Séance du 30 mars 2000







M. le président. « Art. 9 nonies . - Il est inséré, après l'article 139 du même code, un article 139-1 ainsi rédigé :
« Art. 139-1 . - Lorsqu'un avocat a fait l'objet de l'interdiction prévue par le 12° de l'article 138 en raison de faits commis dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice de ses activités, il peut, dans le jour suivant la décision du juge d'instruction, contester cette décision devant le président du tribunal de grande instance, à qui le dossier de la procédure est alors transmis sans délai. Cette contestation suspend l'exécution de l'interdiction d'exercice et interdit une éventuelle révocation du contrôle judiciaire.
« Dans les cinq jours suivant la réception du dossier, le président du tribunal de grande instance statue par ordonnance motivée non susceptible de recours, après un débat contradictoire au cours duquel il entend les observations du procureur de la République puis de l'avocat, assisté, le cas échéant, de son conseil.
« Le bâtonnier de l'ordre des avocats peut présenter des observations devant le président du tribunal de grande instance.
« L'appel formé contre l'ordonnance de placement sous contrôle judiciaire, confirmée par le président du tribunal de grande instance, suspend l'exécution de l'interdiction d'exercice. »
Je suis saisi de deux amendements qui peuvent faire l'objet d'une discussion commune.
Par amendement n° 23, M. Jolibois, au nom de la commission, propose de rédiger comme suit cet article :
« Après les mots : "d'un avocat," la fin de la seconde phrase du quatorzième alinéa (12°) de l'article 138 du code de procédure pénale est ainsi rédigée : "le conseil de l'ordre, saisi par le juge d'instruction, a seul le pouvoir de prononcer cette mesure à charge d'appel, dans les conditions prévues aux articles 23 et 24 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques ; le conseil de l'ordre statue dans les quinze jours ;". »
Par amendement n° 113, MM. Badinter, Dreyfus-Schmidt et Charasse proposent de rédiger comme suit l'article 9 nonies :
« Après les mots : "d'un avocat", la fin de la seconde phrase du quatorzième alinéa (12°) de l'article 138 du code de procédure pénale est remplacée par les dispositions suivantes : "le conseil de l'ordre, saisi par le juge d'instruction, a seul le pouvoir de prononcer cette mesure à charge d'appel, dans les conditions prévues aux articles 23 et 24 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques. Le conseil de l'ordre statue dans un délai de quinze jours". »
La parole est à M. le rapporteur, pour défendre l'amendement n° 23.
M. Charles Jolibois, rapporteur. L'amendement n° 23 vise à rétablir le texte adopté par l'Assemblée nationale puis par le Sénat en première lecture en ce qui concerne le contrôle judiciaire des avocats et tout particulièrement, bien sûr, l'interdiction d'exercer leur profession.
Il s'agit de donner explicitement compétence au conseil de l'ordre.
Sur ce point, l'histoire est longue : nous avions voté une telle disposition dans le passé mais la Cour de cassation avait pris, malgré notre vote, une position différente ; nous avions donc voté de nouveau cette disposition - c'était le fameux amendement de M. Gouzes.
Par conséquent, nous revenons, comme nous l'avons fait en première lecture, à cette idée toute simple que le conseil de l'ordre est juge de cette question qui est absolument gravissime et qui consiste à interdire à un avocat d'exercer sa profession. C'est encore plus grave quand il s'agit d'une affaire en cours et que c'est un juge qui demande cette interdiction dans une affaire dans laquelle il se trouve en état d'instruire. Par conséquent, c'est le conseil de l'ordre qui jugera en première instance. En appel, c'est évidemment la cour d'appel qui jugera, puisque vous le savez, en France, cette cour est le juge d'appel de toutes les décisions des ordres professionnels.
Nous avons prévu un ajout par rapport à la disposition qui avait été adoptée antérieurement. Il s'agit, en général, d'affaires très urgentes. Par conséquent, le présent amendement prévoit que le conseil de l'ordre dispose de quinze jours pour statuer, afin qu'il n'y ait pas d'attente et que la cour d'appel, c'est-à-dire le juge de droit commun, puisse statuer sans délai.
M. le président. La parole est à M. Badinter pour présenter l'amendement n° 113.
M. Robert Badinter. Cet amendement est similaire à celui qui a été présenté par la commission et sa raison d'être et ses finalités sont évidemment les mêmes.
Je tiens à marquer que le propos selon lequel il ne peut pas y avoir différentes catégories de justiciables me paraît - à moi qui ai toujours combattu toutes les formes de discrimination et d'exception, y compris les juridictions d'exception - parfaitement fondé. Mais je n'ai pas besoin de rappeler non plus que c'est selon les catégories que l'on interprète le principe d'égalité. Les avocats ne sont pas des justiciables dans le cours d'une procédure, ils exercent une mission de défense et, depuis l'origine de leur ordre, ils ont toujours été soumis d'abord à la discipline de leur ordre, aux juridictions ordinales au premier degré.
En l'occurrence, il ne s'agit rien d'autre que de la suspension de l'activité professionnelle, ce qui est une forme directe de sanction professionnelle. Par conséquent, il convient de respecter ce qui est dans l'ordre classique des choses et conforme aux principes, c'est-à-dire tout simplement la saisine du conseil de l'ordre qui statue, aux termes de nos amendements, dans un délai très rapide - quinze jours - à charge, pour l'avocat, évidemment, d'interjeter éventuellement appel devant la cour d'appel.
C'est aussi simple que cela ! Il n'y a rien là qui puisse blesser le fonctionnement de la justice. Il ne s'agit certainement pas d'un privilège au profit des avocats. C'est simplement le respect des droits de la défense.
Je rappelle tout de même que, dans sa décision relative à la loi « sécurité et liberté », à une époque lointaine puisque cela remonte à avant-mai 1981, le Conseil constitutionnel a censuré une disposition qui concernait le cas où l'on prenait une mesure excluant immédiatement des débats - si ma mémoire est bonne - l'avocat frappé d'une suspension à l'audience. Cela a été considéré comme contraire au principe constitutionnel des droits de la défense, qui s'inscrit dans la tradition historique. Il est donc normal qu'il revienne au conseil de l'ordre de se prononcer en première instance dans un délai très rapide.
M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement sur les amendements n°s 23 et 113 ?
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Je ne suis pas favorable à cette disposition ; je l'ai dit dans mon discours introductif et je vais m'en expliquer devant vous.
Elle procède en réalité d'un véritable malentendu. Il est exact, évidemment, que l'exercice des droits de la défense doit être protégé aussi efficacement que possible et qu'il convient de prévoir des garanties particulières. Nous l'avons fait, je le rappelle, en matière de perquisitions dans les cabinets d'avocats, et nous avons alors trouvé une solution avec laquelle les barreaux sont d'accord. Nous devons instituer des garanties similaires en matière de contrôle judiciaire des avocats, et c'est bien ce que prévoit le texte adopté par l'Assemblée nationale. En effet, dans ce texte, qui est exactement calqué sur la solution que nous avons trouvée pour les perquisitions dans les cabinets d'avocats, en aucun cas un juge d'instruction ne peut prononcer une mesure de contrôle judiciaire, par exemple l'interdiction d'exercer l'activité professionnelle par l'avocat, sans qu'ait été saisi le président du tribunal. Donc, le recours est suspensif...
M. Robert Badinter. Ce n'est pas la question !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. ... et il est fait devant le président du tribunal. Le conseil de l'ordre, pendant la période où le recours est suspendu, fait bien sûr valoir ses observations. Le conseil de l'ordre est donc évidemment consulté. En aucun cas, l'avocat n'est donc entre les mains du seul juge d'instruction qui est chargé de l'affaire et dont il est également chargé. Le recours en première instance est donc suspensif devant le président du tribunal, puis devant la chambre d'accusation.
Nous évitons ainsi l'écueil, que n'avait d'ailleurs pas esquivé le premier texte de l'Assemblée nationale, du transfert de l'autorité judiciaire au conseil de l'ordre, c'est-à-dire à une instance professionnelle et disciplinaire, du pouvoir d'interdire à un avocat d'exercer son activité dans le cadre d'un contrôle judiciaire.
La première solution envisagée par l'Assemblée nationale pour traiter un problème réel soulevait véritablement des difficultés au regard du principe d'égalité.
Mais la seconde solution trouvée à l'Assemblée nationale répond véritablement au problème posé.
Evidemment, le texte de l'Assemblée nationale peut sans doute être encore amélioré. M. Charles Jolibois a d'ailleurs fait d'intéressantes propositions en ce sens. On peut ainsi prévoir que c'est la cour d'appel, et non la chambre d'accusation, qui sera compétente en appel, et que le bâtonnier pourra s'expliquer devant elle.
Cependant, mieux vaudrait améliorer encore ce texte, car ce serait un meilleur service à rendre aux avocats que d'éviter des dispositions qui paraîtraient vouloir les protéger mais qui seraient contestables au regard du principe d'égalité.
Dans l'intérêt même du barreau, il est donc infiniment préférable d'adopter le texte dont nous sommes convenus à l'Assemblée nationale, texte qui, en première instance, donne le pouvoir de décider au président du tribunal de grande instance et non pas au juge d'instruction, le recours étant suspensif et le conseil de l'ordre étant consulté. En appel, nous retrouvons exactement la même procédure.
Par conséquent, en aucun cas un avocat ne peut faire l'objet d'une interdiction d'exercer sa profession par un juge d'instruction qui, lui-même, aurait été amené à se confronter à cet avocat-là.
Mais, dans une procédure judiciaire, on ne délègue pas au conseil de l'ordre le pouvoir de prendre une décision à la place du magistrat, ce qui, je crois, serait contestable au regard du principe d'égalité.
Mesdames, messieurs les sénateurs, si cet amendement était rejeté, je m'engage à reprendre l'amendement qui avait été déposé par votre rapporteur mais qui n'avait pas été adopté par votre commission, pour permettre à la fois d'améliorer ce texte et de le laisser en discussion en commission mixte paritaire.
Si vous n'avez pas été convaincus aujourd'hui par mes arguments, j'espère vivement que la commission mixte paritaire pourra adopter la solution que je préconise, solution qui règle véritablement le problème que vous souhaitez résoudre sans présenter les inconvénients que je souhaite éviter au regard du principe d'égalité.
M. Charles Jolibois, rapporteur. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Charles Jolibois, rapporteur. Si nous votions le texte de l'Assemblée nationale, le texte serait alors adopté conforme, et la commission mixte paritaire n'aurait pas à en discuter. Par conséquent, si nous voulons poursuivre la discussion, il nous faut adopter l'amendement présenté par la commission des lois, qui est d'ailleurs conforme, à une nuance de rédaction près, au texte déposé par MM. Badinter, Dreyfus-Schmidt et Charasse.
M. le président. Je vais mettre aux voix l'amendement n° 23.
M. Robert Badinter. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à M. Badinter.
M. Robert Badinter. S'il y a une simple nuance de rédaction entre les deux amendements, le principe, quant à lui, n'appelle pas de nuance : il ne s'agit pas, ici, d'autre chose que du pouvoir traditionnellement reconnu depuis deux siècles à l'ordre des avocats de statuer au premier chef en matière de suspension d'exercice de la profession d'avocat. Sur le point de savoir si le dossier doit ensuite être transmis à la chambre d'accusation ou à la cour d'appel, il va de soi que, pour moi, c'est la cour d'appel qui doit statuer. Mais, je le répète, les avocats, selon un principe et une tradition reconnus par tous, ne relèvent pas disciplinairement, en première instance, du pouvoir des magistrats.
Madame le garde des sceaux, j'ai été très sensible à la sollicitude dont vous avez fait preuve à l'égard des avocats en disant qu'il valait mieux, au regard des soupçons qui pourraient naître, changer les dispositions et prévoir que ce ne serait pas l'ordre des avocats qui statuerait au premier chef.
Aucune raison ne justifierait une dérogation. En effet, comme vous l'avez vous-même indiqué, madame le garde des sceaux, la sanction ne sera pas déclarée exécutoire immédiatement. C'est une raison de plus pour la soumettre d'abord, selon la voie ordinaire, au conseil de l'ordre puis, s'il y a lieu, à la cour d'appel. Je ne réclame rien d'autre ici, comme la commission des lois tout entière, que le maintien d'une pratique incontestée depuis maintenant près de deux siècles, pratique qui est liée à la spécificité des avocats. Ces derniers exercent les droits de la défense et, à ce titre, ils ont droit à une protection particulière, qui est ordinale au premier chef. Ils n'en sont pas moins, au second degré, soumis à l'autorité de la cour d'appel. Nous maintenons donc notre amendement n° 113.
M. Robert Bret. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à M. Bret.
M. Robert Bret. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la rédaction retenue par l'Assemblée nationale semblait bien préférable aux sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen.
Pour notre part, nous jugeons la rédaction de l'article 9 nonies, telle qu'elle ressort de la seconde lecture de l'Assemblée nationale, équilibrée et équitable.
Tout d'abord, elle nous semble de nature à sauvegarder efficacement les droits de la défense, puisque tout contrôle judiciaire pourrait faire l'objet d'un recours suspensif devant le président du tribunal de grande instance, le bâtonnier étant appelé à s'exprimer.
En même temps, elle n'instaure pas un régime par trop dérogatoire pour les avocats : nous considérons en effet avec vous, madame la ministre, qu'un ordre professionnel n'a pas à se substituer à l'autorité judiciaire.
N'en déplaise à nos collègues de la profession, il nous semble un peu contradictoire de refuser une protection particulière pour l'élu en mettant en avant l'idée de l'égalité des citoyens devant la loi et, en parallèle, de proposer un régime spécifique pour les avocats.
C'est pourquoi nous ne pouvons approuver la rédaction proposée aujourd'hui.
Je souhaiterais par ailleurs, sans trop allonger les débats, souligner que les ordres professionnels n'offrent malheureusement pas toujours les meilleures garanties pour les libertés individuelles.
J'ai rencontré récemment, comme d'autres ici, le docteur Bonnet, pédopsychiatre, qui - vous le savez peut-être - est dans une situation professionnelle critique du fait des interdictions temporaires d'exercer qui ont été prononcées à son encontre par décision du conseil de l'ordre.
Il ne nous appartient certes pas de porter un jugement sur cette affaire. Néanmoins, cette dernière nous interpelle sur les conséquences qu'elle risque d'entraîner tant pour les pédiatres que pour les travailleurs sociaux qui peuvent être confrontés à des cas de mauvais traitements à enfant.
Comme vous le savez, l'article 226-14 du code pénal fait obligation aux médecins de dénoncer les viols sur mineurs dont ils ont connaissance, en les déliant du secret professionnel. Entre cette obligation et le devoir de circonspection et de prudence qu'on est en droit d'attendre de la part d'un médecin, il n'est pas facile de trouver un juste équilibre.
Si les fausses allégations existent, il ne faudrait pas que la situation présente aboutisse à décourager les médecins de dénoncer des cas de pédophilie par crainte de ne plus pouvoir exercer leur profession, alors même que l'actualité récente nous montre encore que les faits dénoncés ne sont pas toujours des affabulations.
Il est donc urgent d'engager une réflexion sur le renforcement de la protection des professionnels de l'enfance, qui travaillent souvent dans des conditions difficiles.
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je pense que vous voudrez bien m'excuser d'apporter, en marge de notre débat, ces quelques remarques sur un sujet aussi grave.
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Je crois, en effet, que c'est là un sujet extrêmement important.
C'est pourquoi, monsieur le président, je demande une suspension de séance d'une dizaine de minutes pour me permettre de déposer un amendement qui, sans remettre en cause le système que je défends, reprendra une partie seulement de l'amendement n° 23 présenté par M. le rapporteur.
L'adoption d'un tel texte permettrait une discussion en commission mixte paritaire sur une base à mon avis plus satisfaisante, en vue d'améliorer encore le texte voté par l'Assemblée nationale.
M. le président. Le Sénat va bien sûr accéder à votre demande, madame le garde des sceaux.
La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à seize heures cinquante-cinq, est reprise à dix-sept heures cinq.)