N° 813

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2022-2023

Enregistré à la Présidence du Sénat le 29 juin 2023

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la délégation sénatoriale à la prospective (1) sur : « Osons le retour de l'aménagement du territoire : les enjeux de l'occupation du sol dans les prochaines décennies »,

Par M. Jean-Pierre SUEUR,

Sénateur

(1) Cette délégation est composée de : M. Mathieu Darnaud, président ; MM. Julien Bargeton, Arnaud de Belenet, Mmes Catherine Conconne, Cécile Cukierman, M. Ronan Dantec, Mme Véronique Guillotin, M. Jean-Raymond Hugonet, Mmes Christine Lavarde, Catherine Morin-Desailly, Vanina Paoli-Gagin, MM. René-Paul Savary, Rachid Temal, vice-présidents ; Mme Céline Boulay-Espéronnier, MM. Jean-Jacques Michau, Cédric Perrin, secrétaires ; M. Jean-Claude Anglars, Mme Catherine Belrhiti, MM. Éric Bocquet, François Bonneau, Yves Bouloux, Patrick Chaize, Patrick Chauvet, Philippe Dominati, Bernard Fialaire, Daniel Gueret, Mme Laurence Harribey, MM. Olivier Henno, Olivier Jacquin, Roger Karoutchi, Jean-Jacques Lozach, Alain Richard, Stéphane Sautarel, Jean Sol, Jean-Pierre Sueur, Mme Sylvie Vermeillet.

AVANT-PROPOS

Le présent rapport s'inscrit dans une continuité.

En 1998, j'ai remis au gouvernement un premier rapport, préparé avec 25 experts et acteurs de terrain, intitulé « Demain la ville », qui mettait en évidence la richesse et la nécessité de ce qu'on appelle la politique de la ville, mais aussi ses limites, qui me sont apparues, au fil du temps, de plus en plus évidentes.

Bizarrement, le « ministère de la ville » n'est pas le ministère de toute la ville. Il est le ministère des parties de la ville qui vont mal. Il n'y a pas deux ministères de l'agriculture, un pour l'agriculture qui va bien et un autre pour l'agriculture qui va mal. C'est pourtant ce qu'on a fait pour la ville. Or, nous avons affirmé, dès ce premier rapport, qu'il y avait là une ségrégation, une mise à l'écart des quartiers en difficulté et qu'on ne pouvait pas refaire ces quartiers sans repenser toute la ville. C'est ce que j'ai développé dans un livre intitulé « Changer la ville » publié en 1999 aux éditions Odile Jacob.

Changer la ville, cela veut dire changer tous les quartiers et revoir le rapport qu'ils ont les uns avec les autres.

D'où, toujours dans ce premier rapport, la mise en cause du zonage. Nous sommes aujourd'hui les champions du monde du zonage. Il a dû y avoir jusqu'à 3 500 zones relevant de la politique de la ville. Or, nos concitoyens ne sont pas forcément séduits - loin s'en faut - à l'idée de vivre dans une zone. Longtemps, pourtant, les maires ont demandé à ce que leur ville bénéficie de ces fameux zonages. Mais on s'est rendu compte que ceux-ci pouvaient accroître la ségrégation qu'ils étaient censés réduire, en cristallisant, en quelque sorte, l'assignation à résidence de populations en difficultés à l'intérieur d'une zone.

Ce premier rapport préconisait une politique ambitieuse. On a tellement ravaudé, réparé, restauré, réhabilité - quitte à devoir toujours recommencer quelques années plus tard - des bâtiments qu'on a fini par détruire... qu'il vaut mieux être ambitieux : oui ces quartiers, il faut les refaire. Et c'est possible. Mais à une condition : ne pas s'enfermer dans les quartiers. La solution suppose de repenser la ville globale, toute la ville.

La ville que nous lègue le XXe siècle est une ville en morceaux. Il y a le centre patrimonial, les faubourgs, les périphéries et les banlieues horizontales (pavillons) ou verticales (barres et tours), les entrées de ville vouées exclusivement au commerce, les zones de loisirs, les campus universitaires, etc. Ce sont d'autres zonages. Et leur particularité c'est que chaque entité est vouée à une seule fonction : habitat, commerce, loisirs, formation, etc.

Si bien que dès ce premier rapport, nous avons présenté la ville du futur comme une ville pensée autour d'une nouvelle idée de l'urbanité. Au lieu de sectoriser les fonctions selon les espaces, le but est que toutes les fonctions soient présentes dans tous les quartiers.

Je reste persuadé que la mixité sociale - ô combien nécessaire - doit aller de pair avec la mixité fonctionnelle. De ce fait, au modèle « centre/périphérie » se substituera un autre modèle, celui de la ville polycentrique, en « constellation », avec un réseau de centralités reliées par des transports adaptés. Cela conduira en particulier à transformer des espaces de banlieue en nouvelles centralités : ce n'est pas utopique, c'est nécessaire !

Tout se tient. Il s'agit de revenir à l'origine de la ville, de la commune, de la cité : le partage, le « vivre ensemble » - et de mener par là même une lutte incessante contre toutes les ségrégations et les inégalités.

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En 2011, au nom de la Délégation à la Prospective du Sénat, je déposais un nouveau rapport - fruit de plusieurs années de travail - dans le droit fil du précédent, mais étendu - en toute modestie ! - aux dimensions du monde. Il s'intitulait « Villes du futur, futur des villes : quel avenir pour les villes du monde ? »

J'avais fait appel à de nombreux universitaires qui avaient mené des travaux approfondis sur une vingtaine de grandes villes du monde mais dont les thèses et les articles dormaient dans les tiroirs. C'est ainsi que le tome 2 de ce rapport (qui en compte 3) comporte une vingtaine de monographies très éclairantes.

Je remarquais que les mêmes constats et les mêmes idées se vérifiaient aux dimensions du monde, avec des situations très contrastées, avec, surtout, l'évidence de la précarité et de la misère dans nombre de « nappes urbaines » comptant des centaines de milliers et des millions d'habitants.

Et je faisais le constat que les ressources des États concernés étaient notoirement insuffisantes pour restaurer, urbaniser - créer une urbanité - afin de sortir ces quartiers de la pauvreté - et que, par conséquent, la solidarité mondiale devait jouer, ce qui nous conduisait à nous tourner vers l'ONU, en particulier.

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En 2016, toujours au nom de la Délégation à la Prospective du Sénat, j'ai organisé un colloque qui a été suivi d'un rapport intitulé : « Le phénomène urbain, un atout pour le futur ». Notre but était de combattre certaines idées toutes faites selon lesquelles les villes seraient le réceptacle de tout ce qui est négatif : elles seraient le siège de l'insécurité, de la pollution, du « mal de vivre ». Les campagnes, elles, seraient, au contraire, pures, propres, saines, « naturelles ».

Contre ces idées toutes faites, nous avons montré toutes les richesses de la ville, de la ville creuset, de la ville partage. La civilisation européenne est née dans les villes : Paris, Londres, Berlin, Rome, Amsterdam, Lisbonne... La liste serait longue !

Mais bien sûr, il ne faut pas en revenir à des clichés simplistes. Les métropoles doivent travailler avec les communautés de communes qui les entourent. La coopération, les volontés partagées doivent permettre de lutter contre le mitage et d'oeuvrer pour un aménagement harmonieux de l'ensemble du territoire.

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Le présent rapport, toujours fait au nom de la Délégation à la Prospective du Sénat, s'inscrit dans le droit fil des précédents, même si son objet n'est pas le même. Il y a dans ce quatrième rapport des invariants par rapport aux documents précédents : la conception globale de la ville - et de la commune -, les effets contre-productifs d'un certain nombre de zonages, la nécessité de faire évoluer les « entrées de ville » même si cela demande une action déterminée dans le long terme, etc.

Mais, plus largement, il s'agit dans ce nouveau rapport de penser, et de préparer, la meilleure occupation possible des sols dans 30, 40, 50 ans. Le temps de l'urbanisme est long - plus long que celui des mandats politiques.

Il s'agit, une fois encore, de mettre en oeuvre une nouvelle urbanité mais aussi de veiller à l'évolution la plus harmonieuse possible des villes, grandes et petites, et de veiller parallèlement à la limitation drastique de l'artificialisation des sols, au maintien absolu des terres agricoles et des hectares de forêt.

Dans un sens, il s'agit de revenir à l'aménagement du territoire et à la planification. Il y a des conceptions purement libérales de l'occupation de la ville et de l'espace, selon lesquelles il suffit que les habitants et acteurs de la ville fassent ce qu'ils souhaitent pour que la ville, et au-delà, les communes, et « l'habitation de l'espace » soient optimales.

Mais cette conception atteint ses limites. Non que la part de liberté et d'initiative qui appartient aux habitants et aux acteurs de la vie industrielle, tertiaire, agricole soit a priori négative. Elle est, bien sûr, nécessaire. Mais cela n'enlève rien - tout au contraire - à la nécessité des plans, des desseins, des projets d'ensemble.

Ceux-ci doivent évidemment aller de pair avec toutes les initiatives individuelles ou collectives qui font avancer la ville. Il y a là une dialectique, un équilibre à rechercher et à trouver.

À cet égard, les contraintes environnementales qui s'imposent désormais à nous peuvent être une chance. Elles nous incitent à faire de la politique de la ville une politique de tout l'urbain. Elles nous incitent à une politique exigeante en matière de respect de l'environnement, de développement agricole et énergétique, en matière de réindustrialisation. Tout cela n'est pas contradictoire mais complémentaire et salutaire. L'enjeu est immense.

Puissent les quelques pistes ici présentées contribuer à répondre à ces nombreux défis.

Jean-Pierre Sueur