2. Une stabilité politique soumise prochainement à des échéances majeures

Aujourd'hui, la nation indonésienne s'incarne dans un homme, le Président Suharto, et vit sous le régime qu'il a lui-même fortement contribué à instituer après l'éviction du Président Soekarno et la tentative de coup d'Etat de 1965, attribuée aux communistes. Agé de 75 ans, le Président Suharto doit achever son sixième mandat en 1998. La question de sa succession tend donc à se poser avec une acuité croissante et à créer une relative incertitude sur l'évolution à moyen terme du pays.

a) Les fondements clefs d'un régime trentenaire

Javanais d'origine, issu d'une modeste famille villageoise des environs de Yogjakarta, le Président Suharto a fait une rapide carrière militaire au service des Hollandais, des Japonais, puis de la révolution nationaliste. Projeté sur le devant de la scène politique en 1965, il a pris le pouvoir avec une grande fermeté -en n'hésitant pas à ordonner une sanglante répression contre le parti communiste indonésien- mais aussi avec beaucoup de patience et de prudence, mettant quatre ans pour écarter Soekarno et contrôler tous les rouages de l'Etat.

Disposant de larges prérogatives d'exception datant de l'état d'urgence décrété en 1965, il a établi un mode de gouvernement "à la javanaise" d'où le népotisme n'est pas absent mais où, de l'avis de la plupart des observateurs, prévaut la recherche de la synthèse entre des opinions ou des intérêts opposés et où les décisions sont arrêtées après un long processus de maturation et de discussion.

Autodidacte nationaliste, il a résolument engagé son pays dans la voie du développement économique en sachant choisir des ministres compétents, en décidant de faire appel aux experts de la Banque mondiale et du FMI, en recourant aux services de jeunes économistes indonésiens formés dans les meilleures universités américaines et dont les plans quinquennaux, mis en oeuvre depuis 1969, ont assuré une considérable élévation du niveau de vie. Le revenu moyen par habitant est passé de 80 dollars en 1971 à près de 1.000 dollars. L'espérance de vie a été portée de 44 ans en 1965 à 62 ans en 1995.

Au total, le régime présidentiel autoritaire -dit de l'Ordre nouveau- qu'a institué Suharto est un des plus stables d'Asie et sa légitimité semble continuer à ne guère être remise en cause par la majorité des Indonésiens.

Outre la personnalité du Président, ce régime repose sur deux piliers fondamentaux : l'armée et une philosophie unitaire de l'Etat, le "Pancasila".

L'armée joue en Indonésie un rôle majeur qui ne se limite nullement aux fonctions militaires.

Composée de professionnels mais de large assise populaire, modèle d'expression laïque de l'idée nationale, chargée de la sécurité extérieure et intérieure, assurant de nombreuses fonctions sociales, elle jouit, depuis la guerre d'indépendance, d'un grand prestige et offre des carrières attractives. De nombreux jeunes sont, de ce fait, désireux de s'y enrôler. Elle dispose ainsi des moyens de mener une politique sélective de recrutement qui lui permet de s'attacher les meilleurs éléments d'une génération et tend à conforter son image et ses positions.

Cette armée a été la principale bénéficiaire des confiscations d'avoirs néerlandais et d'avoirs britanniques qui ont été réalisées après l'indépendance pour les premières et lors de la campagne de confrontation avec la Malaisie pour les secondes. Gérant entre autres des plantations, des mines et des banques, elle détient d'importantes responsabilités économiques.

Le Président Soekarno avait été amené à lui reconnaître un pouvoir politique pour obtenir son soutien dans la mise à l'écart des partis pendant la période dite de "démocratie dirigée" qu'a connue le pays de 1957 à 1965. Les événements ayant suivi le coup d'Etat avorté de 1965 et la nomination du général Suharto à la présidence de la République ont conduit à un considérable élargissement de ce pouvoir.

Ainsi, en 1981, la plupart des postes de fonctionnaires au sein des ministères étaient occupés par des militaires : 89 % au ministère de l'Intérieur, 57 % au ministère de l'Information, à peu près autant au ministère des Affaires sociales, des Communications, des Affaires religieuses, 50 % à la Justice, aux Affaires étrangères, au ministère du Travail, de la Transmigration ; 21 gouverneurs de province sur 27, 16 des 18 secrétaires généraux, 11 des 17 inspecteurs généraux, 25 des 71 directeurs généraux 3( * ) .

Actuellement, les forces armées continuent de veiller de près à l'exécution des décisions gouvernementales mais leur représentation au sein de l'administration a diminué en raison d'une politique visant à favoriser le recours à des technocrates civils. Leur influence économique s'est également quelque peu érodée sous l'effet de la montée en puissance des conglomérats privés sino-indonésiens. De même, leur prestige s'est sans doute affaibli car elles n'ont pas échappé à l'affairisme.

Le commandement militaire n'en demeure pas moins un acteur clef de l'avenir indonésien et une force politique de premier plan .

Le "Pancasila" , philosophie unitaire de l'Etat indonésien, repose sur cinq principes : nationalisme, humanitarisme, démocratie consensuelle, justice sociale et croyance en un seul dieu.

Ces principes qui traduisent les nécessités de l'équilibre politique qu'impose la devise nationale (l'unité dans la diversité) font du premier pays musulman du monde un Etat séculier où toutes les grandes religions sont reconnues au même titre que l'Islam.

Parallèlement à l'affirmation de cette doctrine, le Président Suharto s'est attaché à assurer le respect des formes constitutionnelles en organisant des consultations électorales à intervalle régulier . Ainsi, tous les cinq ans, sont élus, à la proportionnelle sur des listes bloquées pouvant être présentées seulement par les trois partis autorisés 4( * ) , 400 des 500 membres de la chambre des représentants, les 100 autres étant des militaires nommés par le Président de la République.

Ce sont les membres de la chambre des représentants et les 500 personnalités désignées par le Président de la République pour représenter les collectivités territoriales et les organisations socio-professionnelles qui composent l'Assemblée consultative du peuple. Cette dernière se réunit tous les cinq ans pour débattre du projet de plan quinquennal et élire le Président.

b) Un équilibre maintenu en dépit des troubles séparatistes

En trois endroits de l'archipel, l'Etat se trouve confronté à l'expression de revendications indépendantistes : à Aceh, en Irian Jaya et au Timor oriental.

A Aceh , la partie nord de Sumatra où au cours des siècles la tutelle du pouvoir central a toujours été difficilement accepté, sévit une rébellion musulmane intégriste qui a été brutalement réprimée en 1990.

En Irian Jaya (Nouvelle-Guinée occidentale), à l'autre extrémité du territoire indonésien, le mouvement de libération papou (OPM) -apparemment faiblement armé- continue à s'opposer à l'intégration décidée en 1969, à la suite d'un référendum d'autodétermination reconnu par l'ONU mais apparu douteux à certains. Ce mouvement a été durement réprimé. Il paraît aujourd'hui isolé dans sa lutte car la Papouasie -Nouvelle-Guinée où ses membres trouvaient refuge a signé, en novembre 1993, une série d'accords bilatéraux avec Jakarta.

Au Timor oriental , devenu 27ème province de l'Indonésie en 1976, la situation apparaît préoccupante pour Jakarta. Elle est aussi assez complexe au plan du droit car les Nations Unies continuent à considérer cette partie de l'une des îles de la Sonde comme un territoire dont le Portugal est la puissance administrative et qui reste à décoloniser.

Ancienne colonie portugaise, la partie orientale de l'île de Timor s'est vue proposer par Lisbonne la décolonisation en 1974. Mais, dans une situation confuse, l'un des groupes politique timorais, le FRETILIN (front révolutionnaire pour un Timor-Est indépendant) a déclaré unilatéralement l'indépendance (28 novembre 1975). Moins de deux semaines plus tard, le 7 décembre, sous prétexte des tendances marxistes du FRETILIN, les troupes indonésiennes ont pénétré au Timor oriental. Dans les huit jours qui ont suivi, le Conseil de Sécurité de l'ONU a adopté, à l'unanimité, une résolution invitant l'Indonésie à se retirer.

Cependant, après une déclaration de l'Assemblée populaire locale -dont les membres avaient été désignés par le gouvernement- Jakarta décrétait, le 17 juillet 1976, l'intégration de Timor, la "27 ème province".

De 1975 à 1982, la question de Timor a été examinée par l'Assemblée générale de l'ONU au titre des territoires à décoloniser. Depuis 1982, il n'y a plus de majorité à l'Assemblée pour inscrire cette question sur l'agenda du comité de décolonisation.

Il convient de relever que l'annexion a été avalisée par la plupart des pays de la région. L'Union européenne ne l'a, elle, jamais reconnue. Le Portugal a rompu ses relations diplomatiques avec Jakarta en 1975 mais a engagé depuis 1984, sous l'égide du Secrétaire général de l'ONU, des négociations bilatérales avec l'Indonésie sur la situation de Timor.

Les violences perpétrées lors de l'annexion du territoire 5( * ) puis à Dili en 1991 ont créé parmi la population timoraise de profonds ressentiments qui ne semblent nullement en voie d'apaisement. Des incidents, dont certains entraînent mort d'hommes, continuent à se produire chaque année. Ils concourent à conforter la thèse de ceux qui affirment que, dans leur majorité, les Timorais refusent toujours le fait accompli et résistent aux pressions du pouvoir indonésien.

Ces situations tendues -et tout particulièrement celle de Timor-Est- gênent indéniablement l'Indonésie au plan diplomatique.

Cependant, elles ne semblent pas de nature à ébranler l'unité et la stabilité politique du pays. Les conflits qu'ont suscité les mouvements indépendantistes sont demeurés géographiquement cantonnés et n'ont pas troublé la vie de l'immense majorité des Indonésiens. Les interventions militaires auxquelles ils ont donné lieu ne paraissent pas avoir soulevé la moindre réticence au sein de l'armée. Enfin, les risques de débordement sur les terrains d'opération semblent improbables tant, à en croire les informations disponibles, les forces en présence sont disproportionnées.

Les possibilités d'agitation ponctuelles pouvant résulter d'un tel contexte ne sont certes pas négligeables mais, en définitive, la plus grande incertitude pesant sur l'avenir du pays se révèle celle relative à la succession de l'actuel Président de la République.

c) Une fragilisation liée aux perspectives de succession

Le Président Suharto, dont l'autorité n'est pas sérieusement contestée, devrait se présenter à un septième mandat et être réélu en 1998. Cependant, force est de constater que, quoique le régime n'en paraisse pas menacé, l'Indonésie traverse actuellement une phase délicate de sa vie politique. Trois facteurs semblent expliquer les tensions actuellement perceptibles :

L'émergence d'une classe moyenne issue du décollage économique, qui aspire à être associée aux décisions et tend à exprimer ses frustrations. Son influence grandissante a favorisé le développement d'un petit nombre d'associations intellectuelles, religieuses ou syndicales non reconnues mais tolérées. Il en résulte une montée en puissance des critiques, notamment la dénonciation de la corruption et de l'affairisme.

Une certaine tension entre le Président et l'armée qui se fonde sur le refus de celle-ci de voir la religion prendre une place majeure dans les affaires intérieures, alors que le renforcement du poids des civils musulmans lors du dernier remaniement gouvernemental semble participer du souci du Président 6( * ) de conforter son assise populaire face aux militaires.

Les craintes que peuvent inspirer aux minorités religieuses ainsi qu'aux familles contrôlant les grands groupes économiques certaines tendances à l'accentuation de l'islamisation de la société, lesdites tendances étant alimentées par le désarroi que créent le creusement des injustices sociales et, d'une manière plus générale, les changements qu'impulse la croissance économique.

L'intensification des luttes d'influence que suscite la préparation de la succession de Suharto attise d'autant plus ces tensions que l'autorité morale du Président s'est érodée au fil du temps et des scandales financiers ayant mis en cause les membres de sa famille.

En outre, celui-ci apparaît préoccupé d'assurer un avenir sécurisé à ses enfants. Ceux-ci ayant profité de leur position pour développer -parfois à l'abri de monopoles- de véritables empires dans le monde des affaires, cet élément n'est pas sans retombées politique et économique.

C'est dans ce contexte qu'il faut situer les émeutes qui se sont produites à Jakarta, le 28 juillet dernier, et qui ont fait 4 morts ainsi que plusieurs dizaines de blessés et de disparus.

Ces événements ont été déclenchés par la prise de contrôle, soutenue par l'armée, du siège du PDI, un des deux partis minoritaires, par les partisans de son nouveau président. Celui-ci avait été désigné par les autorités à la veille de la campagne précédant les élections générales de juin 1997 pour remplacer la présidente en titre du PDI, Mme Megawi Soekarno Putri, fille aînée de l'ancien président Soekarno.

Les troubles que cette opération a engendrés, les plus graves depuis vingt ans, ont été durement et rapidement maîtrisés par l'armée et ne semblent avoir eu que de très faibles répercussions en province.

D'aucuns y ont vu la preuve que le pouvoir en place contrôlait totalement la situation et que la stabilité du pays n'était pas menacée à court terme. D'autres y ont distingué la trace de ses difficultés à répondre à l'insatisfaction montante et se sont interrogés sur les effets à long terme d'une politique répressive.

Il semble clair qu'à terme relativement proche, l'Indonésie ne saurait, sans risques, faire l'impasse sur des réformes auxquelles aspirent une fraction croissante et de plus en plus influente de la population. Mais la plupart des observateurs sont persuadés que tous les principaux acteurs du jeu politique indonésien -à savoir la Présidence, l'armée, les organisations musulmanes et les grands groupes économiques contrôlés par la minorité chinoise- souhaitent prioritairement assurer la poursuite de la croissance et la confiance des investisseurs étrangers, garantes d'un avenir meilleur pour le pays.

Votre rapporteur estime en conséquence que, sauf ralentissement brutal et prolongé de la croissance de nature à aviver les contestations, pourront être dégagés, le moment venu, des compromis à même de permettre une transition graduelle qui ménagerait les équilibres existants. A défaut, les évolutions pourraient être heurtées et les questions que la communauté internationale s'autorise à se poser dans le domaine des droits de l'Homme pourraient devenir plus pressantes et affecter l'image de l'Indonésie.

De ce dernier point de vue, si les mouvements indépendantistes oeuvrant dans certaines régions de l'archipel ne semblent pas de nature à ébranler l'assise du pays, ils peuvent contrarier son affirmation sur la scène mondiale.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page