F. LES FORÊTS, UNE AMBITION À RETROUVER ?

1. La France, grand pays forestier

Peu de nos concitoyens ont conscience que la forêt française, la 4d'Europe en superficie, couvre près d'un tiers de la surface de l'hexagone (17 millions d'hectares), et que sa surface a presque doublé depuis le début du 19siècle, avec une forte accélération de la couverture forestière depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Elle est inégalement répartie sur le territoire hexagonal : concentrée sur les massifs montagneux des Pyrénées, des Alpes, du Massif central et du Jura, ainsi qu'en Aquitaine, en Alsace et en Lorraine, où le taux de boisement des cantons peut atteindre plus de 50 %, elle est peu présente dans le Nord, en Picardie, en Champagne, en Île-de-France hors forêts domaniales, en Normandie, en Bretagne, dans la région Centre ou dans les Pays-de-la-Loire où le taux de boisement peut descendre en dessous des 15 %.

À ces forêts métropolitaines s'ajoutent celles des outre-mer, en particulier les 8 millions d'hectares de forêt amazonienne de Guyane, dont une bonne part est une forêt primaire, c'est-à-dire jamais exploitée ni défrichée par l'homme.

L'imaginaire collectif retient l'image d'une France couverte de forêts du temps des Romains, la Gaule chevelue (Gallia Comata) désignant aussi bien les longs cheveux des Gaulois que le caractère peu exploité et couvert de forêts des territoires au Nord et à l'Ouest des Alpes. Or, les défrichements pour cultiver les terres avaient commencé dès le début du néolithique. L'hexagone d'aujourd'hui comptait probablement 55 à 60 % de forêts, dont une partie, essentiellement les lisières, faisait d'ailleurs l'objet d'une exploitation à travers la chasse.

La réduction de la surface forestière est ensuite allée de pair avec l'augmentation de la population, avec un reflux des défrichements lors des grandes invasions du 4siècle, des raids vikings du 9siècle et de la guerre de Cent Ans du milieu du 14e au milieu du 15e siècle.

Les besoins en terres cultivables, en bois de chauffage ou encore en bois de construction, ont fait peser une forte pression sur les forêts françaises jusqu'au 18e siècle, où celles-ci ne couvraient plus que 6 à 7 millions d'hectares, soit moins de la moitié de la surface actuelle.

Depuis l'ordonnance de 1291 de Philippe IV le Bel créant des Maîtres des Eaux et Forêts135(*), les rois de France avaient bien essayé de poser les bases d'une gestion durable destinée à freiner la déforestation, mais sans endiguer le phénomène. C'est Louis XIV et Colbert, soucieux de disposer de bois en abondance, notamment de chêne, pour la construction navale, qui déterminent les fondements de la politique forestière de la France à travers l'ordonnance de 1669, qui subordonne la coupe du bois à des autorisations. La forêt devient plus organisée, presque « jardinée », et la surface forestière se stabilise. Le code forestier de 1827 reprendra les principes de l'ordonnance de 1669 et répartira les forêts en trois catégories : les forêts domaniales, les forêts communales et les forêts privées.

La reconquête par la forêt de territoires entiers résulte en partie d'une stratégie de plantations, en particulier dans les zones de montagne où la coupe de bois de chauffage ou encore le surpâturage des ovins avait mis à nu la roche, exposant les populations à des risques accrus d'inondations et de glissement de terrains. La politique de restauration des terrains de montagne (RTM) a débuté dans les années 1860 et s'est accélérée dans l'entre-deux-guerres.

Du sud de la Bretagne à la frontière espagnole, la côte atlantique a aussi fait l'objet à partir du début du 19siècle de reboisements massifs destinés à prévenir l'érosion côtière et fixer les dunes de sable.

Enfin, le reboisement a été utilisé pour assainir des terrains marécageux, dans les Landes de Gascogne où plus d'1 million d'hectares de pins maritimes faisant de surcroît l'objet d'une exploitation économique efficace ont été plantés à partir de la fin du 19siècle. D'autres territoires ont fait l'objet de ces reboisements volontaristes, comme la Sologne.

La dernière étape de reconquête volontariste en faveur de la forêt a suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec la mise en place du Fonds forestier national (FFN), qui a financé le reboisement de 2,3 millions d'hectares, la surface forestière passant de 1946 à 2000 de 10,7 millions d'hectares à 15,2 millions d'hectares.

Mais désormais, une partie importante de la progression de la forêt résulte non plus d'une action volontariste des pouvoirs publics mais de l'abandon de surfaces cultivées ou de surfaces pâturées. Chaque année, la déprise agricole contribue au boisement spontané de nouvelles surfaces. Il ne s'agit pas d'une progression voulue et organisée de la forêt française, mais de l'abandon par l'homme d'espaces considérés comme problématiques.

2. L'affaiblissement progressif de la gestion forestière

Surexploitée pendant des siècles, la forêt française est désormais prémunie contre ce risque par les instruments juridiques de protection puissants prévus par le code forestier. Ils sont en place et marchent bien.

Le risque est ailleurs : la forêt connaît aujourd'hui une forme de délaissement ou du moins de désintérêt. La filière économique du bois n'a cessé de s'affaiblir alors même que les besoins en bois pour l'énergie, la construction, ou encore l'industrie des pâtes, papiers et cartons sont croissants.

Le secteur des bois et dérivés du bois est devenu un poste majeur du déficit du commerce extérieur de notre pays : 8,6 milliards d'euros en 2021, soit environ 10 % de notre déficit global (19 milliards d'importations pour un peu plus de 10 milliards d'exportations)136(*). Il y a là un paradoxe étonnant, alors que notre stock de bois sur pied, estimé à 2,8 milliards de m3137(*), n'a jamais été aussi élevé.

Conscients qu'on laisse là s'échapper une richesse potentielle pour la France, et d'abord pour des territoires ruraux ou de montagne où le bois pourrait favoriser davantage le développement économique, les pouvoirs publics ont affiché une ambition nouvelle pour la filière bois depuis quelques années. Le programme national de la forêt et du bois (PNFB) issu de la loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt (LAAAF) voulue par Stéphane Le Foll, ministre de l'agriculture durant tout le quinquennat de François Hollande, et votée en 2014, a affirmé une nouvelle ambition pour la forêt française.

La filière bois n'est pas à négliger, puisqu'elle représente 440 000 emplois qui ont l'avantage d'être non délocalisables. Mais une meilleure exploitation économique de la forêt se heurte à d'importants obstacles, parmi lesquels la structure de la propriété forestière. Si l'Office national des Forêt (ONF) créé en 1965-1966 sous le Gouvernement Pompidou a longtemps été le fer de lance de la gestion des forêts, se chargeant des forêts domaniales, propriétés de l'État (10 % environ des surfaces soit 1,6 million d'hectares), et des forêts des collectivités territoriales (15 % des surfaces soit 2,8 millions d'hectares) et assurant avec seulement 25 % des surfaces 40 % de la production de bois, la forêt privée, extrêmement morcelée, détenue par 3,5 millions de propriétaires et représentant 75 % des surfaces, est notablement sous-exploitée.

Les difficultés de l'ONF, pointées notamment par la sénatrice Anne-Catherine Loisier dans un rapport de 2019 du groupe d'études « Forêt et filière bois » du Sénat138(*), ont contribué à l'affaiblissement de la filière bois dans son ensemble. Mais l'abandon de la gestion de leurs petites parcelles par les petits propriétaires privés de forêt y contribue aussi. Enfin, l'effondrement de l'appareil industriel de la découpe du bois décline la désindustrialisation française dans le secteur du bois de manière spectaculaire : on comptait 15 000 scieries en 1960 et nous en avons moins de 1 500 aujourd'hui139(*).

L'exploitation forestière dans son ensemble s'est engagée dans une spirale négative qu'il est difficile d'enrayer. Il n'est naturellement pas question de « surexploiter » nos 17 millions d'hectares boisés, accusation qui a pu être portée récemment envers la filière en général et à l'ONF en particulier140(*). Mais sans remettre en cause les principes de gestion durable, des marges de progression existent et un renouveau forestier serait à même de dynamiser le tissu économique et revitaliser les territoires concernés, notamment l'Est de la France ou encore le Massif central.

3. Des espaces menacés par le changement climatique

Au-delà du problème de sous-exploitation, le danger immédiat qui pèse sur nos bois et forêts est celui du dépérissement et de l'affaiblissement des services rendus à l'écosystème, du fait du changement climatique et de menaces sanitaires émergentes.

La diversité de nos forêts fait leur richesse. On y recense à la fois des feuillus qui représentent les deux tiers des espèces plantées, parmi lesquels les différentes variétés de chêne dominent - représentant 30 % du total - et des résineux, en particulier pour les forêts d'altitude, mais pas uniquement, dont la part progresse depuis un siècle puisqu'ils ne représentaient qu'un quart des espèces au début du 20siècle contre un tiers aujourd'hui.

Cette diversité est un facteur de résilience face aux risques sanitaires qui menacent la pérennité de massifs entiers : le scolyte de l'épicéa, la chalarose du frêne ou encore le chancre et l'encre du châtaignier. Mais certaines données nous alertent. Fin 2021, l'Institut géographique national (IGN) et le Département Santé des Forêts (DSF) du Ministère de l'agriculture et de l'alimentation révélaient une augmentation de 30 % des arbres morts sur pied de moins de cinq ans141(*). D'une manière générale, la multiplication des sécheresses accroît la mortalité des arbres. D'autres menaces peuvent davantage surprendre : ainsi, la prolifération des cerfs, chevreuils ou encore sangliers, moins chassés et qui se nourrissent de jeunes pousses au sol, nuit au renouvellement naturel de la forêt.

Or, notre espace forestier rend d'éminents services environnementaux. Outre la captation du carbone, qui contribue à atténuer le réchauffement climatique global de la planète, nos forêts participent à l'amélioration du cycle de l'eau en favorisant son infiltration dans les sols et sous-sols et sa purification ; elles sont un instrument de lutte contre l'érosion ; elles contribuent à la pollinisation par les insectes sauvages ; les forêts sont également reconnues comme une réserve majeure de biodiversité.

Leur préservation constitue donc un objectif d'intérêt général et passe par une évolution de la composition de nos espaces forestiers. L'ONF met ainsi en oeuvre une stratégie de migration assistée des essences, en remplaçant les essences les plus fragiles comme le hêtre, trop sensible au manque d'eau, et l'épicéa, par d'autres espèces plus robustes : chêne pubescent, pin maritime, cèdre.

Il convient de surveiller attentivement cette transformation certes lente mais réelle des forêts françaises, pour conserver une biodiversité forestière importante. La recherche d'essences résistantes et faciles à exploiter peut conduire à des excès : des inquiétudes sont régulièrement relayées concernant les monocultures de pins Douglas, importés d'Amérique du Nord depuis les années 1960, et qui contribuent à désertifier les sols forestiers.

4. Les enjeux de la forêt française

La progression des espaces forestiers ne constitue pas un objectif pertinent, dès lors qu'ils viendraient se substituer à des espaces agricoles. En progression constante depuis un siècle, la forêt couvre désormais un vaste territoire. L'enjeu est moins d'empêcher de défricher et de déboiser, comme du temps de Louis XIV, que d'organiser intelligemment l'exploitation économique de la forêt pour dynamiser l'économie locale, maîtriser les risques environnementaux, mais aussi se réapproprier les forêts, en particulier dans les lisières urbaines, comme un espace à partager et à valoriser.

L'amélioration de l'utilisation économique de la forêt à travers la structuration de la filière bois fonctionne mal depuis des années et prendra vraisemblablement du temps. Elle est pourtant indispensable pour dynamiser des territoires très ruraux et maintenir des habitants autour des forêts, qui en assurent l'entretien tout en vivant de son exploitation. Certains investissements d'accompagnement sont aussi nécessaires : l'entretien des routes et chemins forestiers ou l'aménagement d'aires de débardage sont ainsi la condition pour aller chercher le bois là où il se trouve. Or, les propriétaires de terrains, qu'il s'agisse de personnes privées ou de communes forestières, n'ont pas forcément les moyens de l'assurer. Des relais seront donc à prévoir.

Au-delà de l'objectif de refaire de la forêt une richesse économique, l'enjeu de maîtrise des risques environnementaux est majeur. Parmi les risques, celui des incendies doit être davantage pris en compte. L'été 2022, marqué par une sécheresse record, a aussi été celui d'incendies massifs, en particulier en Gironde, mais qui ont aussi touché des secteurs inhabituels : Bretagne, Est de la France. Un rapport d'information du Sénat publié en août 2022 intitulé « Feux de forêt et de végétation : prévenir l'embrasement »142(*) dresse un tableau sombre de l'avenir : 50 % des landes et forêts métropolitaines devraient être concernées en 2050 par un risque incendie élevé contre 33 % en 2010. La période à risque sera trois fois plus longue et les feux hivernaux devraient se multiplier. Les surfaces brûlées pourraient augmenter de 80 % en région méditerranéenne. L'efficacité de la stratégie française de lutte contre l'incendie ne devrait pas suffire pour faire face à des feux hors norme. Sans aller jusqu'aux feux incontrôlés de Californie ou du Canada, nos forêts devraient donc être plus vulnérables, même si une batterie de mesures proposées par le rapport précité pourraient contribuer à mieux gérer le risque.

Enfin, un troisième enjeu pour nos espaces forestiers est la réappropriation de la forêt par nos concitoyens, comme un espace familier où l'on se rend régulièrement. Les bois et forêts ne sont pas des espaces vides : cueillette des champignons, affouage, chasse du gibier, y sont des activités pratiquées régulièrement, mais par une faible fraction de la population française.

La « balade en forêt » est un loisir gratuit qu'il est facile de pratiquer dans les forêts domaniales, bien aménagées, balisées, équipées et surveillées. Mais l'enjeu est aussi d'aménager, surveiller et donner accès à un panel plus large de forêts, en travaillant sur les lisières, en articulant mieux les bois et forêts, quels que soient leurs propriétaires, avec les espaces avoisinants.

La constitution de forêts urbaines, en bordure des zones habitées devrait aussi être encouragée, pour rafraichir ces espaces en période estivale, les arbres restituant l'eau qu'ils stockent lors des épisodes de forte chaleur, donner aux habitants des possibilités d'activités sportives et de nature, apporter de la biodiversité en ville. De tels projets ne sont pas sans difficultés : le choix des essences doit en effet tenir compte de leur résistance aux polluants atmosphériques urbains, en particulier l'ozone ou encore le plomb.

5. Futurs possibles et propositions
a) Le scénario négatif : la forêt laissée à l'abandon

Si notre espace forestier ne cesse de gagner en surface, cela ne peut pas être le critère déterminant pour juger de sa bonne santé. En réalité, deux tendances lourdes pèsent négativement sur nos forêts :

L'insuffisance chronique de gestion de nombre de parcelles forestières conduit à laisser à l'abandon des pans entiers de ces espaces. Laissée à elle-même, la forêt ne contribue pas assez à la captation du carbone, car un vieil arbre capte beaucoup moins qu'un jeune arbre en pleine croissance, se renouvelle lentement, et ne soutient pas l'emploi local ;

le changement climatique menace le bon état de nos bois et forêts, réduit les services environnementaux rendus, accroît la fréquence et la gravité des feux de forêt et détériore la biodiversité des forêts.

Si rien ne change, ces deux tendances risquent de se combiner pour laisser des pans entiers de nos bois et forêts à l'abandon, essentiellement notre forêt privée, dans des espaces les plus difficilement accessibles et qui deviendront de plus en plus fermés.

b) Le scénario positif : une forêt valorisée et mieux articulée aux espaces environnants

La France peut s'appuyer sur une expertise forestière forte, portée tant par le public (l'ONF) que par le secteur privé. Dotée d'une image positive auprès du grand public, bien que mal connue, la forêt peut catalyser les énergies pour en tirer les fruits et améliorer les services qu'elle rend.

Cela suppose des efforts importants de pédagogie quant aux modalités d'exploitation forestière, des modifications de pratiques, comme le fait l'ONF en limitant les coupes rases traumatisantes pour les riverains, et une articulation des espaces forestiers avec les espaces environnants. De ce point de vue, le développement de l'agroforesterie pourrait constituer une sorte de « sas » entre forêts et espaces agricoles, tout comme les forêts urbaines retissent le lien avec les espaces densément habités.


* 135 Charge dont Jean de la Fontaine hérita de son père.

* 136 Source : https://agreste.agriculture.gouv.fr/agreste-web/download/publication/publie/SynBoi22390/consyn390202204_ComextBois.pdf

* 137 À ramener au volume de bois récolté chaque année par les sylviculteurs qui s'établit à 35 à 40 millions de m3.

* 138  https://www.senat.fr/notice-rapport/2018/r18-563-notice.html

* 139  https://batinfo.com/actualite/la-france-a-perdu-90-de-ses-scieries-depuis-1960_9980

* 140 En particulier par un film-documentaire de François-Xavier Drouet de 2018 intitulé « le temps des forêts ».

* 141  https://www.ign.fr/reperes/bilan-de-sante-des-forets-francaises

* 142 https://www.senat.fr/notice-rapport/2021/r21-856-notice.html