2. Intervention de M. Antoine Riboud, ancien président-directeur général de Danone SA

M. Antoine Riboud . - Mesdames, Messieurs, ne croyez pas que je sois un spécialiste de l'Inde, mais nous y sommes implantés depuis bientôt 7 ou 8 ans. De plus, j'ai eu des contacts avec l'Inde, de tous temps, car j'ai un frère qui avait épousé une Indienne.

Nous sommes industriels en Inde dans l'industrie alimentaire, particulièrement les biscuits. Nous produisons 200.000 tonnes par an de biscuits en Inde, nous avons 5 usines réparties sur toute l'Inde, et nous employons à peu près 9.000 personnes, tout compris.

Je ne vous parlerai pas beaucoup du développement de Danone en Inde, en dehors des biscuits, tout d'abord parce que je suis très discret sur ces projets car nous avons beaucoup de concurrents dans le monde. Je ne tiens pas à ce que l'on sache où nous allons et ce que nous allons faire.

Mais il vient de se passer un événement très important en Inde : les élections. L'Inde vient de voter. Que s'est-il passé et qu'est-ce qui peut changer ? Voilà la clef de ce qui m'intéresse.

Les élections étaient globalement démocratiques, elles se sont déroulées dans le calme, pas de contestation majeure du verdict des urnes, pas de corruption.

En revanche, la répartition politique des élections mérite d'être examinée car les résultats sont assez surprenants. Il se dégage maintenant en Inde, en politique, trois grandes forces. Le fameux parti du Congrès a eu 30 % des voix. Il est toujours dirigée par M. Rao, l'ex-Premier Ministre. Ce parti a cependant perdu la majorité qu'il détenait depuis des années. C'est un grand événement.

35 % des suffrages vont au BJP, parti des hindouistes, s'appuyant sur des valeurs traditionnelles. Le BJP est plutôt un parti de droite, il avait même fait alliance avec l'extrême-droite. Le chef du BJP, M. Vajpayee, n'a pas réussi à créer une majorité au Parlement.

Troisième force, 30 %, comprenant un grand nombre de petit partis politiques, dont 5% au parti communiste. La grande innovation est que ces petits partis se sont fédérés en constituant le United Front. Le fédérateur a été M. Gowda, qui a reçu l'appui au Parlement du parti du Congrès, qui lui a permis d'accéder au poste de Premier Ministre. Auparavant, M. Vajpayee avait échoué dans une telle tentative et n'a pas pu accéder au poste de Premier Ministre. Aujourd'hui, il est le chef de l'opposition dans le Parlement.

Nous sommes en présence d'une situation politique délicate et peu transparente. Le gouvernement Gowda va devoir appliquer un programme de compromis. Personne n'ose aujourd'hui faire de pronostic sur la durée du gouvernement. C'est le parti du Congrès qui reste le maître du jeu politique, puisqu'il a voté pour le nouveau Premier Ministre.

Le gouvernement se situe plus à gauche que le précédent. La tâche du nouveau gouvernement va être difficile. Cinq problèmes vont se poser.

La libéralisation entreprise depuis près de 5 ans par M. Rao va-t-elle pouvoir se poursuivre ? Il paraît évident que les étrangers auront plus de difficultés à poursuivre leur programme d'investissements en Inde, notamment dans l'industrie des biens de consommation, qui est l'industrie dans laquelle je travaille.

En revanche, les pouvoirs publics devraient encourager les étrangers à investir dans des programmes d'infrastructures, dans des entreprises de technologie de pointe, et de l'industrie lourde. Les industriels indiens regroupés par les chambres de commerce sont des lobbies très puissants qui seront favorables à des restrictions, particulièrement dans les biens de consommation, afin de protéger les producteurs nationaux, limitée la concurrence internationale, et dissuader les multinationales de s'établir localement. Je fais partie de ceux-là.

Les importations seront peut-être de nouveau contrôlées, et certainement plus lourdement taxées car les balances commerciales et des paiements présentent des déficits en croissance dangereuse pour les équilibres fondamentaux de l'économie indienne et de la politique monétaire de l'Inde.

Troisième difficulté, la réforme fiscale, pourtant indispensable, risque de ne pas voir le jour, face à la puissance des intérêts du monde agricole, dont M. Gowda, Premier Ministre, est issu. Le monde rural représente 80 % des activités économiques de l'Inde, les agriculteurs n'ont jamais payé d'impôts.

Quatrième question, la révision du secteur public s'impose devant un déficit qui représente 8, 5 % du PNB de l'Inde. L'absence de compétitivité et de productivité ne seront pas réduites, les privatisations envisagées par l'ancien Ministre des Finances, en particulier les assurances, les banques, l'énergie, les infrastructures, les transports, risquent d'être fortement ralenties.

Enfin, la lourdeur administrative ne sera ni diminuée ni réformée. La corruption dramatique des fonctionnaires continuera à faire rage.

En revanche, la corruption des politiciens aura tendance à diminuer car chacun a compris que l'échec du parti du Congrès aux élections est dû, pour une grande part, aux scandales financiers qui ont même atteint le gouvernement du Premier Ministre, M. Rao.

Permettez-moi de revenir sur les investissements d'infrastructures. La vie quotidienne, domestique ou professionnelle, est très dure en Inde. En permanence, des maillons sautent : des coupures d'électricité fréquentes, des coupures d'eau. Il faut souvent attendre 15 à 20 jours dans les ports pour charger ou décharger les navires. Sur les routes, on ne peut guère dépasser une moyenne de 30 km/h ; sur les chemins de fer, on ne dépasse pas 20 à 25 km/h. Toutes nos usines sont équipées de générateurs pour faire face aux coupures de courant électrique. Le stockage des produits agricoles n'est pas assuré, entraînant des pertes de la production agricole indienne, estimées de 25 à 30 % par an. Toutefois, malgré toutes ces difficultés liées, pour une grande part, à l'insuffisance des infrastructures, l'industrie, le commerce, les services progressent. Certes, il faut s'adapter aux situations locales... Mais nous devons reconnaître que nous parvenons à produire -tout comme nos confrères indiens- et à délivrer au consommateur des produits de qualité. Nous commençons même à exporter certains de nos produits au départ de l'Inde. C'est donc difficile. Ce n'est pas dramatique.

Je voudrais vous dire encore un mot sur la croissance. Le PNB s'est accru de 6,6 % dans les années 1994, 1995. L'Inde aurait besoin d'une croissance de 8 à 9 % par an. Aujourd'hui, on estime que la croissance moyenne se situera plutôt aux environ de 7 % par an ces prochaines années. L'importance donnée aux infrastructures me paraît donc nécessaire pour que l'Inde parviennent à ces taux de croissance de 8 ou 9 %. Je pense qu'elle peut atteindre ces chiffres, et je le souhaite ardemment.

Donc, contrairement à ce que vous pourriez croire, toutes ces constatations ne me rendent pas pessimiste sur l'Inde, ce pays a des atouts incontestables.

Première chose, l'Inde est une vraie démocratie. Elle est peut-être un peu chaotique, mais elle est authentique. Le peuple a beaucoup de bons sens et de sens civique. La presse est totalement libre. Les syndicats sont actifs et puissants. La liberté existe vraiment, la sécurité est bonne dans les grandes villes, telles que Bombay et Calcutta. Ce sont des personnalités telles que le pandit Nehru, Gandhi et Indira Gandhi qui ont installé la démocratie en Inde. De ce fait, l'Inde a échappé au marxisme, c'est la grande différence que l'on oublie toujours, aujourd'hui, entre l'Inde et la Chine.

L'Inde, avec près d'un milliard d'habitants, représente 1/6ème à 1/7ème de la population mondiale. L'Inde est un continent inscrit dans l'avenir du monde et, pendant longtemps encore, ce continent représentera pour nous, européens, un monde mystérieux mais en même temps plein de promesses.

En tous les cas, Danone va continuer à investir en Inde, partant d'un principe économique simple : il y a un milliard de bouches à nourrir.

L'intelligence indienne est une grande réalité. Les savants et les intellectuels sont très formés et en nombre important. Il y a des hommes de sciences dans la médecine, la biologie, les mathématiques, l'informatique, tout cela constitue une immense richesse. Les Indiens sont de très bons commerçants, l'encadrement est bon et bien formé, les techniciens sont nombreux, créatifs et courageux. Danone continuera donc à développer ses activités en Inde.

M. le Président . - Si je résume : tout va mal, sauf Danone ! Cela ne m'étonne pas ! C'était particulièrement intéressant, me semble-t-il, et si j'en juge d'après les réactions que j'ai observées chez nos amis hindous. Il va y avoir un débat. C'est ce que nous souhaitons. Je pense que l'on vous donnera un certain nombre de réponses, et notamment sur l'orientation politique de l'actuel gouvernement que vous avez, m'a-t-il semblé, décrit dans des termes qui ne sont pas tout à fait ceux que nous avons entendus ce matin, ni ceux qui sont d'ailleurs en général ceux de la presse. Mais après tout, vous avez les pieds en Inde.

Il faut ajouter que la société dont Danone est je crois maintenant le seul actionnaire a un nom providentiel, puisqu'elle s'appelle Britannia. Vous y voyez le symbole d'une relève qui me paraît en effet d'une meilleure augure.

Monsieur Ailleret, vous avez la parole.

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