AUDITION DE M. ANTOINE PROST,
PROFESSEUR ÉMÉRITE À L'UNIVERSITÉ DE PARIS I

(16 DÉCEMBRE 1998)

Présidence de M. Adrien Gouteyron, président

M. Adrien Gouteyron, Président - Monsieur le professeur, nous allons commencer cette audition.

Je veux simplement rappeler à mes collègues et à vous-même, Monsieur le Professeur, que la commission d'enquête créée par le Sénat a organisé la publicité de ces auditions - publicité signifiant l'ouverture à la presse sous réserve des demandes de huis clos pouvant être présentées par telle ou telle des personnes que nous souhaitons entendre.

Nous publierons un compte rendu sommaire de ces auditions dans le bulletin des commissions du Sénat et nous établirons un compte rendu intégral de celles-ci en annexe de notre rapport.

Monsieur le professeur, comme le prévoit l'ordonnance du 17 novembre 1958, je suis tenu de vous rappeler que toute personne dont une commission d'enquête à jugé l'audition utile est entendue sous serment et en cas de faux témoignage, est passible des peines prévues par le code pénal.

Je vais donc vous demander comme le prévoit l'ordonnance et pour la respecter formellement, de bien vouloir nous dire toute la vérité et rien que la vérité. Je vais vous demander de lever la main droite et de dire : " Je le jure ".

M. Antoine Prost - " Je le jure ", monsieur le Président.

M. le Président - Merci, monsieur le professeur.

M. Antoine Prost - Je ne peux dire la vérité que si je la connais. Dans un secteur comme celui ci, il convient parfois d'avoir des doutes.

M. le Président - Nous comprenons cette réserve. Nous sommes aussi, un certain nombre, comme vous, à avoir des doutes.

Je vais vous demander de faire, si vous le souhaitez, un propos liminaire, puis nous vous poserons des questions. Je ne pense pas qu'il est nécessaire de rappeler quelles ont été vos fonctions universitaires.

Vous avez publié de très nombreux ouvrages importants, faisant référence, sur l'histoire de l'éducation dans notre pays. C'est évidemment parce que nous savons que vous êtes un excellent connaisseur et de l'histoire du système éducatif et de son fonctionnement aujourd'hui, que nous avons souhaité vous entendre. Je vous laisse la parole.

M. Antoine Prost - Monsieur le Président, Mesdames Messieurs les Sénateurs, c'est très impressionnant de déposer devant une assistance comme la vôtre ; mon propos introductif sera bref, n'étant pas préparé comme pour un cours destiné à durer une heure.

Le problème n'est pas celui de la rémunération. Les rémunérations des enseignants revalorisées au temps où M. Rocard était Premier Ministre et M Jospin, Ministre de l'éducation nationale, pour une " marche d'escalier " de 25 MF en année pleine, à effectifs constants, coûtera nécessairement plus cher au budget de l'Etat, puisque l'effectif du corps enseignant a augmenté depuis et a mis les salaires des enseignants au-dessus des salaires équivalents du secteur privé.

Aujourd'hui, un ingénieur diplômé d'une école nationale supérieure est moins bien payé qu'un agrégé. Son salaire de débutant équivaut environ à celui d'un professeur certifié.

Les professeurs ne se rendent pas compte, car ils comparent les paiements bruts du privé aux paiements nets du public. Dans le privé, un salaire annuel de 200 000 F, déduction faite des charges de l'ordre de 20 %, le ramène à 160 000 F. Ce niveau de salaire est celui du professeur certifié sorti de sa formation. Si vous considérez son salaire pendant sa durée de stage, il y a évidemment un différentiel.

Quant aux salaires des instituteurs, devenus professeurs d'école avec le changement de statuts, ils ont été alignés sur ceux des professeurs certifiés. Ce qui a des effets d'ores et déjà perceptibles sur les choix de carrière des étudiants.

Des étudiantes que je reçois après une maîtrise d'histoire, à qui je demande ce qu'elles vont faire, me répondent qu'elles veulent être institutrices parce que le niveau de rémunération est équivalent à celui de professeur d'histoire, que cela leur permet d'être dans leur région d'origine, et enfin que les problèmes de discipline sont réputés moins difficiles avec les jeunes élèves qu'avec les moins jeunes. Je mets de côté cet aspect du problème.

Le problème des enseignants n'est pas fondamentalement un problème financier.

J'ai eu pour la première fois à m'occuper du sujet dont nous parlons aujourd'hui dans le cadre de la commission dite "Commission Joxe", sur la fonction enseignante dans le second degré, dont le rapport a été commandé par M. Guichard et remis à M. Fontanet en 72-73, il y a 27 ans. La question du malaise des enseignants était déjà à l'ordre du jour.

Dans ce rapport qui a le mérite de reposer sur une enquête d'opinion qui avait été confiée à un institut de sondage qui avait fait un très bon travail, je lis ceci :

" Le malaise actuel n'est pas un trouble éphémère ou passager qui aurait chance de se dissiper de lui-même ou qui relèverait de remèdes mineurs. C'est le début d'une mutation profonde qui mettra en question personnellement aussi bien les enseignants que les administrateurs, dans la conception qu'ils se font de leur rôle et qui aboutira indissociablement à la mise en place d'un style pédagogique nouveau, aussi bien que de nouveaux comportements administratifs. La commission tient à le souligner avec force, il s'agit d'un phénomène de civilisation inéluctable qui s'étendra sur des lustres, voire des décennies " .

Je ne pense pas que la commission avait conscience d'être aussi bien inspirée lorsqu'elle écrivait ceci.

L'analyse qui était faite à l'époque est assez simple. Il y a inadéquation entre les contenus d'enseignement et les méthodes d'une part et les publics et leurs attentes d'autre part.

Il y a une crise du rapport pédagogique, dans la mesure où les professeurs sont obligés de se battre pour faire apprendre des choses qui n'intéressent pas les élèves.

Ceci a été aggravé par, deux facteurs :

- La crise économique et l'importance du chômage, notamment des jeunes, qui fait que de plus en plus on craint, si l'on n'a pas un diplôme, d'avoir à s'inscrire à l'A.N.P.E.

- La façon dont l'institution scolaire et pas seulement les professeurs, ont géré l'inadéquation entre la culture scolaire et les attentes des élèves.

Pour faire travailler les élèves, nous avons développé des motivations utilitaristes. Nous avons dit aux élèves : " Travaillez, sinon vous allez être orientés ".

Etre orienté c'est toujours faire des études qui ne sont pas celles que l'on aurait choisies, c'est toujours être orienté là où l'on ne voulait pas aller. Lorsqu'un élève est motivé, il passe dans la classe supérieure.

Nous avons dit aux élèves : " Travaillez pour trouver du travail ", Mais lorsqu'il y a un chômage important chez les jeunes, lorsque des élèves constatent que leur frère, leur soeur qui ont eu le bac sont au chômage, nous ne sommes pas crédibles. Les élèves savent bien que ce n'est pas vrai, il leur suffit de regarder autour d'eux pour s'en convaincre. Vous avez une motivation utilitariste et la sélection.

Or, la sélection a été assimilée par le système scolaire. Je rappelle qu'il y a 30 ans, la sélection se faisait à l'extérieur du système scolaire, c'étaient les parents qui choisissaient le destin des élèves en les inscrivant dans un cours complémentaire ou dans un lycée. Aujourd'hui c'est l'école qui se charge de cette répartition. De ce fait, il y a une majoration des enjeux scolaires.

Cette majoration des enjeux scolaires coïncide avec un trait culturel. Je pense que la France est le seul pays - j'aurais des explications historiques à vous fournir, de manière résumée - où depuis la révolution française, il y a une passion égalitaire. Cette passion égalitaire conduit à nier toutes les supériorités. La supériorité de la naissance a été la première à être niée. C'est le refus de l'aristocratie, c'est le tutoiement obligatoire des citoyens sous la révolution française. Lorsque l'on voit le comportement de certains lords britanniques, on a envie de chanter la carmagnole. Je partage cette passion égalitaire et j'ai appris la carmagnole à mes enfants, car j'avais un voisin assez arrogant qui portait une particule... C'est vous dire que cette passion égalitaire est une réalité.

Les supériorités de l'argent sont évidemment illégitimes. Pas de supériorité de naissance, pas de supériorité d'argent.

Que reste-t-il ? La seule supériorité légitime est la supériorité du diplôme. La fonction ne comporte pas de supériorité par elle-même. On l'a bien vu lors des événements de 68. La manière dont les contestataires ont en quelque sorte descendu les statues de leur piédestal était tout à fait intéressante.

J'ai beaucoup réfléchi là-dessus lorsque j'étais professeur dans un collège de Cambridge durant un trimestre.  La supériorité du professeur dans une université britannique, par rapport aux types de rapports que nous avons avec nos étudiants, est tout à fait saisissante.

Vous ne feriez pas manger des professeurs à la high table , dans un restaurant universitaire, ce serait impensable. Donc, cette passion égalitaire est celle du diplôme, et cela a renforcé dans ce pays l'importance attachée aux diplômes alors qu'il est de notoriété publique que le diplôme n'est pas une garantie absolue.

Vous avez des chances que les Polytechniciens et les Enarques soient travailleurs. Vous avez des chances raisonnables de penser qu'ils sont intelligents, mais cela ne vous donne aucune garantie ; ils peuvent très bien être caractériels, dépressifs, avoir quantité de handicaps qui font que dans la vie sociale, vous ne pourrez jamais leur confier une responsabilité de direction.

Cette pression mise sur le diplôme confère à la scolarité une sorte d'intensité dramatique qui fait que la vie des familles est rythmée par un certain nombre d'échéances scolaires qui se répercutent sur les enfants et les font vivre dans un état de stress qui n'est pas particulièrement souhaitable à l'âge qu'ils ont.

Il y a un vrai problème.

Ce problème a évolué depuis quelques années. Sur ce point, votre commission pourrait interroger un sociologue qui s'appelle Eric Debardieu, qui a travaillé sur la violence dans les établissements scolaires. Sur cette crise ancienne du rapport pédagogique, viennent se greffer aujourd'hui, dans un nombre croissant d'établissements, de l'ordre de 35 à 40 % des collèges, des problèmes de violence que les professeurs ne savent pas gérer, qui les dépassent.

Eric Debardieu a publié un livre sur la violence dans les établissements scolaires. En 1993, dans son enquête, une question était posée  sur les lieux de la violence dans un établissement.

Les lieux venant en tête étaient les cours de récréation et la sortie. C'est à la sortie que l'on rackette. La salle de classe n'était pas un lieu d'insécurité. Trois ans après, elle est en numéro deux parmi les lieux de l'insécurité.

Tous les témoignages concordent ; il se passe en ce moment, depuis quelques années, un phénomène qui n'a pas grand chose à voir avec la crise économique ou avec le chômage. On ne voit pas de différences majeures dans les évolutions socio-économiques, mais quelque chose est en train de se casser et les professeurs sont très démunis.

J'en viens à votre question : en quoi la gestion du système et l'utilisation des moyens permettent-elles d'améliorer ce rapport pédagogique et de faire face à cette crise, notamment avec la violence actuelle ?

1) Toutes les enquêtes montrent que les problèmes sont plus graves dans les grands établissements que dans les petits. On le sait depuis qu'il y a des administrateurs à l'éducation nationale.

La politique de constitution de cités scolaires avait été un temps arrêtée après les événements de 1968. Ces événements ont fait prendre conscience à l'administration des risques inhérents aux grands établissements. Donc, pendant quelques années, on a tenté de faire de plus petits établissements, mais nous avons là, une barrière.

J'ai été amené à discuter de cela avec mes collègues qui s'occupaient des affaires financières quand j'étais au cabinet de Michel Rocard. Cette année-là, 53 nouveaux lycées ouvraient. Le ministère des Finances accordait à cette occasion 53 postes de proviseur et 53  postes de concierge.

Il est plus facile d'obtenir du ministère des finances, 200 postes d'instituteurs ou 1000 postes de professeurs de lycée que des postes de proviseur, de censeur.

Devant une telle contrainte, le ministère de l'éducation nationale aujourd'hui encore est amené à regrouper un certain nombre d'établissements pour faire des économies d'échelle sur le staff administratif. S'il y a une priorité dans les postes, c'est à l'encadrement des établissements et à la démultiplication des établissements qu'il faut les consacrer.

2) Je crois qu'il faut également avoir un style de management - entre les recteurs et les inspecteurs d'académie, entre les inspecteurs d'académie et les chefs d'établissement, entre le ministre et les recteurs - favorable à la constitution d'équipes car les professeurs ou même les instituteurs pris individuellement ne pourront jamais faire face aux situations nées de la violence dans leur établissement.

C'est une situation stressante. Il n'est pas normal qu'un professeur se fasse rosser par ses élèves, soit couvert de plaies et de bosses et ait 15 jours d'invalidité.

Il faut une réaction de solidarité active et positive pour trouver des solutions. Or, la solidarité se manifeste par la grève, mais ne change rien. C'est une sorte de cri de désespoir qui ne construit pas une solidarité concrète. Il est très difficile de faire prendre conscience aux professeurs de la nécessité de constituer des équipes.

Pour ce faire, il faut des personnes exerçant le métier de chef d'équipe, c'est-à-dire des conseillers d'éducation, des conseillers principaux, des proviseurs, des censeurs. Mais cela suppose que l'établissement tout entier fonctionne suivant ce type de management.

Si vous avez une gestion de type bureaucratique, du recteur à l'inspecteur d'académie et de l'inspecteur d'académie au proviseur, cela aboutit à l'enfermement de chaque professeur dans ses propres difficultés.

La réponse se situe au niveau des pratiques.

Je peux citer Michel Crozier : " On ne change pas la société par décret " .

Je ne sais ce que le législateur peut apporter à ce problème qui est celui du fonctionnement d'un organisme.

M. le Président - Merci. Voilà matière à beaucoup de questions. Je laisse la parole à mes collègues qui souhaitent intervenir.

M. Jean-Léonce Dupont - Pour revenir sur le dernier point que vous avez abordé, Monsieur le Professeur, dans les auditions précédentes, l'on nous a fait part de la faible marge de manoeuvre des chefs d'établissement. Comment voyez-vous concrètement ce management d'équipe et quelles évolutions doivent avoir lieu pour pouvoir réaliser cette notion d'équipe dans les responsabilités, la définition des rôles, dans les fonctions mêmes ?

M. Antoine Prost - La marge de manoeuvre des chefs d'établissement est beaucoup plus grande que ceux-ci ne l'avouent, notamment à leurs professeurs.

Voici un cas : A mon épouse demandant je ne sais quoi à son proviseur qui lui répondit que ce n'était pas possible de par une circulaire du recteur, cela me paraissant improbable, je lui ait dit de demander à voir la circulaire. Il ne l'avait pas. Le proviseur a toujours tendance à dire : " Je ne peux pas ". C'est la manière dont il met sa décision à l'abri de la contestation. En fait, c'est le proviseur qui dit : " Mme Dupont, Mme Martin et Mme Durand feront respectivement le français, l'histoire et les mathématiques dans telle classe ".

J'ai vu des proviseurs casser des équipes pédagogiques !

Si Mme Durand, Mme Martin et Mme Dupont travaillaient ensemble ! J'ai vu des proviseurs donner la 1ère A à Mme Martin de façon à casser l'équipe pédagogique. Mais d'autres les constituent. C'est le proviseur qui fait les emplois du temps.

Il y a un règlement intérieur, un conseil d'établissement et la possibilité pour le proviseur de réunir ses professeurs ; ce n'est pas tellement une question de pouvoir, mais une question de style.

M. Gérard Braun - J'ai été très étonné, Monsieur le professeur, de vous entendre dire que les professeurs se battent pour enseigner des matières qui n'intéressent pas les élèves.

Je voudrais une explication. Ces matières n'intéressent-elles pas les élèves parce qu'elles n'ont pas lieu d'encombrer les programmes pédagogiques ou y a-t-il une autre raison ? Je ne comprends pas très bien cette approche des problèmes.

M. Antoine Prost - Je vous remercie de votre question, je me suis expliqué de façon trop rapide.

La grande différence entre nos professeurs des collèges et lycées et ceux des pays étrangers, c'est que les nôtres sont très spécialisés. Leur conscience identitaire, est la conscience de leur spécialité. Ils ne se définissent par comme des éducateurs ni comme des pédagogues, mais comme des historiens, des physiciens, des mathématiciens des anglicistes, des littéraires etc, ils sont donc dédiés à leur discipline. D'une certaine manière, heureusement. Pendant un certain temps, j'ai plaidé avec beaucoup de vigueur pour que l'on déspécialise les enseignants ; je reste fidèle jusqu'à un certain point à cette position, parce que, par exemple, je pense qu'à vouloir des certifiés étroitement spécialisés des langues, on assure l'hégémonie de l'anglais.

Si vous voulez enseigner l'italien ou l'espagnol dans un petit collège à Barcelonnette, il faut que le professeur d'italien enseigne aussi le français. Si vous n'avez pas un professeur certifié bi-valent italien-français, il y a un là un vrai problème.

M. le Président - Mais votre remarque rejoint de manière extrêmement claire le sujet de notre commission d'enquête.

M. Antoine Prost - C'est une façon d'optimiser les moyens. Je persiste à penser qu'un professeur enseignant le français et l'italien, qui aurait ses élèves 5 à 6 heures par semaine, vaudrait mieux que deux professeurs qui les auraient l'un pendant deux heures et l'autre quatre heures.

Cela dit, il faut faire attention, si l'on réalise ceci, de ne pas retirer ce qui fait la motivation du professeur. Le professeur de français se bat pour faire faire du français à ses élèves.

Il y a une différence lorsque vous parlez avec les professeurs individuellement, collectivement ou en public. On peut entendre un discours pessimiste, défaitiste, catastrophique. Je me souviens d'une émission de télévision en direct où un jeune dans l'assistance avait dit : "J'étais venu parce que j'avais envie d'être enseignant, mais maintenant que je vous ai entendu, je n'en ai plus envie".

Lorsque vous parlez avec les professeurs collectivement, vous entendez un certain discours. Mais lorsque vous les entendez individuellement, ils se battent pour faire passer des choses qu'ils aiment. S'ils cessent d'aimer ces choses, il ne se battront plus.

M. Gérard Braun - A condition que les élèves aiment les mêmes choses.

M. Antoine Prost - Si vous voulez que les élèves les aiment, il faut développer des motivations humanistes et non pas utilitaristes.

L'enseignement, c'est, d'une certaine manière, beaucoup plus que la formation du futur employé, du futur salarié. Lorsque vous étudiez le Cid avec des élèves, c'est une pédagogie du sentiment, une pédagogie de l'honneur. La raison pour laquelle vous faites le Cid, c'est d'abord parce que c'est beau, mais c'est aussi parce que vous voulez les aider à grandir et à devenir pleinement des hommes, à récupérer une partie de notre culture et de notre civilisation. A travers le Cid, il y a quelque chose qui passe, d'un autre enjeu que le fait de trouver un bon salaire à la fin du mois.

Ce sont des motivations de type humaniste, celles-ci ont été complètement éradiquées dans l'enseignement, par la crise économique, le discours sur l'université qui fabrique de chômeurs, le discours des parents à l'usage des élèves : " Travaille si tu veux avoir un bon salaire " et le discours des professeurs à l'égard des élèves : " Travaille si tu ne veux pas que l'on t'oriente ".

Il y avait déjà, entre le public scolaire -qui est un public massivement démocratisé- et la culture savante -qui est celle de l'école- un fossé, un gap culturel qui créait une difficulté pédagogique propre.

Nous avons aggravé cette difficulté en valorisant exclusivement les motivations utilitaires et l'efficacité économique immédiate de l'enseignement. Là-dessus s'ajoute le problème de la violence. Vous avez un rapport pédagogique très difficile à gérer.

Une partie des élèves est en situation de refus, parce que l'école a perdu sa crédibilité. J'ai écrit une fois dans un numéro de la Documentation Française consacré aux systèmes éducatifs, que si l'on ne trouvait pas 300 000 emplois pour des jeunes, il n'y avait plus aucune crédibilité pour l'école. La crédibilité de l'école c'est qu'elle donne la clé de l'emploi. Les jeunes sont au chômage.

Mme Hélène Luc - Monsieur le professeur, vous avez parlé du diplôme, de son importance, je crois qu'il y a matière à réflexion. Ce que vous avez dit sur le stress des élèves est quelque chose que je ressens personnellement. Je suis membre d'un Conseil d'Administration de collège, et d'un conseil d'université, j'ai eu l'occasion de voir de nombreux lycéens pendant les derniers événements. Les élèves veulent des diplômes, parce qu'ils savent qu'avec le développement de la technologie, avec la crise économique, s'ils veulent du travail c'est quand même avec des diplômes qu'ils ont le plus de chance de trouver une place dans la société.

Lorsque les lycéens disent par exemple : " Nous ne voulons pas que l'on nous enlève des matières ", ils craignent qu'avec ce que le ministre fait, on leur enlève une partie de l'enseignement et ils ne veulent perdre quoi que ce soit.

Je ne porte pas de jugement. Je ne dis pas que l'on ne peut pas améliorer un certain nombre de choses. Mais c'est le témoignage de la volonté des jeunes en général que de garder ce niveau et même l'élever.

Par ailleurs, la violence dans les écoles, n'est pas la même partout. Dans les collèges elle n'est pas la même que dans les lycées professionnels où c'est une violence qui ressort plutôt du désespoir, ce sont des élèves en échec scolaire. Cette violence est accompagnée par une très grande motivation chez de très nombreux élèves.

Ma question est la suivante : Face à cette soif des jeunes - et je trouve qu'il est réjouissant pour la France d'avoir des jeunes qui ont envie d'apprendre et d'avoir une place dans la société -, comment l'école peut-elle faire le maximum pour qu'ils sortent de l'école en situation de réussite ?

Ce n'est pas pour que tout le monde devienne ingénieur. Quelqu'un qui a envie de devenir pâtissier, qui est un très bon pâtissier, peut réussir sa vie Je ne porte pas de jugement de valeur sur le métier. L'important est que l'élève fasse ce qu'il a envie de faire et que l'école le lui permette au maximum.

Vous avez parlé des personnels que l'on n'a pas, cela me paraît très important.

M. le Président - La Commission se réunit pour poser des questions, pour interroger les personnes que nous entendons, et non pour faire un débat. Je souhaite que l'enquête ait lieu et que nous posions des questions.

Mme Hélène Luc - Que pensez-vous de la présence des personnels adultes ? Je pense qu'il faut qu'ils soient formés. Qu'en pensez-vous ?

M. Antoine Prost - Brièvement, le niveau n'est pas fonction de l'extension. Limiter le nombre des disciplines étudiées peut être une façon d'être plus efficace sur le noyau dur que l'on étudie. Il n'y a rien de pire dans l'enseignement que des élèves, suivant la formule d'Alain, " qui ne savent rien, qui se rappellent simplement avoir entendu quelqu'un qui savait ".

A force de multiplier les cours, nous sommes en train de dissoudre complètement l'enseignement. Pourquoi le latin est-il mort ? Parce que nous avons mis la moyenne au baccalauréat à des versions latines qui comportaient cinq contresens. Les garçons et les filles ne savaient plus le latin, mais si nous avions été obligés de les noter conformément à ce qu'ils savaient en latin, ils auraient été tous collés, donc nous avons mis la moyenne à ceux qui avaient cinq contresens. L'enseignement du latin était fichu.

Je préfère que l'on sache ce que l'on apprend. Apprenez ce que vous voulez, mais ce que vous apprenez, au moins sachez-le.

Les sorties scolaires c'est très bien, mais si elles ne sont pas préparées avant et exploitées après, c'est du tourisme. Les élèves ne vont pas à l'école pour faire du tourisme. C'est bien pour les hôteliers mais pas pour les maîtres d'école. Chacun son métier, aux hôteliers de développer le tourisme, et aux instituteurs de se débrouiller pour que les enfants apprennent.

Je suis contre la venue dans l'école d'une série de personnes qui apportent leur expérience. Cela ouvre l'école, mais en même temps, cela fait perdre un temps scolaire précieux.

M. Gérard Braun - Je ne suis pas d'accord.

M. Antoine Prost - Je donne mon avis.

Des instituteurs sont payés pour faire l'instruction pendant 27 heures par semaine. Si une après-midi est prise par une dame qui fait de l'anglais, qui vient faire ceci où cela, puis une autre après midi prise par un professeur de dessin que l'institut d'art visuel a envoyé etc...malgré tout, il faut quand même apprendre à lire, écrire et compter.

Je préfère tout de même que les instituteurs travaillent 26 heures par semaine.

Lorsque des personnes interviennent dans l'école sur le temps pendant lequel l'instituteur devrait travailler et devrait faire travailler les élèves, sans que celui-ci ait préparé et exploité leur venue, je dis que l'on est en train de dissoudre le métier.

M. Jean Bernadaux - Une simple remarque : j'ai été très étonné Monsieur le professeur, ou ai-je mal compris, en particulier lorsque vous disiez : " Avant c'étaient les parents qui orientaient les enfants ".

Je ne suis pas d'accord en tant qu'enseignant. J'ai vu énormément de mes collègues sortir un élève du CM.2, lui dire :"Tu peux continuer des études", et se battre vis à vis des parents. Je l'ai fait moi-même.

Dire aux parents de laisser leur enfant faire des études, remplir, des dossiers de bourse, était une orientation différente, c'était peut-être le travail des enseignants. Je suis persuadé qu'au moins 20 ou 30 de mes anciens élèves sont devenus bacheliers ou ont fait des études supérieures parce que je suis allé voir les parents pour leur dire : " Sortez cet enfant, ne le laissez pas, il faut qu'il continue ".

M. Antoine Prost - Tout d'abord, vous confirmez mon point de vue. Vous venez de dire : " Nous sommes allés voir les parents pour leur dire qu'il faut l'inscrire en sixième ", ce qui montre bien que ce sont les parents qui prenaient la décision et non pas l'école

Par ailleurs, les statistiques faites par les études démographiques au début des années 60 ont comparé le destin scolaire des enfants à la sortie du cours moyen deuxième année, en fonction de leur niveau de réussite. Quand le niveau de réussite était jugé excellent par l'instituteur et que le père était cadre supérieur ou profession libérale, 90-95 % entraient en 6 ème de lycée, et quand la réussite était excellente et que le père était ouvrier 57-60 % entraient au lycée. Lorsque la réussite était moyenne, c'était plus de 60 % pour les enfants de cadres supérieurs et de l'ordre de 15 % pour les enfants d'ouvriers.

Ce que vous dites, qui est vrai depuis l'école de la troisième République, c'est ce que Ferdinand Buisson, le premier à avoir posé ce type de problème, appelait des exceptions consolantes .

M. Jacques Maheas - Notre commission d'enquête porte sur la gestion des personnels. C'est sur ce point que je vais vous interroger. Pensez-vous qu'il s'agit du même métier lorsque l'on est professeur à Louis-le-Grand ou Henri IV ou lorsque l'on est professeur à Mantes-la-Jolie ou Gennevilliers ?

Pourquoi, si vous me répondez non, la gestion est-elle sensiblement la même ? Est-ce une question d'adaptation ou est-ce une question de formation de la part du corps professoral ?

Pourquoi l'éducation nationale, qui a maintes fois essayé de mettre des professeurs plus aguerris dans les quartiers sensibles, n'a-t-elle jamais réussi ?

M. Antoine Prost - En ce qui concerne la première question, la réponse est évidemment non, ce n'est pas le même métier mais c'est vrai à tous égards. J'ai fait une partie de ma carrière dans l'enseignement supérieur comme professeur à l'université d'Orléans puis comme professeur à Paris. Je peux vous garantir que ce n'est pas le même métier. A Orléans, il n'y avait pas de thèse à diriger et je faisais des travaux dirigés de première année.

Il y a des différences. Est-ce que ces différences nécessitent une formation différente des uns et des autres ? Réponse négative. Je pense que fondamentalement, il y a une unité du métier. Ce serait très grave d'apporter à votre question une réponse positive.

Si l'on dit que ces deux métiers correspondent à deux formations différentes, on est en train d'institutionnaliser des différences qui sont sociologiques, contre lesquelles toutes les politiques de lutte contre l'exclusion sont mobilisées. Il faut savoir ce que l'on veut. Il ne faut pas rigidifier la société à deux vitesses. La différence fondamentale ne tient pas à la nature des savoir nécessaires aux élèves des deux côtés, elle tient au caractère sociologique des deux publics.

Pourquoi l'éducation nationale n'a-t-elle pas réussi ?

M. Jacques Maheas - C'est la conséquence.

M. Antoine Prost - Il n'est pas tout à fait vrai que l'éducation nationale n'ait pas réussi. Je constate qu'un certain nombre de collèges ou de sections d'éducation spécialisée par exemple, qui fonctionnent grâce à des professeurs qui ont fait ce choix, y sont restés fidèles.

Je pense qu'elle y est partiellement arrivée. Mais elle ne peut pas y arriver pour les professeurs si elle ne commence pas par y arriver pour les chefs d'établissement. Il est d'expérience commune, que les collèges sont souvent sur le fil du rasoir.

Vous pouvez avoir un collège qui marche bien, le principal change et vous êtes obligés d'appeler la police toutes les semaines, parfois tous les jours. Ou inversement, le collège qui ne marchait pas bien, qu'un nouveau chef d'établissement réussit à remettre sur pied. Ce n'est pas le même métier que de diriger le lycée de Mantes la Jolie ou le lycée Louis le Grand.

Donc, le premier point serait d'avoir une gestion des parcours de chef d'établissement.

Du point de vue de la gestion, il serait intéressant de poser la question. On pourrait faire une proposition simple : qu'aucune affectation ne devienne définitive, avant une sorte d'acceptation du nouveau venu par l'équipe en place.

Il y a une façon totalement bureaucratique de nommer les gens ici ou là. Je ne pense pas que ce soit un mal de mettre les plus jeunes dans les endroits les plus difficiles, car ils ont le plus de tonus. Je vois mes étudiants qui ont fait leur D.E.A chez moi, agrégés, bien sous tout rapport.

M. Jacques Maheas .- J'ai dit " aguerris ".

M. Antoine Prost - Ils ne sont pas aguerris, c'est leur première année. Dans des banlieues un peu difficiles, ils font face avec une sorte d'énergie juvénile qu'ils n'auront pas dans 10 ans.

M. Jacques Maheas - S'ils en reviennent !

M. Antoine Prost - Non, non pas du tout, fils de professeur en faculté !

M. Jacques Valade - Je voudrais revenir sur ce que vous avez indiqué comme étant votre sentiment en matière d'éducation, c'est-à-dire privilégier le phénomène culturel par rapport au phénomène totalement utilitariste.

Cependant, vous avez dit l'instant d'après que vous étiez partisan d'enseignants qui n'étaient pas trop spécialisés, capables de faire un enseignement relativement généraliste sans trop s'éloigner de leur discipline de base. On ne va pas demander à un spécialiste de grec d'enseigner les mathématiques, encore que la langue grecque a une certaine logique compatible avec les mathématiques.

Ne pensez-vous pas que cette tonalité par rapport aux enseignants, mais aussi cette ouverture qui permettrait à des enseignants d'enseigner plusieurs disciplines, se heurte à la façon dont la gestion des professeurs est assumée par les responsables des professeurs, notamment par l'inspection générale ?

Il me semble qu'il y a encore une survivance considérable d'une espèce de corporatisme, qui fait qu'il est extrêmement difficile de s'affranchir à la fois des quotas, mais également des promotions et des sous-ensembles d'enseignants de certaines disciplines.

Deuxième question si vous le permettez : nous sommes les uns et les autres -c'est la raison de la création de cette commission d'enquête- contingents de l'événement. Nous ne pouvons pas supporter le désordre mais également le gâchis. Mais que dire des mesures qui consistent à retirer d'un manuel, trois ou quatre chapitres au prétexte soit que le manuel est trop compliqué, soit qu'il y a un trop grand nombre de chapitres ?

Dernière partie de mon intervention : je ne pense pas que l'enseignement du latin a disparu parce qu'on on avait mis de trop bonnes notes à de trop mauvaises copies. En latin et en grec, les enseignements correspondants ont disparu parce que l'on a décidé que les élèves ne devaient plus faire, pour des raisons utilisatrices, ni latin ni grec. Nous sommes un certain nombre ici et ailleurs à avoir fait par hasard des études hyper littéraires, on ne s'en est pas trop mal tirés par la suite puisque cela ne nous a pas empêchés de faire des mathématiques, sciences exactes ou expérimentales !

C'est plus une volonté corporatiste de certains et anti-corporatiste par rapport à d'autres, qui a fait que certains types d'enseignements ont disparu.

M. Antoine Prost - Sur les raisons de la disparition du latin, on pourrait compléter longuement ce que j'ai dit. Il y a aussi une évolution sociale. Cela a été montré par Mohamed Chartaoui dans sa thèse établie à partir des dossiers des étudiants inscrits en première année de médecine à Paris où l'on voit que la bourgeoisie française a choisi de sélectionner ses propres fils sur les mathématiques plutôt que sur le latin. Car la montée des bacheliers " Math-Elem " en première année de médecine est bien antérieure à la réforme du professeur Debré de 1958-1959, ce qui va dans votre sens. Je ne crois pas que quelqu'un ait décidé un jour que l'on supprimerait le latin, il y a eu une évolution sociale plus complexe.

M. Jacques Valade - Ce n'est pas par rapport aux notes....

M. Antoine Prost - Je disais que l'enseignement du latin est devenu intrinsèquement indéfendable à partir du moment où il aboutissait aux résultats auxquels il aboutissait.

Sur la question que vous posez à propos des manuels, je ne partage pas votre sentiment. Vous avez une définition officielle qui est celle du programme publié au bulletin officiel du ministère. Vous remarquerez que le nombre des manuels qui prennent la précaution de publier en première page ou en page de couverture le programme officiel, est très rare. Si vous lisez les manuels attentivement, vous constaterez que la plupart d'entre eux comprennent des chapitres supplémentaires au programme.

Il m'est arrivé de diriger une collection de manuels d'histoire au début des années 1980. Un manuel concurrent, qui s'est parfaitement vendu, avait un chapitre sur les Etats-Unis de 1861 à 1914, qui n'était plus au programme.

C'est très grave, parce que le contenu du manuel aboutit à une autre définition du programme et elle met le professeur en situation de vulnérabilité face aux parents d'élèves ou face aux élèves s'il ne traite pas les Etats-Unis de 1861 à 1914.

Le problème des manuels scolaires, est que le prescripteur n'est pas l'acheteur. Ce sont les professeurs qui décident de faire acheter le manuel aux élèves. Ce n'est pas un vrai marché, cela ne sert à rien de faire des manuels économiques. J'avais fait ma collection de manuels avec des petites pages et il s'est bien vendu quand même ; je voulais que le prix ne soit pas trop lourd. Au moment du choix du manuel, la considération de prix n'intervient absolument pas. Lorsque l'on participe à un conseil d'enseignement où l'on choisit les manuels, il n'est pas question du prix. Les professeurs qui choisissent les manuels sont sensibles à ce qui témoigne d'une sorte d'excellence dans la discipline ; ce qui est une sorte de surenchère permanente.

Un physicien, professeur à Orsay, qui était à la commission que j'avais présidée, s'est amusé à faire la critique d'un manuel de physique en montrant toutes les notions qui n'étaient pas au programme et que les élèves n'étaient pas censés avoir acquises. Les manuels sont une définition maximaliste des programmes.

M  Jean-Claude Carle - Monsieur le professeur, vous nous avez dit qu'il était nécessaire de mettre en place un nouveau style de management, du ministre au chef d'établissement. J'y souscris tout à fait. Or ce dernier a un rôle primordial. Que constate-t-on ?

Que si dans certains secteurs, les effectifs sont encombrés, il y a là un déficit de recrutement. Que faut-il faire pour rendre ce poste plus attractif ? Cela passe-t-il par des mesures financières, par un élargissement des responsabilités, par un accompagnement au niveau juridique ou administratif ? Je pense que l'un des freins aujourd'hui est effectivement la procédure ou les dérives de procédures qui font qu'il y a peut-être un déficit de recrutement.

M. Antoine Prost - Pouvez-vous me dire Monsieur le sénateur s'il y a un déficit de candidats ? Je ne le sais pas...

M. le Président - Oui...

M. Gérard Carle - Oui.

M. Antoine Prost - S'il y a un déficit de candidats, je n'ai pas de réponse à votre question. Cela me paraît un signe tout à fait majeur.

M. le Président - On me dit qu'il y a plus de 500 postes vacants.

M. Jean Arthuis - Monsieur le professeur, je voudrais vous poser deux questions. Vous avez insisté sur l'importance de l'équipe pédagogique et du management. Y a-t-il compatibilité entre le centralisme de gestion que l'on nous a décrit lors d'une précédente audition et cette exigence de management et d'équipe ?

J'ai comme la plupart d'entre nous participé à des conseils d'administration, j'ai toujours été frappé par une espèce de fatalisme qu'exprimait le responsable d'établissement par rapport à tel membre de l'équipe qui était manifestement inapte, mais que l'on gardait malgré tout ; dans le cadre de ce qui était une sorte de cogestion, on ne pouvait pas faire autrement. Comment peut-on aller vers ce management et cette gestion d'équipe que vous souhaitez ?

Ma deuxième interrogation porte sur les inspections et l'évaluation. Quelle est votre appréciation, avez-vous le sentiment que l'éducation nationale pratique des évaluations objectives servant de référence pour mieux gérer la carrière des uns et des autres ?

M. Antoine Prost - Il est plus facile de répondre à la seconde question, Monsieur le ministre, qu'à la première. Parce que la réponse est manifestement négative. Il n'y a pas de vraie évaluation. Mais c'est un problème qui pourrait être soluble. Somme toute, les deux tiers des évaluations sont inutiles. Il vaudrait mieux diminuer le nombre des évaluations et quand on en fait une, la faire à fond, c'est-à-dire, évaluer un professeur sur la totalité de ses activités et y passer le temps nécessaire. Ce n'est pas en allant une heure voir comment il fait classe, que vous pouvez régler ce problème. Il faut voir les cahiers des élèves, les copies qu'il corrige, ce que l'on pense de lui.

Je préférerais une ou deux évaluations dans les carrières à des moments importants pour l'évolution de la carrière, à cette sorte d'évaluation. Vous remarquerez que je suis en cohérence avec ma réponse sur la pédagogie. Je préfère ce qui est concentré et efficace, suffisamment volumineux, qu'une sorte de saupoudrage, soit d'heures de cours, soit d'évaluation.

Je pense également qu'il n'y a pas assez d'évaluations collectives. De ce point de vue, lisez les rapports d'évaluation du 19ème siècle, j'ai le souvenir de rapports d'évaluation manuscrits de Victor Duruy, sur le lycée Ampère à Lyon. Il y avait 123 lycées en France, mais combien y avait-il d'inspecteurs généraux ? 12 à l'époque. Vous en avez 400, sans compter les IPR. Sérieusement, on pourrait avoir des rapports synthétiques.

L'inspection générale de la vie scolaire le fait un peu. Mais le rapport du 19ème  siècle, est : " Le professeur de première mérite les palmes académiques. Personne n'est mort à l'infirmerie depuis deux ans. L'état d'hygiène est très bon. Les dortoirs sont en ordre. L'intendant n'a commis aucune malversation. Le professeur de mathématiques est remarquable ". Vous avez tout ! Ils y passaient un certain temps.

On devrait essayer d'avoir les évaluations de l'établissement.

Quant à la première question, je crois qu'il y a eu suffisamment de déconcentrations dans le système pour permettre une gestion plus participative.

Le grand échec concret actuel de la plupart des établissements, c'est le projet. Le projet est dans le texte de la loi de 1989, c'est une notion qui a eu beaucoup de peine à pénétrer. En 1982 ou 1983, M. Savary a fait un colloque à Souillac sur le projet d'établissement. Deux mille exemplaires d'une magnifique brochure bleue ont été tirés pour publier des actes de ce colloque. Cela a été pilonné sur ordre de maquignons qui craignaient que cela ne déclenche la révolution dans les établissements.

M. Gérard Braun - En reste-t-il quelques exemplaires pour la commission ?

M. Antoine Prost - Je n'ai que le mien, Monsieur le sénateur, mais je pense que le ministère devrait en avoir gardé un tout de même.

En 1982-1983, le projet sentait le souffre. En 1989, il est dans la loi. Actuellement -c'est là qu'est la gestion bureaucratique- les inspections académiques réclament les projets d'établissement pour le 15 février. Derrière, il y a l'évolution de moyens et elles en ont besoin pour faire le budget.

Dès lors, le 15 février, les professeurs n'ont pas la tête à préparer leur rentrée. Un projet d'établissement doit être fait en mai-juin et doit porter sur la manière dont on va commencer l'année et la façon d'accueillir les élèves. Il est devenu une procédure purement bureaucratique, un moyen d'obtenir des crédits ; c'est le chef d'établissement qui rédige le projet dans le meilleur des cas, avec un petit groupe de travail autour de lui. Mais ce projet qui était un dispositif imaginé pour faciliter ce management participatif, ne marche pas parce que l'on est dans une gestion bureaucratique.

Mme Hélène Luc - Vous avez, Monsieur le professeur, pris l'exemple du professeur de français, qui donnait à l'enseignement sa véritable dimension humaniste. C'est très important. Que pensez-vous que peut faire l'institution scolaire pour permettre aux professeurs de français par exemple, de pouvoir enseigner dans de bonnes conditions ? Lorsque les élèves sont 38-40 par classe dans un lycée de banlieue, comment le professeur peut-il faire quand il faut, dès le départ, au moins un quart d'heure et parfois un peu plus, pour faire en sorte que la classe soit en mesure de l'écouter ?

M. Antoine Prost - Le problème des effectifs est aussi celui des ajustements d'effectifs. D'abord, les effectifs ont beaucoup diminué et sont encore appelés à diminuer du fait de la démographie.

J'étais auprès de Michel Rocard en 1988. Le lycée Gramont a refusé de faire la rentrée. J'ai regardé les statistiques, personne n'avait prévu le coût. A l'époque, 39 % des classes de second cycle comprenaient 35 élèves ou plus. Le Premier ministre s'est engagé le 8 décembre 1988 à faire que dans un délai de 5 ans, il n'y ait pas de classes au-dessus de 35 élèves et un syndicat enseignant a titré dans son éditorial de la semaine suivante, qu'il avait pris l'engagement que toutes les classes auraient 35 élèves dans 5 ans. Ce qui montre que la communication est parfois difficile.

Depuis, avec les recrutements qui ont été faits, si vous regardez les statistiques, nous sommes tombés à des niveaux plus bas. Il se peut que localement pour des raisons de taille des établissements, nous ayons encore des classes surchargées, mais si vous faites la moyenne ce n'est pas vraiment le problème.

En revanche, vous avez un problème de discipline qui ne se posait pas avant, qui va même bientôt se poser dans les classes maternelles. Des directrices d'école maternelle font déjà appel à la police.

Je ne suis pas un partisan du discours sécuritaire. Je trouve le discours sécuritaire très préoccupant, mais je dis que quelque chose est en train de se casser depuis quelques années dans notre société, qui ne relève pas de la thématique de la crise économique et sociale, mais d'autre chose.

M. le Président - Monsieur le professeur, merci. Vous avez répondu à toutes les questions. Il y en a eu beaucoup. Nous pourrions en poser encore beaucoup, mais nous sommes tenus par le temps.