M. le président. Par amendement n° 189, MM. Badinter, Dreyfus-Schmidt et les membres du groupe socialiste et apparentés proposent de supprimer, dans le second alinéa du texte présenté par l'article 2 pour l'article 231-80 du code de procédure pénale, les mots : « sur la culpabilité de l'accusé ».
La parole est à M. Dreyfus-Schmidt.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Je ne sais pas si la rédaction de l'article 231-80 émane personnellement de M. le garde des sceaux, mais, en vérité, nous avons été tout à fait étonnés par ce texte.
L'article 311 du code de procédure pénale actuellement en vigueur prévoit que les assesseurs et les jurés « ont le devoir de ne pas manifester leur opinion ». On me posera la question de savoir sur quoi. Si on leur demande s'il faut reprendre l'audience à quinze heures ou à quatorze heures, ils ont certes le droit de manifester leur opinion, mais tout le monde comprend, et ce de toute éternité, que ce qui leur est interdit, c'est de manifester leur opinion sur quoi que ce soit intéressant le fond du procès lui-même.
Or, le texte du projet de loi que, apparemment, l'Assemblée nationale a accepté, est ainsi rédigé : « Ils ont le devoir de ne pas manifester leur opinion sur la culpabilité de l'accusé ». C'est la formule existante pour le président, lequel, en vertu de son pouvoir propre, peut évidemment être conduit à donner son opinion sur tel témoin qui se contredirait d'une manière éhontée mais non manifester son opinion sur la culpabilité de l'accusé.
En revanche, la même rédaction pour les jurés et pour les assesseurs impliquerait qu'ils ont le droit de manifester leur opinion sur telle question posée par l'avocat de la partie civile, sur la partie civile elle-même, sur tel témoin, ou sur que sais-je encore ?... Il ne le faut pas, et il convient donc de conserver le texte en vigueur. Vous voyez, monsieur le garde des sceaux, que nous sommes très conservateurs en ce qui concerne ce dossier !
M. Pierre Fauchon. Vous êtes toujours conservateurs !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Croyez-vous ? C'est pour essayer de vous rallier à nous !...
En vérité, quand les textes ont leur utilité, quand ils sont consacrés par le temps, pourquoi les changer ? On fait une réforme aujourd'hui pour instaurer un appel des jugements criminels et le groupe socialiste en est d'accord. Mais pourquoi en profiter pour changer dans le même temps une foule de textes sans rapport avec cela ?
Cela nécessite des débats plus longs que nous l'aurions souhaité, les uns et les autres...
M. Jacques Machet. Ne dites pas cela, vous !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Et pourquoi donc ?
En l'occurrence, il est dangereux de prévoir que les assesseurs et les jurés ont le devoir de ne pas manifester leur opinion uniquement sur la culpabilité de l'accusé, ce qui implique a contrario qu'ils ont le droit de manifester leur opinion sur tout le reste. Ce n'est pas ce que vous voulez, ce n'est pas ce que nous voulons, c'est pourquoi nous demandons au Sénat d'adopter notre amendement.
M. le président. Quel est l'avis de la commission ?
M. Jean-Marie Girault, rapporteur. La commission a considéré qu'on pouvait s'en tenir au texte de référence de l'article 311 du code de procédure pénale et rédiger ainsi le deuxième alinéa de l'article 231-80 : « Ils ont le devoir de ne pas manifester leur opinion ».
Les jurés peuvent poser des questions aux accusés, aux témoins et à toutes personnes appelées, ils ont donc le devoir de ne pas manifester leur opinion, et je pense que cette phrase suffit.
Dans ces conditions, la commission est favorable à l'amendement.
M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?
M. Jacques Toubon, garde des sceaux. Le texte du Gouvernement présente un double intérêt.
Tout d'abord, il exprime bien ce qu'on veut. Aujourd'hui, le langage étant ce qu'il est : « manifester une opinion », c'est une expression générique.
Celui qui lit le texte et qui n'est pas grand connaisseur des traditions pense qu'ils n'ont pas le droit d'émettre une opinion quelconque.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Eh oui !
M. Jacques Toubon, garde des sceaux. En fait, on demande aux jurés de ne pas poser leurs questions de manière à laisser présager ou entrevoir leur opinion sur la culpabilité de l'accusé, objet de la décision du tribunal d'assises ou de la cour d'assises.
Cette précision est par ailleurs utile sur le fond, car c'est de cela qu'il s'agit et pas d'autre chose. Il est très important de bien expliquer que ce que l'on demande aux membres du jury qui posent une question, en application du premier alinéa de l'article, c'est de ne pas exprimer leur opinion sur le point de savoir si cet accusé est, semble ou peut être présumé coupable.
Cette rédaction est vraiment utile quant à la forme, mais aussi sur le fond, pour bien préciser que le juré peut exprimer par ailleurs toutes les opinions qu'il veut sur toutes les autres choses.
On n'interdit pas au juré d'exprimer une opinion, on précise seulement qu'il ne peut pas poser des questions qui laissent entendre qu'il a une opinion sur la culpabilité.
Voilà qui me paraît absolument nécessaire pour préserver le caractère équilibré, contradictoire, équitable du procès.
M. Jean-Marie Girault, rapporteur. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Jean-Marie Girault, rapporteur. Je crois que l'amendement est fondé parce que le premier alinéa de l'article 231-80 dispose : « Les assesseurs et les jurés peuvent poser des questions aux accusés, aux témoins, et à toute personne appelée à la barre en demandant la parole au président », alors que le texte actuel prévoit qu'« ils ont le devoir de ne pas manifester leur opinion », sur la culpabilité de l'accusé forcément, mais aussi sur les déclarations d'un témoin ou d'un expert.
Il faut que les assesseurs et les jurés ne manifestent pas leur opinion, un point c'est tout, et pas uniquement sur la culpabilité de l'accusé.
M. Pierre Fauchon. Oui, oui, c'est très juste !
M. Robert Badinter. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à M. Badinter.
M. Robert Badinter. A cet égard, je partage tout à fait l'opinion qui vient d'être émise par M. le rapporteur. Inscrire dans un texte que les jurés ne devront exprimer leur opinion que lorsqu'il s'agit du problème de la culpabilité, c'est méconnaître complètement la réalité.
Il est absolument indispensable que les jurés soient silencieux et impassibles.
Indépendamment de la question de la culpabilité, d'autres questions essentielles sont en jeu. Si l'accusé reconnaît les faits, les jurés doivent décider du quantum de la peine. Ils ont devant eux des témoins qui ont connu l'accusé, qu'ils peuvent interroger sur telle ou telle circonstance familiale, laquelle pourra entraîner une diminution de la peine. Ils ont également devant eux des psychiatres, auxquels ils peuvent poser des questions quant à une réinsertion éventuelle, ce qui pourra aussi entraîner des conséquences quant à la durée de la peine.
Imaginez des jurés approuvant la partie civile. Imaginez la victime voyant le juré approuver une déposition favorable à l'accusé. Ce n'est pas envisageable !
Le débat criminel ne se résume pas, chacun le sait, à la seule question de la culpabilité. Il est absolument indispensable pour la dignité du débat devant la cour d'assises que celui-ci se déroule devant des jurés auxquels il est toujours rappelé qu'ils ne doivent à aucun moment laisser paraître le moindre sentiment sur leur intime conviction.
Je terminerai par la question des motifs. Imaginez un crime politique - cela arrive ! - un crime inspiré par une conviction politique. Des témoins déposeraient et des jurés opineraient à leurs déclarations alors qu'ils exposent l'idéal politique qui a conduit celui qui est dans le box à agir. Ce n'est pas pensable !
Il faut que ceux qui sont amenés à juger ne manifestent jamais leurs sentiments, non seulement dans l'intérêt de la justice, mais aussi dans celui de la victime et de l'ensemble des personnes présentes. C'est une nécessité.
M. Pierre Fauchon. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à M. Fauchon.
M. Pierre Fauchon. Je voudrais dire à M. le garde des sceaux qu'au point où nous en sommes nous ne pouvons pas hésiter, me semble-t-il, à voter cet amendement.
D'une manière générale, entre nous soit dit, quand on est en présence d'un texte normal et qui est ancien, il y a une certaine sagesse à ne pas le modifier parce qu'on risque, avec de telles improvisations, de faire des choses que l'on regrettera par la suite.
A partir du moment où l'on a posé le problème, si nous conservons la rédaction de l'Assemblée nationale, cela voudra clairement dire - et la doctrine ne manquera pas de le faire, ainsi que les jurés - que les jurés et les assesseurs ont parfaitement le droit d'exprimer leur opinion sur tout ce qui n'est pas la culpabilité, c'est-à-dire de dire ce qu'ils pensent du témoin, de l'expert, etc. Où va-t-on ?
Par conséquent, je crois qu'il faut absolument voter cet amendement pour maintenir le texte d'origine et éviter que les jurés ne se laissent aller à exprimer leur opinion, ce qu'ils ne manqueraient pas de faire à tort et à travers.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Très bien !
M. Jacques Toubon, garde des sceaux. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. le garde des sceaux.
M. Jacques Toubon, garde des sceaux. Je souhaiterais faire une mise au point, monsieur le président. Tout à l'heure, je me suis prononcé contre cet amendement, au nom du Gouvernement, mais, en fin de compte, ce dernier s'en remet à la sagesse du Sénat.
M. Emmanuel Hamel. C'est une avancée remarquable !
M. le président. Personne ne demande la parole ?...
Je mets aux voix l'amendement n° 189, accepté par la commission et pour lequel le Gouvernement s'en remet à la sagesse du Sénat.

(L'amendement est adopté.)
M. le président. Personne ne demande la parole ?...
Je mets aux voix, ainsi modifié, le texte proposé pour l'article 231-80 du code de procédure pénale.

(Ce texte est adopté.)

ARTICLE 231-81 DU CODE DE PROCÉDURE PÉNALE