CONCLUSION LE PARI INDIEN

En optant pour l'économie de marché, en démantelant les contrôles bureaucratiques qui paralysaient son économie, en s'ouvrant aux importations et aux investissements étrangers, l'Inde a rejoint, sans les avoir encore égalés, ses voisins asiatiques dans l'attrait qu'ils exercent sur l'Occident et le Japon.

Autant que la Chine, elle marquera de son empreinte le destin de l'Asie au XXIème siècle, autant que sa rivale elle offre aux entreprises françaises un champ d'action quasi illimité.

Mais dès lors qu'il s'agit d'engager à long terme capitaux, technologies et hommes, il convient de s'interroger, au-delà des perspectives économiques du proche avenir, sur la pérennité des politiques, la stabilité du corps social, la sécurité des investissements et des personnels, les garanties juridiques offertes, bref sur les risques de ce qui constitue forcément un pari.

Evaluer ce « country risk » selon l'expression des consultants anglo-saxons est un exercice difficile et aléatoire. Il l'est toujours et partout. Mais il l'est devenu plus encore, concernant l'Inde, depuis les dernières élections qui projettent sur l'avenir du pays des interrogations et des incertitudes nouvelles.

L'Inde est un des pays ethniquement, religieusement et culturellement les plus composites de la planète. Diversité que le système des castes accentue et que la misère d'un grand nombre peut un jour ou l'autre rendre explosif.

Le parti du Congrès avait réussi, porté par le prestige que lui conterait l'indépendance arrachée à l'Angleterre, et sous l'impulsion de ses fondateurs, Gandhi et Nehru, à rassembler sous la bannière d'une seule formation, dirigée par des Brahmanes, une large fraction des castes inférieures, y compris des intouchables, ainsi que la minorité musulmane qui se sentait protégée. Une politique résolument laïque, une attitude de tolérance raciale et religieuse, un accès aux emplois publics garanti aux couches les plus défavorisées par un système de quotas, ont efficacement assuré la cohésion du pays depuis un demi siècle.

Cette architecture politique, les élections de mai 1996 viennent de la mettre à mal de deux façons : d'une part en consacrant l'ascension politique du nationalisme hindou, d'autre part en accentuant les clivages entre castes et classes.

Les élections interviennent cinq ans après le lancement d'une politique économique qui tourne le dos au socialisme nehruvien, emporté par son propre échec. Dans un continent dont l'expansion, avoisinait ou dépassait 10 % par an. le taux de croissance indien de 3 % à 4 % était devenu intenable. L'Inde, dont le principal partenaire économique, l'Union Soviétique, avait implosé, n'eut pas d'autre choix que de s'aligner sur ses voisins et concurrents dont la réussite spectaculaire mettait en évidence son propre insuccès.

Le grand mérite de Narashimha Rao a été de l'avoir compris et d'avoir mis en oeuvre, avec un habile mélange de détermination et de prudence, une politique de libéralisation et d'ouverture dont les résultats positifs se sont fait assez rapidement sentir et dont les grandes lignes sont désormais acceptées par tous.

Mais le changement de politique économique, malgré le consensus qu'il a recueilli, n'a pas fait que des heureux. L'expansion en s'accélérant a, en Inde comme ailleurs, accentué les inégalités, cependant que la réduction du déficit budgétaire entraînait celle des avantages sociaux. De sorte que les couches défavorisées se sont senties délaissées et ont cherché protection auprès de partis régionaux ou de formations politiques faisant appel aux solidarités de caste ou de classe. Une réaction inverse a conduit les Brahmanes, notamment dans les régions en développement de l'Ouest et du Nord, à se détourner du Congrès et à se rallier au Parti du Peuple Hindou (B.J.P.) dont l'attachement aux valeurs hindoues et le nationalisme économique leur ont semblé plus proches de leurs aspirations et plus conformes à leurs intérêts.

Ces tendances, jointes aux erreurs tactiques de Narashimha Rao, aux divisions internes qui minaient de longue date le Congrès et aux scandales financiers qui ont terni son image, rendaient sa défaite inévitable. Elle était attendue et n'a guère dépassé les projections pré-électorales. Mais si elle bouleverse en profondeur le jeu politique, tout indique qu'elle ne remettra pas en cause les orientations de la politique économique et financière.

Le principal changement, dans l'immédiat, vient de la difficulté qu'il y aura à dégager une majorité de Gouvernement stable. Trois partis ou groupes se partagent, en effet, presque à égalité, les 545 sièges de la chambre basse. Le B.J.P. avec 165 sièges est arrivé en tête, suivi par un conglomérat de 140 députés où voisinent des élus du parti communiste et des formations régionales. Le Congrès est arrivé en dernier avec 135 parlementaires. De sorte qu'il faudra, pour gouverner, réunir une coalition dont la direction ne reviendra pas forcément à la formation la plus nombreuse, mais à celle qui, par sa position sur l'échiquier, sera la plus capable de rassembler une majorité.

Le Bharata Janata-Party B.J.P., dont le nationalisme anti-musulman fait peur, n'était pas de ce point de vue le mieux placé. L'éphémère Gouvernement de M. Atal Behari Vajpayee n'a effectivement pas été en mesure d'obtenir le soutien d'une majorité. L'alliance entre la « troisième force » fédérant le centre gauche et le Congrès apparaissaient dans ces conditions comme la plus probable.

L'incapacité du B.J.P. à prendre aujourd'hui les commandes du pays ne signifie pas que la droite nationaliste hindoue cesse d'être une force politique majeure en Inde. Elle puise ses racines dans l'histoire lointaine du sous-continent marquée par des invasions successives de plusieurs souverains musulmans venus d'Asie centrale et d'Afghanistan et qui imposèrent leur domination brutale à la majorité hindoue.

Aujourd'hui, les Hindous ont le sentiment que Nehru et le Congrès les ont frustrés pour des raisons politiques de la revanche que l'Histoire pouvait leur donner, dans le seul but de s'assurer les voix des musulmans. Le BJP a engrangé les fruits de ces frustrations. Fondé au début des années 50, il a fait jouer le réflexe identitaire de l'hindouité et le désir de revanche sur six siècles de régime musulman et sur un siècle de « Raj » Britannique. N'obtenant que deux sièges aux élections de 1984, il a depuis lors su s'affirmer comme un parti politique à part entière, en s'attachant à défendre les valeurs culturelles hindoues, dans un monde en pleine évolution, contre la contagion de la société de consommation occidentale.

Il n'en demeure pas moins que le « Front uni » qui fédère les forces de centre gauche, défend, en dépit de la diversité de ses composantes, des valeurs communes telles que la laïcité, la tolérance, la coexistence harmonieuse des communautés et le progrès économique qui lui ont permis finalement de former une majorité de Gouvernement.

Fort de l'appui de cette coalition, M. Deve Gowda qui vient d'être choisi comme Premier ministre, incarne en même temps que la rupture avec ses onze prédécesseurs, la volonté de poursuivre dans la voie du mouvement et de la modernité. Jusqu'ici, ministre en chef du Karnataka, qui représente avec Bengalore la vitrine technologique de l'Inde, il est partisan d'un pouvoir économique accru des États et a misé, dans le sien, sur l'appel aux investissements étrangers, en privilégiant le développement des infrastructures. Le soutien du Congrès devrait lui permettre de réussir le passage d'une expérience locale à la responsabilité des affaires du pays.

Rappelons que ce n'est pas la première fois que l'Inde sera dirigée par un Gouvernement de coalition. Elle en avait fait l'expérience au milieu des années 1980 après l'échec électoral des d'Indira Gandhi et de nombreux États ont dû s'engager dans la même voie. Mais ces expériences ont été le plus souvent de courte durée et n'ont pas laissé de bons souvenirs. Aussi l'Inde entre-t-elle probablement dans une phase d'instabilité gouvernementale, qui débouchera tôt ou tard sur des élections anticipées.

La perspective est peu réjouissante. Mais il n'y a pas lieu d'en attendre de changement d'orientation dans la politique économique. Ni l'option libérale, ni l'ouverture aux capitaux étrangers, ni la politique d'assainissement financier ne paraissent menacées même si, comme l'hypothèse en est envisagée, la direction du Gouvernement revenait à une personnalité communiste. Dans les États que le parti dirige - Bengal oriental et Kérala - il a aligné sa politique économique sur celle de Delhi et ses « Chief Ministers » ne sont pas les derniers à courtiser les investisseurs étrangers, allant jusqu'à leur promettre un comportement « responsable » des syndicats qui gravitent dans la mouvance de leur parti.

La continuité de la politique économique paraissant assurée, l'appréciation du « contry risk » indien se ramène à une interrogation, il est vrai, fondamentale sur la stabilité du corps social et l'unité du pays. Question qu'on peut formuler en ces termes : les tensions qui caractérisent les rapports entre communautés religieuses et ethniques, celles qui opposent castes et classes font-elles, à moyen terme, courir à la paix civile et à la cohésion nationale un risque plus grand que dans les autres pays d'Asie, en Chine par exemple ?

La réponse, pour aléatoire qu'elle soit, est probablement négative. On aurait tort, en effet, de tirer des violences et des massacres qui, de l'indépendance à la destruction des sanctuaires d'Amristar et d'Ayodia, ont ensanglanté le pays, la conclusion que l'Inde est congénitalement instable et fragile.

Ce qu'il y a de remarquable dans l'histoire de l'Inde contemporaine, ce ne sont pas tant les affrontements qui l'ont ponctuée, que la capacité du pays et de ses dirigeants à rétablir le calme après la tempête, à résorber les poussées de violence, à instaurer entre communautés, dans un contexte d'extrême pauvreté, une coexistence qui, en dehors de dramatiques mais brèves éruptions, est resté marquée du sceau de la tolérance et de la convivialité. D'autres parties du monde, comme les Balkans, pourraient utilement s'inspirer de son exemple.

On se tromperait tout autant si on sous-estimait le ciment que constitue l'adhésion à une civilisation ancienne, originale et puissante ou si l'on négligeait la force d'une hindouité qui, au-delà des clivages, rassemble l'immense majorité et fonde un nationalisme que le temps ne cesse de renforcer.

L'Inde n'est pas un pays instable ou menacé d'éclatement. Elle est la plus grande des démocraties multi-culturelles et pluri-religieuses du monde. C'est la liberté qui lui donne le visage de la fragilité. Visage trompeur car, en permettant aux différences de s'exprimer, elle les amène à s'accepter. La stabilité à long terme dont la démocratie jette les bases pourrait s'avérer plus durable et garantir à l'Inde un avenir plus sûr que les régimes autoritaires n'en réservent à certains de ses voisins.

Si le risque politique ou social n'est pas plus grand en Inde que dans le reste de l'Asie, les perspectives de rentabilité offertes aux investissements y sont-elles aussi brillantes et attractives ?

Mesuré à l'aune des taux de croissance, il est certain que les 6 à 7 % réalisés par l'Inde font pale figure au regard des performances de la Chine ou du sud-est asiatique. Mais la modération en la matière a le mérite de limiter les risques de tension. Contrairement à la Chine dont l'inflation s'est envolée au dessus de 20 %, celle de l'Inde, après un pic à 11 %, devrait être ramenée aux environs de 7 % en 1996.

Elément essentiel du succès économique, les investissements directs étrangers y connaissent une progression significative, passant d'environ 200 millions de dollars en 1990 à 1,3 milliard de dollars en 1994-95. Il est vrai que sur ce chapitre comme sur d'autres, l'Inde reste loin derrière la Chine. Mais le départ est pris, le champ est immense et le recours aux capitaux étrangers s'avérera d'autant plus nécessaire que le taux d'épargne de l'Inde, obéré par un lourd endettement public, reste, avec 23 % du P.I.B., nettement inférieur à celui de ses voisins.

Ce qui distingue le plus, en définitive, l'Inde économique de ses compétiteurs asiatiques, ne tient pas à quelques points de croissance en plus ou en moins, ni à telle caractéristique de sa législation ou à telle particularité de son organisation administrative et sociale. C'est la date tardive à laquelle sa nouvelle politique économique a été lancée. L'Inde est entrée dans la course à l'économie de marché dix huit ans après la Chine. Le retard est considérable. Il se fait sentir dans tous les domaines, du niveau de vie à l'état des infrastructures, du montant des investissements étrangers, au dynamisme des exportations.

La tortue indienne rattrapera-t-elle le lièvre chinois ? L'avenir le dira. Ce qui est certain, c'est que l'Inde offre aux entreprises françaises un vaste champ d'expansion qu'elles auraient grand tort d'ignorer ou de sous-estimer.

D'autant qu'elles sont attendues à bras ouverts dans un pays qui ne souhaite pas tomber sous la coupe du capitalisme américain.

Encore faut-il que la France sache préserver les rapports d'amitié qu'elle a noués avec l'Inde depuis un demi-siècle. Notre politique d'indépendance, nos efforts en direction du tiers monde, notre culture et notre langue nous valent un capital de sympathie sur lequel il est facile de bâtir. À condition de le vouloir, Ceci implique que Paris ne compromette pas durablement ses relations avec New Delhi par des fournitures d'armes sophistiquées au Pakistan. L'Inde, toutes tendances politiques confondues, ne comprendrait pas que la France, pour tenter de surmonter la crise que traverse son industrie militaire, exacerbe la course aux armements entre deux pays pauvres qui ont mieux à faire de leurs maigres ressources.

En axant sa politique dans le sous-continent indien, sur la recherche de débouchés militaires à court terme, la France se mettrait en contradiction avec les ambitions asiatiques que le Président de la République a fort justement affichées lors du récent sommet euro-asiatique de Singapour. Le poids actuel et surtout futur de l'Inde dans le monde, les valeurs de civilisation dont elle est porteuse, le régime démocratique qu'elle s'est donné presque seule dans le tiers monde, doivent inciter la France à faire de ce pays immense et prometteur un partenaire privilégié en Asie.

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