b) Une violence aseptisée et banalisée

C'est une analyse analogue que développe le sociologue Pierre Bourdieu en soulignant que la violence réelle, celle relatée par les journaux télévisés, est lointaine, comme aseptisée et en tous cas banalisée par la façon dont elle est traitée à l'écran : " l'image que donnent du monde les actualités télévisées, succession d'histoires, en apparence absurdes, qui finissent toutes par se ressembler, défilés ininterrompus de peuples misérables, suite d'événements qui, apparus sans explication, disparaîtront sans solution, aujourd'hui le Zaïre, hier le Biafra, et demain le Congo, et qui ainsi dépouillés de toute nécessité politique, ne peuvent, au mieux, susciter qu'un vague intérêt humanitaire. Ces tragédies sans lien, qui se succèdent sans mise en perspective historique, ne se distinguent pas vraiment des catastrophes naturelles, tornades, incendies de forêt, inondations, qui sont, elles aussi, très présentes dans " l'actualité " parce que journalistiquement traditionnelles, pour ne pas dire rituelles, et surtout spectaculaires et peu coûteuses à couvrir, et dont les victimes ne sont pas mieux faites pour susciter la solidarité ou la révolte proprement politiques que les déraillements de trains et autres accidents.

Ainsi, les contraintes de la concurrence se conjuguent avec les routines professionnelles pour conduire les télévisions à produire l'image d'un monde plein de violences et de crimes, de guerres ethniques et de haines racistes, et à proposer à la contemplation quotidienne un environnement de menaces, incompréhensible et inquiétant, dont il faut avant tout se retirer et se protéger, une succession absurde de désastres auxquels on ne comprend rien et sur lesquels on ne peut rien. Ainsi s'insinue peu à peu une philosophie pessimiste de l'histoire qui encourage à la retraite et à la résignation plus qu'à la révolte et à l'indignation, qui, loin de mobiliser et de politiser, ne peut que contribuer à élever les craintes xénophobes, de même que l'illusion que le crime et la violence ne cessent de croître favorise les anxiétés et les phobies de la vision sécuritaire. " 29( * )


Ces deux textes, écrits à plus de vingt-cinq ans de distance, montrent toute l'ambiguïté des médias et, en particulier, de la télévision dans le traitement de la violence. Incontestablement cette violence ne peut être présentée sur le même plan que celle qui envahit les émissions de fiction. Dans les deux cas, il y a banalisation de la violence ; mais, tandis que les actualités ont tendance à générer une certaine forme d'insensibilité doublée d'une angoisse sécuritaire diffuse, les émissions de fiction sont plus pernicieuses dans la mesure où la violence est associée à des valeurs positives de normalité, voire d'accomplissement de soi.

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