B. DEUXIÈME CONTROVERSE : RÉDUIRE L'USAGE DES PRODUITS PHYTOSANITAIRES AGRICOLES, EST-CE METTRE EN DANGER LA PRODUCTION ALIMENTAIRE ?

M. Jean-Yves Le Déaut, ancien président de l'Office. - Nous abordons la deuxième controverse : réduire l'usage des produits phytosanitaires agricoles, est-ce mettre en danger la production alimentaire ? Elle propose un sujet majeur mais peu abordé par l'Office sauf concernant le chlordécone comme cela a été rappelé précédemment.

C'est un sujet au coeur de l'actualité. Pourquoi n'allons-nous pas plus vite vers une agriculture sans pesticides ? Nous sommes face à un échec quant aux objectifs à atteindre et nous n'arriverons pas à 50 % de réduction en 2030 alors que 43 000 tonnes de produits phytosanitaires sont encore utilisées aujourd'hui. Mais de nombreuses questions sont liées à ce constat : de quels pesticides parlons-nous ? Car quand les pesticides de synthèse baissent, les produits de biocontrôle augmentent. Mais aussi : quels pesticides sont autorisés aujourd'hui ? Existe-t-il des pesticides à faible risque ? Le cuivre et le soufre ne sont-ils pas nocifs ?

D'autres questions se posent en complément. Cette baisse d'utilisation peut-elle entraîner une baisse de la production alimentaire ? C'est la question majeure. Cette interrogation est-elle valable dans tous les pays du monde ?

Christian Huyghe, qui a supervisé de nombreux programmes scientifiques, pourra nous dire si ces solutions à atteindre sont du seul ressort du monde agricole ou s'il convient plutôt d'impliquer tous les publics concernés.

Par ailleurs, les pesticides nuisant à la biodiversité, Valérie Chansigaud pourra répondre à la question de l'impact sur l'environnement et l'homme.

Enfin une dernière question, à l'échelle de la planète, sera de nous demander comment nourrir 10 milliards de personnes sans produits de synthèse. Il sera également important de savoir si nous devons combiner des bouquets de solutions, agro-écologiques, de biocontrôle, numériques, génétiques.

M. Christian Huyghe, directeur scientifique agriculture à l'Inrae. - Je vous remercie pour votre invitation.

Nous abordons ici un sujet de controverse sociétal. J'apprécie la rédaction de la question : « Réduire l'usage des produits phytosanitaires agricoles, est-ce mettre en danger la production alimentaire ? » car elle traduit un biais majeur qui considère les pesticides comme un intrant, pour lequel il existe une courbe de réponse. Mais les pesticides ne sont pas un intrant. La vraie question est plutôt : faut-il maintenir la protection des cultures ? La réponse est ici positive. Cette protection des cultures a pour but de maintenir les agresseurs en dessous d'un certain seuil de nuisibilité, plutôt que de les éradiquer.

Depuis que le plan Ecophyto a été mis en place en 2009, une absence de réduction de volumes des pesticides chimiques, de synthèse, a été observée pendant dix ans, mais un fléchissement a émergé depuis quelques années. Ceci s'accompagne d'une augmentation régulière des produits dits de biocontrôle, avec en premier lieu le soufre et son large champ d'application, par exemple en viticulture, en protection des céréales. Nous pouvons donc constater un vrai changement dans l'offre et dans l'utilisation de ces produits et nous demander jusqu'à quel point ce système peut aboutir.

Nous rencontrons également deux autres effets de fixation majeurs quand nous évoquons les pesticides :

- la question des alternatives : cette question implique qu'on cherche une « solution miracle ». Il convient plutôt de se demander où trouver des degrés de liberté et quelle sera la consommation alimentaire de demain ;

- la question de la disponibilité des pesticides à long terme. Cette hypothèse est battue en brèche avec les travaux menés sur les soixante-quinze substances actives les plus impactées actuellement. Le risque de génotoxicité lié aux molécules émerge également.

Mais nous devons aussi savoir qu'une baisse d'efficacité des produits est observée, par exemple des herbicides, car les populations sont devenues résistantes. Par ailleurs, nous bénéficions d'un nombre moins important de leviers d'actions et de cibles pour les substances chimiques. Le système est donc amené à évoluer.

Enfin, nous pourrons revenir plus tard sur la question de la réduction de la consommation alimentaire. Pour l'instant, la question se pose d'assurer le même volume de culture avec moins de pesticides. Différents leviers sont alors disponibles.

Le premier levier consiste à réduire la pression : s'il existe moins de bio-agresseurs, moins de produits seront nécessaires. Deux grandes voies existent : les régulations naturelles, pour lesquelles un travail de l'Inrae a abouti en octobre 2022) et l'augmentation de la complexité des paysages agricoles, démarche qui relève de l'agrobiologie, pour réguler les populations mais aussi pour augmenter la production. Il en résulte ainsi davantage de temps disponibles pour les cultures. Ces procédés sont efficaces, peu chers mais peu utilisés car ils nécessitent une transition.

Le deuxième levier est génétique. Proposer des variétés tolérantes aux maladies est pratiqué depuis longtemps mais reste peu utilisé alors que les résultats sont très bons, par exemple les vignes résistantes au mildiou et à l'oïdium. Ici encore, il convient de savoir comment gérer ce processus sur le long terme pour éviter les contournements des plantes. Ce cadre permet aussi l'émergence des nouvelles techniques d'édition du génome et une réflexion sur son utilisation.

Le troisième levier concerne les agro-équipements et le digital. Le potentiel est considérable sur le désherbage mécanique avec, par exemple, une bineuse entre les rangs et sur le rang mise au point en Allemagne, qui fonctionne à une vitesse de 8 km/heure. Des robots existent également, qui sèment et qui désherbent, ainsi que des drones. Nous pouvons aussi évoquer les produits d'éclaircissage sur les pommiers, pruniers, etc., avec un bras qui fait tomber les jeunes fruits inutiles.

Le dernier levier est le biocontrôle, qui marque une rupture totale dans la façon de penser la santé des plantes. Il s'agit ici de réguler une population sans la réduire à zéro, grâce au cuivre ou au soufre. Mais d'autres techniques émergent autour des macro-organimes et de la technique des insectes stériles, des microorganismes, qui ouvrent un champ d'innovation considérable et très prometteur, et enfin des phéromones et des kairomones qui permettent de modifier les paysages olfactifs des insectes.

Tous ces leviers peuvent être combinés, ainsi qu'avec les molécules chimiques en dernier ressort.

La vraie question repose sur la vitesse d'évolution car l'offre doit pouvoir s'aligner et il est important de déverrouiller les systèmes de production. En aval, on doit aussi anticiper la demande alimentaire qui se modifie et gérer les risques associés au passage d'un système à un autre.

Un point important également est celui de l'anticipation des changements liés au dérèglement climatique.

Enfin, je dirai que la recherche a une responsabilité, celle d'attaquer ces nouveaux fronts de science.

Mme Valérie Chansigaud, historienne des sciences et de l'environnement. - Je vais apporter un éclairage différent, à partir d'un point de vue historique sur les pesticides, qui permet d'éclairer et de nous interroger sur les problématiques actuelles.

Les pesticides modernes apparaissent aux États-Unis à la fin du XIXe siècle dans des paysages vastes de monocultures, avec des espèces cultivées non originaires du continent. Ce système écologique est entièrement nouveau. Il représente un paradis pour les espèces d'insectes ravageurs, elles aussi sans concurrence. L'agriculture a ainsi été frontalement touchée.

Dans les années 1870, le monde agricole demande des solutions et le gouvernement américain demande aux scientifiques des préconisations simples, notamment pour les plantations de coton. Ceux-ci proposent les polycultures, et en cas d'atteinte par le charançon, de brûler la production de la parcelle. Des témoignages indiquent que le monde agricole a refusé ce type de solutions.

Les agriculteurs expérimentent d'autres procédés comme l'électricité pour tuer les larves, puis des produits chimiques, dont l'arsenic, produit en Allemagne et majoritairement présent dans les pays occidentaux. Vers 1870, le développement de l'appareillage pour pulvériser apparaît également.

La Première Guerre mondiale et le blocus conduisent au développement des industries chimiques aux États-Unis et l'utilisation de davantage de pesticides. Après la guerre, les avions et les pilotes sont réutilisés pour les épandages.

En 1933 paraît un ouvrage des militants de la cause des consommateurs sur les risques concernant les aliments et les produits de beauté. Ici émerge un problème de fonctionnement de la démocratie car les grandes industries limitent les informations transmises aux consommateurs.

La Seconde Guerre mondiale marque une étape avec une épidémie de paludisme dans le Pacifique, mais sans possibilité d'utiliser la quinine. En Europe, le typhus gagne et menace de détruire les armées. Les États-Unis découvrent le DDT mis au point par un chimiste suisse, alors que l'Allemagne ne semble pas intéressée. Le premier usage en est fait à Naples sur un début d'épidémie de typhus, en 1943. En 1946, le premier cas de résistance est observé, toujours à Naples, chez les insectes. Le DDT est dès 1945 considéré comme une bombe atomique contre les insectes et suscite un véritable engouement. En parallèle toute une recherche scientifique se développe sur ces sujets, mais cette littérature ne circule que dans les milieux autorisés.

En 1963, Rachel Carson fait paraître un ouvrage très important, Printemps silencieux, dans lequel elle fait la synthèse des connaissances scientifiques. Biologiste marine, elle permet au grand public d'entrer dans le débat. Le mouvement environnemental contemporain est ainsi né. En 1970, le DDT est interdit. En France, l'ouvrage est traduit mais sans sa bibliographie et Rachel Carson est présentée comme une journaliste, à tort. Cette émergence des produits chimiques a donc eu lieu dans un premier temps sans implication du grand public et Rachel Carson a effectué un travail de vulgarisation scientifique.

Nous pouvons noter avec intérêt que d'autres sujets sont très peu abordés : la résistance des insectes, connue dès 1943 pour les arsenics, par exemple. La même question apparait en parallèle avec la résistance aux antibiotiques mais sans changement de pratique. Il faut observer à ce propos que peu de réactions politiques ont émergé devant ces problèmes scientifiques mais vous êtes ici, grâce aux travaux de l'Office, l'exemple contraire et je vous en remercie.

La thématique des insectes est aussi marquée par l'introduction des espèces envahissantes. On peut observer ici que les insectes n'étaient pas vecteurs de transmission du Covid-19, ce qui a été une grande chance. Nous avons donc une situation contradictoire entre l'augmentation de ces espèces envahissantes qui posent de grands problèmes, et la volonté de diminuer l'arsenal chimique. Force est de constater que le grand public reste peu au courant de ces questions.

Enfin, concernant le chlordécone, le décalage temporel des réactions de politique publique entre la France et les États-Unis repose, il me semble, sur la petite taille des associations naturalistes en France, contrairement aux États-Unis, et y explique la difficulté de la reconnaissance du problème.

M. Jean-Yves Le Déaut. - Je souligne que les États-Unis ont connu un accident dans une usine de chlordécone qui a pu accélérer la prise de conscience.

Mme Florence Lassarade, sénatrice. - Je suis contente que le vin soit vu comme un aliment et non comme un mauvais alcool. Nos viticulteurs ont longtemps été stigmatisés pour l'usage des produits phytosanitaires mais nous constatons un changement de climat et l'utilisation des intrants se révèle considérable cette année pour des raisons climatiques. Par ailleurs, les problèmes d'irrigation risquent de prendre le pas sur les problèmes phytosanitaires. Ainsi, qu'en est-il de l'introduction de cépages résistants dès lors que l'INAO et les AOC bloquent toute évolution ?

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l'Office. - Christian Huyghe a évoqué des mesures qui permettraient de limiter les intrants. Cela fonctionne pour certaines cultures mais pour les betteraves, toutes les solutions ne sont pas efficaces, surtout sur les grandes parcelles. Les interdictions entraînent une baisse de production, la fermeture d'usines et une importation de sucre. Que pensez-vous de ces contradictions ?

M. Christian Huyghe. - Pour vous répondre sur le vin et la vitesse d'action de l'INAO, la vraie question est de savoir comment faire évoluer les cahiers des charges en fonction de leurs objectifs et pour intégrer les problématiques de changement climatique et de réduction des produits phytosanitaires. Il est à noter que 5 à 10 % de cépages résistants ont été autorisés à certains emplacements, en bordure de parcelles ou près des habitations, par exemple.

Je connais très bien le sujet de la betterave. Vous soulevez une question intéressante car il conviendrait de savoir pourquoi nous avons attendu 2020, avec une perte de 27 % de production, pour agir, alors qu'on sait depuis 2014 qu'il faut faire quelque chose. Nous sommes donc extrêmement verrouillés autour d'un intrant simple, qui intervient directement sur la graine, avec une vie très longue. Il était important de sortir de cette situation mais les betteraviers souhaitent un produit avec la même action.

Nous devons travailler sur plusieurs leviers : introduire des espèces plus résistantes ; retarder la date d'arrivée des pucerons avec des plans de campagnes, puis des kairomones (produits répulsifs) qui présentent des résultats encourageants ; réduire les réservoirs viraux où peuvent aller les pucerons. Cette année, une action forte des agriculteurs sur la repousse a été opérée et nous allons parvenir à de bons résultats. Il n'y a pas de solution miracle mais la mobilisation de plusieurs leviers est possible et on va y arriver.

Mme Valérie Chansigaud. - Toutes ces questions doivent être associées aux sciences humaines et sociales pour comprendre les freins aux changements et les attentes contradictoires du grand public, qui déteste les pesticides... mais aussi les insectes. Revenir à l'histoire permet de comprendre le temps présent.

M. Jean-Yves Le Déaut. - Je vous remercie pour cet échange passionnant. Nous noterons que revenir à l'histoire permet de comprendre la situation présente. Les objectifs de production de la CEE des années 1970 ont assigné à l'agriculture des tâches rendues possibles par les produits de synthèse.

Nous avons aujourd'hui une situation différente. J'ai noté le besoin d'une diversité plus importante sur des mêmes lieux alors que des régions françaises sont encore entièrement spécialisées. J'ai aussi retenu que le zéro pesticide, sur lequel travaillent les chercheurs, n'est pas prescriptif. Ce sont des bouquets de solutions qui permettront de maintenir la production des cultures, ce qui est un enjeu majeur. Mais nous constatons également des refus face à certaines solutions.

Avec Catherine Procaccia, nous avons formé un couple scientifique prolifique, avec, entre autres travaux, notre rapport sur la vigne. Nous avions tancé l'Inrae qui craignait les réactions politiques et avait donc pris le temps pour proposer des solutions...

Je note pour conclure que les nouvelles technologies sont nombreuses et doivent nous permettre de tendre vers un consensus.

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