ANNEXE

Croissance, inflation et emploi dans la zone euro
Réflexions sur le sentier de croissance européenne
à moyen terme

par Ch. de Boissieu *( * ) et MC. Marchesi *( * )*

Contribution au XIVème colloque de réflexion économique du Sénat :
Quelles perspectives de croissance dans la zone euro ?

le 16 juin 1999

L'introduction de l'euro a été, sans conteste, une réussite technique. Il reste maintenant à en faire un succès économique, social et politique. L'ambition pourraît paraître démesurée. Elle est en fait à la hauteur des défis auxquels l'Europe est confrontée.

L'Europe connaît un chômage élevé, même s'il a reculé depuis plusieurs trimestres. Les comparaisons Etats-Unis/zone euro nous font rêver à un "nouvel âge" semblable à celui des Etats-Unis depuis près de huit ans sans que d'ailleurs les composantes de la nouvelle économie américaine aient été elles-mêmes déterminées avec précision.

L'objet de cet article n'est pas de fournir des prévisions macroéconomiques à l'horizon de cinq ans pour la zone euro. Il est d'éclairer les sentiers possibles de cheminement de l'inflation, de la croissance et de l'emploi dans cette zone en combinant plusieurs approches : l'interprétation des évolutions passées et récentes, certains raisonnements analytiques, des comparaisons internationales, enfin certains exercices de simulation effectués en s'appuyant sur un modèle macro-économétrique multinational, le modèle OEF (voir annexe 1).

Après avoir étudié la dynamique des prix et de la croissance dans la zone euro (I ère partie), nous analyserons les marges de manoeuvre disponibles à court et à moyen terme (II ème partie).

I. La dynamique des prix et de la croissance dans la zone euro

La désinflation est l'un des phénomènes marquants intervenus en Europe depuis le début des années 1980. Même si aujourd'hui elle fait l'objet d'un large consensus, elle doit être analysée en elle-même mais aussi dans ses relations avec la croissance et l'emploi. Le débat sur les avantages et les coûts de la désinflation n'a donc pas été évacué par l'expérience de ces dernières années. L'objet de cette partie est de revenir sur certains aspects du phénomène de désinflation et d'aborder dans une perspective dynamique le sentier de croissance dans la zone euro.

1.1. La désinflation

1.1.1. Le processus


L'arrivée de l'euro en 1999 s'est produite dans un contexte de basse inflation en Europe, cette dernière atteignant un niveau historiquement faible.

Des chocs extérieurs à la zone euro et agissant sur les conditions de l'offre ont favorisé et amplifié la décélération des prix ; la baisse des prix du pétrole et celle des matières premières constituent une cause centrale. Plus globalement, la crise asiatique survenue deux ans plus tôt en faisant émerger des surcapacités substantielles a contribué à relâcher davantage les pressions sur les prix.

Dès lors, des facteurs externes sont également à l'origine de ces records historiques.

Notre propos, sans écarter les événements récents qui ont toute leur importance pour expliquer la dynamique macroéconomique internationale et notamment une part des performances de l'économie américaine, tend à se recentrer sur les facteurs structurels à l'origine des performances européennes en matière de désinflation et s'interroge sur la possibilité et l'opportunité de parvenir à une stabilité des prix dans la zone euro.

En agissant de la sorte, notre préoccupation est de nous greffer sur le débat d'actualité portant sur le rôle et les objectifs de la BCE.

Il y a encore quinze ans, les records obtenus sur le plan de l'inflation dans les pays industrialisés étaient loin d'être considérés comme aisés à atteindre. Or, la décennie en cours a connu non seulement la disparition progressive des processus d' "hyper inflation" dans un nombre important de pays émergents mais aussi la poursuite du tassement des rythmes d'inflation déjà faibles dans les pays industrialisés.

La stabilité des prix est-elle souhaitable ou celle de l'inflation est-elle suffisante ? Son influence sur la croissance réelle est-elle positive ? Modifie-t-elle les conditions de la croissance de l'emploi ?

Ces questions restent centrales si l'on souligne le contraste entre les performances en matière de désinflation en Europe et les évolutions, quant à elles, inquiétantes du chômage dans la même zone. Les mutations du système financier qui ont accompagné l'entrée dans ce régime d'inflation basse, voire quasi nulle, ont simultanément développé les structures indispensables pour garantir, si ce n'est la stabilité des prix, au moins le contrôle de leur progression à des rythmes modérés. Dans les pays développés, cette nouvelle architecture monétaire et financière n'a fait que se consolider avec les années (indépendance des banques centrales, définition de nouvelles cibles en politique monétaire, etc...).

Si l'on se projette quinze ans en arrière, le monde industrialisé sortait d'une longue phase durant laquelle l'inflation avait prédominé. Ce qui contrastait fortement avec la période de stabilité des prix et de croissance soutenue qui avait prévalu après la seconde guerre mondiale. L'origine des chocs inflationnistes majeurs a été externe aux économies développées (chocs pétroliers) mais la réaction des politiques économiques pour contrer la vague inflationniste puis les poussées récessionnistes qui lui ont succédé, est tenue en partie pour responsable de l'émergence de conséquences graves et aujourd'hui bien connues en Europe : persistance de l'inflation, phases de récession ou de croissance molle enfin (et surtout), montée et persistance du chômage.

L'ampleur des impacts néfastes de ces chocs inflationnistes, pourtant symétriques à tous les pays, a donc été variable en fonction des économies. La capacité d'adaptation des conditions de production, l'importance des rigidités nominales, enfin la réactivité et les priorités de la politique économique ont fait la différence.

Les enseignements tirés de ces différents épisodes ont été nombreux.

Tout d'abord, l'inflation est apparue comme un phénomène qui pouvait avoir un caractère "persistant". Lorsqu'un choc inflationniste intervient et qu'il n'est pas corrigé par des politiques adéquates, alors les risques de le voir se propager et persister dans le temps sont importants.

Ensuite, la réaction de la politique monétaire est cruciale et la crédibilité des autorités monétaires qui la détermine l'est tout autant car les anticipations d'inflation participent à la persistance de cette dernière (à la suite du premier choc pétrolier, la politique monétaire allemande a ainsi enrayé le processus inflationniste très rapidement par opposition à la réaction de la politique économique française).

Enfin, la formation des salaires et l'absorption du choc inflationniste et récessionniste par le marché du travail (notamment, l'ajustement de l'évolution des salaires réels à la chute des gains de productivité) constituent des éléments d'ajustement primordiaux. Les divergences qui se sont manifestées sur ce plan entre les grandes économies ont été fortes. Aux Etats-Unis, le coût réel du travail a augmenté de moins de 10% de 1970 au milieu des années 1980 tandis que dans la zone euro, l'évolution a approché un taux de 50% .

La forte réaction des économies développées au second choc pétrolier a ensuite inauguré leur entrée dans une phase d'ajustement majeur marquée par des politiques économiques dirigées prioritairement dans la lutte contre l'inflation.

A cette phase d'ajustement a succédé une phase d'approfondissement et de consolidation dans les années 1990 qui a conduit à la situation actuelle dans laquelle les taux d'inflation sont parvenus à des niveaux historiquement bas. Le contrôle de l'inflation qui reste néanmoins prioritaire semble désormais à la portée de la majorité des économies industrialisées.

Le chemin pour parvenir en 1999 à l'avènement de l'euro a été laborieux pour un grand nombre de pays européens. Outre cette maîtrise de l'inflation, des efforts considérables ont été déployés pour réaliser l'assainissement budgétaire imposé par l'UEM sans lequel d'ailleurs les performances sur le terrain de l'inflation n'auraient pas été atteintes.

L'arrivée de l'euro se fait donc dans un contexte d'inflation quasi nulle et de déficits publics en recul mais, en contrepartie, la croissance atteint difficilement son potentiel et, corollaire préoccupant, le taux de chômage se situe à un niveau trop élevé pour ne pas risquer de générer de l'instabilité. Les économies européennes, 11 d'entre elles en tout cas, se sont engagées à maintenir ces conditions monétaires et budgétaires (pacte de stabilité et de croissance) avec des possibilités d'ajustements nominaux réduits (taux d'intérêt commun, invariabilité des taux de change nationaux...), pariant sur cette stabilité pour faire émerger une croissance fructueuse, en particulier sur le plan de l'emploi.

Malgré les records atteints sur le terrain de la désinflation, le débat sur les coûts de l'inflation ne s'est pas éteint. Faisant écho aux bilans et études sur les coûts de la politique de désinflation et d'assainissement monétaire et, allant parfois jusqu'à mettre en garde contre de nouveaux risques inflationnistes, les études sur les effets néfastes de l'inflation se sont encore largement développées ces dernières années.

Deux raisons peuvent être avancées pour expliquer ce foisonnement :

- la première rappelle que si le monde industrialisé est entré dans une phase d'inflation modérée et maîtrisée, ce n'est pas le cas pour l'ensemble des pays émergents ou en transition. Comme il l'a été rappelé ci-dessus, bien que des efforts considérables aient été réalisés dans de nombreuses zones, il semble nécessaire à certaines organisations internationales de rappeler les implications " contre-productives " du développement de l'inflation. Ainsi, de nombreuses études mettent en évidence une corrélation négative entre le taux d'inflation et le taux de croissance dans ce type d'économies.

Les analyses ont été étendues dans certains cas aux pays industrialisés mais la relation apparaît alors moins claire en particulier lorsque les taux d'inflation tombent en dessous de 10 % (cf. encadré ).

- la seconde, plus proche de notre propos, renvoie aux arguments selon lesquels l'inflation, bien qu'à des niveaux modérés, n'est pas pour autant dénuée d'effets pervers pour la croissance, en particulier à moyen-long terme. Ainsi, il n'y aurait pas un seuil en-deçà duquel les variations nominales ne seraient plus responsables de distorsions amenant à faire des choix de comportements non optimaux pour la croissance et le bien-être.

Cette position est défendue de façon fervente et appuyée par les partisans de la pure stabilité des prix avec à leur tête M. Feldstein. Ce dernier précise, cependant, que la stabilité des prix doit être entendue au sens large puisqu'elle ne correspond pas dans les faits à un taux d'inflation nul mais plutôt proche de 2 %, compte tenu des erreurs de mesure qui entourent l'évaluation de l'inflation. A l'opposé, certains économistes (Akerlof, Dickens & Perry (1996)) prônent, de leur côté, le maintien d'un espace de fluctuations nominales qui permettrait de réguler les tensions sur le marché du travail sans entraîner de conséquences néfastes en termes d'emploi. Pour trancher en faveur de l'une ou l'autre position, il faut pouvoir confronter les coûts et les gains générés par les deux options. Les coûts de l'inflation, bien que cette dernière se situe à des niveaux modérés, sont-ils supérieurs aux coûts d'une politique de désinflation et à quel horizon ? Les analyses sur les coûts de la désinflation se sont largement fondées sur l'évaluation de " ratios de sacrifice ". Dans le cas européen, elles mettent en évidence la part imputable à la politique de désinflation et à la politique monétaire restrictive, qui en a été la base, dans la montée du chômage.

Parti des Etats-Unis, le débat s'implante naturellement en Europe avec l'arrivée de l'euro, la création de la BCE et la définition de ses objectifs.

Inflation basse et contrôlée ou pure stabilité des prix ?

Doit-on considérer que les taux d'inflation observés aujourd'hui en Europe correspondent en fait à la stabilité des prix ?

Inflation et croissance : quels enseignements peut-on retenir des évaluations empiriques ?

La mise en évidence empirique de la relation négative entre inflation et croissance (ou bien-être) a récemment fait l'objet de nombreuses études. Si les amplitudes sont variables d'une estimation à l'autre La validité empirique d'une corrélation négative semble assurée en présence d'une inflation à deux chiffres (Briault C. (1995)).

La méthodologie la plus utilisée consiste à tester l'existence de cette relation sur la base d'un panel intégrant des séries temporelles pour un nombre important de pays ce qui permet de valider la relation à la fois dans le temps et dans l'espace (les modèles de croissance retenus peuvent varier d'une étude à l'autre mais le modèle néo-classique standard est courant).

Le problème du sens de la causalité entre inflation et croissance est souvent posé et oppose une réserve aux conclusions tirées de ce type d'études. Il est, en effet, évident qu'une inflation forte peut résulter d'une croissance située au-dessus de son rythme tendanciel (ou potentiel). La relation négative qui ressort, alors, dans une majorité d'estimations sur les périodes récentes peut très bien refléter la réaction des politiques monétaires à un dérapage inflationniste. Une baisse simultanée de la croissance et de l'inflation se produit sans que la dernière soit le déterminant, en soi, du ralentissement de l'activité.

L'étude de R.J. Barro (1995) porte sur un panel de plus de 100 pays et couvre la période 1960-1990 (la dernière décennie qui a enregistré des records en matière de désinflation dans un contexte de croissance modérée n'est malheureusement pas analysée). La variation des prix est intégrée dans un modèle de croissance défini par divers facteurs explicatifs relatifs au capital humain, à la politique publique, à la démographie et aux choix d'investissement dans le secteur privé.

Son estimation, réalisée en laissant constants les facteurs autres que l'inflation, aboutit au résultat selon lequel une augmentation de 10 points du taux d'inflation annuel provoque une chute de 0,24 point du taux de croissance annuel du PIB réel par tête .

Constatant que cette relation est prédominée par les observations correspondant aux pays où l'inflation est comprise entre 10% et 20%, l'auteur procède à une estimation en trois temps en fonction des niveaux d'inflation (supérieur à 40 %, compris entre 15 % et 40 % et en dessous de 15 %). Les coefficients correspondant à une baisse du taux d'inflation de 1 point sont respectivement égaux à
- 0,023 ; - 0,037 et enfin, - 0,016. Cependant, pour les taux d'inflation les plus bas (inférieurs à 10 %), la relation n'est plus significative.

Par ailleurs, les tests portant sur la relation entre la volatilité de l'inflation et la croissance ne peuvent conclure sur l'existence d'une relation négative ce qui pourrait provenir du fait que la volatilité ne traduit pas correctement l'incertitude relative à l'inflation future.

S. Fischer (1993), en identifiant le rôle occupé par l'inflation parmi les déterminants de la croissance constate également, à partir d'un échantillon de 80 pays sur une période couvrant les années qui ont précédé et suivi le premier choc pétrolier, que l'inflation est corrélée négativement avec le taux de croissance (- 0,04 pour 1 point d'inflation supplémentaire) mais aussi, bien qu'à des niveaux moindres, avec le taux d'accumulation du capital et la croissance de la productivité. S. Fischer montre que lorsque le taux d'inflation est bas (entre 0 et 15 %) alors l'impact sur la production est plus élevé.

L'influence de l'inflation sur la productivité a aussi fait l'objet d'évaluation, le sens de la causalité allant de l'inflation vers la productivité et non l'inverse (test de causalité de Granger). Ainsi, Rudebush et Wilcox (1994) ont estimé à 0,35 % le supplément de croissance annuelle de la productivité résultant d'une baisse de 1 % de l'inflation aux Etats-Unis. Les tests pour la France et l'Allemagne ne produisent pas de résultats significatifs. Ce résultat est intéressant à rapprocher des situations observées actuellement aux Etats-Unis et en Europe, notamment, le parallèle entre le choc " présumé " positif de productivité et le tassement de l'inflation .

1.1.2. Les coûts de l'inflation

Les arguments retenus à l'encontre de l'existence de tensions inflationnistes, si faibles soient-elles comme c'est le cas aujourd'hui dans le monde industrialisé, se rapportent aux perturbations que les variations nominales introduisent dans l'allocation des ressources et la redistribution des revenus et de la richesse. L'inflation et l'incertitude sur l'inflation (appréhendée par sa volatilité) peuvent réduire le niveau de la production mais également le taux de croissance de cette dernière en décourageant l'accumulation du capital et, par conséquent, l'innovation et la productivité globale des facteurs.

Si l'inflation était correctement anticipée, les coûts générés ne seraient que modérés voire inexistants. Mais en réalité, il est extrêmement difficile d'anticiper l'inflation car cela suppose d'évoluer dans un contexte d'information parfaite avec une totale transparence sur les objectifs déterminés par les autorités monétaires.

Supprimer les sources de distorsions suppose une bonne maîtrise des différents niveaux de décisions économiques concernés (élaboration de contrats indexés, adaptation des systèmes comptables, etc...) et, en particulier, un système fiscal parfaitement évolutif en fonction de l'inflation. Or, cette contrainte est rarement remplie.

L'inflation non anticipée provoque, alors, des coûts d'ajustement plus ou moins amples.

Du constat empirique selon lequel plus l'inflation est élevée, plus sa variabilité est forte, on est amené à déduire qu'une inflation élevée accroît l'incertitude sur les évolutions futures de prix. Le comportement des agents s'adapte alors à cet environnement risqué d'une façon qui peut très bien ne pas être optimale. La perturbation qui naît tout d'abord de la déformation des prix relatifs générée par l'inflation est alors aggravée. Les agents économiques sont ainsi incités à se détourner des contrats de long terme à la rentabilité aléatoire, défavorisant alors l'accumulation de capital. La redistribution des richesses qui s'opère en faveur de certaines catégories d'agents ou de facteurs peut donc s'avérer contre-productive à long terme.

L'installation dans un régime d'inflation élevée et/ou croissante favorise l'apparition de transferts en faveur de certains agents et, par extension, de certains types de comportement. Ainsi, par exemple, la constitution d'épargne n'est pas encouragée du fait de sa dépréciation alors qu'en parallèle, l'endettement réel est progressivement diminué par l'inflation (cela s'applique aussi à la dette publique).

La position de M. Feldstein (1996) en faveur de la stabilité des prix (telle qu'elle a été définie ci-dessus) plutôt que de celle de l'inflation, suppose que les effets de cette dernière sur la croissance sont linéaires, il n'y aurait donc pas un seuil en-deçà duquel la variation des prix ne provoquerait plus de distorsions. M. Feldstein ne s'étend pas sur la validité de cette proposition lorsqu'un régime d'inflation stable émerge d'un contexte de forte crédibilité des autorités monétaires. Il souligne néanmoins l'avantage, qualifié de "bonus de crédibilité", que détiennent les économies ayant su maîtriser l'inflation lors de chocs inflationnistes majeurs.

Dans ce cas, les agents peuvent intégrer en toute confiance les objectifs d'inflation fixés par les autorités puisque les incertitudes qui entourent l'évolution future des prix disparaît. Ainsi, l'une des causes des effets néfastes sur l'activité est supprimée mais d'autres demeurent tels que la déformation des prix relatifs ou les distorsions liées à une indexation imparfaite, en particulier du système fiscal.

C'est sur ces dernières que repose en grande partie l'évaluation de M. Feldstein sur les coûts de l'inflation. Il se concentre sur deux types de distorsions.

Le premier est relatif aux conséquences des interactions entre inflation et pression fiscale sur l'accumulation de richesse par les ménages et à leurs implications sur le rendement réel de l'épargne. Ces effets provoquent une déformation des arbitrages opérés entre consommation et épargne globales tout au long du cycle de vie. L'effet sur l'investissement logement provenant des distorsions liées aux déductions fiscales pour intérêts d'emprunts est également traité. Le second porte sur les implications pour les recettes de l'Etat d'une inflation zéro.

Les gains estimés pour les Etats-Unis sont compris entre 0,63 % et 1 % du PIB par an pour une baisse de 2 points du taux d'inflation .

Mais Feldstein défend l'idée que la politique monétaire ne doit pas être uniquement animée par la crainte des retombées négatives d'une hausse de l'inflation sur la croissance mais, plus fondamentalement, préoccupée par la dégradation des revenus réels qu'entraîne chaque augmentation des prix et qui à long terme pèse significativement sur le niveau du PIB.

Enfin, il renforce sa position en soulignant que les gains de la stabilité des prix sont permanents, bien qu'ils n'apparaissent qu'à moyen terme (6 à 9 ans), tandis que les coûts d'ajustement provoqués par la désinflation ne seraient que transitoires. Cependant, le caractère transitoire de ces coûts peut être discuté car il n'est pas assuré que ces ajustements n'aient pas d'influence dans le long terme. La persistance du chômage européen contrecarre, en effet, pour partie cette hypothèse.

La démarche et la méthodologie de M. Feldstein ont été reprises dans différentes analyses menées au sein des banques centrales européennes pour éclairer le débat sur l'opportunité d'un passage à une inflation zéro en Europe (cf. tableau 1). Les disparités institutionnelles et fiscales (régulations différentes des marchés du travail ou des capitaux, mais aussi, variété des systèmes de retraite impliquant des comportements d'épargne différents, le système par capitalisation augmentant, par exemple, la durée de l'épargne dans le cycle de vie) sont à l'origine d'impacts différenciés en fonction des pays.

Tableau 1

Comparaison internationale des gains procurés par
le passage du taux d'inflation de 2% à 0

en termes de surplus annuel (en %)

France

Etats-Unis

Allemagne

Espagne

Royaume-Uni

0,34

1,06

1,42

1,71

0,21

Source : Chatelain J.B., Sevestre P. (1999). Evaluation des auteurs pour la France et de M. Feldstein (1996) pour les Etats-Unis ; K.H. Tödter G.Ziebarth (1997) pour l'Allemagne, Dolado J.J et alii (1997) pour l'Espagne ; Bakhshi H. et alii (1997) pour le Royaume-Uni.

1.1.3. Les coûts de la désinflation jusqu'à la stabilité des prix

1) Les rigidités nominales à la baisse des salaires : une raison importante de conserver une inflation modérée ?

La stabilité des prix suscitent encore de nombreuses réticences parmi lesquelles les préoccupations concernant les répercussions possibles sur l'emploi occupent une place primordiale. Dans la polémique qui s'est récemment développée outre-atlantique les travaux de Akerlof et alii (1996) , côté opposition, sont à souligner. Pour appuyer leur thèse selon laquelle l'existence de fluctuations nominales permettraient de mieux gérer les ajustements réels, notamment en termes d'emploi, les auteurs mènent tout d'abord, une enquête démontrant l'existence de rigidités nominales à la baisse des salaires nominaux. Car, selon eux contrairement à une idée qui s'est répandue, les baisses de salaires nominaux sont, en réalité, peu pratiquées. Dès lors, qu'on accepte ce fait, on comprend que le maintien d'une inflation modérée puisse permettre aux entreprises rencontrant des difficultés, surtout si ces dernières sont temporaires, d'opérer des ajustements sur les coûts réels sans faire varier les salaires nominaux perçus auxquels les salariés seraient particulièrement sensibles. En l'absence d'inflation, la baisse des salaires, si elle était praticable, pourrait provoquer une contraction de la productivité du fait d'une baisse de la motivation des salariés. La flexibilité salariale réelle qu'autorisent par conséquent les variations de prix est le moyen d'éviter des ajustements sur l'emploi. Elle serait d'autant plus appréciable que des disparités micro-économiques au stade de l'entreprise mais aussi sectorielles existent.

Sur le plan théorique et méthodologique, Akerlof et alii estiment à partir d'un modèle intégrant cette hypothèse de rigidité nominale des salaires, les coûts et bénéfices de deux politiques monétaires, l'une ayant pour cible une inflation à 3 %, l'autre une cible de 0 %. A long terme (entre 6 et 10 années), le taux de chômage est dans le deuxième cas supérieur de 2,6 points au niveau atteint dans le premier scénario.

2) Des "ratios de sacrifice" plus élevés dans les années 1990

Les coûts de la désinflation peuvent être estimés à partir de "ratios de sacrifice" qui évaluent les pertes de PIB observées lorsque la baisse de l'inflation a comme contrepartie le passage du taux de chômage au-dessus de son taux naturel. Ces ratios peuvent être définis de deux manières ; soit, par le rapport entre l'écart de l'évolution observée de la production à son évolution tendancielle et la variation de l'inflation ; soit, en rapportant directement l'accroissement du taux de chômage à la baisse de l'inflation.

Ces ratios estimés par L. Ball (1996) pour les années 1980 dans le cas des Etats-Unis, du Royaume Uni, de l'Allemagne et de la France le sont en identifiant dans chacun des cas les épisodes de désinflation enregistrés sur la période (les écarts à l'output tendanciel sont déterminés par les niveaux observés de l'output en début de phase de désinflation et après la fin de cette dernière). Ils s'élèvent respectivement à 1,83 dans le cas américain ; 0,87 pour le Royaume-Uni ; 3,56 pour l'Allemagne et, enfin, seulement 0,60 pour la France 1( * ) .

Le ratio particulièrement élevé pour l'Allemagne, qui présentait le taux d'inflation le plus bas au début de la phase de désinflation, renforce l'intuition selon laquelle les coûts de la désinflation sont plus élevés lorsque l'inflation est déjà basse.

Lorsque ces évaluations sont étendues aux années 1990 2( * ) pendant lesquelles la poursuite du processus de désinflation s'est accompagnée d'une croissance en moyenne relativement modérée, le coût d'une désinflation de l'ordre d'un point en France s'élève à 3,5 % de PIB. Ainsi, la désinflation de deux points observée entre 1990 et 1996 a eu un coût de l'ordre de 7% du PIB . Pour les Etats-Unis, le coût est estimé à 6 % et pour l'Allemagne à 11 %. (Pour les Etats-Unis, le résultat est conforme aux estimations de M. Feldstein ce qui le conduit à dire qu'au-delà de six années, les gains dus à la baisse de l'inflation (environ 1 % de PIB par an) deviennent plus importants que le coût total et transitoire de la désinflation).

Ces résultats confortent à nouveau l'idée selon laquelle la poursuite de la désinflation lorsque les taux d'inflation sont déjà bas est relativement plus coûteuse.

1.1.4. Le régime de basse inflation : ses implications

1) Notre hypothèse : le régime de basse inflation va se prolonger

L'inflation n'est pas uniforme dans la zone euro, et les situations asymétriques du côté de la croissance et de l'inflation ne vont pas disparaître du jour au lendemain. A s'en tenir aux pays du "noyau dur", le taux d'inflation devrait, à l'horizon des trois-quatre prochaines années, demeurer modique (en rythme annuel, compris entre 0 et 2 %, plus probablement entre 0 et 1,5 %). Cette hypothèse ne tient pas compte du débat, par ailleurs justifié, sur la "bonne" mesure de l'inflation, mais les premiers travaux effectués par l'INSEE sur ce sujet suggèrent qu'en France la correction à apporter serait de l'ordre de 0,3-0,4 % en rythme annuel (en moins), contre 1 % à 2 % aux Etats-Unis. Notre vue prospective résulte elle-même de la conjugaison de plusieurs éléments :

a) La remontée récente des prix du pétrole et de quelques autres matières premières ne peut être extrapolée. Fondamentalement, et malgré une démonstration inverse de temps à autre, l'OPEP est et va rester un cartel faible, traversé par des dissensions sans oublier le poids des producteurs à l'extérieur du cartel. Par delà d'inévitables fluctuations à court terme, les prix du pétrole et des grandes matières premières vont être plus influencés par le sentier d'évolution de la demande, donc par la croissance à moyen terme de l'économie mondiale, que par l'incertaine organisation de l'offre.

b) Le chômage va rester élevé dans la zone euro, spécialement dans certains pays du "noyau dur" (France, Allemagne...). Raisonnons pour la France avec un NAIRU de 8 à 9 % (donc proche de sa valeur actuelle, une estimation légèrement inférieure à celle habituellement retenue, par exemple celle du FMI comprise entre 9 et 10 %). En partant d'un taux de chômage effectif de 11 % (pour simplifier) il faudrait, avec une croissance annuelle de 3 %, de cinq à huit années pour retomber au NAIRU ! Et le taux de chômage naturel lui-même devrait progressivement s'abaisser en Europe, comme il l'a fait aux Etats-Unis, sous l'effet de la croissance, des nouvelles technologies, de l'essor des services, etc. Conclusion : il existe encore en Europe continentale une marge significative avant que la courbe de Phillips joue à plein et que la réduction du chômage ne provoque des tensions sur les coûts salariaux unitaires et sur les prix.

c) Même si la "nouvelle économie" américaine comporte des spécificités évidentes, certaines de ses composantes vont concerner l'Europe pour les dix prochaines années. On pense bien sûr aux effets, déjà présents, de la concurrence et de la globalisation sur la formation des prix (où sont, aujourd'hui en France, les secteurs abrités de la concurrence internationale et spécialement de la concurrence européenne ? Même si les services publics les plus traditionnels sont désormais exposés), mais aussi aux nouvelles technologies, aux gains de productivité à en attendre et donc au sentier d'évolution des coûts salariaux unitaires. Pour les nouvelles technologies, le phénomène de "rattrapage" devrait jouer à tous les niveaux : la France va combler une partie de son retard vis-à-vis des Etats-Unis, et l'Allemagne va elle-même dans les années qui viennent rattraper la France, se créant ainsi de nouvelles marges de croissance et de productivité. Avec des taux de chômage qui, même en baisse, vont rester à l'horizon des cinq prochaines années au dessus du NAIRU et des réserves de nouvelles technologies qui engendrent des réserves de gains de productivité, on voit mal d'où pourrait venir, à l'horizon de l'analyse, l'inflation salariale.

d) Nous attachons un poids modéré à la thèse de la relance de l'inflation dans les cinq prochaines années du fait de certains débordements monétaires et financiers. Certes l'inflation financière ("asset inflation") ne saurait être négligée. Elle est a priori plus forte aux Etats-Unis que dans la plupart des pays européens, même s'il est en pratique difficile de définir des PER d'équilibre et de déterminer avec précision l'ampleur de la surévaluation des cours boursiers et de la bulle financière. Des corrections probables sur les marchés d'actions vont-elles transférer l'inflation des actifs financiers vers les marchés de biens et services ? Nous pensons que des corrections vont intervenir en 1999-2000, plus probablement en plusieurs étapes que par le biais d'un krach boursier. Mais il n'y aura pas, compte tenu de la concurrence et du nouveau mode de formation des prix, nécessairement de remontée mécanique du prix des biens et services à la suite des corrections boursières. Il va falloir suivre avec attention l'évolution des marchés immobiliers en Europe. Car la reprise de ces marchés pourrait, elle, déboucher non pas à court terme mais à moyen-long terme sur des phénomènes de surévaluation et de bulle immobilière à surveiller de près. Un autre aspect du débat monétaire et financier touche au "découplage" éventuel entre d'un côté la progression des agrégats de monnaie et de crédit, de l'autre celle du PIB nominal. Certes l'agrégat M3 croît plus vite dans la zone euro que le PIB nominal, mais ce phénomène de ralentissement de la vitesse de circulation de M3 reste modique. Le découplage entre la progression du crédit et celle du PIB est plus marquée. Mais il faut se rappeler que l'inverse a prévalu, avec pendant plusieurs années des croissances de M3 et du crédit en retrait par rapport à l'activité en valeur (à cause du processus de désendettement de la part des entreprises et des particuliers, d'effets de substitution entre les composantes de M3 et les titres du marché financier, etc.). Il y a donc, dans le phénomène évoqué, pour partie un phénomène de "rattrapage" (ou de compensation). En outre, le monétarisme n'est plus ce qu'il était dans les années 1960 ou 1970, et la liaison entre la croissance monétaire et les prix est encore moins mécanique qu'avant.

2) Le régime d'inflation basse : des effets persistants

Nous insistons sur quatre aspects du régime d'inflation basse, qui se sont déjà manifestés et vont rester au centre de la régulation économique et financière dans la zone euro comme d'ailleurs, pour certains d'entre eux, dans d'autres pays du G7.

a) Les mouvements des prix relatifs

La baisse des prix relatifs de l'industrie -par rapport à l'indice général des prix et aux prix des services- est nette en France et dans le reste de la zone euro depuis la fin de 1997. Aux Etats-Unis le décrochage est intervenu depuis la fin de 1996. Et une légère correction s'est amorcée depuis le début de 1999 en liaison avec le rebond du pétrole et de certaines matières premières.

Un certain nombre d'éléments structurels pourraient prolonger la chute des prix relatifs de l'industrie : la concurrence encore plus aiguë dans le secteur industriel que dans les autres secteurs ; l'existence de surcapacités au plan mondial pour des produits stratégiques (automobile, électronique...) ; dans la zone euro, les pressions concurrentielles supplémentaires introduites par la monnaie unique ; la persistance de certains écarts de productivité entre l'industrie et les services. Mais, en fait, quand il est question de surcapacités ou de performances de productivité, la question de la porosité de la frontière entre l'industrie et les services devient centrale. L'essor des services aux entreprises-catégorie hétérogène qui regroupe le travail intérimaire, certaines composantes de l'informatique et des transports, etc.- nécessite d'affiner l'analyse.

Les mouvements déjà constatés du côté des prix relatifs et ceux qui vont les prolonger conduisent à deux observations : 1/ Le retour de la confiance des industriels viendra plutôt du rebond de la demande et de l'effet-volume associé, que de l'amélioration de leurs prix relatifs. 2/ Le calcul des taux d'intérêt réels doit continuer à faire référence aux situations sectorielles. Un même taux nominal signifie des écarts dans les taux réels à la production pouvant aller jusqu'à 500 ou 600 points de base.

b) Le moral des industriels et la confiance des consommateurs

Depuis 1998, c'est-à-dire depuis que la crise financière internationale dans les pays émergents (Asie du sud-est...) ou en transition a commencé à faire sentir ses effets sur les pays occidentaux, est apparu un décalage entre la baisse du moral des industriels et la confiance persistante des consommateurs, elle-même nourrie par le recul du chômage. Ce découplage s'est révélé spécialement marqué dans des pays comme la France ou l'Allemagne, même si, dans la période la plus récente il s'est un peu atténué. Le régime de basse inflation joue ici un rôle, même s'il n'est pas le seul élément à considérer : la chute des prix absolus et relatifs dans l'industrie assombrit les perspectives d'un certain nombre d'industriels et les rend attentistes dans leur politique de stockage, alors qu'avec une inflation plus modérée que prévu, les ménages réalisent des gains de pouvoir d'achat inattendus. Ce dernier effet ne peut pas durer très longtemps car les ménages tiennent compte de l'expérience et des erreurs de prévision constatées ; ils s'adaptent au régime de basse inflation pour revoir à la baisse leurs anticipations d'inflation.

Pour l'avenir, le découplage entre la déprime des industriels et la confiance des consommateurs ne pourra pas se prolonger trop longtemps. On peut raisonnablement espérer que le scénario de "sortie vers le haut" (redressement du moral des industriels, en liaison avec le retour de la croissance dans certains pays émergents, etc.) va prévaloir. Il ne faudra pas trop compter sur l'improbable rebond des prix absolus et relatifs de l'industrie, mais plutôt escompter l'atténuation graduelle de certaines surcapacités.

c) Le comportement de la BCE

"L'objectif principal" de la BCE est de maintenir la stabilité des prix (article 105 du traité de Maastricht). Principal ne veut pas dire exclusif, et ceci est encore plus important lorsque la stabilité des prix n'est pas vraiment menacée. On peut, pour cadrer le raisonnement, représenter la fonction de réaction de la BCE par la règle de Taylor, en la simplifiant de la façon suivante :

i = ( - *) + (y - y*)

* cible d'inflation, y* cible de croissance, i, taux directeur de la BCE.

L'objectif affiché par la BCE pour 1999 -une inflation inférieure à 2 % pour la zone euro- ne sera pas nécessairement reconduit tel quel pour 2000 et a fortiori les années ultérieures. Car on peut s'attendre à ce que la BCE, par souci d'une meilleure communication avec son environnement, affiche plus de symétrie dans son ciblage de l'inflation (fixant donc, à la fois, une valeur-plafond et une valeur-plancher). Quoi qu'il en soit, tant que l'inflation effective demeure significativement en deçà du plafond d'inflation, la BCE va être en mesure de s'intéresser à l'écart de croissance et donc de conférer au poids () de cet écart une valeur différente de zéro.

d) Les ajustements fiscaux en régime de basse inflation

C'est déjà le cas depuis deux-trois ans et cela va se prolonger : avec une inflation durablement proche de zéro, les fluctuations à court terme des rentrées fiscales, par exemple de la TVA, dépendent de celles du PIB en volume. La volatilité du taux d'inflation, très réduite, ne joue plus alors qu'un rôle résiduel. Par rapport aux années d'inflation instable, ceci change le mécanisme des stabilisateurs automatiques et le contexte général de la politique budgétaire.

1.2. Croissance potentielle et taux de chômage d'équilibre

Le début de cette étude s'est concentré sur le débat concernant les avantages et les coûts que peut induire un régime d'inflation basse. Nous nous interrogeons dans un second temps sur l'articulation qui peut émerger, dans un tel contexte, entre inflation et croissance à moyen terme et d'autre part, entre inflation basse et chômage. La question du taux de chômage d'équilibre apparaît dès lors primordiale et nous avons choisi de la mettre en perspective en confrontant les faits stylisés des années 1990 en Europe, spécialement en France, et aux Etats-Unis.

Au début de la décennie, tandis que l'économie européenne connaît une récession accusée d'où elle sort avec un taux de chômage fort dégradé, l'économie américaine, quant à elle, débute une phase de croissance aux caractéristiques singulières. Les années 1990 se sont écoulées et l'Europe enregistre des records sur le front de la désinflation mais atteint difficilement un rythme de croissance de 2,5 % tandis que son taux de chômage approche 12 %. Aux Etats-Unis, la croissance se poursuit faisant baisser le taux chômage sous la barre des 5 % considérée comme le seuil en-dessous duquel les risques d'inflation apparaissent. Or, jusqu'à présent, ces tensions sont inexistantes.

Ce cercle vertueux apparu outre-atlantique suscite bien entendu l'admiration mais aussi beaucoup d'interrogations.

Est-on entré dans un nouveau régime de croissance dans lequel les régulations standards sont obsolètes ? La "nouvelle économie" prendrait racine dans la montée en puissance du "High Tech". Avec des taux de croissance élevés de la production et des prix qui ne cessent de chuter, le développement de ce secteur permettrait une croissance globale soutenue sans inflation. En parallèle, la globalisation répand sur un nombre de marchés croissant des produits à faibles intensité technologique mais également à faibles prix. Accroissant la production globale par une part grandissante dans la valeur ajoutée mais aussi bousculant la productivité globale dans un grand nombre de secteurs du fait d'une diffusion massive, "les nouvelles technologies" imposeraient à leur tour une nouvelle ère de croissance.

Les tenants de cette thèse sont cependant affaiblis par l'absence de données confirmant la progression de la productivité globale qui accompagnerait cette révolution. Ce défaut de constat empirique contribue à affaiblir la thèse du "nouvel âge" au profit d'explications plus conformes au cadre d'analyse standard. Cependant ce dernier échoue à expliquer à la fois l'absence d'inflation et les nouvelles relations qui s'établissent entre celle-ci et les autres composantes telles que les salaires ou les taux d'utilisation des capacités (Gordon R.J. (1998)) 3( * ) .

En particulier, la relation inflation-chômage qui s'est imposée aux Etats-Unis à partir de 1994 peut-elle encore être fondée sur les concepts usuels tels que le NAIRU ? Le dilemme inflation-chômage est-il toujours pertinent dans le cas américain ?

Certains profitent de cette situation " inattendue " pour rejeter radicalement les outils d'analyse qui s'étaient imposés progressivement mais dont la pertinence a toujours été discutée (Galbraith J. K. (1997)). D'autres préfèrent confirmer leur utilité tout en reconnaissant la nécessité de les faire évoluer et de les améliorer pour leur permettre d'appréhender les événements récents. C'est le cas de nombreuses contributions portant sur l'évaluation du NAIRU qui mettent en avant sa variabilité dans le temps. Ainsi, en dix ans, du milieu des années 1980 au milieu des années 1990, le NAIRU aurait baissé d'un point ce qui expliquerait la moindre pression opérée sur les prix et donc la moindre inflation.

Qu'en est-il de l'Europe, et de la France en particulier, pour lesquelles les performances en termes d'inflation s'accompagnent d'une détérioration de l'emploi avec un taux de chômage " d'équilibre " particulièrement élevé?

Aborder une réflexion sur le régime de croissance qui peut prévaloir dans les années à venir nécessite que des éclaircissements soient faits sur la notion de chômage d' "équilibre" qui conditionne à la fois la croissance potentielle et les anticipations d'inflation. De la sorte, c'est aussi l'analyse des différentes composantes de la politique économique, monétaire ou de l'emploi, qui est en jeu.

1.2.1. La montée en puissance du concept de NAIRU dans les années 1980 et son utilisation en politique économique

La référence au NAIRU comme indicateur de pressions inflationnistes existantes ou à venir s'est accrue et imposée dans les années 1980, années pendant lesquelles la politique de désinflation a constitué un axe majeur de la politique macro-économique.

Ainsi, l'utilisation du NAIRU est courante dans la conduite de la politique monétaire, du moins aux Etats-Unis. Sa référence lors de la présentation des prévisions officielles comme indicateur des pressions inflationnistes ou de leur anticipation semble entériner l'idée que le NAIRU est un outil utile et pertinent. Cela présuppose, bien entendu, qu'il soit admis que l'inflation résulte, au moins en partie, des tensions existantes sur le marché du travail. Ainsi, J. Stiglitz (1997) évalue à 20% la part des variations de l'inflation expliquée par le taux de chômage et estime que le maintien, pendant un an, du taux de chômage à un niveau inférieur d'environ un point au NAIRU, entraînerait un supplément d'inflation de l'ordre de 0,3 à 0,6 point.

Le dilemme inflation-chômage resterait, par conséquent, d'actualité alors que l'évolution récente de l'économie américaine pourrait en faire douter tant la décélération de l'inflation a été inattendue au vu des performances enregistrées sur la croissance et l'emploi.

Outre la proposition selon laquelle on assisterait à l'émergence d'un nouveau paradigme de croissance aux Etats-Unis, des erreurs d'évaluation du chômage d'équilibre peuvent être à l'origine de ce qui apparaîtrait faussement comme une singularité. Dès lors, le cadre d'analyse utilisé jusqu'à aujourd'hui retrouverait une partie de son intégrité. Dans ce cas, les économistes doivent être capables d'expliquer la variation du NAIRU dans le temps (Gordon R. (1997)) (le concept de taux de chômage naturel immuable est donc largement dépassé). Divers facteurs sont évoqués parmi lesquels le facteur démographique, si l'on suppose qu'à chaque catégorie de la population correspond un taux de chômage naturel (un pour le jeunes, un pour les hommes, un autre pour les femmes, par exemple) alors les changements démographiques peuvent modifier le taux de chômage global. L'adaptation des salaires réels à la tendance de la productivité dès la fin des années 1980, après que le choc négatif de productivité des années 1970 ait introduit des pressions inflationnistes et tirer le niveau de chômage d'équilibre vers le haut, ramène aujourd'hui à l'inverse le NAIRU vers le bas. Enfin, la montée de la concurrence et donc une compétitivité accrue aussi bien sur le marché des biens que sur celui du travail, est souvent évoquée comme explication. La mondialisation exerce une pression à la baisse sur les prix tandis que sur le marché du travail, des forces structurelles telles que la perte progressive du pouvoir des syndicats sont susceptibles d'agir dans le même sens.



Malgré toutes les incertitudes qui entourent son évaluation, le NAIRU est-il utile à la politique économique ? Est-il assez robuste pour soutenir des décisions visant à contrôler l'inflation parfois au détriment, à court terme, de la croissance ?

Les incertitudes sur le NAIRU, dans sa version la plus empirique ont, en effet, soulevé beaucoup de scepticisme et d'insatisfaction. De plus, en Europe le dilemme inflation- chômage ne peut-être abordé sous le même angle de vue qu'aux Etats-Unis. La concomitance d'une basse inflation et d'un chômage élevé et persistant a ouvert de nouveaux axes d'analyse (la stationnarité du taux de chômage américain étant souvent opposée à la croissance continue du taux européen). Outre les développements importants réalisés sur les causes de la persistance du chômage en Europe, les analyses intégrant les fondements micro-économiques du marché du travail ont été en pleine expansion dans les années 1990 (théorie des négociations, du salaire d'efficience, "insiders-outsiders") et ont conduit à redéfinir un taux de chômage d'équilibre dans lequel les facteurs structurels du marché du travail ont un rôle à jouer. Ainsi, cette approche est pertinente pour analyser les chocs structurels (ou chocs d'offre) ce qui n'est pas le cas des méthodes empiriques basées essentiellement sur les fluctuations des salaires ou des prix (telles que la courbe de Phillips traditionnelle qui lie les variations nominales de salaires ou de prix au taux de chômage).

Partant des modèles de négociations anglo-saxons (Layard R., Nickell S., Jackman R. (1991)), ces approches cherchent à définir le niveau d'équilibre du chômage en croisant deux relations structurelles se rapportant l'une à la formation des prix (position de la firme), l'autre à celle des salaires (position des salariés). Le salaire, ainsi défini, l'est en niveau et non plus en variation comme dans la courbe de Phillips. La détermination des salaires est dépendante d'un ensemble de facteurs structurels et institutionnels parmi lesquels la fiscalité et toutes sortes de prélèvements pesant sur le travail ont une place indéniable (en France, notamment, les cotisations sociales). Un " coin social ou salarial " est alors déterminé comme l'écart entre le coût du travail pesant sur l'entreprise et le salaire net perçu par le salarié. Son augmentation provoque celle du taux de chômage d'équilibre. Mais d'autres variables peuvent également intervenir telles que le salaire minimum, les revenus de remplacement (prestations chômage) ou encore les termes de l'échange sur le marché intérieur et les taux d'intérêt réels.

Des estimations réalisées sur données françaises (L'Horty Y. et Sobczak N. (1997)) conduisaient en 1996 à estimer le taux de chômage d'équilibre à plus de 10% ce qui le situait au-dessus des estimations faites couramment sur le NAIRU aux alentours de 8%. Divers enseignements peuvent être tirés de ces évaluations :

- Le coin salarial a un rôle déterminant dans l'accroissement du taux de chômage d'équilibre, leur corrélation étant positive. Mais, par ailleurs, le ralentissement des gains de productivité contribue aussi à la montée du chômage d'équilibre.

- Si, dans une perspective de moyen-long terme dépassant l'équilibre partiel sur le seul marché du travail, le comportement d'accumulation du capital par les entreprises est pris en considération, alors les taux d'intérêt réels qui pèsent sur le coût du capital contribuent, en s'accroissant, à la hausse du taux de chômage d'équilibre (ce qui est en adéquation avec les faits stylisés des années 1980 mais qui le sera moins à l'avenir avec des taux d'intérêt nominaux et une inflation stabilisés).

Ces résultats sont importants car ils suggèrent que l'état actuel du marché du travail en France n'est pas si éloigné de ce seuil. Par conséquent, bien qu'il existe une marge de baisse du chômage qui pourraît provenir d'une relance de la demande 4( * ) , il serait inévitable d'améliorer les conditions de l'offre pour voir se résorber plus radicalement le chômage. Les politiques visant à réduire le coût du travail à travers une baisse des cotisations sociales patronales, en diminuant le coin fiscal, agiraient donc dans ce sens. A ce niveau, il devient indispensable de raisonner en fonction de la structure du marché du travail. Il est clair qu'en France et dans d'autres pays européens (Belgique, Pays-Bas...) le taux de chômage des non qualifiés est particulièrement important ce qui justifie d'autant plus des politiques agissant sur le coût du travail de cette catégorie de la population active, laquelle présente un "coin salarial" relativement plus élevé que la moyenne. Ces caractéristiques font partie des fortes divergences entre les situations des marchés du travail américain et européen. La politique de baisse de la durée du travail, si elle provoque un choc de productivité positif, peut aussi avoir une contribution du même type.

1.2.2. Croissance potentielle et perspectives de croissance à moyen terme

La croissance potentielle constitue une référence dans toute analyse portant sur le moyen-long terme puisqu'elle correspondrait à l'utilisation des facteurs de production compatible avec une inflation stable. Seules les contraintes d'offre sur l'emploi et le capital subsisteraient par opposition aux contraintes de demande.

Avant d'aborder les évaluations empiriques de la croissance potentielle dans la zone euro, il faut rappeler l'importance de son utilisation en politique économique. En effet, la croissance potentielle guide l'analyse de moyen terme en fournissant une référence quantitative sur la tendance, le "sentier de croissance" qu'emprunte l'économie mais, elle est aussi très présente dans les analyses des fluctuations cycliques qui sont supposées se faire autour de cette croissance potentielle (ou tendancielle). Ce sont alors les écarts à ce " sentier de croissance " qui fondent les appréciations sur les risques de " surchauffe " de l'économie et ce qu'ils impliquent en matière d'inflation. L'utilisation de cette référence en politique monétaire a été vulgarisée par la " Règle de Taylor " qui, outre l'écart à une cible d'inflation déterminée par les autorités monétaires, intègre clairement l'écart à la croissance potentielle (output gap).

Cette distinction entre composante structurelle et composante conjoncturelle constitue le coeur des analyses visant à évaluer les niveaux "potentiels" de l'économie. Ainsi, elle s'applique plus largement qu'à la seule croissance. Il devient courant de l'utiliser pour distinguer au sein du taux de chômage celui qui peut-être résorbé par un choc positif de demande (chômage conjoncturel) et celui qui ne peut l'être que par un relâchement des contraintes d'offre (chômage structurel). Elle est, aussi, à la base de l'évaluation des déficits " structurels " et de leurs compléments, les déficits " conjoncturels " et a, ainsi, alimenté les débats sur l'assainissement budgétaire en Europe et sur son acheminement vers l'UEM.

De nombreuses limites théoriques fragilisent néanmoins le concept de croissance potentielle et les diverses approches méthodologiques permettant de l'évaluer ont des performances très discutées (CEPII (1997)). Ces méthodes peuvent être sommairement classées en deux catégories ; celles faisant référence à une fonction de production; celles plus empiriques qui permettent d'extraire la tendance de moyen-long terme (ici, les techniques sont variées mais la plus répandue est l'application du filtre de Hodrick-Prescott (H-P)).

Nous proposons ici des évaluations réalisées à partir des deux méthodes :

- d'une part, une application du filtre H-P aux PIB des principaux pays européens et à celui des Etats-Unis de même qu'une estimation pour la zone euro dans son ensemble. La période couverte débute en 1980 et s'achève en 1997 ;

- d'autre part, des évaluations obtenues à partir de fonctions de production relatives aux différentes économies nationales détaillées ci-dessus, se rapportant à la même période. Dans ce cas, l'estimation pour la zone euro est beaucoup plus délicate car la pertinence d'une fonction de production et d'un NAIRU communs à la zone est très discutable.

Fonction de production et emploi potentiel

La fonction de production considérée est du type Cobb-Douglas à deux facteurs, capital et travail, à rendements constants et progrès technique neutre :

Log Y= a x Log(E) +(1-a) x log(K)+ trend avec

- Y : la production

- E : l'emploi

- K : le stock de capital

Le stock de capital K est déterminé à partir des flux d'investissement matériel (I) et d'un taux de dépréciation du stock existant (d). Il s'écrit par conséquent:

K= (1-d) x K(t-1) + I(t)

Le coefficient a représente la part du travail dans le PIB et par déduction (1-a), la part du capital. Ces coefficients correspondent aux valeurs comptables des parts occupées par le capital et le travail dans le PIB ( cette approche comptable est critiquable mais pragmatique).

Le trend introduit dans l'équation est un proxy du progrès technique.

A partir de cette spécification, le niveau potentiel de la production Y * est défini en considérant le niveau d'emploi potentiel E* et en supposant que, sur un sentier de croissance équilibrée, la croissance du capital suive celle de la production potentielle.

L'emploi potentiel E* est défini au niveau du NAIRU tel que :

E*= ((1-NAIRU)/100) x L

où L est l'offre de travail résultant de l'application du taux de participation à la population active totale.

Ainsi, la croissance de l'emploi potentiel dépend de l'évolution de ces trois déterminants, le NAIRU, la population active et le taux de participation.

L'approche par une fonction de production est, d'un point de vue théorique, plus satisfaisante, mais elle n'est pas exempte de contraintes lesquelles, in fine, peuvent affaiblir sa pertinence. Ainsi, l'évaluation du stock de capital et de sa dépréciation sont délicates. De même, l'estimation de l'évolution de la productivité soulève différents problèmes. Dans ce cas, le caractère exogène du progrès technique est entériné par la théorie standard de la croissance et la tendance de la productivité des facteurs se trouve résumée dans un terme n'intégrant aucun facteur structurel (le " résidu de Solow "). Ce cadre standard échoue, cependant, à expliquer la rupture de la productivité observée au cours des années 1970 dans la plupart des pays de l'OCDE. Il pourrait s'avérer être encore insuffisant pour analyser les performances susceptibles d'émerger de la diffusion des nouvelles technologies de l'information.

La croissance potentielle estimée à partir de cette structure théorique est alors fortement dépendante des évaluations portant sur l'emploi potentiel et, tout particulièrement, sur le taux de chômage non inflationniste (NAIRU). Or, le concept et le calcul du NAIRU sont, on l'a noté ci-dessus, sujets à débat et font encore l'objet aujourd'hui de nombreuses recherches. Par ailleurs, plus la part de la masse salariale est importante, plus les erreurs commises sur le NAIRU engendrent des défauts d'estimation sur la croissance potentielle.

Les évaluations du NAIRU : Courbe de Phillips traditionnelle
et introduction des effets de persistance

D'un point de vue empirique, il est cependant courant d'évaluer ce ratio à partir de l'acception courante de base selon laquelle une accélération des prix (ou des salaires) se produit dès lors que le taux de chômage dépasse son niveau d'équilibre ce qui peut se résumer par :

p = L (p) - A x (U-NAIRU)

avec p : taux d'inflation et L (p), valeurs retardées de p

Cette formulation peut être complétée pour tenir compte des effets de " persistance " laquelle est largement admise comme une caractéristique du chômage européen. On introduit alors un terme qui résume les niveaux de chômage passés (LU) dans l'équation précédente. C'est l'écart entre cette variable LU et le taux observé qui intervient dans la détermination des variations de prix. Le NAIRU est alors une combinaison linéaire de cette variable traduisant les niveaux de chômage passés et du taux de chômage d'équilibre issu de l'estimation d'une courbe de Phillips traditionnelle (noté UP). Dès lors, le seuil de déclenchement de tensions inflationnistes se situe à un niveau supérieur à celui qui serait défini sans l'intégration d'effets de persistance. Soit :

p = L (p) - A x (U-UP) - B x (U-LU)

et NAIRU = (A/(A+B)) x UP + (B/(A+B)) x LU

Tableau 2

Evaluations de la croissance potentielle et du NAIRU dans la zone euro et aux Etats Unis

Croissance tendancielle (1), Croissance potentielle (2)
et NAIRU associés

variations annuelles (en %)

 

FRANCE

ALLEMAGNE

ITALIE

USA

ZONE EURO

 

1

2

NAIRU

1

2

NAIRU

1

2

NAIRU

1

2

NAIRU

1

1980-1985

1,8

2,0

8,8

1,4

1,7

7,2

2,1

2,2

9,2

3,2

2,7

8,0

1,7

1986-1990

2,7

2,4

9,0

3,3

2,6

7,1

2,6

2,7

10,8

2,8

2,8

6,1

3,0

1991-1995

1,5

1,8

9,0

2,2

2,3

7,9

1,2

1,5

10,5

2,3

1,9

6,3

1,8

1996

1,9

1,8

9,0

1,6

1,4

8,0

1,4

2,4

10,2

3,2

2,5

5,7

1,8

1997

2,1

2,2

9,0

1,7

1,0

8,3

1,4

2,2

10,2

3,4

3,0

5,4

2,0


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