Rapport n° 315 : Perspectives de l'économie mondiale à l'horizon 2005


M. Bernard BARBIER, Sénateur


Rapport d'information 315 - 1996 / 1997 - Délégation du Sénat pour la planification

Table des matières






N° 315

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 1996-1997

Annexe au procès verbal de la séance du 22 avril 1997.

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la délégation du Sénat pour la planification (1) sur le Colloque organisé le 20 mars 1997, sur les perspectives de l'économie mondiale à l'horizon 2005,

Par M.Bernard BARBIER,

Sénateur.

(1) Cette délégation est composée de : MM. Bernard Barbier, président ; Bernard Hugo, Marcel Lesbros, Georges Mouly, René Régnault, vice-présidents ; Jacques Braconnier, Louis Minetti, secrétaires ; Mme Janine Bardou, MM. Michel Charzat, Roger Husson, Henri Le Breton, Daniel Percheron, Jean-Marie Poirier, Roger Rinchet, Jean-Jacques Robert.

Économie internationale.

INTRODUCTION

Depuis 1984, la Délégation pour la planification propose chaque année aux membres de la Haute Assemblée de consacrer quelques heures à la présentation et la discussion de travaux réalisés par les organismes d'analyse et de prévision avec lesquels le Service des Etudes du Sénat collabore régulièrement.

Cette réunion veut être un lieu d'information et de réflexion. En prenant ainsi l'initiative d'une rencontre entre experts et sénateurs , la Délégation pour la planification s'attache à tenir le rôle d'information qui lui est confié et à contribuer, dans le domaine économique, à la mission prospective du Sénat.

Un Colloque consacré aux perspectives de l'économie mondiale à l'horizon 2005 s'est ainsi tenu le 20 mars 1997, sous le haut patronage de M. René MONORY, Président du Sénat. La présidence des travaux a été assurée par M. Bernard BARBIER, Président de la Délégation pour la planification.

Les débats ont essentiellement porté sur la présentation et la discussion d'une projection de l'économie mondiale réalisée à l'aide du modèle multinational MIMOSA, commun au Centre d'études prospectives et d'informations internationales (CEPII) et à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). (La version finale de cette étude figure en annexe à ce rapport).

Ils constituent la première phase des travaux de projections macroéconomiques conduits en 1997 par la Délégation pour la planification, dont la visée est à la fois mondiale et à long terme . En conséquence, il était demandé aux intervenants de se concentrer sur ce double horizon et d'éviter de se focaliser sur le court terme.

Compte tenu des enseignements qu'elle retirera de ce Colloque, la Délégation fera en effet procéder dans les prochains mois à de nouveaux cadrages dans le but de présenter à l' automne , comme à l'habitude, des perspectives davantage centrées sur l'économie française et décrivant de façon plus précise le profil des prochaines années.

I - ALLOCUTION D'OUVERTURE DE M. René MONORY, Président du Sénat.

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, je suis très heureux d'ouvrir vos travaux parce que, pour nous, c'est une fierté d'avoir cette Délégation pour la Planification. Vous savez combien j'ai dit et répété en accédant à la Présidence de cette Maison, que je souhaitais l'ouvrir à toutes les formes de réflexion, sur les pays étrangers et sur la prospective. Le message a été entendu, car la plupart des colloques qui se déroulent ici, qu'ils soient ou non d'inspiration sénatoriale, sont en général très près de la prospective. Et même parfois, ceux qui se défendent de faire de la prospective, en font naturellement sans s'en rendre compte, car c'est une activité irremplaçable.

C'est pourquoi je suis très fier de cette Délégation et je souhaite même peut-être dans l'avenir - on en a déjà parlé au Bureau : il y aura certainement une évolution dans nos structures - la renforcer encore sous certaines formes, en l'ouvrant peut-être un peu plus à toutes les tendances... C'est un outil précieux qu'il faudra protéger, conserver, développer. D'ailleurs, nous sommes un peu uniques en notre genre puisque l'Assemblée Nationale n'a pas, à ma connaissance, une Délégation aussi active que la nôtre.

Le terme de "mondialisation" qui est maintenant très souvent utilisé, paraît susciter parfois quelques inquiétudes. Pour ma part, je n'ai aucune inquiétude car la mondialisation est inéluctable. On n'arrête pas la recherche, la création, la dynamique des pays. Il faut s'adapter et ne pas se demander comment arrêter le cours des choses. Il faut au contraire se demander comment les suivre et même les dépasser.

Certes, cette mondialisation n'est pas favorable à toutes les catégories d'activités ou de production. Certaines vont en souffrir alors que d'autres vont se développer. Quand on regarde les chiffres actuels, on constate que l'excédent de notre balance commerciale, dont nous sommes fiers aujourd'hui, se fait beaucoup plus avec les pays émergents qu'avec les pays développés. Cela ne veut pas dire qu'il faille sous-estimer ou négliger les pays développés, mais il est vrai qu'il y a une place à prendre. J'entends souvent le Président de la République dire que l'on doit aller chercher la croissance là où elle se fait. Or, aujourd'hui, ces pays émergents vont prendre de plus en plus d'importance dans le développement mondial. La croissance du monde a approché les 3 % en 1996, et devrait rester, d'après les prévisions du CEPII et de l'OFCE, de cet ordre dans les années à venir.

A cela, s'ajoute le fait que nous ne sommes plus uniquement quelques pays à nous partager cette croissance mondiale. Par conséquent, il est impératif de nous adapter, sinon nous ne ferons pas assez de croissance. C'est malheureusement ce qui nous est arrivé. En effet, depuis 1980, les chiffres révèlent que l'on a oscillé entre 1,4 et 1,5 % de croissance, c'est-à-dire la moitié de celle réalisée par nos voisins, qui ont connu, eux, une croissance de 2,5 ou 3 %. La seule vraie croissance que nous ayons connue, a eu lieu sur une période très courte, entre 1988 et 1989, à la suite des privatisations assez bien réussies en France et au moment de la réunification allemande.

Ne nous faisons pas d'illusions, si nous nous en tenons à ce rythme de croissance, nous rencontrerons des problèmes.

A cet égard, une petite anecdote. Une personne avec laquelle j'évoquais ce sujet récemment, m'a livré cette réflexion toute simple : "Vous avez invité dix personnes à votre table. Vous avez un gâteau pour dix. Ils arrivent à treize. Il y a deux solutions : ou vous partagez le gâteau en treize ou vous faites rapidement un gâteau supplémentaire de trois parts".

C'est une piste de réflexion : la croissance du monde est régulière et de plus en plus forte, mais si, pour notre part, nous continuons à ne pas faire d'effort pour avoir notre part de richesse supplémentaire, nous aurons moins à nous partager. On nous taxe de vouloir réduire les déficits, certes, mais c'est une bonne chose, à mon avis. On nous dit que le pouvoir d'achat n'augmente pas, mais il ne peut pas augmenter sans créer au préalable de la richesse.

Sans vouloir interférer dans vos travaux, je dirai que la première question à poser est la suivante : comment faire de la richesse ? Si l'on ne crée pas davantage de richesse sur le plan mondial et en France, on ne réussira pas à donner satisfaction à ceux qui, légitimement, souhaitent accroître leurs revenus.

Aujourd'hui, les réactions des uns et des autres sont plutôt keynésiennes : augmentation des salaires, réduction du temps de travail, etc. Cela ne me paraît pas être la bonne méthode.

A l'heure actuelle, notre pays souffre du manque d'investissement. Comment peut-on relancer l'investissement, alors que la situation économique le permet, alors que les entreprises ont l'argent pour le faire ? Aujourd'hui, même si la France est endettée, elle ne l'est pas plus que les autres. Il faut trouver le moyen de faire redémarrer cet investissement.

Pardonnez-moi une comparaison qui n'est pas mondiale, mais je dis toujours que la décentralisation doit amener les collectivités à oeuvrer pour la croissance. Il n'y a aucune raison que les collectivité locales, qui jouent un rôle important dans le financement des investissements, ne mènent pas une politique axée sur le développement de la richesse. Il ne s'agit pas simplement d'administrer ou d'aider les plus malheureux, il faut le faire bien sûr, mais plus le gâteau sera large, plus la tâche sera aisée.

C'est la politique que j'ai choisie dans mon département : de 1984 à 1996, j'ai multiplié par cinq l'investissement, alors que les frais de fonctionnement n'ont augmenté que de 60 %. Le Département a de l'argent, il investit, il n'emprunte pas, il baisse ses impôts, ce qui montre bien que l'investissement n'est pas sans importance dans la richesse d'un pays.

Ce dont nous souffrons, en Europe en général, en France en particulier mais aussi en Allemagne - j'en ai parlé récemment avec les proches du Chancelier KOHL -, je le répète, c'est d'un manque d'investissement. Tous les pays qui investissent peu ont une croissance faible et un chômage élevé. En revanche, les pays qui investissent beaucoup ont une croissance élevée et un taux de chômage en baisse.

Je crois donc que dans les prochaines années, il est essentiel, pour notre pays, que nous recherchions les moyens de développer la croissance, de développer la richesse. Il est tout de même dramatique de constater que depuis quinze ans, nous n'avons pas dépassé en moyenne 1,50 % de croissance, alors que dans le même temps, la moyenne mondiale était de 2,80 à 3 % ! C'est-à-dire qu'en moyenne, notre croissance a été inférieure de moitié, chaque année, à la croissance mondiale.

C'est un sujet important sur lequel il faut se pencher.

Par ailleurs, un autre point ne doit pas être négligé, l'essor de l'intelligence et de l'imagination.

Je me déplace souvent à l'étranger car j'estime qu'il est important de voyager - j'appelle cela faire une piqûre de rappel - et d'aller aussi bien dans les pays pauvres que dans les pays riches. Cela permet de voir ce qu'attendent de nous les pays en développement et d'observer les évolutions extrêmement rapides des grands pays développés. Or, ces évolutions rapides n'existent que par l'investissement et par l'innovation.

Personnellement, je suis persuadé que si nous sommes performants dans ces domaines, nous pourrons accroître rapidement notre développement, car il faut innover et trouver des produits nouveaux.

En matière d'emploi, nous devons nous battre non seulement pour les emplois que nous connaissons - et nous devons faire tout notre possible pour les faire évoluer - mais aussi pour les emplois nouveaux, que nous ne connaissons pas et qui sont à notre porte. Or chaque jour, il se crée des emplois nouveaux, à un rythme très rapide. Des emplois que nous ne connaissions pas il y a deux ans, connaissent un grand succès à l'heure actuelle. Nous avons donc beaucoup de travail à faire. Tout en préservant l'existant, il ne faut pas rester tourné vers le passé, il faut vivre avec l'avenir. C'est cela, la prospective.

C'est pourquoi, Monsieur BARBIER, je vous remercie vivement d'animer cette délégation.

Je voudrais en profiter pour vous dire tout le plaisir que j'ai à être avec vous aujourd'hui et de savoir que vous allez travailler sur ces thèmes importants.

Croyez-moi, le Sénat doit être un lieu de réflexion. Nous avons la chance d'avoir des élections qui sont moins fréquentes et moins politisées que celles des députés, ce qui nous laisse le temps de la réflexion. Si nous n'en profitions pas, nous serions coupables.

Je souhaite que vous continuiez dans la même voie, je vous remercie infiniment et je suis persuadé que de vos travaux sortiront des idées qui seront fort utiles et aideront la France à trouver sa vraie place dans le monde, à mon avis, l'une des premières, si elle veut bien s'en donner les moyens, quitte à consentir certains sacrifices.

(Applaudissements)

I. UNE PROJECTION DE L'ÉCONOMIE MONDIALE À L'HORIZON 2005, réalisée l'aide du modèle multinational MIMOSA, commun au Centre d'études prospectives et d'informations internationales (CEPII) et à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).

· Présentation par M. Henri STERDYNIAK (OFCE) et Mlle Laurence BOONE (CEPII)

M. Henri STERDYNIAK.-
Monsieur le Président, Messieurs les Sénateurs, Mesdames et Messieurs, je voudrais commencer par remercier M. le Sénateur BARBIER pour la confiance qu'il nous accorde depuis de nombreuses années en nous invitant une fois par an à venir présenter une prévision de l'économie mondiale. Il nous arrive parfois de nous retourner sur les travaux que nous avons menés dans le passé, et nous nous apercevons que nous avons commis certaines erreurs - il y a par exemple de grandes évolutions politiques que nous n'avons pas prévues -, mais dans l'ensemble, le résultat n'est pas si mauvais que cela. Malheureusement, il apparaît que nous avons généralement péché, contrairement à ce qui avait été dit au moment où nous présentions nos travaux, en nous montrant trop optimistes par rapport à ce qui s'est effectivement réalisé, en particulier quant à l'évolution du chômage en Europe.

J'espère que cette fois-ci, il en sera autrement et que la réalité sera plus rose que le compte un peu gris que je vais vous présenter.

Cette année, nous avons choisi d'appeler notre rapport " La croissance est ailleurs ", car cela nous semble un sentiment aujourd'hui diffus, mais dominant en Europe.

Les zones en développement rapide - l'Asie et certains pays d'Amérique latine - sont lointaines. Les Etats-Unis ont réussi depuis cinq ans un rétablissement remarquable, marqué par le retour et le maintien du plein emploi et sur ces cinq ans, leur croissance a été supérieure de 5,5 points à celle de l'Europe.

Au contraire, l'Europe n'a pas récupéré le déficit de croissance qui s'est creusé dans les années 1991-1993. Les zones qui entourent l'Europe, se sont enfoncées dans la stagnation économique, comme l'Afrique, connaissent une très grande instabilité politique, comme l'Algérie, les Balkans ou la Russie, ou sont engagées dans une phase délicate de transition.

L'Europe ne peut guère se consoler en regardant le sort du Japon qui semble, lui aussi, avoir perdu le secret de la croissance et dont le leadership dans l'innovation économique est de plus en plus remis en cause.

Ce rapport présente une prévision de l'économie mondiale à l'horizon 2005. Le poids marquant en est une croissance relativement faible dans les pays de l'OCDE et une croissance mondiale qui provient essentiellement du dynamisme des zones hors OCDE. Le monde croît, sur les huit années à venir, à un taux de 3,1 % l'an. La croissance de l'OCDE et celle de l'Union européenne ne sont que de 2,1 % l'an.

L'Europe, à notre avis, n'est pourtant pas une zone condamnée au déclin. Il n'y a pas de facteur - nous en discuterons tout à l'heure - qui amènerait à penser que son potentiel de croissance est brutalement affaibli, mais il y a un écart qui s'est creusé et qui se creuse toujours entre son potentiel de croissance et sa croissance effective. L'Europe souffre de son incapacité à mettre en oeuvre une stratégie coordonnée de croissance, de redistribution et d'ouverture. La croissance européenne est engluée dans un cercle vicieux, marqué par un chômage important, de faibles hausses du pouvoir d'achat des salaires et des revenus des ménages, des demandes intérieures atones, des déficits publics élevés et en même temps, des politiques budgétaires restrictives.

Malgré des éléments favorables, qu'il ne faut pas oublier, comme la disparition de l'inflation, l'excédent extérieur, la bonne situation financière des entreprises, la dynamique de la croissance ne revient pas en Europe dans notre scénario.

Une question récurrente se pose donc : comment retrouver le dynamisme économique ?

Deux solutions contradictoires sont proposées :

- soit on choisit de libérer les forces de marché, en diminuant progressivement le poids de l'Etat, les prélèvements obligatoires, l'Etat-Providence, la législation sociale. On accepte à court terme un développement des inégalités sociales, la dégradation de la situation des chômeurs, des travailleurs non qualifiés et de celle des couches moyennes qui profitent largement de l'Etat-Providence. On espère ainsi retrouver le modèle américain qui semble avoir mieux réussi ;

- soit au contraire, on cherche à consolider le modèle social européen en acceptant des niveaux élevés de prélèvements obligatoires et de subventionner massivement des régions, des secteurs économiques et des catégories de travailleurs en difficulté.

Entre ces deux grands scénarios, l'Europe n'a pas choisi. Elle n'adopte pas, dans notre prévision, une stratégie économique offensive. Les politiques économiques sont dictées par le souci de respecter à tout prix les grands équilibres. Aussi l'Europe ne retrouve-t-elle pas, dans notre prévision, le chemin de la croissance.

Nous allons commencer par vous présenter trois points qui nous semblent cruciaux pour la conjoncture de l'année 1997 et des toutes prochaines années.

1. Les conséquences de la montée du dollar

L'Europe s'est plainte pendant longtemps du bas niveau du dollar. En avril 1995, le dollar était à un niveau de 1,35 mark et depuis, il s'est apprécié, d'abord lentement, puis beaucoup plus rapidement dans la dernière période, et le niveau qu'il atteint actuellement - 1 dollar pour 1,7 mark - correspond, miraculeusement, au niveau que l'on considère souvent comme le niveau de parité de pouvoir d'achat, celui qui assure que, grosso modo , les prix à la consommation sont les mêmes aux Etats-Unis et en Europe. Au total, le dollar a augmenté depuis avril 1995, de 27 %.

Le dollar est soutenu par un niveau de taux d'intérêt plus élevé qu'en Europe ; il est soutenu aussi par le dynamisme américain qui fait qu'un certain nombre de capitaux sont attirés par la rentabilité élevée de ces entreprises.

Par contre, les Etats-Unis continuent à présenter un déficit courant, de l'ordre de 2 points de PIB, alors que l'Union européenne dans son ensemble, a un excédent de 1 point de PIB.

Il est très difficile de prévoir ce que va être la réaction des marchés, donc l'évolution des taux de change. Il nous a semblé qu'une poursuite d'une bulle spéculative du dollar n'était pas l'hypothèse la plus probable, en particulier si, comme le retient notre projection, nous assistons à un croissance plus nette en Europe dans les années 97-98, à un certain ralentissement aux Etats-Unis et puis à la fin des doutes sur l'Union économique et monétaire.

Aussi dans notre prévision, le dollar se stabilise-t-il à un niveau intermédiaire, de l'ordre de 1 dollar pour 1,5 Mark, soit 5,3 F.

Cette hausse du dollar va avoir un impact favorable sur les économies européennes. C'est la raison pour laquelle nous avons étudié, avec le modèle MIMOSA, l'impact de l'appréciation du dollar ; une appréciation du dollar qui est, grosso modo , de 10 % en 1997 par rapport au niveau de 1996 (voir Tableau 3, Thème 2).

Cette appréciation du dollar se traduit par une hausse du niveau de production en Europe qui est, en 1997, d'environ 0,5 point de PIB. Il y donc un léger mieux en Europe, qui, dans notre simulation, est concentré sur l'année 1997. Ce mieux est appréciable, mais cela ne résout pas pour autant les problèmes européens, qui ne résident pas exclusivement dans le niveau du dollar.

On observe également que cela entraîne un léger choc inflationniste en Europe, de l'ordre de 0,4 point l'an en 1997 et en 1998, et du coup, une réaction des autorités monétaires qui augmentent un peu les taux d'intérêt, de l'ordre de 0,4 à 0,5 point, ce qui tend à limiter l'effet de l'appréciation du dollar. C'est ce qui explique que nos chiffres sont un peu plus bas que ceux d'autres études qui ne prennent pas en compte cette hausse des taux d'intérêt.

2. La création de l'Euro

Le deuxième point sur lequel je voudrais insister, c'est le problème de l'évolution des négociations concernant la création de l'Euro, et nous avons consacré dans le document qui vous a été remis une partie à ce thème, qui s'appelle " La création de l'Euro : les incertitudes ", parce que la décision qui va être prise sur l'Euro va évidemment conditionner, de façon importante, la conjoncture dans l'économie européenne dans les années à venir.

Il n'est guère facile, à l'heure actuelle, de prévoir quelle sera la décision qui sera prise en 1998, aussi bien quant à la création de l'Euro que quant au champ de l'Euro.

Dans le Traité de Maastricht, l'objectif était clair : "On va faire des critères automatiques, de sorte qu'il n'y aura aucun problème en 1998 ; les pays qui vérifieront ces critères, seront pris automatiquement. Mais la décision ne sera plus une décision politique, les pays se sont engagés à rentrer s'ils vérifient les critères, à l'exception du Danemark et du Royaume Uni".

Le point gênant, c'est que l'on peut penser maintenant que la plupart des pays, même les pays les plus vertueux, ne vérifieront pas les critères, en particulier le critère de dette publique.

Si l'on prend le cas de l'Allemagne, la dette publique allemande dépasse les 60 % du PIB depuis 1996 et devrait atteindre 62 % en 1997. Même situation pour l'Autriche qui est passée récemment de 65 % du PIB en 1994 à 73 % en 1997. La dette publique de la Belgique représente 127 % du PIB.

La décision ne pourra donc être une décision automatique, ce sera automatiquement une décision politique et le Conseil devra peser soigneusement les forces et les intérêts en présence, puisque d'un côté, il y aura le souci des pays du Sud de ne pas être marginalisés en Europe, il y a l'effort important qu'ils ont réalisé en matière de finances publiques et il y a également un problème d'unité politique de l'Europe qui plaide pour que l'on fasse immédiatement un Euro large, mais par ailleurs, on sait qu'il y a des réticences de l'opinion publique allemande. Les banques centrales des pays les plus solides préféreraient commencer uniquement avec les pays du "noyau dur" pour ne pas courir le risque de perdre en crédibilité. On ne sait donc pas quelle sera l'issue de la négociation.

Dans notre papier, cinq scénarios envisageables sont présentés :

- le scénario de crispation allemande où l'Allemagne argue que personne ne vérifiant les critères actuellement, il faut repousser la date de création de l'Euro ;

- le scénario de "noyau dur" où l'Euro se réduit aux pays qui maintiennent depuis longtemps la parité avec le mark : l'Allemagne, la France, le Bénélux, l'Autriche. C'est la situation que les marchés semblent privilégier à l'heure actuelle ;

- le scénario d'affrontement où une fois que les pays de l'Europe du Sud seraient écartés, ils voteraient contre l'entrée des pays de l'Europe du nord, et à ce moment-là, aucune majorité qualifiée ne se dégagerait au Conseil européen, d'où la catastrophe institutionnelle ;

- le scénario, le plus satisfaisant pour l'Union européenne, est celui de l'Euro large ;

- le scénario de compromis, difficile à imaginer, où l'on accepterait immédiatement certains pays, et où la candidature d'autres serait repoussée de un ou deux ans en leur garantissant qu'elle serait examinée avec un a priori favorable, mais il sera très difficile d'avoir un compromis qui n'inquiète pas les marchés.

Nous avons donc retenu principalement un scénario, dit scénario 1, qui est celui d'un Euro qui se réduit au départ au" Noyau dur". Il y a également un scénario 2 qui est présenté dans le tableau page 31 de l'annexe, qui retient l'hypothèse d'un Euro large, c'est-à-dire d'un Euro qui inclut dès le début, l'Italie, l'Espagne et le Portugal.

Ce dont les opinions publiques allemande et française n'ont peut-être pas vraiment conscience à l'heure actuelle, c'est que ces pays, en particulier l'Italie et l'Espagne, ont fait, dans la période récente, des progrès extrêmement importants sur le plan de l'inflation et sur le plan de la remise en ordre de leurs finances publiques. Or, d'une part, ce n'est pas souhaitable, et d'autre part, il sera très difficile de ne pas les inclure, au départ, dans l'Euro.

Dans le scénario où les pays de l'Europe du Sud ne sont pas pris initialement dans l'Euro, nous avons fait l'hypothèse que les marchés s'inquiéteraient, que les taux d'intérêt en Italie et en Espagne augmenteraient par rapport aux taux d'intérêt allemands et que ces pays qui subissent déjà le poids d'une politique budgétaire extrêmement restrictive, ne pourraient pas supporter en même temps, le poids de taux d'intérêt élevés et le poids d'un taux de change relativement surévalué, comme c'est le cas de la lire actuellement. Nous avons donc fait l'hypothèse que la monnaie de ces pays déprécierait de 10 % en 1997 et 1998.

Le tableau de la page 31 de l'annexe permet de comparer la situation, principalement de l'Italie et des pays du Sud, selon qu'ils sont ou qu'ils ne sont pas pris dans l'Union économique et monétaire.

On s'aperçoit que, de façon tout à fait paradoxale, si l'Italie n'est pas prise dans l'Union économique et monétaire, si elle dévalue, elle se retrouve dans une situation relativement plus favorable, c'est-à-dire que sa croissance peut être plus élevée, d'environ 1,2 % l'an 1998, 1999 et 2000, avec plus d'inflation, parce que l'Italie et l'Espagne, dès lors, gagneraient en compétitivité de façon importante par rapport aux pays du Noyau dur, les pays de l'Euro.

Contrairement à ce que l'on pense généralement, ces pays ne seraient pas tellement affectés par des dévaluations italiennes et des dévaluations espagnoles parce que ces pays dévalueraient, certes, et naturellement ils gagneraient en compétitivité, mais en contrepartie, ils pourraient avoir une activité plus soutenue et cela offrirait des marchés plus importants pour nos produits.

Par conséquent, les pays du "Noyau dur" n'ont pas à craindre des dévaluations compétitives de l'Italie et de l'Espagne. Le problème que met en évidence la comparaison des deux scénarios, c'est que l'Italie aurait beaucoup du mal à l'avenir à concilier la poursuite d'une politique budgétaire restrictive et le maintien d'une livre qui, actuellement, est relativement surévaluée.

En ce qui concerne la politique monétaire, on a fait globalement l'hypothèse d'un maintien des stratégies actuelles des banques centrales. Ce maintien des stratégies actuelles des banques centrales fait que les taux d'intérêt, à l'avenir, restent à des niveaux relativement élevés par rapport au taux de croissance. C'est ce que vous montre le tableau à la page 10 de l'annexe, où l'on voit que dans la période à venir, les taux d'intérêt longs restent supérieurs d'environ 2 points au taux de croissance du PIB, ce qui est grosso modo , mis à part de petits ajustements régionaux, ce que l'on avait connu sur la période précédente. Les taux d'intérêt diminueraient cependant un peu en Europe et particulièrement en France, parce que la France bénéficiera, si l'Euro se fait, de la disparition de la prime de risque vis à vis de l'Allemagne ; mais il n'y a pas de grand choc monétaire inscrit dans notre prévision, en ce sens qu'il y a une inertie des taux d'intérêt longs, il y a une certaine faiblesse de la croissance dans les pays de l'Union européenne et le taux d'intérêt long ne passe donc pas en-dessous du taux de croissance de l'économie ; on ne note pas de forte impulsion du côté de la politique monétaire.

Je vais maintenant passer la parole à Laurence BOONE qui va nous présenter l'autre grand choc de la période, à savoir les politiques budgétaires restrictives.

Mlle Laurence BOONE - Je vais compléter les hypothèses de la projection présentée par Henri STERDYNIAK en vous décrivant la situation budgétaire et ensuite, les résultats du compte seront présentés.

C'est une des premières fois dans l'histoire économique que l'ensemble des pays de l'OCDE a décidé de réduire ses déficits budgétaires de façon concomitante. Il y a donc un impact assez important de la situation budgétaire sur l'économie.

En effet, à court terme, les Etats-Unis visent l'équilibre budgétaire pour 2002. Au Japon, il y a eu plusieurs politiques de relance monétaire ces dernières années pour stimuler la demande, politiques qui ont creusé le déficit, et les autorités japonaises cherchent maintenant à corriger ce mouvement. Enfin, dans l'optique de l'Union monétaire en Europe, les différents pays cherchent à satisfaire le critère de déficit du traité de Maastricht qui est un déficit public inférieur à 3 % du PIB.

A court terme, nous avons retenu les hypothèses budgétaires qui sont présentes dans les lois de finances des différents gouvernements. En général, cela va cadrer nos projections pour les années 97-98. A plus long terme, nous avons retenu les grandes orientations affichées par ces gouvernements.

L'une des idées qui nous paraissait intéressante était de voir si les politiques d'assainissement des finances publiques avaient un impact sur la croissance. Nous avons donc évalué les efforts mis en place par les différents gouvernements et tenté d'en évaluer l'impact sur la croissance. Pour mesurer un effort budgétaire, il est nécessaire de regarder les variations du déficit public hors variations des charges d'intérêt de la dette et hors variations qui seraient purement conjoncturelles et dues à l'écart entre la croissance réalisée et la croissance potentielle. Nous avons ainsi tout d'abord recalculé ces efforts budgétaires et nous les avons ensuite insérés dans le modèle pour en évaluer l'impact sur la croissance.

Il faut noter que dans l'ensemble, les efforts budgétaires effectifs apparaissent légèrement moindres qu'ils ne sont annoncés par les gouvernements. Ainsi aux Etats-Unis, la politique budgétaire apparaît plutôt neutre pour l'activité. En Allemagne et en France, elle est plus restrictive, mais elle est de l'ordre d'environ 0,5 point de PIB par an. Enfin, au Japon où l'on annonçait un effort de plus de 2 points de PIB, il se révèle être à environ 1,3 point de PIB la première année, ce qui est tout de même très important. Finalement, en Italie où l'effort annoncé est d'environ 2 points de PIB, on a effectivement un effet extrêmement important, au moins en 1997.

Quels sont les résultats de cette simulation ?

Globalement, l'ensemble de ces efforts budgétaires pratiqués en même temps, entraîne une contraction de la demande qui va induire une baisse de l'activité, et donc une baisse des prix, parallèlement à une montée du taux de chômage. En réaction, les autorités monétaires baissent les taux d'intérêt. Plus particulièrement en Europe, la baisse de l'activité cumulée au bout des trois années est d'environ 1,5 point de PIB, malgré une baisse cumulée sur les trois ans des taux d'intérêt de 0,9 point. Le chômage augmenterait de 0,6 point à la fin de la période de simulation.

Au Japon, les efforts sont plus particulièrement importants en 1997, puisqu'ils représentent 1,3 point de PIB. On a une baisse de l'activité dès cette année 1997, de 1,5 point, malgré la baisse des taux d'intérêt - elle est faible la première année - et la dépréciation vis à vis du dollar.

Enfin, aux Etats-Unis, on va assister à un léger ralentissement de l'activité qui sera principalement dû à la baisse de la demande des pays partenaires, combinée à l'appréciation relative du dollar.

Au total, quel est l'effet sur les déficits budgétaires ?

Au Japon, au Royaume-Uni et en Italie, on assiste à un redressement significatif des finances publiques, puisque le Japon améliore son solde public de 0,9 point de PIB, de même que le Royaume-Uni, mais le redressement que l'on peut voir est moindre que l'effort qui a été mis en oeuvre. En effet, l'effort important mis en oeuvre, a réduit la demande qui a, en retour, pénalisé ces efforts. On a ainsi une réduction réelle des déficits budgétaires, mais qui reste limitée par la dépression induite de l'activité.

Maintenant qu'avec Henri STERDYNIAK nous avons revu l'ensemble des hypothèses monétaires et budgétaires cadrant la projection, je vais :

- présenter les principaux résultats de cette projection,

- rappeler brièvement l'environnement dans lequel ils se passent,

- présenter la tendance de moyen terme,

- me concentrer sur l'évolution du cycle.

En conclusion, nous soulignerons quelques incertitudes liées à cette projection et qui pourraient en modifier certains aspects.

Il faut tout d'abord rappeler que nous avons choisi, dans l'ensemble, des hypothèses mesurées. Il n'y a pas de retournement brutal des politiques monétaires et donc pas de crise financière ni de crise de change. Le dollar va être légèrement corrigé en 1998, mais il ne rejoindra pas les bas niveaux auxquels nous avions assisté ces dernières années. L'union monétaire va se mettre en place à la date prévue et les politiques budgétaires restent prudentes, puisque l'on a des efforts d'assainissement, mais on ne s'obstine pas à atteindre des objectifs.

En même temps, le contexte mondial est plutôt favorable à l'ensemble de la projection. Les pays en développement connaissent des taux de croissance élevés, notamment en Asie où les nouveaux pays émergents ont des taux de croissance annuels moyens d'environ 7 %. Les Pays de l'Est, sous l'effet conjugué de l'ouverture européenne et de la poursuite des réformes, devraient également connaître une croissance soutenue, de l'ordre de 5 % en moyenne annuellement. Globalement, la demande adressée par les pays en développement aux zones industrialisées va rester dynamique.

La projection se caractérise par une croissance modérée des pays de l'OCDE au cours des dix prochaines années. Elle serait aux alentours de 2 % en Europe et aux Etats-Unis, entre 2 et 2,5 % au Japon sur l'ensemble de la projection.

La projection se caractérise également par un retour du cycle, bien qu'il soit peu marqué, puisque l'on n'assiste pas à de brutales récessions ni à de vigoureuses hausses de la croissance.

On peut distinguer trois phases à ce cycle :

- les années 97-98, où la croissance se poursuit aux Etats-Unis et reprend plus fortement en Europe,

- les années 1999-2001 où la croissance se ralentit et l'activité progresse, mais plus faiblement,

- une reprise synchrone dans tous les grands pays de l'OCDE qui va s'amorcer en 2001 et s'affirmer progressivement, mais avec un taux de croissance annuel qui ne dépassera pas les 2,5 % à l'horizon de la projection.

Aux Etats-Unis, la progression de l'activité va commencer à se ralentir légèrement à partir de 1998, avec le renouvellement du stock de capital et de biens durables, et l'on atteindra un creux du cycle en 2001, avec un taux de croissance de 0,6 %, au plus bas du creux. Cependant, l'assouplissement de la politique monétaire va créer les conditions favorables à la reprise et la croissance dépassera à nouveau les 2 % dès 2003.

En Europe, la dynamique du cycle va résulter de la conjonction de plusieurs éléments, dans un contexte de politique budgétaire assez restrictive. L'appréciation récente du dollar, associée au bas niveau des taux d'intérêt réels favorise la reprise de l'activité en 97 et 98. La correction partielle du niveau du dollar en 98, associée au ralentissement américain, entraîne un essoufflement rapide du cycle en Europe.

Au total, pour 1997, la croissance serait robuste dans les pays de l'OCDE - puisque l'on a une croissance de l'ordre de 2,2 % aux Etats-Unis et de 2,4 % en France et en Allemagne -, sauf en Italie où la croissance ne serait que de 1,1 % et au Japon où elle plafonnerait à 1,7 % à la suite des importants efforts budgétaires mis en oeuvre par ces deux pays en 1997.

En 1998, la croissance devrait se poursuivre dans l'ensemble de la zone. On aura une croissance moyenne de 2,8 % en Europe, 2,3 % au Japon, mais de seulement 2,1 % aux Etats-Unis.

Ensuite, on aborde la phase de creux du cycle, qui ne sera pas très prononcée, puisqu'en 2001, année du creux, la croissance atteint les 1,1 % en moyenne annuelle, mais la reprise qui va suivre sera également modeste et le taux de croissance de l'OCDE ne devrait pas dépasser les 2,4 % au sommet du cycle qui devrait avoir lieu en 2003.

Dans ce contexte, il ne devrait pas y avoir de développement spectaculaire de l'inflation qui va rester modérée, mais également pas de résorption du chômage qui reste élevé en Europe.

En effet, la croissance des prix ne dépasse pas les 2,5 % dans les grands pays industrialisés, sauf en Italie et en Europe du Sud dans le cadre du scénario 1 où à la suite de la dépréciation des monnaies italienne et d'Europe du Sud, l'inflation atteindrait des niveaux proches de 4,5 %. Il faut noter qu'en Italie, ces niveaux seraient rapidement résorbés et en fin de période, l'inflation devrait rejoindre les 2,8 %.

Les taux de chômage en Europe restent stables, autour des niveaux actuels, sauf en Allemagne où le ralentissement de la population active, plus marquée en fin de période, permettra au taux de chômage de repasser sous les 10 %. Aux Etats-Unis, le taux de chômage devrait retrouver des niveaux plus proches des 6,5 % en fin de période, alors que le taux de chômage japonais repassera en-dessous des 2 % à l'horizon de la projection.

Enfin, les déficits budgétaires ne devraient pas se résorber complètement, mais ils vont rester contrôlés sur l'ensemble de la période et ils seront aux alentours de 2 points de PIB pour l'ensemble des pays de la zone OCDE à l'horizon de la projection. Les Etats-Unis et le Royaume-Uni qui prévoyaient un solde budgétaire nul à l'horizon de la projection, n'y parviennent pas ; leurs déficits publics se stabilisent autour de 2 points de PIB. Quant aux pays européens qui visaient à un équilibre budgétaire ou à un quasi-équilibre budgétaire, ils vont demeurer également au-dessus et afficher des déficits autour de 3 points de PIB à l'horizon de la projection.

Finalement, plusieurs incertitudes pourraient affecter nos résultats, notamment aux Etats-Unis où un relèvement des taux d'intérêt suivant des signes de conjoncture forte en 1997, pourrait remettre en cause l'ascension vertigineuse des marchés à laquelle on assiste et par là même, la fragile structure d'endettement des ménages qui verraient leur richesse nette se réduire. Le retournement serait alors beaucoup plus brutal que dans la projection et les fluctuations du cycle seraient beaucoup plus marquées.

Au Japon, la fragilité du système bancaire reste un sujet d'inquiétude à court terme, et l'ajustement budgétaire pourrait être renforcé si, comme dans notre projection, le solde public ne se redresse pas assez significativement, puisque les Japonais doivent faire face à un vieillissement de la population beaucoup plus rapidement que les pays européens et les Etats-Unis.

En Europe enfin, on pourrait espérer que le choc favorable de la récente appréciation du dollar améliore plus nettement les anticipations des agents, ce qui pourrait conduire à une phase de croissance plus robuste que dans notre projection. Ainsi la mise en place de l'UEM, qui représente une des grandes incertitudes de notre projection, se ferait-elle dans un environnement beaucoup plus porteur.

M. Henri STERDYNIAK.- Je voudrais simplement évoquer deux questions :

1. la croissance potentielle.

Vous avez remarqué que dans notre compte, la croissance est relativement faible en Europe et l'on peut se poser la question suivante : cette croissance relativement faible correspond-elle à un affaiblissement durable de la croissance potentielle en Europe et plus généralement dans les pays de l'OCDE ?

Nous avons une fiche dans notre étude (page 37 de l'annexe) sur la croissance potentielle, dans laquelle on rappelle qu'il existe un certain nombre d'estimations en provenance des institutions internationales selon lesquelles la croissance potentielle a fortement diminué en Europe et qu'elle ne serait plus que de l'ordre de 2 à 2,2 % dans la plupart des pays européens, et que l'écart entre la production et la production potentielle serait relativement faible : de l'ordre de 2 à 3 points.

Selon nous, ces travaux sont extrêmement contestables : soit ils proviennent de méthodes statistiques dans lesquelles ce que l'on appelle la production potentielle n'est en fait qu'un lissage de la production passée, soit ils proviennent de méthodes plus économiques, mais dans lesquelles ce résultat est obtenu par un certain nombre d'hypothèses très contestables, en particulier l'hypothèse qu'il y aurait eu un nouveau ralentissement tendanciel de la productivité des facteurs depuis 1991, ralentissement dont on ne s'expliquerait pas les causes.

Un deuxième élément douteux dans ces estimations est qu'elles reposent sur l'idée que les taux de chômage d'équilibre, c'est-à-dire les taux de chômage qui n'accélèrent pas l'inflation, seraient maintenant extrêmement élevés en Europe : 11 à 12 %, donc très proches des taux de chômage effectifs. Or, selon nous, les taux de chômage actuels en Europe sont plus élevés que les taux de chômage effectif, et la preuve en est que l'on constate, dans tous les pays d'Europe, à l'heure actuelle et dans notre projection, une tendance permanente à la baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée et à la désinflation, ce qui pour nous est un indice que la situation en Europe est déséquilibrée et que le taux de chômage est supérieur au chômage d'équilibre.

Enfin, dans la plupart de ces analyses, on considère comme exogène l'évolution du stock de capital. On considère que cela correspond à une contrainte en soi, alors que selon nous, s'il y avait une demande plus vigoureuse, étant donné la bonne santé financière des entreprises, celles-ci n'auraient aucune difficulté à accroître leurs capacités de production, même s'il peut y avoir transitoirement une période difficile liée au fait que l'investissement des entreprises serait en retard sur les besoins de production.

Cela nous conduit à dire qu'il y a actuellement un écart important en Europe entre la production et la production effective, et que le faible niveau de production que nous observons dans notre compte n'est pas lié à une contrainte du côté de l'offre, mais simplement à une demande qui reste durablement insuffisante. En effet, lorsqu'il y a un choc dans l'ensemble des pays européens, comme on l'a vu par exemple en 1991-1993, les mécanismes de retour spontané au plein emploi du travail et même du capital ne jouent pas. Le chômage fait pression sur les salaires, donc la demande est faible, l'investissement ne se redresse pas même si les profits sont bons, parce que la contrainte de demande est importante. S'il n'y a pas une politique économique concertée de relance, l'économie peut ainsi rester durablement dans un sentier s'éloignant de la croissance potentielle.

2. Le déclin de l'Europe

Pour terminer, je vous propose de méditer sur le graphique 3 de la page 13 de l'annexe, qui est en quelque sorte un résumé des perspectives de production qui se trouvent dans notre projection.

On observe que le déclin de la part de l'Europe, de la part des Etats-Unis et même maintenant de la part du Japon dans le PIB mondial se poursuit et on voit le point important qui est la montée en puissance de l'Asie hors Japon, en même temps que la relative stagnation des autres zones : Amérique latine, monde arabe et encore plus Afrique.

Naturellement, l'importance de l'Europe et des Etats-Unis diminue d'ici 2005. C'est un phénomène heureux, c'est l'enrichissement des pays pauvres, et on ne peut pas lutter contre cette tendance, sauf à vouloir empêcher le développement des pays les moins avancés. Ce développement des zones les plus pauvres doit s'accompagner de l'acceptation que ces pays auront de plus en plus une influence politique et économique accrue. La baisse de la part de l'Europe est donc relativement normale de ce point de vue.

En revanche, l'Europe souffre, dans notre projection, d'une croissance insuffisante, ce qui pose la question suivante : quels projets pour l'Europe ?

Deux axes nous semblent importants :

- bien redéfinir les frontières de l'Europe, c'est-à-dire accentuer la coopération avec les pays de l'Europe de l'Est et les pays de la zone méditerranéenne, parce qu'il y a là des possibilités importantes de développement. Il faut saisir ces possibilités, il faut se construire, comme les Etats-Unis et le Japon ont su le faire, des zones en développement rapide qui peuvent aider le développement de l'Europe.

- le problème de l'édification d'un projet social et économique commun à l'Europe, ce qui pose toute la question de la coopération en Europe, non pas seulement en matière monétaire, mais également en matière de politique budgétaire et de politique sociale.

L'Europe doit réaffirmer son modèle social plutôt que d'essayer de prendre modèle sur des pays lointains.

Monsieur le Président, Messieurs les Sénateurs, je vous remercie.

M. Bernard BARBIER, Président .- C'est moi qui remercie vivement l'équipe MIMOSA - je dis "l'équipe", parce qu'il y a beaucoup de monde qui travaille - et notamment les deux porte-parole, M. Henri STERDYNIAK et Mlle Laurence BOONE.

Il y a matière à grande réflexion dans tout ce que vous nous avez dit.

Je crois que M. Jean PISANI-FERRY, Directeur du CEPII, souhaite dire quelques mots et que M. Pierre-Alain MUET, Directeur du Département d'Econométrie de l'OFCE, en fera de même ensuite.

Je passe la parole à M. PISANI-FERRY.

· M. Jean PISANI-FERRY, Directeur du CEPII .-

Merci, Monsieur le Président. Simplement quelques mots.

Ces exercices de projection servent à la fois à poser des questions, et à essayer d'apporter des réponses. D'une certaine manière, dans un travail d'élaboration d'une projection, il y a le temps des questions et le temps des réponses. Traditionnellement, le Sénat nous accueille pour la première présentation et donc la première discussion sur nos travaux de projection, c'est-à-dire à un moment où ce travail est encore du côté des questions, en quelque sorte, et peut-être cette année, plus encore que d'habitude, ce qui nous a d'ailleurs conduits à mentionner sur le document que vous avez que c'est une version provisoire. C'est sur la base de la discussion qui va avoir lieu, et notamment des réactions que va nous communiquer Michel DIDIER, que nous souhaitons continuer à travailler, parce que les incertitudes sont nombreuses.

Je voudrais simplement en souligner trois :

- La première concerne la croissance, notamment de l'économie mondiale et singulièrement dans les pays industriels.

Henri STERDYNIAK a parlé d'une vision "grise" ; mais il nous a rappelé qu'un certain nombre de travaux de projections dans le passé avaient été considérés comme pessimistes et se sont révélés ex post plus optimistes.

Cette projection nous présente une vision de l'avenir dans laquelle l'Europe renonce définitivement à résorber le déficit de croissance des années 90. Et non seulement elle ne retrouve pas les années perdues, mais elle-même et les Etats-Unis se retrouvent, à moyen terme, sur une tendance de croissance qui est inférieure même à la tendance séculaire. Ce n'est plus simplement par rapport aux Trente Glorieuses qu'il y a un ajustement et un retour à ce qui serait des tendances séculaires de croissance : la croissance serait sur quinze ans, nettement en-dessous des tendances séculaires.

Il y a donc de fortes questions sur ce qui justifie, ce qui explique ce type d'évolutions. Sont-ce des évolutions que l'on peut attribuer aux politiques économiques, en dépit d'un compte dans lequel les taux d'intérêt réels reviennent à un niveau plus normal, après la phase des années 80 à 90 dans lesquelles les taux d'intérêt réels ont été très élevés ? Premier ensemble de questions sur la croissance.

Deuxième ensemble de questions sur un point plus particulier, mais important actuellement pour nous, le dollar : l'évolution du dollar reflète-t-elle une évolution vers ce que l'on peut considérer être un taux d'équilibre ? Au cours des derniers mois, s'est-on rapproché ou éloigné d'un taux d'équilibre ?

La projection nous dit : on s'en est d'abord rapproché, puis éloigné, et l'on va revenir en arrière. Il y a des raisons pour cela, à savoir de considérer que le niveau d'équilibre du dollar est très significativement en-dessous de la parité de pouvoir d'achat, autrement dit que le niveau d'équilibre macro-économique est très significativement en-dessous de ce que les industriels considèrent être le taux de change normal du dollar. Cela peut aussi faire l'objet de débats et de discussions.

En tout cas, ce que montre l'exercice de variantes associé à la projection, c'est que le taux de change du dollar est une variable importante pour la croissance européenne dans les années à venir.

Le troisième point sur lequel il y a des incertitudes - mais elles sont explicitement présentes dans la projection -, est la question de l'Union monétaire et des scénarios qui y conduisent.

Deux scénarios sont présentés :

- un scénario dans lequel se forme un "noyau dur" et où celle-ci donne naissance à une irréversibilité, c'est-à-dire que le fait d'opter pour une configuration initialement restreinte conduit ceux qui n'y sont pas admis, à diverger durablement, sous la pression des marchés, mais avec les réactions endogènes que cela suscite ensuite ;

- un scénario dans lequel une large union se forme d'emblée, parce que l'UE accepte l'ensemble des pays raisonnablement candidats.

Certes, il y a d'autres incertitudes sur la question de savoir si l'Union monétaire démarrera à la date prévue, mais à supposer qu'elle le fera, ces deux scénarios couvrent-ils l'ensemble des possibles ? Un scénario dans lequel on démarrerait dans une configuration restreinte signifie-t-il nécessairement l'exclusion durable des autres ? Ne peut-il y avoir ce scénario de "noyau initial" avec une clause de rendez-vous maîtrisé ?

Cela fait partie des questions, me semble-t-il. En tout cas, ces questions d'Union monétaire ont un peu le caractère d'une bifurcation dans la projection, selon les hypothèses que l'on est amené à retenir, et Henri STERDYNIAK l'a souligné, l'incertitude, en l'occurrence, n'est pas seulement économique, elle est aussi politique.

Il me semble donc, Monsieur le Président, que si l'exercice de projection est toujours un exercice de modestie, et c'est encore plus vrai cette année, nous attendons beaucoup de cette discussion et des réactions qui vous nous être données. Je voudrais donc vous remercier de nous accueillir et d'organiser cette discussion.

M. Bernard BARBIER, Président.- C'est moi qui vous remercie parce que l'on n'aurait jamais fait le travail que l'on a fait, depuis douze colloques, si nous n'avions pas reçu des experts, des spécialistes, qui sont d'ailleurs devenus des amis. Nous travaillons maintenant beaucoup ensemble, et je dois dire, à cet égard, que la symbiose qui existe avec le Service des Etudes est tout à fait parfaite.

La parole est maintenant à M. Pierre-Alain MUET qui veut bien aussi donner son sentiment sur ces premiers commentaires.

· M. Pierre-Alain MUET, Directeur du Département d'Econométrie de l'OFCE .-

Merci, Monsieur le Président. Vous venez de rappeler qu'il s'agissait du XIIème Colloque et je voudrais rappeler de mon côté, que dès 1984, vous avez souhaité associer, aux côtés des administrations économiques, les instituts indépendants dans votre diagnostic à moyen terme. Cela a été, tout au long de cette période un puissant stimulant pour les travaux de l'OFCE, et la Délégation pour la Planification au Sénat a joué notamment un rôle important dans le développement de notre modélisation multinationale.

Je me limiterai à deux brèves remarques : la première sur la projection, la deuxième, sur l'Union monétaire et les institutions.

En ce qui concerne la projection, vous avez peut-être le sentiment que c'est un peu toujours le même scénario que nous vous présentons. Dans les situations qui apparaissent un peu plus favorables, on a une reprise à court terme de la croissance et puis l'Europe notamment retombe dans une croissance faible qui ne permet pas de stabiliser le chômage ou qui le stabilise juste. Dans le passé, au moins au cours des cinq ou six dernières années, c'est malheureusement ce qui s'est observé.

Je crois qu'aujourd'hui, les chemins sont plus ouverts, mais je l'évoquerai dans ma seconde remarque.

En même temps, les présentations qui vous ont été faites ont insisté sur le fait que l'Europe restait éloignée de sa croissance potentielle, ce qui veut dire que les politiques économiques ont encore un rôle majeur à jouer dans la croissance économique, puisque c'est pour l'essentiel du côté de la demande que se situe la limite de la croissance, du moins dans le diagnostic porté par l'équipe MIMOSA.

Ceci veut dire qu'il n'y a pas de fatalité à cette croissance lente. Il n'y a pas plus de fatalité au chômage qu'il n'y avait de fatalité à l'inflation au début des années 1980. L'Histoire a montré que l'on a su résoudre l'inflation par des politiques économiques restrictives.

Il est peut-être plus difficile de résoudre le problème du chômage, parce que c'est un facteur qui s'accumule, qui se modifie beaucoup plus lentement que l'inflation. Mais d'une certaine façon, le message que traduit la projection, même s'il apparaît très pessimiste, a un côté optimiste, en ce sens que des politiques qui auraient une orientation différente pourraient permettre une reprise de la croissance.

On voit bien ce que dessine, en fait, la projection. Après une période de croissance faible, comme celle que l'on a connue au cours des cinq dernières années, on a deux héritages : d'une part, le chômage, d'autre part, des déficits publics et un endettement élevé.

Il est délicat de résoudre ces deux problèmes. Si l'on s'attaque aux déficits par des politiques budgétaires restrictives, on arrive peut-être, quand on est seul à le faire, à résoudre le problème du déficit, mais au détriment de la croissance. Et quand tout le monde le fait - c'est ce que vous montrait l'un des thèmes illustré dans cette projection -, le ralentissement de la croissance est tellement fort qu'en définitive, on réduit peu les déficits et l'on ralentit fortement la croissance.

Implicitement le message qui ressort de cette projection est qu'il faut poursuivre le rééquilibrage qui s'est produit dans les politiques monétaires et budgétaires. Il faut aujourd'hui continuer l'expansion monétaire, c'est-à-dire maintenir le plus longtemps possible les taux d'intérêt au niveau le plus bas possible pour à la fois réduire les déficits par la croissance et par la baisse des charges d'intérêt et pour réduire le chômage par la croissance économique.

Du côté de la réduction des déficits, il faut donc être prudent et un peu plus compter sur la croissance impulsée par la politique monétaire que sur les restrictions budgétaires elles-mêmes.

On sent bien que ceci est délicat à mener, parce que si dans un pays il est déjà difficile de trouver ce que les économistes appellent le bon " policy mix" c'est-à-dire le bon dosage des politiques monétaires et budgétaires, c'est encore plus difficile au sein de quinze pays.

Ceci m'amène à ma deuxième remarque qui a trait aux institutions et à l'Union monétaire.

L'Union monétaire est un changement majeur que les économistes ont encore du mal à appréhender. Il y a une réflexion assez importante qui se développe ces dernières années dans la théorie économique sur le rôle des institutions. Tous les économistes ont conscience que les institutions sont fondamentales dans la croissance économique. Il suffit de se reporter aux Trente Glorieuses. Qu'est-ce qui a fait qu'au cours de cette période, on a pu connaître une croissance aussi forte ? Je crois que la plupart des économistes reconnaissent que le système monétaire, le système de Bretton Woods a joué un rôle important et c'est en partie parce que ce système a éclaté que nous avons connu de telles difficultés par la suite.

Mais en même temps, les économistes qui essayent de quantifier la croissance économique ne rentrent pas ces facteurs institutionnels dans leurs modèles, parce que l'on ne sait pas le faire.

Pour l'Union monétaire, c'est un peu la même chose. Nous sommes impuissants avec nos instruments pour appréhender des changements institutionnels aussi importants. Je mentionnais d'ailleurs dans ma première remarque, les difficultés à coordonner et à trouver le bon dosage des politiques économiques. Ces difficultés ont en effet une composante politique, qui est la faiblesse de nos institutions politiques européennes. Par conséquent, un changement comme l'Union monétaire peut conduire à des situations très différentes de celles que nous connaissons actuellement.

Je conclurai sur ce point. Je crois que l'avenir est beaucoup plus ouvert que l'on a tendance à l'évaluer avec nos instruments.

Je vous remercie, Monsieur le Président.

M. Bernard BARBIER, Président.- Merci de ce point final, plus optimiste.

Je vais maintenant donner la parole à M. Michel DIDIER qui est Directeur de l'Institut REXECODE, car je pense qu'il a écouté à sa façon et il va réagir au travail qui vient de vous être présenté.

· Réactions et commentaires de M. Michel DIDIER, Directeur de REXECODE .-

Je vais essayer de limiter - parce qu'il y a énormément de choses dans le dossier qui nous est soumis - mes propos à quelques réactions tirées de ma propre expérience et de ma propre vision des choses, sur trois aspects des travaux proposés, mais qui sont souvent un peu mêlés dans l'analyse, à savoir :

- l'aspect prévision,

- l'aspect explication du passé qui est à la base de la prévision,

- ce qui affleure, bien que ce ne soit pas explicitement un élément du dossier, c'est-à-dire ce que j'appellerai les "quasi-recommandations" que l'on peut lire au travers des explications.

Je le ferai en axant mon intervention sur la France et sans focaliser sur le court terme, mais tout de même en attachant plus d'importance à ce qui va se passer d'ici l'an 2000 qu'en 2005, car sur cette période, nos idées sont encore assez incertaines, je ne vous le cache pas.

Pour résumer mon point de vue, je dirai que je suis assez d'accord avec l'allure générale de la prévision qui nous est proposée sur la tendance spontanée de l'économie mondiale dans les années à venir ; que je suis plus réservé sur certains éléments de l'explication du passé et assez en désaccord sur les recommandations implicites que j'ai cru lire entre les lignes.

Sur la prévision, nos perspectives vont moins loin que celles de l'OFCE, mais comme je l'ai indiqué, c'est surtout le début de période qui nous intéressait, c'est-à-dire les quatre à cinq ans à venir - je crois que cela suffit pour pouvoir réagir.

Ce qui nous est proposé ici, c'est une perspective avec un taux de croissance de 1,7 % aux Etats-Unis en moyenne. Personnellement, je considère que c'est trop faible, quand on voit l'état de l'économie américaine aujourd'hui. On nous propose une croissance de l'ordre de 2 - 2,1 % dans l'Union européenne. Cela me paraît tout à fait réaliste, peut-être d'ailleurs plus vraisemblable pour 1997-1999, contrairement au profil qui est sous-jacent, que pour la suite, où l'on peut imaginer que les choses peuvent aller mieux.

Cette croissance "molle" s'accompagnerait de fortes pressions désinflationnistes ou déflationnistes dans le document. Sur ce point, en fait, il me semble que ce que l'on appelle "fortes pressions désinflationnistes", c'est en fait - parce qu'elles sont dues essentiellement aux pays qui ont encore une inflation plus élevée que les autres en Europe, c'est-à-dire l'Italie, le Royaume-Uni, l'Espagne - à la convergence des inflations européennes à un niveau modéré, mais à mon sens, tout à fait soutenable sur le long terme.

En revanche, la perspective manque de hardiesse sur les taux d'intérêt. Il nous semble que les taux d'intérêt proposés pour l'Europe sont toujours trop élevés et qu'il est insuffisamment tenu compte à la fois de la désinflation et du contexte de croissance modeste proposée ici.

C'est un point essentiel, parce que ce qui a souvent distingué REXECODE d'autres instituts dans le passé, c'est que nous avons toujours considéré que la vraie condition d'un redémarrage durable de l'économie européenne était de nouvelles baisses de taux d'intérêt, aussi bien des longs que des courts. J'ai d'ailleurs toujours été plus que réservé sur les perspectives économiques - et là, je parle court terme, c'est-à-dire de la période prochaine - qui faisaient redémarrer l'économie européenne avant que les taux d'intérêt aient suffisamment baissé. L'expérience a montré que nous avons connu plutôt de fausses reprises en Europe, dans les années 90, et la question peut se poser aussi pour l'amélioration actuelle, celle que nous constatons pour la période prochaine. Mais attention, qu'il n'y ait pas à nouveau une fausse reprise européenne.

Sur l'explication du passé, j'ai des réserves essentiellement sur la pondération donnée aux facteurs explicatifs.

Certes, au travers de MIMOSA qui, en quelque sorte, synthétise ces mécanismes, bien sûr, il faut utiliser les outils existants. Je n'ai pas d'objection à la culture du mimosa... mais je pense qu'il faut se garder de toute monoculture... et de ce point de vue, je remercie M. le Président BARBIER d'avoir voulu semer quelques graines de REXECODE dans ce jardin de MIMOSA où il est utile d'avoir plusieurs essences.

Mes réserves tiennent pour une large part au rôle que l'on fait jouer aux déficits publics dans les mécanismes macro-économiques et les comportements des acteurs économiques, et ceci n'est pas sans lien avec la question des taux d'intérêt.

L'insistance à mettre au centre de l'explication les politiques budgétaires dites restrictives - c'est déjà un message - révèle bien l'explication privilégiée.

En fait, on écrit par exemple quelque part : "Dans aucun pays, le creusement des déficits publics n'apparaît comme une cause autonome de difficulté due à des politiques budgétaires inconsidérées". Je suis désolé, mais quand on regarde la période 90-95, il y a eu une dégradation spectaculaire des finances publiques en France et, de façon générale, en Europe, et cette dégradation - je ne m'étends pas - s'explique clairement par une forte dérive des dépenses publiques. Le cas de la France est tout à fait typique à cet égard, où la dépense publique a augmenté deux fois plus vite que la recette et deux fois plus vite que le PIB.

Je suis convaincu, pour ma part, que cette dérive française et européenne est une cause majeure de la fausse reprise de 94-95 et de l'enlisement dans la croissance "molle" que nous entrevoyons, les uns et les autres, il faut le dire, pour la période à venir.

Il est d'ailleurs intéressant d'observer que ces mêmes perspectives présentées il y a deux ans, à l'aide des mêmes outils, envisageaient une croissance française de 2,8 % en 1995 et de 2,6 % en 1996, avec une nette reprise de l'investissement productif que REXECODE ne considérait pas comme possible à l'époque ; ceci, parce que nous estimions que les déficits publics et les taux d'intérêt restaient encore trop élevés pour autoriser ce redémarrage.

Une autre confirmation du faible rôle que le modèle fait jouer à la politique budgétaire et aux ajustements de taux d'intérêt, se trouve aussi dans les prévisions d'il y a deux ans concernant les taux d'intérêt eux-mêmes. Selon ces perspectives, le taux à trois mois devrait être aujourd'hui à 5,8 %, c'est-à-dire au-dessus du taux de 94-95 - je n'ose pas songer à la situation de l'économie française si nous n'avions pas eu, fort heureusement, une forte baisse de taux grâce à la réduction du déficit public.

Je ne rappelle pas ces chiffres pour dire que, quelquefois, les prévisionnistes font des erreurs, tout le monde en fait, c'est le lot des prévisionnistes, mais pour essayer d'en tirer collectivement des enseignements pour l'explication du futur et sa prévision.

Remarque dernière, toujours dans le même sens, tirée cette fois de l'observation : je crois qu'il faut être attentif au fait que la lueur d'amélioration conjoncturelle de 1996 doit beaucoup à la politique de réduction des déficits budgétaires. C'est un peu un renversement de la vision des choses, mais renversement auquel je crois, ce qui remet en cause l'idée que moindre déficit égale politique restrictive.

Je vous donne simplement deux chiffres sur la période récente. Bien sûr, vous savez tous que les taux d'intérêt en France ont fortement baissé grâce à l'affichage d'un cap budgétaire clair et en réduction, et que ceci a eu sur l'économie française, en 1996, des conséquences assez différentes de celles qui étaient annoncées.

Selon les comptes trimestriels de l'INSEE, en valeur, le besoin de financement des administrations publiques s'est sensiblement réduit dans le courant de l'année 1996. Pour donner un chiffre trimestriel en équivalent annuel, pour que l'on puisse le comparer à des chiffres connus, ce besoin de financement est revenu de 400 milliards au début 1996 à un peu moins de 300 milliards au troisième trimestre 1996.

Ce qui est intéressant, c'est ce qui s'est passé en-dehors du secteur public, c'est-à-dire du côté des ménages notamment. On constate que les ménages ont quasiment de façon symétrique, réduit leur épargne financière, qui était en effet aux alentours de 400 milliards et qui est revenue aux alentours de 300 milliards au troisième trimestre 1996. Que s'est-il passé ? Tout s'est passé comme si les ménages voyaient, dans la réduction des déficits publics, une moindre menace de prélèvements futurs et adaptaient leur comportement en redevenant plus favorables à la consommation. C'est, en quelque sorte, ce qui a sauvé le peu de croissance de la France en 1996.

Ceci est, certes, conjoncturel, mais cela montre bien que les mécanismes ne fonctionnent pas toujours de la façon la plus classique, de la façon que l'on croit en tout cas.

En définitive, au-delà des premiers effets keynésiens qui existent toujours quand on réduit le déficit public, je crois que le renversement de conjoncture doit finalement pas mal à l'amorce de réduction de nos déficits publics.

Conclusion : ce n'est pas de trop grande rigueur budgétaire que la croissance française et européenne s'est étouffée, mais c'est d'insuffisance de rigueur budgétaire.

Toujours en ce qui concerne les désaccords d'analyse, il me semble que le rôle que l'on fait jouer au partage de la valeur ajoutée n'est pas le bon. Le niveau bas de la part des salaires dans la valeur ajoutée est conçu ici et là, dans l'analyse, comme responsable de la croissance économique faible, et elle aurait comme contrepartie, des profits élevés - Henri STERDYNIAK l'a dit deux fois dans son exposé - dont les entreprises, en quelque sorte, ne sauraient que faire. Ce raisonnement permet de conclure qu'il va bien falloir que cela cesse et que l'investissement va être dynamique dans la période prochaine. C'est d'ailleurs une erreur qui avait déjà été commise en 1994 et l'expérience a montré que l'investissement n'est pas vraiment reparti.

En fait, on comprend assez peu de choses à ce qui se passe depuis 1990, si l'on prend comme indicateur de résultats financiers des entreprises la part des profits dans la valeur ajoutée ou la part des salaires dans la valeur ajoutée. Les seuls vrais indicateurs de résultats qui commandent notamment les perspectives d'investissement, sont les ratios de retour sur le capital ou sur fonds propres, ratios à comparer d'ailleurs aux taux d'intérêt, c'est-à-dire, au fond, l'excédent de la rentabilité sur le taux d'intérêt, ce qui récompense le risque d'investir et d'entreprendre.

Or, le mécanisme en cours me paraît être ou avoir été le suivant - et quand je dis "être", c'est vrai aussi, parce qu'il continue : d'une part, la rupture de croissance de 1990 plus l'incertitude dans laquelle nous vivons depuis, la pression concurrentielle dans laquelle vivent les entreprises depuis 1990, avec des fausses reprises, des baisses de prix industriels, de fluctuations très courtes, des espoirs très vite déçus ; d'autre part, le niveau, qui reste élevé, des taux d'intérêt réels, auquel se sont ajoutés d'ailleurs, dans la période récente, des aléas sur les taux, a conduit les entreprises à privilégier délibérément le désendettement et le retour aux fonds propres, seule condition permettant d'assurer leur sécurité sur moyenne période. Or, la seule façon de se désendetter, c'est de dégager une capacité de financement, et pour ce faire, il faut gérer de façon rigoureuse ses coûts d'exploitation et ses investissements.

Faible part des salaires et modestie de l'investissement sont, en fait, toutes deux, des conséquences d'un même phénomène qui n'est pas des profits élevés, mais qui est une contrainte financière. La capacité de financement des entreprises révèle cette contrainte et elle n'est en rien le signe d'une aisance financière qui serait inemployée.

Le critère de profits significatifs - j'insiste sur ces points, parce que ce sont des choses qui, dans les mécanismes de modélisation, sont peut-être, sauf ignorance de ma part, assez peu intégrées - n'est pas un partage mais une rentabilité, c'est-à-dire un taux de retour sur le capital. Or, ce taux de retour a rechuté au début des années 90 - il s'était amélioré dans la deuxième partie, c'est vrai, et les investissements étaient repartis -, il se reconstitue très lentement depuis 1993 et il ne peut le faire que lentement, parce que, de façon générale, les flux changent lentement les stocks, de sorte que le désendettement et la reconstitution d'une profitabilité suffisante prennent des années.

La situation semble évoluer dans la bonne direction, mais je crois que l'ajustement dans lequel nous sommes depuis le début des années 90 n'est pas vraiment terminé et, de ce point de vue, je trouve la perspective proposée trop optimiste à court terme et trop pessimiste à moyen terme.

J'en viens très brièvement à ce que j'ai appelé les "recommandations implicites" du rapport, si les auteurs acceptent ce terme.

Si je comprends bien les raisonnements donnés dans ces explications, on est tenté de penser, et en tout cas on interprète la chose comme l'idée, que plus de croissance passerait par des politiques budgétaires moins restrictives et par un partage de la valeur ajoutée plus favorable aux salaires.

Or, ces deux voies sont, à mes yeux, deux voies qui reporteraient la reconstitution de la rentabilité, qui reporteraient la fin du désendettement et qui reporteraient la reprise de l'investissement, donc le déclenchement des mécanismes de croissance. Je l'ai évoqué assez clairement sur les politiques budgétaires, je n'y reviens pas.

Quant à l'idée d'une sorte d'anticipation salariale provoquée ou recherchée, elle ne ferait que freiner le rééquilibrage financier du système productif et son retour à des comportements plus expansifs.

Restent deux aspects sur nos relations avec le reste du monde.

Premier aspect : la question européenne.

Certes, on peut faire plusieurs scénarios, mais il me semble qu'il faut être bien conscient de ce que la réalité de tendances de l'Europe, c'est actuellement la convergence. Bien sûr, nous avons les yeux rivés sur les fameux 3 %, mais la réalité, c'est que l'Europe converge fondamentalement dans son tréfonds économique, de manière très rapide actuellement. Or, ce qui est le vrai critère de la convergence, c'est l'inflation, car on peut vivre avec des déficits différents entre deux pays, mais force est de reconnaître que l'on ne peut pas vivre avec une monnaie unique et des taux d'inflation durablement différents.

Or, cette convergence de l'inflation et d'ailleurs des taux d'intérêt longs est quasiment faite, à horizon de 1997. Les critères montrent en effet que, pratiquement, l'Europe est faite sur ce critère de convergence.

Je suis donc assez optimiste sur la capacité de nos dirigeants politiques, le jour venu - je dis bien le jour venu, car il y a des choses que l'on ne peut pas faire par avance - pour apprécier les critères qui restent - c'est-à-dire les critères de déficit public sur lesquels nous avançons, mais il est vrai que la barre des 3 % ne sera probablement pas atteinte de façon générale - de manière telle que l'on comparera, le jour venu, les avantages et les inconvénients collectifs qu'il y a à interpréter des critères ou à casser une mécanique qui évolue favorablement.

De ce point de vue, les résultats qui nous sont présentés me laissent rêveur mais aussi inquiet, c'est-à-dire que je doute que l'on prenne un scénario 1 ou un scénario 2 ; finalement, cela change aussi peu les choses pour l'Europe dans son ensemble, car quand on compare les deux scénarios et la croissance européenne, c'est vraiment au niveau du 1/10ème de point.

Je crois que si malheureusement le scénario de l'arrêt devait se produire - car le report veut dire véritablement l'arrêt -, il se passerait des choses bien plus désagréables pour l'Europe dans son ensemble et pas simplement pour tel ou tel pays, que ce qui est décrit.

Deuxième aspect - et je terminerai là-dessus - de nos relations avec le reste du monde : ce deuxième aspect est, en fait, contenu dans le titre du rapport. Si "la croissance est ailleurs", il faut aller la chercher là où elle est et pour aller la chercher là où elle est, il faut se mettre en position d'être compétitif pour pouvoir bénéficier, non pas pour la prendre à autrui - l'économie n'est pas un jeu à somme nulle - mais pour être en état d'avoir une offre compétitive, d'avoir des produits compétitifs, de réinvestir pour pouvoir faire ces offres.

Je crois que l'attente, en termes de demande mondiale, est quasiment infinie à l'échelle d'une économie ou d'une industrie comme celle de la France. La question est de savoir la capter.

J'espère que cette question sera présente dans la seconde étape des réflexions du CEPII et de l'OFCE que nous a annoncée M. PISANI-FERRY.

Merci, Monsieur le Président.

M. Bernard BARBIER, Président .- Merci à vous, Monsieur DIDIER. Vous avez présenté les choses de telle façon que dans quelques instants, après avoir entendu M. LAROQUE, nous aurons une discussion avant de passer au dernier orateur de cette matinée.

Je donne la parole à M. LAROQUE, qui est Directeur des Etudes et Synthèses économiques à l'INSEE et qui va nous présenter un point de vue sur le potentiel de croissance de l'économie française.

Nous avons prévu environ un quart d'heure, afin de garder le temps nécessaire à la discussion ou aux questions qui seront posées, avant que Mme GRUNBERG, qui est venue spécialement de New-York, clôture ce Colloque par les réflexions menées Outre-Atlantique sur la mondialisation.

III. Point de vue sur le potentiel de croissance de l'économie française

· M. Guy LAROQUE, Directeur des Etudes et Synthèses économiques à l'INSEE .-

Je vais peut-être changer de point de vue par rapport à ce qui vient d'être dit. Je prendrai moins la vision mondiale, la vision européenne et géopolitique que vient de discuter Michel DIDIER et je vais me rapprocher de problèmes plus français pour essayer de décrire ce que je pense être la croissance potentielle en France, et comment ce sentier de croissance potentielle peut se situer par rapport à la perspective tracée par Henri STERDYNIAK et Laurence BOONE.

Si, pour aborder ce problème : quelle est la croissance potentielle en France ?, je restreins la perspective sur le plan géographique, je vais l'étendre sur le plan de l'horizon et me placer dans un horizon lointain, pas trop défini, par exemple vingt ans.

Il y a toujours des problèmes sémantiques autour du mot "potentiel", je vais donc essayer de décrire ce que pourrait être la croissance de notre pays si l'on maintenait le plein emploi des facteurs ou en tout cas, si l'on se maintenait à un taux de chômage constant.

Je ne vais pas m'intéresser au problème essentiel qui demeure derrière les questions soulevées dans les projections et qui est : comment résorber le chômage ? Je vais laisser cette question de côté et regarder le sentier que l'on peut tenir à long terme. Bien sûr, s'il y a en plus des réserves à faire travailler, on pourra imaginer, pour rattraper ce sentier, une croissance de transition qui sera beaucoup plus élevée que cette croissance de long terme.

Il est intéressant, me semble-t-il, pour juger des projections qui nous ont été données, de voir quel est le sentier que l'on peut tenir à taux de chômage constant, car si l'on est en-dessous de ce sentier, cela signifie probablement que le chômage monte et inversement, si l'on est au-dessus, on résorbe un peu les capacités de travail mal employées aujourd'hui.

Comment procéder pour cet exercice, toujours périlleux ? Vingt ans, certes, c'est moins périlleux que cinq, parce que nous ne serons peut-être pas tous là pour confronter les prévisions et les réalisations, mais d'un autre côté, c'est un horizon beaucoup plus lointain avec des aléas beaucoup plus forts que même cet aléa européen qui a été mentionné.

Je vais recourir à une méthode d'analyse qui vous est peut-être familière, c'est celle qu'avaient utilisée MM. DUBOIS, CARRÉ et MALINVAUD, pour analyser la croissance française au moment des Trente Glorieuses et qui consiste à postuler une sorte de fonction de production technique macro-économique dont les arguments sont le travail, le capital et le progrès technique. C'est bien sûr autour du progrès technique ou de la productivité globale des facteurs que réside l'essentiel de l'incertitude dans ce genre d'exercice. Il s'agit ensuite de voir, à partir de cette fonction de production macro-économique, ce que l'on peut dire de l'évolution de la productivité dans le passé et en déduire une idée de l'évolution à moyen terme, l'évolution de la productivité mais aussi de tous les autres facteurs que l'on a à projeter pour deviner la croissance potentielle.

Voilà les deux parties de mon exposé :

- regarder ce que donne cette fonction de production macro-économique sur le passé pour en tirer des éléments de prévision de productivité

- projeter ensuite les divers facteurs de production : travail disponible, capital et productivité, et en déduire un sentier de croissance potentielle pour l'économie française.

Pour l'explication de la croissance passée, je vous propose de vous reporter au tableau ci-dessous, qui est construit à partir de cette fonction de production macro-économique. Il rappelle en fait les grands moments de la croissance française sur les cinquante dernières années, en séparant évidemment la période avant le choc pétrolier, avant 1973-1974, de la période qui a suivi le choc pétrolier.

Calcul des contributions à la croissance du produit intérieur brut marchand

 

1951-1973

1974-1995

 

Moyenne (annuelle)

Ecart-type trimestriel

Moyenne (annuelle)

Ecart-type trimestriel

Croissance du PIB

Emploi salarié

Capital

Productivité

5,4

1,1

1,5

2,8

0,82

0,37

0,23

0,74

2,0

0,0

1,0 (0,9)

1,0 (1,1)

0,94

0,56

0,15 (0,40)

0,61 (0,46)

On observe que la croissance du PIB - c'était le bon temps - a été de 5,4 % en moyenne annuelle sur la période 51-73 et qu'elle n'est plus, depuis 1974, que de 2 % en moyenne annuelle.

Quelles sont les contributions à cette croissance, des divers facteurs ?

Quand on compare les deux périodes, 51-73, 74-95, on constate qu'il y a des écarts qui viennent, d'une part, de l'emploi salarié - qui croissait au rythme d'un peu plus de 1 % par an pendant les Trente Glorieuses et qui finalement, avec le développement du chômage n'a plus crû en moyenne depuis 1974 -, d'autre part, du capital, mais ce ne sont pas des mouvements essentiels, et enfin de la différence entre le taux de croissance de la productivité entre 51 et 73 et le taux observé entre 74 et 95, puisque sur la période des Trente Glorieuses, on avait 2,8 % de croissance par an qui nous tombaient du ciel grâce au progrès technique et qui sont devenus 1 ou 1,1 % depuis 1974.

C'est cette base, correspondant aux observations, que nous allons essayer de projeter. Nous allons essayer de projeter une contribution de l'emploi salarié, une contribution du capital et une contribution de la productivité, à tour de rôle.

Comment faire pour projeter ces divers facteurs ?

Le problème est plus ou moins compliqué selon chacune des composantes auxquelles on s'intéresse.

1. Le travail

L'INSEE vient de faire une étude très fouillée - publiée dans le numéro d'octobre d'"Economie et statistique" - sur les projections de la population active à horizon lointain, horizon qui s'étend même au-delà de celui que je me suis fixé, avec divers scénarios sur l'âge de la retraite, l'immigration, etc.

Le scénario central qui n'est pas celui que j'ai retenu pour ma projection, prévoit une croissance de la population active encore positive jusqu'à l'horizon 2005 et, au moment où les générations nombreuses de l'après-guerre commencent à arriver à la retraite, un début de décroissance de la population active.

Le scénario que j'ai retenu est celui qui correspond à un recul progressif de l'âge de la retraite à cette année cruciale, autour de 2005, qui reculerait de cinq ans sur la période 2005-2020 et qui donc remettrait au travail des personnes qui, si l'on maintenait la législation actuelle, auraient quitté le marché du travail sur cette période.

Dans ce scénario, on voit que la population active aurait un accroissement annuel moyen, sur la période, de 1995 à 2015, de 0,7 % par an. C'est sur la base de cet accroissement moyen que je travaillerai.

Si vous vouliez prendre - vous auriez peut-être raison - le scénario central de l'INSEE, il faudrait mettre 0,2 % au lieu de 0,7 % par an, de contribution de la croissance de la population active.

Je rappelle qu'il s'agit de la population " potentielle" active, dont la croissance ne suppose pas de changement dans le taux de chômage si l'on part de ma situation initiale.

2. Le capital

On a beaucoup parlé de l'investissement. Il est évidemment très difficile de prévoir le facteur capital à un horizon aussi lointain. Normalement, la fonction de production macro-économique dit que l'on devrait ajuster, comme le faisait remarquer Michel Didier, la productivité marginale du capital à son coût, ce coût étant constitué essentiellement du taux d'intérêt réel qui correspond à l'utilisation du capital.

Implicitement, ce qui est fait dans tout ce genre d'exercice - et cela avait été fait par Paul Dubois lorsqu'il avait fait une prévision du même type il y a une dizaine d'années - consiste à retenir l'idée qu'à moyen terme, à cet horizon de vingt ans, on imagine que le coût du capital change peu. Ceci revient donc à dire que le taux de croissance du capital est égal au taux de croissance de la production. Dans ces conditions, le taux de croissance potentielle du PIB est égal au taux de croissance du facteur travail, augmenté du taux de croissance de la productivité, multiplié par un facteur qui, en l'occurrence est de l'ordre de 1,3-1,4.

3. Le progrès technique

Il nous reste l'élément essentiel à prévoir, qui est la productivité et le progrès technique avec ses effets sur l'économie.

A cet égard, il y a des débats que rappelait en partie Henri STERDYNIAK tout à l'heure. Il y a des gens qui pensent que la productivité a changé dans les cinq dernières années. On a parfois du mal à interpréter ce qui s'est passé dans les trente années qui ont suivi l'après-guerre.

Si l'on prend les études les plus récentes, mais qui portent sur la période la plus longue - études qui portent sur les cent ou cent vingt dernières années et sur divers pays, notamment les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, mais aussi les pays européens -, on arrive à trouver une tendance séculaire de la productivité qui est de l'ordre de 1 % par an et à interpréter les 2,8 % ou 3 % que l'on a vus pendant les trente années d'après-guerre comme un phénomène de rattrapage pour les pays européens, après des années particulièrement médiocres avant-guerre et aussi pendant la deuxième guerre mondiale.

Ce que j'ai retenu ici, c'est l'estimation sur les vingt dernières années, estimation qui correspond à une croissance de la productivité de 1,1 % par an et qui est assortie d'un écart-type trimestriel de 0,5 %.

Au total, tous comptes faits, quand on met 0,7 % pour la population active et quand on applique cette croissance de la productivité, on obtient un taux de croissance moyen de 2,3 % par an pour la croissance potentielle de l'économie française, avec un intervalle de confiance de + ou - 0,7 % autour de ces 2,3 % par an.

Voilà donc ma contribution à ce débat.

Si l'on maintenait l'âge de la retraite, il faudrait enlever 0,5 - puisque j'ai dit que c'était 0,2 au lieu de 0,7 -, on arriverait ici à 1,8 % au lieu de 2,3 %. Cela nous permet de cadrer les projections qui ont été données par l'équipe MIMOSA et qui, pour la France, nous donnent, en 1998, 2,7 % de croissance, en 1999, 1,8 %, et entre 2000 et 2005, 1,3 à 1,6 %.

Henri STERDYNIAK parlait de "projections grises", je dirais peut-être gris foncé. Il nous donne des chiffres qui sont vraiment tout au bas de ma fourchette, mais je n'ai pas l'impression que ma fourchette soit particulièrement pessimiste. Je trouve donc que la projection qui nous est donnée là est gris foncé.

Il y a d'ailleurs, par rapport au calcul que j'ai fait, une petite incohérence, car le taux de chômage qui est obtenu en projection, notamment pour la France, est stable. Si l'on est vraiment dans la fourchette gris foncé du point de vue de la croissance potentielle, peut-être que l'on pourrait imaginer que le taux de chômage associé à la projection devrait malheureusement être plus élevé.

Cet exercice est juste un moyen de mettre en perspective l'analyse de la croissance macro-économique menée avec cette fonction de production et les projections qui sont faites avec un outil bien différent au travers de ces gros modèles.

Il peut permettre aussi de faire une remarque par rapport aux grands débats de politique économique qui ont été esquissés entre Henri STERDYNIAK et Michel DIDIER.

Evidemment, pour faire une projection à cet horizon, il faudrait rajouter une idée d'évolution du chômage et, de ce point de vue, prendre position sur : est-ce la politique budgétaire qui est susceptible de nous aider à nous rapprocher de la croissance potentielle ? Est-ce au contraire le dynamisme des entreprises débarrassées des contraintes de politique économique ou de la toute puissance de l'Etat qui permettrait de se rapprocher de ce sentier qui est, semble-t-il, préférable aux sentiers que nous donnent les modèles keynésiens ?

La remarque que je dois faire est qu'à travers mon exercice très simple, ce qui paraît crucial, c'est d'utiliser le facteur travail et de bien l'utiliser.

Nous avons eu de très nombreuses études sur l'hystérèse du chômage, notamment sur le fait que dans les quinze ou vingt dernières années, à chaque fois que l'on observe une augmentation du chômage, on a l'impression que cette augmentation est acquise et que l'on n'arrive pas à revenir en arrière.

Il me semble que c'est sur ce point que l'on devrait faire porter la réflexion, et se poser la question suivante : s'il y a de l'hystérèse, est-ce parce que les politiques publiques pour traiter ce chômage, conduisent à le pérenniser ? Au contraire, est-ce parce que l'on a du mal à maintenir des politiques de dépenses publiques à de tels niveaux, car on avait pris l'habitude d'augmenter les dépenses publiques de manière régulière durant les Trente Glorieuses ?

Il y a là tout un champ d'investigation sur lequel je n'ai pas de réponse, je n'ai que quelques questions sur lesquelles Jean PISANI-FERRY qui espérait pouvoir apporter des réponses tout à l'heure aux questions posées, pourra peut-être nous éclairer, un autre jour.

Merci, Monsieur le Président.

M. Bernard BARBIER, Président .- C'est moi qui vous remercie, parce que vous avez apporté un éclairage qui va permettre maintenant une discussion.

Compte tenu du temps qui nous reste, compte tenu de notre souhait d'entendre Mme GRUNBERG et de lui laisser les vingt minutes prévues, je vous propose une brève demi-heure de discussion.

Le débat est ouvert.

IV. DÉBAT

M. Michel LAMY (CFE-CGC).- M. DIDIER a parlé tout à l'heure des politiques de taux. Ne pensez-vous pas que l'un des problèmes dans les politiques de taux et dont il faudra tenir compte pour l'avenir, est qu'il n'y a pas un mécanisme de relance quand les taux sont bas mais que par contre, il y a des effets psychologiques importants ?

Par exemple, si les entreprises n'investissent pas actuellement, bien que les taux soient historiquement bas, ne faut-il pas se demander si ce n'est pas parce que la politique de "petits pas" adoptée et qui a consisté à les baisser par petits "à-coups" n'a pas donné ce choc psychologique qui aurait été obtenu en baissant plus brutalement ?

Autrement dit, la confiance ne se transmet-elle pas par des opérations fortes dans les politiques publiques, plutôt que par un suivi besogneux de certains indices ?

M. Bernard BARBIER, président - Voilà une question qui va mériter un débat.

Qui va répondre ?...

Monsieur STERDYNIAK, bien que vous ne sembliez pas très décidé...

M. Henri STERDYNIAK.- C'est effectivement une question très délicate d'apprécier quel est le montant du niveau des taux d'intérêt que ressentent les entreprises.

Le fait est que si l'on regarde les taux d'intérêt de long terme, si on les compare avec le taux de croissance et avec le taux d'inflation, on voit que la baisse n'a pas été si nette que l'on pourrait le penser, particulièrement en Europe. Il y a quelques pays qui ont connu des baisses importantes, en particulier la France, mais globalement, on reste à des niveaux, compte tenu des perspectives de croissance, qui ne sont pas historiquement faibles, qui sont en tout cas beaucoup plus élevés que ce que l'on connaissait avant 1980.

Vous posez une autre question qui soulève une interrogation délicate entre ce qu'apprécient les entrepreneurs et ce qu'apprécient les marchés.

A certains moments, les banques centrales peuvent craindre d'avoir une politique trop violente qui fait peur aux marchés et à ce moment-là, ils ont une politique prudente pour rassurer les marchés qui ne donne pas un signe positif aux chefs d'entreprise, pour autant que l'on puisse distinguer ces deux catégories de personnes.

L'un des problèmes qui existent actuellement est en effet l'opposition entre les marchés et les chefs d'entreprise, et les banques centrales sont sans doute plus sensibles à l'opinion des marchés qu'à celle des chefs d'entreprise.

M. Bernard BARBIER, Président.- Merci beaucoup.

Monsieur DIDIER veut-il donner son point de vue ?

M. Michel DIDIER.- Un mot complémentaire qui n'est d'ailleurs pas contradictoire.

Je relève un point : vous avez dit, au passage : "Les entreprises n'investissent pas". Il faut que nous fassions très attention dans l'expression, parce que les entreprises investissent environ 700 à 800 milliards de francs par an, c'est-à-dire qu'il ne faut pas confondre l'investissement et la croissance de l'investissement. Il y a une sorte de stagnation d'un montant de l'investissement qui reste non négligeable et sensiblement plus élevé que celui d'il y a dix ans, par exemple, ce qui est d'ailleurs assez différent de l'après-récession de 1975.

Je rappelle au passage - car il faut toujours avoir à l'esprit les tendances longues, surtout quand on fait du moyen terme - qu'après la récession de 1975, l'investissement des entreprises privées - je ne parle pas du programme téléphonique ou du nucléaire - a stagné pendant dix ans : dix ans de suite de stagnation d'investissement ! Nous sommes très au-dessus de l'investissement de cette époque, car il y a eu une grosse marche d'escalier dans la deuxième partie des années 80.

On peut donc comprendre pourquoi ce flux d'investissement, qui continue d'accroître le stock de capital à un rythme de 1,5 ou 2 % l'an ne s'augmente pas encore plus par rapport au niveau actuel.

Baisse forte des taux : ce problème est un peu du passé. Quand on est à 3 %, une baisse forte de taux devient plus difficile à envisager - elle a été forte, car on est revenu de 7,5 % à 3 % en un temps assez court, mais pour les raisons que j'ai indiquées tout à l'heure.

Troisième point - et c'est le plus important : vous avez parlé de "politique de taux". Il y a une grande partie des taux d'intérêt qui ne dépend pas d'une politique, mais qui dépend des marchés. C'est notamment tout le problème des taux longs.

De ce point de vue, il me paraît essentiel de revenir brièvement sur ce que j'ai dit tout à l'heure, c'est-à-dire que je crois que nous nous sommes engagés dans un cycle long, une longue phase de baisse des taux d'intérêt à long terme, mais comme l'inflation a baissé en même temps que les taux, les taux réels n'ont pratiquement pas beaucoup baissé depuis le début des années 90, et même avant, et l'enjeu de la période à venir va être d'attaquer les taux réels pour avoir de nouvelles baisses de taux, probablement sans nouveau recul de l'inflation.

C'est là que va se jouer la possibilité d'un redémarrage durable de l'économie européenne. Je pense qu'il faut encore des baisses de taux longs, et cela n'est pas une affaire de politique de taux, c'est une affaire de politique générale mais aussi de réactions des épargnants et des chefs d'entreprise.

Tout ceci plaide encore pour des phases de baisse de taux. Certes, ce n'est pas dans le consensus aujourd'hui, mais c'est ce que nous retenons dans nos analyses : un mouvement baissier sur les taux d'intérêt qui devrait encore se prolonger, et c'est simplement lorsqu'il aura vraiment attaqué les taux réels que les conditions d'une reprise plus soutenue de la croissance européenne seront réunies ; mais ce n'est peut-être pas pour le mois prochain, effectivement.

M. Guy de MONCHY (Chef du Département des Etudes économiques d'ensemble de l'INSEE).- Une question à l'équipe MIMOSA sur les comportements des agents économiques dans les différents scénarios, en retenant que sur la période de projection, deux événements majeurs ont été notés : la forte réduction des déficits publics et le passage à une zone de stabilité monétaire, même si deux scénarios ont été envisagés de ce point de vue-là.

Compte tenu de ce dernier aspect, je reprends une remarque faite par Pierre-Alain MUET, à savoir que nous allons entrer - en espérant que ceci se produise - dans une zone où les problèmes d'instabilité de change entre les pays vont être très notablement modifiés et où le marché unique aura véritablement un sens dans la mesure où il sera associé à une monnaie unique.

J'aurais voulu savoir si, en conséquence, vous avez modifié les comportements des agents privés et plus particulièrement les comportements d'investissement qui pourraient trouver là une dynamique nouvelle du fait d'un fonctionnement sur un marché beaucoup plus stable qu'on ne l'a connu par le passé ?

D'une certaine façon, le changement de régime - puisque l'on a bien un changement de régime attendu - a-t-il un effet ou avez-vous introduit un effet sur les comportements, qui devrait non seulement affecter le scénario en lui-même, si l'on prend le scénario 1 par exemple, mais aussi assez nettement différencier le scénario 1 et le scénario 2 ?

Cette remarque vaut aussi à l'inverse pour l'effet du rôle de la réduction des déficits publics. Il me semble que l'on a aussi constaté, sur la période du début des années 90, que l'évolution des déficits publics dans leur ensemble n'a pas eu sur la croissance économique, les effets traditionnellement attendus, que ce soit lors du creusement et donc peut-être lors de la réduction.

Là encore, avez-vous supposé ou postulé une réaction des agents économiques à une modification assez forte de la situation de l'ensemble des secteurs publics ?

Merci, Monsieur le Président.

M. Bernard BARBIER, Président.- Merci beaucoup. Je pense que dans quelques instants, l'un ou l'autre de l'équipe MIMOSA va vous répondre, mais je voudrais auparavant connaître les réactions de l'équipe Mimosa face aux propos de M. DIDIER.

M. Henri STERDYNIAK.- Je vais d'abord répondre aux remarques de M. DIDIER.

Pour partir du début, vous savez qu'il y a deux grandes conceptions des déséquilibres en Europe : soit on peut estimer que ce sont des déséquilibres de type keynésien, comme ce qui est grosso modo dans le modèle MIMOSA, soit on peut estimer que ce sont des déséquilibres de type classique, comme nous y invite M. DIDIER.

Nous dirons, d'une part, qu'il y a une divergence fondamentale et, d'autre part, même à l'intérieur du point de vue de M. DIDIER, il y a certains points que je voudrais relever.

Premier point : M. DIDIER nous dit qu'il y a eu des dépenses publiques inconsidérées, en France en particulier, dans les années 1990-1995. C'est, bien sûr, complètement faux ! A aucun moment - les Sénateurs qui votent le budget peuvent en témoigner -, la France ne s'est pas lancée dans des dépenses publiques inconsidérées. C'est arrivé dans certains pays. Les Etats-Unis se sont en effet lancés dans des dépenses publiques inconsidérées lorsqu'ils se sont engagés dans la guerre du Viêt-nam, mais cela ne s'est pas passé en France. De 1990 à 1995, il n'y a pas eu de forte augmentation des retraites, il n'y a pas eu de forte augmentation des prestations chômage, au contraire ! Il y a eu une politique budgétaire extrêmement rigoureuse.

Pourquoi y a-t-il eu une augmentation du poids des dépenses publiques dans le PIB ? Parce que le PIB a ralenti de manière importante ! Durant cette période, le PIB n'a augmenté que de 1,1 % en volume. Les dépenses publiques, en volume, ont augmenté de 2,2 %. Or, 2,2 % est inférieur au niveau de la croissance potentielle (voisin, lui, de 2,7 %).

Donc il n'y a pas eu de hausse inconsidérée des dépenses publiques. Il n'y a même pas eu de politique de relance. Le déficit public s'est creusé spontanément en raison du ralentissement économique.

Deuxième point : M. DIDIER nous dit : "Ce sont les déficits publics qui sont responsables du niveau des taux d'intérêt".

Pourquoi ? Comment ? Par quel mécanisme ?... Il y a là un postulat qui n'a aucune base théorique.

En effet, en même temps qu'il y avait ces déficits publics élevés, il y avait un désendettement massif des entreprises et le déficit public n'a fait que compenser ce désendettement massif des entreprises.

Par ailleurs, pour que ces déséquilibres déterminent le taux d'intérêt, il faudrait être en situation de plein emploi. Lorsque l'on est en situation de sous-emploi, comme cela a été le cas en France et en Europe durant la période 90-95, l'équilibre entre l'épargne et l'investissement détermine la production et cela ne peut pas déterminer les taux d'intérêt.

Ce qui s'est passé, c'est qu'il y a eu une hausse exogène du niveau des taux d'intérêt au début des années 80. Cette hausse exogène du niveau des taux d'intérêt, initiée aux Etats-Unis, qui s'est propagée en Europe, avec des innovations financières successives, n'a pas été causée par un déséquilibre sur le marché des biens ni par des dépenses publiques excessives.

Dernier point : M. DIDIER nous présente la théorie selon laquelle les entreprises investiraient en fonction de leur endettement. C'est donc le désendettement des entreprises qui expliquerait un investissement médiocre.

Cette théorie est intéressante. Il y a une vingtaine d'années, j'ai écrit, avec M. Patrick ARTUS, un article dans lequel nous avions testé cette théorie et justement, nous n'avions trouvé aucun résultat empirique probant, et depuis, il y a un certain nombre de personnes qui l'ont testée. Certes, on s'aperçoit qu'à certaine période, cela peut être vrai. Mais en même temps, il y a une autre contrainte qui pèse sur les entreprises, c'est la contrainte de demande.

On a donc ces deux contraintes et le point délicat est de savoir, à un moment donné, quelle est la contrainte la plus forte qui pèse sur les entreprises.

Néanmoins, imaginons que ce soit vrai, que le problème des entreprises, c'est qu'elles se désendettent. On est donc dans une situation où les taux d'intérêt sont élevés et où les entreprises se désendettent et doivent, par conséquent, faire pression sur les salaires.

Que se passe-t-il ? Il y a naturellement un déficit de demande. Les entreprises veulent être moins endettées, mais les ménages veulent toujours avoir une certaine richesse. Conclusion : le déficit public est obligé ! Le déficit public compense simplement le fait que les entreprises veulent se désendetter. Quand les entreprises veulent se désendetter, obligatoirement, il doit y avoir un certain déficit public et ce déficit public ne peut pas être jugé comme responsable du niveau des taux d'intérêt.

Donc, l'un des grands problèmes que nous avons en effet, à l'heure actuelle, en Europe et dans le monde, c'est : comment faire baisser les taux d'intérêt ?

On ne fera pas baisser les taux d'intérêt en faisant des politiques budgétaires encore plus restrictives qui vont peser sur l'activité et qui vont faire chuter le taux d'épargne des ménages. Or, si cela fait chuter le taux d'épargne des ménages, on voit mal comment cela améliorerait l'équilibre épargne-investissement.

Il faut une politique monétaire de taux bas, résolue et crédible, de la part des autorités monétaires qui disent : "Effectivement, il faut utiliser actuellement l'arme monétaire pour relancer la croissance en Europe". Il faut relancer la croissance en Europe parce qu'il y a un déficit important entre la croissance réelle et la croissance potentielle.

Pour répondre à M. de MONCHY, la réponse est malheureusement non. Nous n'avons pas considéré - c'est un point que l'on peut discuter - que les comportements des entreprises en Europe étaient profondément modifiés par la création de la monnaie unique.

C'est un défaut de notre travail et sans doute faudra-t-il y revenir. Le fait est que l'on entre là dans une question délicate : savoir si d'ici 2005, si la monnaie unique se fait, il y aura une uniformisation suffisante en Europe pour que les entreprises puissent se considérer comme des entreprises européennes avec des salaires européens, des prix européens, et que la notion même de pays devienne complètement obsolète au niveau économique.

Il nous semble, quant à nous, que l'Europe n'en est pas là, que d'ici 2005, les pays resteront différents avec des marchés du travail différents, des compétitivités différentes. Il restera donc des conjonctures nationales qui justifient que l'on ne passe pas encore à l'échelle européenne.

M. Bernard BARBIER, Président.- Je pense que le débat n'est pas tout à fait clos et que M. DIDIER souhaite répondre...

M. Michel DIDIER. - En ce qui concerne les trois points évoqués par Henri STERDYNIAK, je veux tout d'abord corriger une idée : je ne crois pas avoir dit qu'il y a eu des dépenses inconsidérées. Ce n'est pas la question.

Que s'est-il passé ? Le PIB a ralenti. C'est clair. Les dépenses publiques ont continué. Elles ne sont pas inconsidérées, elles ont continué, elles ont même plutôt accéléré pour des raisons que je peux expliquer parfaitement, qui sont les mêmes en termes d'analyse que celles évoquées par Henri STERDYNIAK.

Mais qu'est-ce que cela veut dire, concrètement ? Cela veut dire, que c'est l'autre secteur, c'est-à-dire le secteur productif, qui doit réduire sa toile, puisque nous sommes dans un univers qui a ralenti, et c'est effectivement ce qui s'est passé. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner que le secteur productif, lui, ait été obligé de réduire sa dimension pendant toute cette période.

C'est tout ce que je veux vous dire, indépendamment du fait que l'enlisement dans le déficit est un problème devant lequel nous sommes aujourd'hui.

Je suis d'ailleurs convaincu que si la France et l'Europe avaient réagi un peu plus vite à ce changement de tendance, nous serions aujourd'hui plus à l'aise, en terme de secteur public, pour envisager l'avenir.

Deuxième élément : les taux d'intérêt.

Je pars d'un constat, c'est que les taux d'intérêt ont fortement chuté en France et reculé, lorsque l'on a clarifié le cadre budgétaire, c'est-à-dire la fin de l'année 1995. Les hésitations antérieures sur l'orientation budgétaire n'avaient fait qu'aviver les aléas, les chocs sur les taux d'intérêt. Nous sommes revenus à des taux à court terme nettement plus bas - je ne me réfère pas à des théories, mais à un constat.

Troisième élément, sans doute le plus important, sur la demande. Lorsque l'on regarde les investisseurs - et j'en vois beaucoup -, les chefs d'entreprise, l'industrie en particulier, certes, il faut de la demande, mais la question est de savoir comment on démarre le processus.

Or aujourd'hui, beaucoup disent que, d'une part, ils ont des capacités relativement excédentaires - c'est un fait, mais ce n'est pas général - et que l'univers incertain dans lequel on se trouve, est un facteur qui pèse sur l'investissement. De ce point de vue, je dois dire que l'incertitude européenne, notamment, est certainement un point dur dans le déblocage de la situation d'investissement. Ce n'est pas le seul, mais c'est un des points importants. De sorte que les idées de report, d'accommodement, tout ce qui prolongerait cette situation d'incertitude me semblent tout à fait néfastes au redémarrage de l'investissement.

En outre, que signifie cette incertitude ?

Cela veut dire notamment que dans les raisonnements de projet - et là, je me réfère à des décisions concrètes -, dans les préparations, dans les réflexions sur les projets, sur les niveaux de l'investissement : 1/ il y a une logique qui est maintenant tout à fait implantée, partout et qui consiste à dire : "De combien je dispose ? Quelles sont mes liquidités ? Quelle est ma marge ? Que vais-je en faire ? La relation entre endettement, autofinancement et investissement, n'est pas plus compliquée que cela.

L'idée que l'on va repartir dans l'endettement aujourd'hui est totalement écartée pour les investissements en Europe. On le fait pour les investissements en Asie du Sud-Est ou ailleurs, mais pas pour les décisions d'investissement européennes.

2. Par quoi s'est traduite cette incertitude ?

Elle s'est traduite notamment par ce que je viens d'évoquer, c'est-à-dire un comportement allant de l'autofinancement vers l'investissement pendant un temps qui, peut-être, se terminera, mais qui pour l'instant, domine. Cela s'est traduit d'autre part, par une volonté délibérée et une recherche systématique de mieux utiliser le capital. Cela se voit très concrètement dans les entreprises. Il y a d'ailleurs de multiples manières de faire. On peut réduire la diversité de gamme, tout a un coût à terme, mais aujourd'hui, beaucoup d'entreprises pensent qu'elles doivent mieux utiliser leur capital. C'est un élément du coût.

Si l'incertitude devait s'accroître, ce serait pire. Aujourd'hui, ce que l'on constate aussi - et cela fait partie des éléments explicatifs, ce n'est pas une généralité -, c'est que dans les calculs de projets, on compare une rentabilité attendue et un coût attendu, c'est-à-dire grosso modo un taux d'intérêt, un coût du capital, et au fond, il a baissé.

Monsieur LAMY dans sa question nous a dit : "On aurait pu espérer une reprise plus rapide après la baisse des taux". Je crois que la baisse des taux passe par de multiples canaux et pas simplement par cet élément de comparaison.

Certains estiment que, certes, les taux ont baissé, mais que l'on ne sait pas s'ils ne vont pas remonter. C'est par là que passe l'incertitude souvent. Tant que l'on n'aura pas la sécurité, que l'on ne sera pas entré dans une période durable et longue de taux bas - je pense aux taux longs en particulier, mais aussi aux taux courts -, on sera prudent. Je ne dis pas que l'on ne fera rien, mais on sera prudent, c'est-à-dire que l'on intègre encore aujourd'hui, dans la réflexion d'investissement, l'instabilité des taux des années passées. Je peux vous dire que dans beaucoup de décisions d'investissement, c'est un élément important.

Je crois qu'il faut en effet que l'on entre dans une période de taux durablement bas pour que, progressivement, ceci entre dans les décisions, et cela finira par entrer, c'est pour cette raison que je suis plutôt plus pessimiste sur le court terme et plus optimiste sur le moyen terme que la prévision de l'OFCE.

V. Mondialisation et progrès social

M. Bernard BARBIER, Président.- Je voudrais maintenant remercier particulièrement Mme Isabelle GRUNBERG qui est venue spécialement de New-York où elle est économiste principale au Bureau des Etudes sur le Développement au Programme des Nations Unies pour le Développement et qui va nous livrer quelques réflexions menées outre-Atlantique sur le thème "Mondialisation et progrès social".

Madame, vous avez la parole.

· Mme Isabelle GRUNBERG, Economiste au Bureau des Etudes sur le Développement du Programme des Nations Unies pour le Développement.-

C'est un honneur de participer aux travaux du Sénat, et je remercie les organisateurs de leur invitation. Mes remarques s'appuient sur des travaux en cours au Bureau des Etudes sur le Développement ; cependant, elles sont formulées à titre personnel et ne représentent pas une prise de position du Programme des Nations Unies pour le Développement. Ces travaux en cours portent sur l'emploi dans une perspective mondiale, sur les effets de la libéralisation financière, ainsi que sur les conséquences de la mondialisation sur les équilibres budgétaires des Etats.

Ce matin, les discussions sont allées au-delà d'une simple description de la conjoncture; il semble qu'on ait abordé des problèmes de fond, concernant les mécanismes qui régissent l'économie mondiale, et d'éventuels changements structurels dans ces mécanismes.

C'est sur ce plan que je voudrais me situer. Je voudrais également définir la mondialisation, non comme une simple ouverture aux échanges internationaux, mais comme la disjonction entre un secteur privé qui est mondial et un secteur public qui reste fractionné entre les Etats.

L'exposé de ce matin portera sur le progrès social, que nous appelons plus volontiers, au PNUD "développement humain durable," - cette dimension nous renvoie aux fins de l'économie, à savoir l'être humain et l'amélioration de ses conditions d'existence.

Brièvement, je voudrais récapituler dans quelles conditions ce "progrès social" est susceptible de se réaliser, et examiner si ces conditions sont réunies actuellement dans le monde, en quoi la mondialisation peut changer la donne dans ce domaine, et comment remédier aux insuffisances possibles.

Introduction : Conditions du Progrès Social

Historiquement, on observe que le progrès social bénéficie de la convergence de trois facteurs :

- le progrès économique dégage les ressources nécessaires à l'amélioration de la condition matérielle des être humains, et à leur intégrité physique. Le Rapport sur le Développement Humain de 1996 du PNUD souligne l'interdépendance entre la croissance et le développement humain durable. La croissance en est une condition nécessaire, mais non suffisante.

- les droits sociaux peuvent se diviser en deux catégories :

- les droits du travail assurent une meilleure participation de tous les maillons de la chaine de production, et réduisent la vulnérabilité de ceux qui disposent d'un choix réduit d'options sur le marché du travail.

- les transferts de ressources en faveur des catégories vulnérables nécessitent un appareil de redistribution, souvent organisé à l'échelle nationale. Les transferts de ressources concernent également les subventions à ce qu'on appelle couramment les "biens publics" - comme l'éducation, la protection de l'environnement, la paix civile, les infrastructures, etc.

Cet exposé s'attache à comprendre ce que la mondialisation a changé dans la capacité des Etats à assurer ces trois types de mécanismes: croissance, droits du travail, et transferts de ressources.

Le temps qui m'est imparti étant bref, je vais me contenter de survoler les phénomènes les mieux connus, afin de pouvoir attirer l'attention sur ceux qui le sont moins. Ainsi, je passerai rapidement sur l'érosion des droits du travail que l'on constate à la suite de la concurrence des pays ayant des conditions de travail moins avantageuses. L'impératif de "flexibilité" du marché du travail est une des conséquences de la libéralisation des échanges mondiaux, même si elle n'est pas très efficace comme stratégie individuelle de lutte contre le ch™mage.

Les deux aspects les moins connus de l'impact de la mondialisation sur le progrès social concernent l'impact sur la croissance, et l'impact sur les capacités budgétaires des Etats.

A. La Mondialisation : l'Impact sur la Croissance

Il semble paradoxal d'imaginer que la mondialisation ait un effet dépressif sur la croissance, car cela va à l'encontre du schéma bien accepté, selon lequel la mondialisation permet de "produire plus avec moins", en améliorant l'efficacité allocative. La mondialisation aide les facteurs de production à trouver leur meilleure utilisation. Si un pays est riche en ressources minières et manque de capitaux pour les exploiter, il semble logique de permettre aux capitaux de venir s'y investir et, en théorie, cela devrait profiter aux deux parties. Cette logique est impeccable, et n'est pas remise en cause ici. Mais on s'arrête bien souvent à ce simple schéma, et on néglige d'autres facteurs qui viennent s'y ajouter, comme les stratégies commerciales des Etats, ou les contraintes macro-économiques imposées par la sphère financière.

Afin d'illustrer mes propos, je vais utiliser la parabole du dilemme du prisonnier. Les deux complices d'un cambriolage sont mis en prison et isolés, avant d'avoir pu se consulter sur leur système de défense. Interrogés, chacun d'eux pourrait nier tout en bloc. Si tous deux se tiennent à cette défense, alors ils ont des chances d'être relâchés faute de preuves. Mais si un des complices parle, le faux témoignage de l'autre peut lui coúter cher. S'ils s'accusent mutuellement, ils gaspillent toute possibilité d'être relâchés faute de preuves. Le manque de communication, et le risque d'être dénoncé tout en niant les faits, aboutira probablement à des aveux ou des accusations mutuelles. Bien que sous-optimale, cette stratégie est la seule façon pour chacun de minimiser ses risques dans un contexte d'incertitude sur le comportement de l'autre.

Il y a beaucoup de variantes de cette anecdote, qui a inspiré tout un courant de la recherche en science sociale, en économie, en mathématiques ou en relations internationales. Une des plus intéressantes consiste à analyser les situations où chaque acteur, à l'intérieur d'un système, prend des décisions en supposant que toutes choses resteront égales par ailleurs, c'est-à-dire que les autres partenaires n'adopteront pas la même stratégie.

Et c'est là que l'on revient à l'économie mondiale.

Dans ce domaine, l'exemple typique est celui de l'ouverture commerciale : si un pays est seul à protéger son marché, tout en profitant de l'ouverture commerciale des autres, il réalisera un gain maximal. Mais si tous les pays l'imitent, le monde deviendra protectionniste, et tous perdront. A long terme, la meilleure solution consiste, pour chacun des partenaires commerciaux, à se garantir mutuellement l'ouverture de leurs marchés.

Ce principe a été très bien compris et très bien appliqué dans les 40 dernières années, et on a assisté à des efforts multilatéraux sans précédent de libéralisation des échanges commerciaux, dans le cadre du GATT, puis de l'OMC.

Mais on n'a pris en compte qu'un seul aspect du dilemme. On peut citer au moins deux autres secteurs où la coopération internationale permettrait de résoudre un dilemme du prisonnier et d'améliorer ainsi les perspectives de croissance et d'emploi.

1 - Les politiques macro-économiques (de gestion de la croissance)

Dans le contexte mondial actuel, notamment de libre circulation des capitaux, et en l'absence de coordination, la seule façon d'obtenir une croissance saine et sans risques est de compter sur les exportations, sur la demande extérieure.

A court terme, c'est la stratégie adoptée par presque tous les pays industrialisés. La reprise de la croissance aux Etats-Unis, par exemple, a été tirée par les bons résultats des entreprises exportatrices, notamment vers les marchés d'Asie. En Europe de l'Ouest continentale, on considère l'augmentation de la demande externe comme la seule voie par laquelle les économies pourront se sortir de leur phase récessive.

A long terme , cette stratégie de promotion des exportations est celle qui est recommandée à tous les pays en développement, et celle qui a été adoptée le plus systématiquement, et avec le plus de succès, en Asie du Sud-Est. Pourtant, on assiste actuellement à une crise grave de ce modèle de croissance et de développement, crise qui est due, d'après de nombreux observateurs, à une faillite de la demande mondiale.

Le cas est frappant dans le secteur des microprocesseurs, qui a été touché par une chute des prix de 80 % l'année dernière. D'où pour la Corée du Sud, par exemple, un déficit budgétaire qui a doublé en 1996, un ralentissement de la croissance, et une augmentation du ch™mage. De nombreux secteurs industriels sont ainsi en état de surproduction : cette année, l'industrie chimique a vu des baisses de prix atteignant les 36 %. Le secteur de l'automobile et celui des pneumatiques est aussi en état de crise. Le plus surprenant est que cette surproduction ne touche pas uniquement les secteurs traditionnellement en crise, comme la production charbonnière, l'industrie textile ou les chantiers navals, mais des industries de pointe, celles, justement, qui devaient prendre le relais des secteurs en déclin - pas seulement les simples microprocesseurs assemblés en Thaïlande, mais les mémoires DRAM de haute technologie fabriquées à Singapour.

Je remarque que M. DIDIER, ce matin, a évoqué ce problème de la chute des prix industriels.

Dans son rapport annuel de 1996, l'OMC constate que le ralentissement du taux de croissance du commerce mondial est dú à un affaiblissement de la demande dans les pays occidentaux. On note des observations similaires dans les Rapports 1995 et 1996 de la Banque Internationale des Règlements, et dans les Rapports sur le Commerce et le Développement de la CNUCED.

Le fait pour tous les pays de compter exclusivement sur les marchés extérieurs, et de ralentir leurs économies par souci d'équilibre macro-économique et de stabilité monétaire et financière aboutit à un immobilisme, à une insuffisance chronique de la demande. Ce qui est rationnel pour un seul pays cesse de l'être si tous adoptent la même stratégie. On peut aussi appeler cela l'effet de composition.

On peut noter également que le ralentissement volontaire, délibéré des économies par souci de stabilité macro-économique (ainsi que la nécessité de ne compter que sur les exportations pour relancer la croissance), est dú dans une large mesure à l'extrême mobilité internationale des capitaux.

Bien súr, cela a des effets sur l'emploi, qui s'est détérioré constamment, en qualité ou en quantité, depuis les années 1970.

Dans les pays de l'OCDE, si l'on compare les deux périodes, 1960-1973 et 1988-94, on constate que les taux moyens de ch™mage ont augmenté de 1,2 % aux Etats-Unis, de 1,8 % au Canada, ont doublé en Italie et au Japon, ont été multipliés par quatre au Royaume-Uni, par cinq en France, et par 8,5 en Allemagne (UN/DESIPA, 1995). D'après l'OCDE, si l'on prend en compte le mi-temps involontaire et les travailleurs découragés, il faut doubler ces chiffres du ch™mage.

Dans certains pays, ces chiffres sont relativement stables, mais c'est la qualité des emplois qui a souffert. Aux Etats-Unis, outre les problèmes de stabilité qui seront évoqués plus bas, on remarque une baisse des salaires réels des catégories les moins bien payées depuis les années 1970 - baisse allant de 0,3 a 1 % par an. Une étude réalisée à New York, ainsi que les chiffres nationaux, montrent une augmentation, en proportion, des emplois n'offrant pas de sécurité sociale (assurance médicale). Le problème de l'emploi a donc un versant qualitatif.

Dans les pays en développement, on observe partout des signes de détérioration, sauf dans de rares cas comme la Chine : d'après le BIT, le nombre d'emplois rémunérés a diminué de 0,1 % par an en Amérique Latine entre 1980 et 1998. Une étude du PNUD sur la Zambie a montré une chute du salaire moyen réel de 38 % entre 1983 et 1991.

Il semblerait donc que la solution, encore une fois, consiste dans le fait, pour tous les pays, de se garantir mutuellement un taux de croissance minimal de leur demande interne, de la même façon qu'est garantie l'ouverture commerciale des marchés. Ce point a été bien compris, et a été reflété, quoique parfois de manière allusive, dans les déclarations finales des sommets du G-7 de Lyon et de Lille. Il figure aussi dans le Rapport du BIT pour le sommet de Lille. Mais il faut à présent mettre en pratique ces bonnes résolutions.

2 - Les politiques de l'emploi et du marché du travail

Le dilemme du prisonnier, ou l'effet de composition, qui affecte les politiques du travail, sont mieux connues. Il s'agit de l'attitude qui consiste à vouloir augmenter ses parts de marché en faisant baisser les salaires ou les conditions de travail. C'est une stratégie qui peut réussir si toutes choses restent égales par ailleurs, mais qui est vouée à l'échec si tous l'adoptent. Les coúts sociaux sont, dans tous les cas, évidents : précarisation, insuffisante protection de la famille et de l'enfant, inégalités croissantes des revenus.

Mais les coúts sont aussi économiques. Le Rapport Economique Mondial du FMI de mai 1996 notait en effet, en ce qui concerne l'Europe, que "la confiance des consommateurs semble être sapée par l'insécurité du travail, le manque de perspectives d'augmentation salariale et, dans certains pays, les préoccupations associées à la réforme des retraites et aux autres mesures de restriction budgétaire".

Aux Etats-Unis, le sentiment accru d'insécurité de l'emploi est reconnu officiellement et pris en compte dans les décisions de politique des taux d'intérêt. A la question : "Avez-vous souvent peur d'être licencié ?", 24 % apportaient une réponse positive dans les années 1980. Or ce chiffre est passé à 46 % en 1995 et en 1996, malgré les bonnes performances de l'emploi et de la croissance.

Le risque inhérent à une tendance systématique et universelle à la flexibilité du marché du travail est celle d'une diminution de la demande effective mondiale, avec non seulement des coúts sociaux, mais également une réduction des opportunités d'activité pour les entreprises.

Il faut donc que les pays s'offrent mutuellement des garanties dans ce domaine.

B. Le Déclin des capacités de redistribution : la Crise budgétaire des états

L'idée que les marchés sont efficaces pour produire de la richesse, mais tendent à une concentration de cette richesse, est très largement partagée. Deux types d'intervention sont donc préconisées :

- des interventions sur les prix - en pénalisant les activités porteuses d'externalités négatives comme la pollution, et en subventionnant les activités porteuses d'externalités positives comme l'éducation ou la prévention en matière de santé.

- des mesures de redistribution en faveur des catégories les plus vulnérables : enfants, personnes âgées, handicapés, etc.

C'est là le r™le du secteur public, qui a pour mission de fournir à la communauté les biens qui, par définition, ne sont pas susceptibles d'être sources de profit pour le secteur privé. Or dans les deux cas cités, les interventions du secteur public s'appuient sur une nécessaire capacité à mobiliser des ressources. C'est cette capacité qui semble être de plus en plus menacée par la mondialisation, et ce par l'intermédiaire d'un grand nombre de mécanismes, directs et indirects, que nous allons brièvement présenter :

1 - Le recul de la croissance

La croissance a un effet direct et immédiat sur les équilibres budgétaires, en augmentant les recettes (revenus fiscaux) et en diminuant les transferts (indemnisation du ch™mage, prestations sociales, etc). La simple annonce d'une augmentation du ch™mage en Allemagne a suffi pour que l'on doute fortement de la capacité de ce pays à se conformer aux critères du traité de Maastricht en matière de déficit budgétaire. Inversement, la reprise américaine a augmenté les ressources fiscales de 33 % depuis 1992, réduisant le déficit à son plus bas niveau depuis 1981.

Tout impact de la mondialisation sur la croissance mondiale ne peut donc qu'avoir des conséquences indirectes sur les équilibres budgétaires.

2 - Le transfert des responsabilités, du secteur privé vers le secteur public

On parle beaucoup des nouvelles responsabilités dont est investi le secteur privé, qui est amené à prendre la relève dans beaucoup de domaines. Or, si l'on regarde les faits, c'est plut™t le contraire qui se produit. Dans l'étude new yorkaise de l'assurance médicale, la part des titulaires d'une assurance privée a diminué de 59 % à 50 % entre 1990 et 1995, et celle des titulaires de l'assistance publique a augmenté de 21 % à 26 %. La part des non-assurés (qui n'ont pas droit à l'assistance publique et ne peuvent se permettre une assurance privée) a également augmenté.

En Europe, on observe un phénomène similaire, avec la prolifération des emplois subventionnés, ou la budgétisation des fonds de pension - et bien súr, dans les pays en transition, ce transfert est tout à fait net, car tous les besoins sociaux étaient couverts dans le cadre des entreprises. 1( * )

Cette évolution est due à la nécessité, pour les entreprises, de résister à la concurrence de celles qui n'ont pas les mêmes charges sociales à assumer. Pour assurer une "égalité des chances" dans la concurrence mondiale, on exempte le secteur privé des responsabilités qui lui revenaient autrefois.

Dès lors, on peut se poser la question : l'Etat a-t-il les moyens de prendre le relais ? Ne trouve-t-on pas ici une des sources de la crise budgétaire des Etats ?

3 - Les aides de l'Etat aux entreprises dans la concurrence mondiale

Ce phénomène se prolonge lorsque les Etats, non seulement assument des obligations financières qui autrefois relevaient du secteur privé, mais offrent en plus des subventions aux entreprises afin, soit d'améliorer leur position compétitive, soit d'attirer leurs investissements.

Le premier cas est à relier à la transformation des modalités du protectionnisme, qui est passé de mécanismes générateurs de ressources budgétaires (comme les droits de douane) à des mécanismes coúteux en ressources budgétaires (comme les subventions). Aux Etats-Unis, on estime que 85 milliards de dollars par an sont consacrés à des aides diverses aux entreprises, soit presque la moitié du déficit budgétaire. Inversement, le déclin des ressources budgétaires apportées par les tarifs douaniers est particulièrement visible dans les pays en développement. Au Maroc, par exemple, on estime que le manque à gagner dans ce domaine, à la suite d'une plus grande ouverture commerciale, sera de l'ordre d'un-quart des revenus du gouvernement central.

Or, de plus en plus, les Etats qui subventionnent leurs entreprises nationales n'en récoltent pas les fruits, car les créations d'emploi s'effectuent à l'étranger, ainsi que d'autres activités comme la recherche et le développement, etc. On assiste à une remise en cause des termes du contrat tacite, de l'échange de bons procédés entre le secteur privé et le secteur public.

Les subventions destinées, non plus à promouvoir les entreprises nationales, mais à attirer les flux d'investissements étrangers, relèvent également de la logique du dilemme du prisonnier, puisqu'elles s'annulent mutuellement. La Thaïlande a ainsi consacré près de 0,5 % de son PIB en subventions destinées à attirer les investissements pour l'exportation 2( * ) .

4 - Le manque de coordination des politiques fiscales

La mobilité des capitaux destinés à l'investissement permet aux entreprises de "faire jouer la concurrence" entre les Etats. Mais la mobilité des capitaux financiers permet aussi aux entreprises et aux individus d'exploiter les différences de régime fiscal entre les Etats - d'où encore un manque à gagner pour ces derniers. Les revenus fiscaux en proportion du PIB ont diminué, dans les pays en développement, de 21 % en 1970, à 17,5 % en 1995.

Ces quatre exemples montrent les changements structurels induits par la libéralisation des échanges internationaux, et ses conséquences sur les équilibres budgétaires des Etats - et l'on pourrait encore citer d'autres mécanismes contribuant au même résultat. On est loin de l'idée simple qui veut que les déséquilibres budgétaires soient dus à des "dépenses sociales" excessives. Au contraire, on assiste à un affaiblissement de la capacité des Etats à faire face aux besoins de sociétés ballottées par la rapidité des changements induits par les grands mouvements de l'économie mondiale. D'après la Banque Mondiale, la proportion des actifs dont l'emploi est "protégé" des fluctuations de l'économie mondiale passera d'environ les deux-tiers dans les années 1970, à un dixième à la fin des années 1990.

Conclusion

Si l'on reprend les trois facteurs de progrès social cités plus haut, on s'aperçoit que la mondialisation affecte ces trois types de mécanisme :

- elle affecte la croissance, car la libéralisation des échanges commerciaux encourage des stratégies de croissance entièrement axées sur l'exportation, et la libéralisation financière rend ces stratégies nécessaires, tout en incitant les Etats à comprimer leur demande interne - d'où un effet de composition auto-destructeur.

- elle affecte les droits du travail, car en l'absence de normes mondiales, les entreprises respectant ces droits finissent perdantes dans la concurrence mondiale.

- elle affecte les transferts du secteur public, en drainant les ressources budgétaires des Etats en faveur des entreprises, et en affaiblissant la capacité des Etats à mobiliser les ressources fiscales nécessaires.

Si l'on veut conserver les gains économiques qu'offre potentiellement la mondialisation, et les convertir en gains sociaux, alors il faut essayer de résoudre tous les dilemmes du prisonnier que je viens de décrire.

En particulier, il faut :

- des engagements mutuels sur des objectifs de croissance de la demande interne ;

- un plus grand pragmatisme en matière de libéralisation des flux financiers ;

- des normes internationales de respect des droits du travail ;

- des actions tendant à réduire la course aux subventions et l'érosion fiscale (de semblables actions sont en cours dans le cadre européen, et aussi, pour le domaine fiscal, dans le cadre transatlantique).

La dimension de protection de l'environnement pourra très bien s'intégrer dans ce programme, notamment par des mesures incitatives coordonnées au plan international et par un réajustement des incitations fiscales.

Il est temps de comprendre que la politique sociale ne relève plus des affaires intérieures, mais est devenue une affaire de politique extérieure à part entière.

Pour terminer, je voudrais souligner que ces quelques observations ne constituent pas une position officielle du PNUD, qui est une grande maison avec beaucoup d'opinions différentes, mais j'espère qu'elles pourront contribuer au débat actuel sur les conséquences de la mondialisation.

Je vous remercie.

M. Bernard BARBIER, Président.- C'est moi qui vous dois des remerciements, Madame, d'être venue nous apporter la bonne parole et en même temps une autre vision, comme vous venez de le dire.

Je voudrais, à la fin de ce Colloque, faire deux brèves remarques :

- la première pour rappeler que les débats de cette matinée ne constituent que la première phase des travaux de projection qui sont conduits par la Délégation pour la Planification, et que celle-ci présentera à l'automne, comme d'habitude d'ailleurs, des perspectives davantage centrées sur l'économie française et décrivant de façon plus précise qu'aujourd'hui, si cela est possible, le profil des prochaines années ;

- la deuxième remarque pour indiquer que la version finale des scénarios à l'horizon 2005, élaborée par l'équipe MIMOSA, sera jointe au rapport d'information que la Délégation pour la Planification publiera à la suite du Colloque.

Pour terminer, je vous invite à une rencontre autour d'un verre à la santé de tous les intervenants, de toutes celles et de tous ceux qui nous ont fait le plaisir de venir ce matin, sans oublier ceux qui ont permis d'organiser ce Colloque.

Je vous remercie et vous donne rendez-vous pour le XIIIème Colloque, l'année prochaine.



1 L'efficacité des subventions à l'emploi n'est pas établie. Une étude de Coopers et Lybrand des 500 grandes entreprises françaises montre que 78 % des entreprises touchant des subventions à la création d'emploi n'avaient pas augmenté pour cela leur embauche.

2 On retrouve, d'ailleurs, le même phénomène au niveau régional. Le Rapport Arthuis de 1993 signalait une augmentation de 22 % des aides des administrations locales aux entreprises, entre 1990 et 1991.

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