N°254

SÉNAT

DEUXIÈME SESSION EXTRAORDINAIRE DE 1993 - 1994

Annexe au procès-verbal de la séance du 19 janvier 1994.

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1), en application de l'article 22 du Règlement du Sénat, sur Strasbourg, siège du Parlement européen,

Par M. Serge VINÇON,

Sénateur,

(1) Cette commission est composée de : MM. Xavier de Villepin, président ; Yvon Bourges, Michel d'Aillières, François Abadie, Guy Penne, vice-présidents ; Jean Garcia, Michel Alloncle, Roland Bernard, Jacques Golliet, secrétaires ; Jean-Luc Bécart, Mme Monique Ben Guiga, MM. Daniel Bernardet, André Bettencourt, André Boyer, Mme Paulette Brisepierre, MM. Michel Caldaguès, Paul Caron, Jean-Paul Chambriard, Yvon Collin, Claude Cornac, Charles-Henri de Cossé-Brissac, Michel Crucis, Hubert Durand-Chastel, Claude Estier, Roger Fossé, Gérard Gaud, Jean-Claude Gaudin, Philippe de Gaulle, Jacques Genton, Yves Guéna, Bernard Guyomard, Jacques Habert, Hubert Haenel, Marcel Henry, André Jarrot, Louis Jung, Christian de La Malène, Marc Lauriol, Edouard Le Jeune, Max Lejeune, Philippe Madrelle, Michel Maurice-Bokanowski, Pierre Mauroy, Jean-Luc Mélenchon, Paul d'Ornano, Alain Poher, Michel Poniatowski, André Rouvière, Georges Treille, Robert-Paul Vigouroux, Serge Vinçon, Albert Voilquin.

Parlement européen - Rapports d'information

Mesdames, Messieurs,

Le 27 octobre 1993, M. Jacques Genton, président de la délégation du Sénat pour les Communautés européennes, a déposé une proposition de résolution sur le projet de budget du Parlement européen.

Il souhaitait, par cette initiative, attirer l'attention du Sénat et du Gouvernement, sur l'avenir de Strasbourg comme siège du Parlement européen. En effet, il indiquait que le coût de location des nouveaux locaux à Bruxelles, prévu par le projet de budget, et dont le montant s'élève à plus de 18,8 millions d'écus, soit plus de 100 millions de francs pour 1994, risquait de remettre en cause la construction prévue d'un nouvel hémicycle à Strasbourg. Il précisait : "la renonciation à ce projet de construction risquerait fort de constituer une première étape vers un abandon de Strasbourg comme siège du Parlement européen" .

Compte tenu de l'importance du problème soulevé avec justesse et pertinence par le président Genton, votre commission, saisie de la proposition de résolution, a décidé, lors de sa réunion du 10 novembre 1993, d'élaborer un rapport d'information sur le siège du Parlement européen.

La décision prise par l'Assemblée nationale le 13 janvier 1994 d'ajourner l'adoption, à l'initiative de sa commission des Affaires étrangères, du projet de loi approuvant la modification du nombre et de la répartition par nationalités des députés européens tant que le Gouvernement n'aurait pas présenté des garanties relatives au maintien du siège du Parlement européen à Strasbourg, témoigne, s'il en était besoin, de l'opportunité d'étudier ce dossier.

Votre rapporteur, après avoir analysé l'état du droit en la matière, établira un constat de la situation actuelle qui se caractérise par une dérive progressive et insidieuse qui pénalise Strasbourg au profit de Bruxelles. Enfin, il tracera les perspectives d'avenir pour Strasbourg, capitale de "l'Europe parlementaire" qui, on le verra, ne manque pas d'atouts.

Il tient ici à remercier vivement les personnalités qui lui ont accordé un entretien, Mme Catherine Trautmann, maire de Strasbourg ; M. Daniel Hoeffel, ministre délégué à l'aménagement du territoire et aux collectivités locales ; M. Alain Lamassoure, ministre délégué aux affaires européennes ; M. Jean-Louis Bourlanges, président de la Commission de contrôle budgétaire du Parlement européen. Il regrette, en revanche, de n'avoir pu rencontrer M. Bernard Bosson, ministre de l'Équipement, des Transports et du Tourisme.

I - LE DROIT : "LE PARLEMENT EUROPÉEN A SON SIÈGE A STRASBOURG OÙ SE TIENNENT LES DOUZE PÉRIODES DE SESSIONS PLÉNIÈRES MENSUELLES Y COMPRIS LA SESSION BUDGÉTAIRE"

Il n'entre pas dans l'objet de ce rapport d'établir un historique complet sur la question, longtemps disputée, du siège du Parlement européen. Il n'est cependant pas inutile, pour la compréhension du sujet, de rappeler quelques-unes des péripéties de cette interminable "querelle du siège" avant d'envisager la situation juridique actuelle qui est, depuis le Conseil européen d'Édimbourg, extrêmement claire.

1. L'interminable "querelle du siège" : quelques points de repère

Cette querelle a pris naissance dans une coupable et durable quoique compréhensible incertitude juridique avant de s'épanouir grâce à des ambiguïtés cette fois plus politiques et pratiques.

a Une incertitude juridique

Son origine est simple. L'article 216 du traité de Rome précisait : "le siège des institutions de la Communauté est fixé du commun accord des gouvernements des États membres." Malheureusement, jusqu'en 1992, lesdits gouvernements n'ont jamais pu ou n'ont jamais voulu trouver un accord sur ce point.

De fait, les institutions communautaires se sont installées de façon provisoire, en fonction de considérations pratiques et politiques.

En vertu d'une déclaration des ministres des affaires étrangères des 24 et 25 juillet 1952, l'Assemblée de la Communauté du charbon et de l'acier a tenu, sauf quelques exceptions, ses premières réunions à Strasbourg. En revanche, le secrétariat de l'Assemblée commença à travailler à Luxembourg sur décision de l'Assemblée. Ce choix était motivé par la tenue des séances du Conseil ainsi que par l'installation de la Haute Autorité et de son secrétariat dans cette même ville. Les commissions de l'Assemblée, quant à elles, entamèrent leurs travaux à Bruxelles sur la base d'une simple recommandation des ministres des affaires étrangères ( ( * )1) qui réaffirma que le lieu de réunion de l'Assemblée était Strasbourg.

Le traité de fusion des exécutifs communautaires, signé le 8 avril 1965, bien loin de régler la difficulté aboutit à une "non-décision". Il rappelle en effet à son article 37 : "Sans préjudice de l'application des articles 77 du traité instituant la Communauté européenne du charbon et de l'acier, 216 du traité instituant la Communauté économique européenne, 189 du traité instituant la Communauté européenne de l'énergie atomique et de l'article 1, alinéa 2 , du protocole sur les statuts de la Banque européenne d'investissement, les représentants des gouvernements des États membres arrêtent d'un commun accord les dispositions nécessaires en vue de régler certains problèmes particuliers au grand-duché de Luxembourg et qui résultent de la création d'un Conseil unique et d'une Commission unique des Communautés européennes".

Sur la base de cet article, dont le libellé est, on l'avouera, on ne peut plus diplomatique, les représentants des États membres adoptèrent, le même jour, une "décision" qui consacrait le statu quo en précisant notamment :

Article 1 : "Luxembourg, Bruxelles et Strasbourg demeurent les lieux de travail provisoires des institutions des Communautés".

Article 4 : "Le Secrétariat général de l'Assemblée et ses services restent installés à Luxembourg ".

Article 12 : "(la décision) n'affecte pas les lieux de travail provisoires des institutions et services des communautés européennes tels qu'ils résultent des décisions antérieures des gouvernements".

Cependant, cette solution ne put satisfaire le Parlement européen qui, rapidement, regretta la dispersion de ses structures en trois endroits fort éloignés les uns des autres. De là de nombreuses ( ( * )2) et toujours vaines tentatives de la remettre en cause. Toujours vaines, car "l'éclatement" géographique du Parlement européen est justifié par plusieurs raisons et s'appuie sur des motifs dont les plus importants sont politiques.

b) Une ambiguïté politique

Le regroupement de toutes les institutions communautaires sur un site unique a eu ses partisans. Au premier chef, Jean Monnet qui réclamait la création d'un "district européen"à l'image du district de Columbia accueillant la capitale des États-unis. Les ministres des affaires étrangères des Six ne déclarèrent-ils pas, le 7 janvier 1958, dans un communiqué de presse : "les ministres sont convenus de réunir dans le même lieu l'ensemble des organisations européennes des six pays, aussitôt que cette concentration sera effectivement réalisable et en conformité avec les dispositions des traités". L'idée sous-jacente était de donner une visibilité physique, en même temps qu'une indépendance fonctionnelle, en bref une identité forte, aux institutions communautaires auxquelles manquait une légitimité historique.

Cette idée eut aussi de nombreux adversaires. En effet, une telle concentration pouvait donner une fâcheuse image à une construction européenne déjà taxée de "bureaucratie" et "d'éloignement des réalités".

Image encore fâcheuse d'une Europe incapable de pratiquer, à la modeste échelle de ses propres institutions, une politique de répartition équilibrée de ses implantations.

En outre, comment oublier que le choix de Strasbourg, comme siège de ce qui allait devenir le Parlement européen était symbolique puisqu'il témoignait de la réconciliation entre la France et l'Allemagne et soulignait le rôle auquel seraient appelés ces deux États dans la construction d'une Europe apaisée ?

Mais à ces divergences publiques s'ajoutait aussi le sourd et plus souterrain combat entre les tenants d'une Europe fédéraliste repliée en quelque sorte sur un aventin idéal et donc a-national et les partisans d'une Europe respectueuse des nations, de leur histoire, de leurs villes. Quand les premiers exigeaient une élévation des institutions européennes au-delà des contingences nationales pour leur donner une vie quasi-autonome, les seconds réclamaient un plus grand "encharnellement", un plus grand "encharnement", pour reprendre les néologismes façonnés par Charles Péguy, de ces institutions dans les pays d'Europe qui leur avaient donné naissance et auxquels elles devaient la vie.

c) La question pratique

En dépit du plus fort argument du dossier, à savoir la volonté politique de ne pas rassembler toutes les institutions sur un seul lieu, volonté fondée sur les raisons susmentionnées, la question n'a cessé de revenir sur le devant de la scène. C'est que le "choix" des premières années fut incertain et pour le moins étonnant. Incertain juridiquement, on l'a vu, et étonnant car, en effet, on ne s'est pas alors contenté de répartir provisoirement les sièges des différentes institutions communautaires entre les États membres, et à l'époque principalement entre Strasbourg, Luxembourg et Bruxelles, mais l'on a "décidé" de disjoindre les structures d'une même institution : le Parlement européen. Cette première et funeste décision prise, les États et les villes concernés ne pouvaient que s'y accrocher. Quels pays, quelle cité accepterait de bon coeur, de perdre le titre de siège, ne fût-ce que d'une partie, du coeur démocratique de la construction européenne ?

Or, si la répartition des sièges d'institutions distinctes en plusieurs endroits pouvait se concevoir, le saupoudrage des organes d'une même institution était, lui, une aberration fonctionnelle. Dès lors, les adversaires de Strasbourg eurent beau jeu de dénoncer les difficultés matérielles engendrées par la tenue des séances plénières dans une ville, des réunions de commissions et de groupes dans une autre et l'installation des services administratifs dans une troisième, et de faire valoir que si l'une des trois devaient être sacrifiée, Strasbourg, accusée d'être mal desservie par les compagnies aériennes, mal reliée aux réseaux ferroviaires et disposant de trop faibles capacités d'hébergement, était toute désignée. Imagine-t-on les séances du Sénat à Paris, les réunions de commissions à Lyon et l'installation de ses services à Dijon ( ( * )1) . Encore ces trois villes sont-elles reliées par le TGV !

Incertitude juridique due à une ambiguïté politique elle-même renforcée par une difficulté pratique ; la querelle du siège pouvait durer. Elle a duré jusqu'en 1992, date à laquelle, enfin, l'obstacle juridique put être levé.

* (1) Déclaration des ministres des affaires étrangères des Six du 7 janvier 1958 : "...les gouvernements recommandent aux commissions de tenir leurs réunions à Val Duchesse (Bruxelles) ou à Luxembourg, en fonction de raisons d'ordre pratique et de facilités matérielles."

* (2) Jusqu'en 1967 les séances plénières eurent lieu, sauf exception, à Strasbourg. A partir de 1967, Luxembourg a accueilli des sessions de courte durée, puis de 1980 à 1981 des sessions de longue durée. Depuis septembre 1993, des sessions plénières se tiennent à Bruxelles.

* (1) Strasbourg-Bruxelles ; 488 km ; Paris-Lyon : 462 km ; Strasbourg-Luxembourg : 224 km ; Paris-Dijon ; 300 km ; Luxembourg-Bruxelles : 220 km ; Lyon-Dijon : 197 km

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