2. L'autorité de régulation face à l'internationalisation du paysage audiovisuel

La France s'est fait une spécialité de l'accumulation des réglementations :

- fixation de seuils de concentration,

- définition de quotas,

- cahiers des charges.
En ce qui concerne la concentration, il est à craindre que, dans un contexte d'internationalisation, une contrainte de limitation soit de plus en plus difficile à faire respecter au risque d'affaiblir les opérateurs nationaux, qui représentent les intérêts économiques et culturels de notre pays.
L'affaire de TNT Cartoon est à cet égard exemplaire...

Le Conseil supérieur de l'audiovisuel a longtemps refusé à la chaîne pour enfants du groupe Turner d'être diffusée sur le territoire français sans passer une convention lui imposant un certain nombre d'obligations, notamment de production française. En fait, cette position s'est révélée juridiquement impossible, compte tenu de la directive Télévision Sans Frontières .

Désormais les services de télévision, établis dans un autre État de l'Union européenne que la France, peuvent être repris sur les réseaux câblés français sans convention avec le Conseil supérieur de l'audiovisuel ; ils sont soumis à une simple déclaration.

Le Conseil a tiré les conséquences de la jurisprudence européenne à la suite d'un arrêt du 10 septembre 1996 (aff. C-11/95, Commission contre Royaume de Belgique). Par cette décision, la Cour de justice des Communautés européennes a condamné le principe de conventionnement préalable des chaînes européennes sur les réseaux câblés belges . Aux termes de cet arrêt, le contrôle du respect des dispositions de la directive n'incombe qu'à l'État dont les émissions émanent. Quant à l'État de réception, il n'est pas autorisé à exercer son propre contrôle...

Un État membre ne saurait s'autoriser à prendre unilatéralement des mesures correctives ou des mesures de défense destinées à faire obstacle à une méconnaissance éventuelle, par un autre État membre, des règles du droit communautaire. Seul un motif tiré de la violation des dispositions relatives à la protection des mineurs (article 22 de la directive Télévision Sans Frontières du 3 octobre 1989 modifiée) peut permettre à un État d'entraver la réception ou la redistribution d'un programme ne relevant pas de sa compétence.

Le Conseil supérieur de l'audiovisuel avait - d'ailleurs sans résultat - attiré l'attention du Gouvernement à deux reprises, en 1997, sur les conséquences de cette jurisprudence. Le système conventionnel belge étant, dans son principe, identique au régime de l'article 34-1 de la loi de 1986, le Conseil est en effet juridiquement tenu d'écarter de cet article son application aux chaînes européennes, dans l'attente d'une modification formelle de la loi de 1986.

Aussi, dans la mesure où le projet de loi sur la communication audiovisuelle du Gouvernement Juppé n'est pas arrivé à terme et celui du Gouvernement Jospin pas encore présenté au Parlement, le Conseil a-t-il décidé de mettre en place à titre transitoire un simple régime déclaratif.

Le contrôle des concentrations se pose dans un contexte de concurrence mondiale

Prolongeant cette analyse, il semble que l'on puisse s'inspirer des méthodes de régulation de la concurrence économique pour assurer de façon efficace et réaliste la garantie du pluralisme politique.

Dans cette perspective, pour faire évoluer le système français, on pourrait réaffirmer les principes qui doivent présider à l'action des instances de régulation et tenter de rendre dynamiques les objectifs assignés.

La loi, comme la jurisprudence, fournit déjà les éléments de nature à guider les décisions de l'instance de régulation. Deux exemples peuvent en être présentés.

Le principe général affirmé par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 18 septembre 1986 reste plus que jamais à la base de notre système de régulation : " l'objectif à réaliser est que les auditeurs et les téléspectateurs, qui sont au nombre des destinataires essentiels de la liberté proclamée par l'article 11 de la Déclaration de 1789 soient à même d'exercer leur libre choix, sans que ni les intérêts privés ni les pouvoirs publics puissent y substituer leurs propres décisions, ni qu'on puisse en faire les objets d'un marché. "

De même, sur le plan économique, la notion de position dominante pourrait servir de référence. Car cette position comporte des risques du point de vue économique qui la rendent, indépendamment de toute question d'abus, potentiellement préjudiciable au pluralisme 16( * ) . L'organisation d'un marché pluraliste suppose donc l'existence d'un corpus de règles, notamment en matière de concentration.

Si les principes fondamentaux, tels qu'ils résultent de la loi ou de la jurisprudence, doivent rester stables, il est souhaitable de laisser aux autorités compétentes une plus grande liberté d'appréciation pour les appliquer . Sans doute parce qu'il semble que l'on a désormais moins besoin de règles précises que de principes.

Fixer des limites déterminées pour la part qu'une même personne peut détenir dans une société audiovisuelle en termes de capital ou de droits de vote est un garde-fou nécessaire mais certainement insuffisant. D'abord parce que ce type de limite est, en l'état de la législation, assez facile à contourner. Ensuite, parce que des plafonds ont un effet relatif qui dépend de la structure de l'actionnariat, mais surtout parce que les vrais problèmes sont ailleurs. Une situation abusive du point de vue de la liberté d'expression doit s'apprécier en effet in concreto , tout comme une position dominante en ne tenant pas seulement compte de la répartition de propriété, mais du mode de fonctionnement de la société et surtout du marché de référence.

De ce point de vue, la prise en considération du marché international est de nature à relativiser la menace pour le pluralisme. Ainsi, la structure de l'actionnariat de TF1 doit-elle être examinée dans son contexte non seulement européen - les entreprises françaises sont de taille bien modeste à l'échelle internationale - mais aussi temporel. La première chaîne française va sans doute voir sa part d'audience se réduire en pourcentage si l'Europe connaît la même évolution que les États-Unis, où les chaînes hertziennes généralistes ont tendance à perdre des parts de marché au profit des chaînes thématiques. En définitive, la question ne se pose pas tant en termes de propriété qu'en termes de marché. C'est pourquoi la suggestion de définir pour l'audiovisuel un seuil de concentration en termes de parts de marché , suivant en cela l'orientation prise par une directive européenne en préparation sur la transparence en matière de médias, semble intéressante.

La capacité d'une structure à préserver le pluralisme doit être appréciée de façon dynamique et globale.

D'une part, il est nécessaire, qu'il s'agisse de concurrence ou de pluralisme, d'apprécier les phénomènes sur le plan mondial . A cet égard, la décision du 20 février 1997 autorisant la prise de contrôle par Canal + de Nethold BV est exemplaire, car elle rappelle que toute concentration, atteignant les seuils de l'ordonnance de 1986 et susceptible d'avoir des effets sur le marché français, est soumise à contrôle ministériel, même en l'absence de toute activité sur le territoire national de l'une des entreprises concernées.

D'autre part, il est fondamental de maintenir une concurrence ouverte et, en particulier, d'offrir la possibilité pour de nouvelles entreprises d'apparaître sur le marché . Il semble plus efficace d'encourager la concurrence que de revenir de façon autoritaire et rétroactive sur la structure d'un actionnariat.

Le maintien d'une concurrence ouverte est-il suffisant pour préserver le pluralisme ? Tandis que les uns, tenants d'un libéralisme à l'anglo-saxonne, auront tendance à se satisfaire des mécanismes du marché, d'autres, et en particulier les Allemands, seront portés à considérer que la notion de pluralisme est autonome par rapport à l'État et à l'économie. Pour eux, les Allemands, des règles spécifiques doivent se surajouter à celles qui régissent la concurrence et les abus de position dominante. C'est ainsi que, pour assurer la présence d'une expression pluraliste dans les programmes, il a été décidé, en Allemagne, d'exiger, pour les chaînes privées dépassant 10 % d'audience, qu'elles prévoient des décrochages, des " fenêtres ", confiés à des opérateurs locaux indépendants pour une durée totale de 260 minutes par semaine.

Ce genre de projet soulève une question fondamentale : les entreprises audiovisuelles sont-elles des entreprises comme les autres ? Doit-on, au nom de la liberté d'entreprise respecter leur autonomie de gestion ou faut-il leur imposer des contraintes - comme l'obligation de décrochage, pas forcément compatible avec la cohérence de l'image de la chaîne - du fait de leur responsabilité pour le respect du pluralisme ?

Les " nouveaux services ", un prétexte pour les partisans de la dérégulation

La renégociation de la directive Télévision Sans Frontières ne concernait pas seulement les quotas de diffusion, mais également le régime envisageable pour les nouveaux services audiovisuels. Or, si leur statut en droit communautaire reste encore incertain, on s'aperçoit déjà qu'il tend à s'écarter des positions juridiques défendues par la France.

La doctrine en cours d'élaboration à Bruxelles sur la base d'un Livre Vert sur la convergence laisse craindre que les nouveaux services - chaînes de télévision numérique ou services de vidéo à la demande - soient englobés dans le régime des télécommunications et échappent ainsi à toute préoccupation culturelle.

Dans la conception française - comme l'a montré la loi du 10 avril 1996 relative aux expérimentations - ces nouveaux services relèvent de la communication audiovisuelle. Or, ceux-ci sont plutôt qualifiés de services de télécommunications par Bruxelles.

Pour la Commission, mais aussi pour la plupart des États membres, l'ensemble des services fournis sur appel individuel, tels le paiement à la séance et la vidéo à la demande, échappent au champ d'application de la directive Télévision Sans Frontières . Ils peuvent donc être juridiquement assimilés aux services disponibles sur Internet ou aux services télématiques soumis à simple déclaration 17( * ) .

Du point de vue français, les services audiovisuels mixtes, qui ont une dimension d'ordre économique et culturel, ne peuvent être assimilés à Internet dont le régime ne soulève que des questions liées au droit pénal international et à la protection du droit d'auteur. Pour la Commission européenne, en revanche, la préoccupation majeure demeure la libéralisation des structures et des services de télécommunication . Mais on doit remarquer que l'utilisateur d'Internet peut accéder à des services audiovisuels traditionnels, radio et télévision ; il pourra donc vite paraître paradoxal que des règles de contenu distinctes s'appliquent à des services identiques.

Deux problèmes se posent alors :

- Les services seront-ils réellement les mêmes ? Il est trop tôt pour en juger. Le " consommateur " regardera-t-il indifféremment un match de football à la télévision ou sur son ordinateur ? La qualité du service offert sur le Web et le mode de consommation, individuel ou collectif, seront-ils les mêmes ?

- Dans quel sens se fera l'évolution réglementaire ? Le jour où l'impact des services audiovisuels offerts par le Web sera comparable à celui des autres supports de diffusion, réseaux hertziens, câbles ou satellites, il est possible que des règles de contenu plus importantes s'imposent également à lui.
Faut-il une instance de régulation unique pour tenir compte de la convergence entre télécommunication et audiovisuel ?

A quelques exceptions près, très peu d'États se sont dotés d'instances de régulation uniques dans les secteurs audiovisuels et de télécommunications. Ils suivent des logiques et des objectifs historiquement différents et fonctionnellement : l'un met en place un système décentralisé de communication, l'autre organise un mode de diffusion plus ou moins décentralisé où l'idée de contenu l'emporte sur celle de transport, car la composition du fluide importe plus que le " tuyau ".

Comment concilier une réglementation essentiellement économique, et technique, pour les réseaux de télécommunications, et une réglementation liée à la liberté d'expression pour les réseaux audiovisuels ? Ce sont en effet deux types de régulation très différents, et qui peuvent même apparaître parfois antinomiques. Il faut prendre garde à un abus de langage, qui conduirait à mélanger, sous le terme unique de " régulation ", les spécificités de la régulation des contenus... qui ne saurait se faire sur la base de critères indépendants de toute considération économique.

En tout état de cause, pour le Conseil supérieur de l'audiovisuel, la distinction entre télécommunications au sens de communication et communication audiovisuelle, entendue comme diffusion publique reste essentielle " lorsque la communication est publique : des règles s'imposent à son contenu à commencer par le droit d'auteur. Lorsqu'elle est privée, aucune règle ne s'impose et elle est libre de droits. Ces deux statuts ne peuvent être confondus. "

Il serait paradoxal qu'il existe des règles de contenu différentes pour la diffusion satellite et pour la diffusion par Internet dans le cas où ces deux modes de communication seraient équivalents : pourquoi la publicité sur le tabac serait-elle interdite pour l'un et autorisée pour l'autre ? Serait-il normal d'organiser un droit de réponse sur une chaîne du câble et non sur un site Web fournissant le même type de service ?

Ce qui est essentiel, c'est de résister aux prétentions de tous ceux qui par idéologie ultra-libérale voudraient exciper de la liberté existant sur la toile pour aligner le niveau du contrôle sur celui du moins régulé. Ce n'est pas parce que tout est permis sur Internet qu'il faut que tout soit permis partout !

*

* *

L'intervention du Conseil Supérieur de l'Audiovisuel est souvent critiquée, à tort, à la fois par ceux qui regrettent l'âge d'or de la réglementation, où il suffisait de voter une loi ou de définir une règle, et par ceux qui ne comprennent pas qu'il est désormais difficile de prendre des décisions indépendamment des cas d'espèce.

L'équilibre entre coercition et concertation est déjà difficile à trouver en matière de sanctions individuelles . En tout état de cause, le dispositif actuel, tel qu'il résulte de la procédure prévue à l'article 42-7, aboutit, pour les infractions mineures, à un délai trop long entre les faits visés et la sanction, au risque de créer un sentiment d'impunité qui peut porter atteinte à l'autorité de l'État 18( * ) .

D'une façon générale, la politique de l'instance de régulation doit trouver un compromis entre deux préoccupations : ne pas être trop souple au risque de méconnaître les principes posés par le législateur ; ne pas être trop rigide au risque d'entraver le développement des opérateurs et, notamment, des nouveaux services.

Il est toutefois utile de souligner qu'il ne faut pas multiplier les interventions législatives. Au fil des alternances, trop de lois, trop de règlements ont été édictés ces dernières années, privant les opérateurs de la stabilité des règles du jeu dont ils ont besoin pour se développer et pour s'adapter à une demande dont il est pratiquement impossible de savoir quelle forme elle va prendre. La régulation est le mode d'intervention de l'État le plus raisonnable pour accompagner de façon souple une évolution essentielle. L'avenir de notre culture et de notre civilisation en dépendent. Aux pouvoirs publics la responsabilité de choisir les personnes en charge de sa mise en oeuvre ; au Parlement, celle de définir les principes qui s'imposeront à tous, au Conseil supérieur de l'audiovisuel d'appliquer les sanctions définies par la loi.

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