ce n'était le cas auparavant. En outre, La présence militaire française en Afrique a déjà connu une très forte déflation depuis le milieu des années 90. La doctrine d'emploi des forces armée françaises a également évolué. Après la mise en oeuvre du concept de « renforcement des capacités africaines de maintien de la paix », la progression du djihadisme a imposé une évolution vers la lutte contre le terrorisme. Parallèlement, l'accent a été mis sur la formation des militaires locaux, menée par la direction de la coopération de sécurité et de défense (DCSD) du Quai d'Orsay, qui s'appuie sur une quinzaine d'Écoles nationales à vocation régionale (ENVR).

Toutefois, les dernières interventions importantes de la France ont illustré les limites de ces évolutions. En Côte d'Ivoire, le conflit a montré la difficulté pour la France d'adopter une politique cohérente face aux crises de régime des pays de l'Afrique de l'Ouest, puisque l'intervention a mécontenté les deux parties en conflit. Au Mali et au Burkina Faso, les succès militaires n'ont pas permis d'enrayer une dégradation radicale des relations diplomatiques, ouvrant la voie à la Russie.

Ces deux interventions ont souligné, comme l'avait développé devant la commission le général Didier Castres, le problème de l' « inconcordance des temps » que nous rencontrons dans nos interventions. Alors que les crises sont déterminées par des facteurs structurels comme des conflits politiques et sociaux ou encore une mauvaise gouvernance persistante, les opinions publiques et plus encore les médias exigent des résultats rapides. Ceci peut conduire, soit à surévaluer des succès conjoncturels, soit au contraire à condamner une intervention au bout de quelques mois sans lui avoir laissé le temps de porter ses fruits. D'autant que, sur la durée, les populations des pays concernés perçoivent toute présence armée d'un Etat étranger comme une forme d' « occupation ».

Il convient de garder à l'esprit ces facteurs pour imaginer de nouvelles modalités d'intervention et faire évoluer la conception même que la France se fait de la coopération ou du soutien militaire aux pays africains, en un mot de notre l'«offre stratégique » à ces pays.

Depuis trente ans a été privilégiée d'une part la formation des cadres militaires, que ce soit en France ou dans les écoles nationales à vocation régionale, d'autre part la coopération opérationnelle, avec notamment les « partenariats militaires opérationnels » (PMO), qui vont de la formation initiale jusqu'à l'accompagnement au combat.

Or, au cours des dernières décennies, le nombre de stagiaires formés dans les écoles françaises a drastiquement diminué et la nouvelle génération de chefs est donc beaucoup moins francophile, comme on le voit aujourd'hui au Burkina Faso. Surtout, la formation au long court des officiers supérieurs n'est pas la panacée. La construction d'une armée efficace dépend de très nombreux facteurs et la formation n'en est qu'un parmi d'autres. Souvent, ces formations n'irriguent pas jusqu'aux cadres « de contact » - c'est-à-dire les sous-officiers ou officiers subalternes, ceux mènent leurs hommes au combat. Certes, les efforts plus ciblés que nous consentons sur la formation à la lutte contre le terrorisme sont utiles, à travers notamment la nouvelle Académie internationale de lutte contre le terrorisme (AILCT) que nous avons pu visiter à Abidjan. Cette formation y concerne non seulement des militaires mais aussi des magistrats ou des policiers, ce qui la rend sans doute plus efficace.

Quant aux partenariats opérationnels, ils ont aussi leur vertu, mais ils maintiennent les militaires locaux dans une position subordonnée et ne les responsabilisent pas forcément.

Dès lors, il faut davantage répondre à ce que demandent actuellement les partenaires africains de la France, et qui est moins « structurel ». Plutôt que des formations ou de l'accompagnement au combat, ils demandent en effet des financements, des équipements ou des armements, ainsi que de l'appui opérationnel en renseignement. Dans ce domaine, la facilité européenne de paix doit permettre de débloquer certains financements. Il ressort de notre déplacement que les dirigeants de ces pays sont très inquiets de la progression des djihadistes et sont en demande d'une coopération avec la France sur ces sujets. En particulier au Nigeria, les groupes djihadistes se développent dans le Nord-Ouest en continuité avec les groupes sahéliens. Dans ce domaine, notre appui en matière de renseignement peut être décisif compte tenu de la connaissance très précise que nous avons acquise sur ces différents groupes tout au long de l'opération Barkhane.

Bien entendu, dans cette volonté de répondre aux besoins formulés par les États partenaires africains, il faut être prudent pour ne pas franchir des lignes rouges en aidant des armées qui n'agiraient pas dans le respect du droit de la guerre.

La deuxième grande réflexion doit porter sur nos bases militaires au Sénégal, en Côte d'Ivoire et au Gabon. Faut-il diminuer leurs effectifs, voire en supprimer certaines ?

Il faut d'abord tenir compte du fait qu'on est déjà passé de 8 000 hommes au début des années 90 à 1 600 aujourd'hui. Par ailleurs, ces bases sécurisent nos ressortissants, nombreux dans la région : 150 000 Français vivent au Sud du Sahara, surtout en Afrique de l'Ouest. Pour nos concitoyens et nos entreprises, c'est une assurance-vie en cas de troubles majeurs. Elle bénéficie d'ailleurs aussi à nos amis européens, ce dont ils ne nous témoignent pas toujours beaucoup de reconnaissance, comme nous l'a rappelé notre ambassadeur au Burkina.

La question des bases est ainsi étroitement liée à celle de notre capacité à mener des opérations. S'il est entendu que l'armée française n'a plus vocation à intervenir pour soutenir des régimes, faut-il s'interdire toute opération significative en cas de péril majeur pour nos ressortissants ? Par ailleurs, on ne peut exclure complètement le risque de développement d'un sanctuaire terroriste qui servirait de foyer pour des actions projetées en France, ce qui poserait alors de nouveau la question d'une intervention, fût-elle ponctuelle contrairement à Barkhane.

Le président de la République a annoncé avant-hier dans son discours sur l'Afrique, nous nous en félicitons, que ces bases ne seront pas fermées, mais transformées pour s'intégrer davantage au sein des pays où elles sont implantées. La mutualisation avec nos alliés africains et avec des partenaires européens, peut aussi être une bonne chose. Le Président a aussi évoqué la transformation en « académies », faisant référence sans doute à cette académie de lutte contre le terrorisme que nous avons visitée à Abidjan et qui constitue effectivement un beau projet.

Selon nous, il faut cependant veiller à garder une présence significative si nous voulons pouvoir faire face aux situations exceptionnelles que j'ai évoquées. Il faut rappeler que même l'A400M ne peut pas transporter plus de quelques véhicules lourds depuis l'hexagone. La distance par rapport à celui-ci implique donc de conserver des capacités logistiques suffisantes sur place.

En outre, les bases sont des relais d'influence permanente, permettant de garder des contacts discrets sur la durée et de développer des connaissances précieuses, même en dehors de toute intervention. Par ailleurs, les bases des forces prépositionnées ne focalisent pas spécialement le sentiment anti-français.

Nous devrons donc être attentifs à cette évolution du dispositif au cours des prochains mois, car en réalité tout reste à construire.

Pour conclure, la manière dont nous allons faire face aux enjeux du golfe de Guinée constitue un test de notre « résilience » après l'échec rencontré au Sahel. S'il est évident que nous ne souhaitons plus mener des opérations aussi lourdes et longues que Barkhane, cela ne doit nullement signifier que nous renonçons à cultiver notre influence, à protéger nos ressortissants, à contribuer au développement de la région en même temps qu'au rayonnement de nos entreprises et à proposer à nos partenaire des coopérations militaires. C'est un chantier difficile, mais de sa réussite dépend en partie la préservation de notre statut international. Sur l'ensemble de ces sujets, la nouvelle LPM sera importante : en fonction des moyens accordés aux armées, il sera possible de dimensionner ou non une offre stratégique crédible dans le golfe de Guinée. Il faudra donc que nous y soyons particulièrement attentifs.

M. Christian Cambon, président . - C'est un sujet essentiel. La démographie parle d'elle même. De plus nous sommes dans l'actualité, compte-tenu du discours que le Président de la République a tenu avant-hier sur l'avenir de la posture française en Afrique.

M. Joël Guerriau . - La première fonction de l'armée est de protéger la population française. Lors de la guerre civile en Côte d'Ivoire nous avions rapatrié beaucoup de Français. Les entreprises françaises ont essentiellement été reprises par des Libanais. Quelles sont aujourd'hui nos capacités d'évacuation ? Les mouvements anti-français sont souvent liés à de la corruption de manifestants. Comment pouvons-nous y réagir ?

M. Pascal Allizard . - Les montants versés par l'AFD interrogent. Nous investissons beaucoup dans des infrastructures, alors que nos compétiteurs répondent aux besoins à court terme. Par ailleurs, la politique d'influence menée par ceux-ci doit être prise en compte, il faut que nous y réagissions. Enfin, notre image d'ancienne puissance coloniale, malgré les changements, nous colle encore à la peau. Notre sincérité est questionnée, comme celle des britanniques dans leur ancienne zone coloniale.

M. Jean-Pierre Grand. - Ne faudrait-il pas être en capacité, comme d'autres puissances, d'avoir des contacts discrets à haut niveau ?

M. Philippe Folliot . - L'attitude envers la France est-elle très différente entre les pays francophones et les pays anglophones ? Par ailleurs, comment promouvoir une exploitation raisonnée de l'Océan, essentielle pour la sécurité alimentaire des populations de la région, notamment celles qui vivent de la pêche vivrière ? Comment lutter contre la pêche illégale et le pillage halieuthique dans les eaux territoriales, en zone économique exclusive et en haute mer ?

M. Alain Cazabonne . - Comment la Russie peut-elle avoir un tel poids dans la région alors qu'elle n'a plus la puissance de l'URSS ? Il y a quelques années nous étions très bienvenus en Côte d'Ivoire ; ce n'est plus le cas. Comment l'expliquer, est-ce seulement une question de moyens ?

M. Gilbert Roger . - Il a eu récemment des reportages intéressants sur ces sujets, notamment sur le choix des pays de visite où se rendra le Président de la République dans le cadre de son déplacement en Afrique, choix qui ne serait peut-être pas le meilleur.

M. Rachid Temal . - L'arrivée de concurrents vient aussi du fait qu'ils ont des propositions intéressantes, parfois peut-être plus que les nôtres. Pourriez-vous préciser le fonctionnement de l'Académie de lutte contre le terrorisme ?

M. André Vallini . - Il ne faut pas avoir de nostalgie de la françafrique. M. Sarkozy avait tenté d'en finir avec ces méthodes ; avec François Hollande c'était totalement terminé, et il ne faut pas le regretter. L'Afrique est un champ de compétition mondial et tous les pays sont là. Il y a aussi un ressentiment anti-colonial.

M. Bernard Fournier, co-rapporteur . - L'image de la France est effectivement variable : très positive dans les pays anglophones comme le Nigeria où nous avons une excellente image, moins bonne dans les pays francophones, comme la Côte d'Ivoire, du fait de notre passé colonial, avec cependant des rapports différents selon les groupes sociaux auxquels on s'adresse, la jeunesse ayant des réactions assez vives à l'égard de notre pays, notamment à cause des réseaux sociaux.

Mme Gisèle Jourda, co-rapporteure . - Le Nigeria est favorable à l'apprentissage de la langue française. Beaucoup de jeunes mais aussi des adultes apprennent le Français à l'Alliance française. Il faut changer notre regard sur ce sujet. En revanche il y a une persécution des Chrétiens dans le Sud du Nigeria, en lien avec la pression démographique. Sur l'AILCT, il s'agit d'une initiative intéressante de part son caractère multidisciplinaire. Le premier financement a été assuré par la Côte d'Ivoire et la France mais il faut trouver d'autres financements pour assurer la pérennité de cet organisme qui doit atteindre sa pleine mesure en 2025.

M. François Bonneau, rapporteur . - Nous avons rencontré les forces économiques françaises au Nigeria. Lagos est une ville tentaculaire. On voit beaucoup plus de signes de la présence de forces économiques françaises à Abidjan même si nous y sommes en compétition avec les Chinois, les Turcs, les émirati, des pays européens, etc. En ce qui concerne notre image, les retours que nous avons eus sont bons malgré une frange non négligeable de la jeunesse qui ne nous est pas toujours favorable. On ne peut pas dire sans nuance, en tout cas, que notre image soit mauvaise dans ces pays. Il y aussi une forte demande de coopération, notamment militaire contre le djihadisme, qui s'exprime.

Plus généralement, il faut prendre en compte la réalité africaine sans imposer nos schémas. La lutte contre l'analphabétisme est essentielle car elle a de multiples impacts, notamment sur la natalité.

Pour les putschistes, Wagner constitue une protection malgré son exploitation des ressources du pays. Concernant la pêche illégale, la corruption constitue un handicap qui empêche de progresser. Par ailleurs, le développement durable ne constitue pas la préoccupation essentielle de ces pays, il faut en être conscient.

Mme Gisèle Jourda . - Notre offre d'aide au développement est totalement conforme aux normes du développement durable, ce qui nous met d'ailleurs parfois en faiblesse par rapport à des pays qui n'ont pas les mêmes conditionnalités.

M. Christian Cambon, président . - Ce rapport arrive à un bon moment, alors que nous réexaminons le rôle de la France en Afrique !

Le rapport est adopté par la commission à l'unanimité.

LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES

À Paris :

-Commandant de vaisseau Ludovic Poitou, DGRIS

-Emmanuel Sagorin, contre-amiral, Adjoint Planification et logistique, CPCO

-M. Marc-Antoine Pérouse de Montclos, directeur de recherches à l'Institut de recherche pour le développement (IRD), spécialiste du Nigeria.

-M. Pierre-Antoine Rochas, Chargé des affaires techniques (sécurité, sûreté, ports), Armateurs de France.

-M. Jacques Gérault, Président du comité sécurité-sûreté d'Armateurs de France et conseiller institutionnel du Groupe CMA CGM

-M. Franck Magarian, Senior Vice-Président des Opérations, de la Qualité, Sûreté, Sécurité & Environnement, Approvisionnements, Ports et Terminaux du Groupe CMA CGM et M. Cédric Klimcik, Chargé de relations institutionnelles du groupe.

-M. François Morizur, Directeur sûreté du Groupe Bourbon.

-M. Henri-Max Ndong-Nzue, directeur Afrique de la branche Exploration-Production de la Compagnie TotalEnergies, et M. Jean-Marie Chouzenoux, directeur délégué aux affaires institutionnelles

Au Nigeria :

-S.E. Mme Emmanuelle Blatmann, Ambassadrice de France au Nigeria

-Joseph Catino, Chef de chancellerie

-Colonel Guillaume Dujon, Attaché de défense, et le Capitaine de Frégate William TOSTEN, Conseiller marine auprès de l'Ambassade

-Emmanuel VERIN, Attaché de sécurité intérieure à l'Ambassade de France au Nigéria

-Cyril Darneix, délégué du chef du service économique régional

-Igor Chlapak, Directeur de Business France

-Jean Guyonnet-Dupeyrat, Directeur de PROPARCO

-Antoine Le Bihan, chef de l'antenne de l'AFD à Lagos

-Emmanuelle Harang, attaché culturelle

-M. Marc Brebant, Directeur de l'Alliance Française

-Le commandant du PHA TONNERRE et des officiers nigérians du Western Naval Command sur la sécurité maritime dans le golfe de Guinée

-Représentants des représentants de la communauté d'affaire française :

-General Lucky Irabor, Chief of Defence Staff du Nigeria

-Geoffrey Onyeama, Ministre affaires étrangères du Nigeria

-Mohammed Adamu Bulkachuwa, président de la commission des affaires étrangères du Sénat nigérian, et plusieurs sénateurs

En Côte d'Ivoire :

M. Kacou Houaja Léon Adom, Ministre délégué auprès du Ministre d'Etat, Ministre des Affaires Étrangères, de l'Intégration Africaine et de la Diaspora de Côte d'Ivoire

Visite des Forces françaises en Côte d'Ivoire

Adrien Haye, directeur de l'agence AFD en Côte d'Ivoire

Moustapha Ibrahim Malloum, Directeur régional adjoint de Proparco Afrique de l'Ouest

Massimo Scalorbi, Chef de coopération de l'Union européenne en Côte d'Ivoire.

Laurent Bonneau, conseiller de la coopération et d'action culturelle de l'ambassade de France en Côte d'Ivoire

Benoit Verdeaux, Premier Conseiller de l'Ambassade de France en Côte d'Ivoire

Julien Vandriessche, Conseiller politique de l'Ambassade de France en Côte d'Ivoire

Jeannot Ahoussou-Kouadio, Président du Sénat de Côte d'Ivoire

Académie internationale de lutte contre le terrorisme (AILCT): général Joseph Allah Kouamé, directeur ; Lionel Barfety, magistrat, directeur général adjoint

Institut de sécurité maritime régional (ISMI) : Colonel Karim Coulibaly, directeur de l'Académie Régionale des Sciences et Techniques de la Mer d'Abidjan, et son équipe

Colonel Patrick Vaglio, Attaché de défense près l'Ambassade de France à Abidjan.


* 1 Elie Tenenbaum et Laurent Bansept, IFRI : Après Barkhane, repenser la posture stratégique française en Afrique de l'Ouest, mai 2022.

* 2 https://www.crisisgroup.org/fr/africa/west-africa/nigeria/b180-after-shekau-confronting-jihadists-nigerias-north-east

* 3 Rapport d'information de MM. Jeanny LORGEOUX et Jean-Marie BOCKEL, fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées

n° 104 (2013-2014) - 29 octobre 2013

* 4 Mission d'information sur l'évolution du dispositif militaire français en Afrique et sur le suivi des opérations en cours, 2014 : https://www.assemblee-nationale.fr/14/pdf/rap-info/i2114.pdf

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