Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. C’est un comble !

M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur, pour explication de vote.

M. Jean-Pierre Sueur. Je partage la grande considération que vous portez à l’égard des membres du Conseil constitutionnel. Néanmoins, croyez-vous que ce serait véritablement un drame pour l’université française si onze personnes, parmi lesquelles il doit y avoir tout au plus un ou deux professeurs,…

M. Jean-Pierre Sueur. …, étaient dans l’impossibilité de donner des cours et d’exercer leurs fonctions ?

M. Patrice Gélard. C’est la Constitution !

M. Jean-Pierre Sueur. Premièrement, le poste resterait ouvert au budget de l’État et pourrait être occupé par un autre universitaire, sauf si le Gouvernement décidait de supprimer des postes, mais c’est un autre débat...

Deuxièmement, être membre du Conseil constitutionnel est un travail. J’avoue avoir toujours été choqué par le fait qu’un maître de conférences élu parlementaire devait renoncer à l’enseignement, contrairement à un professeur d’université titulaire. Je considère que le travail de parlementaire est très prenant, tout comme celui de professeur d’université. De même, il n’est nullement scandaleux d’être membre à temps plein du Conseil constitutionnel.

Je ne connais pas aussi bien que certains dans cet hémicycle le statut des magistrats et je ne sais pas si ces derniers peuvent exercer une autre profession. Mais trouveriez-vous normal qu’on ne puisse pas exercer une autre activité quand on est juge dans un tribunal d’instance, dans un tribunal de grande instance, au Conseil d’État ou à la Cour de cassation, et qu’on puisse le faire quand on est membre du Conseil constitutionnel ?

Notre amendement est clair, simple et salubre ; il ne porte préjudice à personne.

M. le président. La parole est à M. le président de la commission des lois.

M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Ces considérations sont très intéressantes, mais je rappelle que nous discutons d’un projet de loi d’application de l’article 61-1 de la Constitution. Nous avons eu ce débat lors de la révision constitutionnelle.

M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Si, je suis désolé ! Finalement, je me demande pourquoi vous saisissez cette juridiction qui présente tant de défauts à vos yeux…

M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Le Conseil constitutionnel a développé une jurisprudence extraordinaire depuis 1971. La diversité du Conseil fait aussi sa richesse, et l’histoire a montré que ses membres, loin de se prononcer en fonction d’intérêts partisans, prenaient souvent des décisions que l’on n’attendait pas.

On peut épiloguer indéfiniment, mais une incompatibilité totale serait une erreur. D’ailleurs, si l’on n’interdit pas aux membres du Conseil d’exercer une activité professionnelle en particulier, tout ne leur est pas permis pour autant.

On nommera peut-être un jour un professeur de médecine ; ce serait d’ailleurs opportun, dans la perspective des lois bioéthiques. Pourquoi lui interdire de donner des cours ? Franchement, l’interdiction générale me paraît excessive.

M. le président. La parole est à M. Patrice Gélard, pour explication de vote.

M. Patrice Gélard. L’amendement de notre collègue Jean-Pierre Sueur est malheureusement irrecevable, car inconstitutionnel. Il est en effet impossible de modifier la Constitution par le biais d’un simple amendement.

Le projet de loi organique dont nous débattons devant être obligatoirement soumis au contrôle du Conseil constitutionnel, celui-ci déclarerait cette disposition contraire à la Constitution.

M. Jean-Pierre Sueur. Il sera juge et partie !

M. Patrice Gélard. Il faut donc retirer cet amendement ou modifier la Constitution.

En effet, le statut des professeurs d’université et des ministres des cultes alsaciens et mosellans est désormais garanti par la Constitution et, contrairement à ce que vous pensez, toutes les grandes démocraties consacrent l’indépendance des professeurs d’université et la possibilité pour eux d’être membres des cours constitutionnelles.

M. le président. Je mets aux voix l'amendement n° 19.

(L'amendement n'est pas adopté.)

M. le président. L'amendement n° 1 rectifié, présenté par MM. Collin, Mézard et Charasse et Mmes Escoffier et Laborde, est ainsi libellé :

Alinéa 6, première phrase

Après les mots :

de ce qu'une disposition législative

insérer les mots :

, le cas échéant interprétée par la jurisprudence,

La parole est à M. Jacques Mézard.

M. Jacques Mézard. Une disposition législative peut ne pas être en soi inconstitutionnelle mais l'être devenue du fait de la jurisprudence des cours et des tribunaux. Aussi considérons-nous que doivent pouvoir être mises en cause devant le Conseil constitutionnel non seulement les dispositions législatives, mais aussi la jurisprudence à laquelle elles ont donné lieu.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Hugues Portelli, rapporteur. Cet amendement nous a laissés quelque peu perplexes : une loi est constitutionnelle ou pas. Nous ne nous intéressons pas ici au contrôle de constitutionnalité de la jurisprudence, qui est indépendante du texte de la loi. À la limite, cette question pourrait être traitée au titre de ce que l’on appelle le « changement de circonstances ».

En tout état de cause, la commission émet un avis défavorable.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Jean-Marie Bockel, secrétaire d'État. Avis défavorable.

M. le président. Je mets aux voix l'amendement n° 1 rectifié.

(L'amendement n'est pas adopté.)

M. le président. Je suis saisi de deux amendements faisant l'objet d'une discussion commune.

L'amendement n° 12 rectifié, présenté par MM. Collin et Mézard et Mmes Escoffier et Laborde, est ainsi libellé :

I. - Alinéa 6, dernière phrase

Supprimer cette phrase.

II. - En conséquence, alinéa 24, dernière phrase

Procéder à la même suppression.

La parole est à M. Jacques Mézard.

M. Jacques Mézard. L'actuelle rédaction du projet de loi organique ne permet pas au juge de relever d'office le moyen tiré de ce qu'une disposition législative méconnaîtrait les droits et libertés garantis par la Constitution.

Il nous paraît étonnant qu'une telle violation de la hiérarchie des normes, a fortiori dans un domaine aussi éminent que celui de la protection des droits fondamentaux et de l'État de droit, ne puisse constituer un moyen d'ordre public, alors que le moyen tiré de la violation de la loi s'impose d'office au juge comme moyen de légalité interne.

Certes, le Conseil d'État ne se saisit pas d'office des moyens tirés de l'inconventionnalité, mais le renforcement de l'effectivité des principes de l'État de droit tiré de l'article 61-1 de la Constitution rend nécessaire, selon nous, d’ouvrir cette possibilité nouvelle aux juges ordinaires.

De plus, l'existence d'un filtrage opéré par le Conseil d'État ou la Cour de cassation garantit que les contentieux transmis seront conformes aux critères établis par les autres dispositions du projet de loi organique.

Enfin, le maintien du dispositif actuel risquerait de ne permettre qu'aux seuls justiciables ayant les moyens de s'attacher les services d'un conseil de soulever un tel moyen.

Il paraît difficile d’envisager que le juge ne puisse pas d’office relever ce moyen. Lors du débat en commission, on a pu entendre qu’il lui suffirait de rouvrir les débats et de demander aux parties de s’expliquer sur ce qui pourrait être un moyen d’inconstitutionnalité. Effectivement, c’est une voie indirecte permettant au juge de relever ce moyen, mais il nous semblerait beaucoup plus simple qu’il puisse le faire d’office.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Hugues Portelli, rapporteur. La rédaction de l’article 61-1 a été élaborée pour les justiciables, et non pour les juges ou les parlementaires. Les termes employés attestent d’ailleurs bien que le constituant de 2008 a entendu réserver aux seules parties au litige la possibilité de soulever la question de constitutionnalité.

M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Eh oui !

M. Hugues Portelli, rapporteur. Nous devons nous en tenir à cette ligne.

Dans le même ordre d’idées, le juge ne soulève jamais d’office l’inconventionnalité d’une disposition législative : ce sont les parties au procès qui le font. En outre, qu’il s’agisse du contrôle de conventionnalité ou du contrôle de constitutionnalité, cette interprétation restrictive laisse aux parties la possibilité de soulever tel ou tel moyen, selon leur stratégie de défense, sans que le juge puisse se substituer à elles sur ce point.

Par conséquent, la commission émet un avis défavorable.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Jean-Marie Bockel, secrétaire d'État. Le Gouvernement émet un avis défavorable, pour les raisons exposées tout à l’heure.

M. le président. L'amendement n° 16, présenté par MM. Sueur, Collombat, Frimat et Michel, Mmes Klès, Boumediene-Thiery et les membres du groupe socialiste, apparentés et rattachés, est ainsi libellé :

Alinéa 6, dernière phrase

Supprimer le mot :

ne

La parole est à M. Jean-Pierre Sueur.

M. Jean-Pierre Sueur. Les avis de la commission et du Gouvernement ayant été sollicités de façon prématurée, alors que les deux amendements sont en discussion commune, je connais maintenant le point de vue, argumenté, de M. le rapporteur, et celui, extrêmement succinct, de M. le secrétaire d'État…

Le projet de loi organique prévoit donc que la question de constitutionnalité ne puisse être d’office relevée par le juge, l’article 61-1 de la Constitution réservant cette possibilité aux seules parties à l’instance.

Or, selon le rapport de la commission, que j’ai lu avec un grand intérêt, plusieurs des hautes personnalités entendues se sont interrogées sur ce choix. Ainsi, M. Jean-Louis Nadal, procureur général près la Cour de cassation, dont personne ne conteste la compétence, surtout sur cette question constitutionnelle et de droit public, s’est étonné devant nous qu’un juge puisse appliquer une loi qu’il sait inconstitutionnelle, alors qu’il peut relever à tout moment l’inconventionnalité d’une loi au regard de la Convention européenne des droits de l’homme.

De même, le professeur Guillaume Drago a critiqué cette capitis diminutio des pouvoirs du juge, déclarant qu’une telle interdiction du relevé d’office risquait de nuire à l’efficacité de la réforme pour trois raisons : premièrement, elle réduira drastiquement le nombre de questions de constitutionnalité dont le juge aura effectivement à connaître ; deuxièmement, seuls les justiciables ayant les moyens financiers de faire appel à un conseil juridique pourront soulever des questions de constitutionnalité ; troisièmement, les juges pourront difficilement s’approprier un mécanisme qui est soustrait à leur initiative. Ces remarques sont éclairantes, même si elles sont formulées par un éminent professeur de droit selon une logique qui lui est propre.

J’ajouterai, monsieur le rapporteur, que j’ai été quelque peu contrarié par la manière dont vous avez présenté le rôle du juge. Devra-t-il rester passif, les bras ballants, seuls les justiciables pouvant soulever la question de constitutionnalité ? Peut-il être totalement incompétent en cette matière ? Un juge ne se contente pas de regarder passer les trains ! Reconnaissez, monsieur le secrétaire d'État – peut-être mon intervention vous amènera-t-elle à vous montrer un peu plus prolixe ! –, qu’une telle situation ne serait guère cohérente au regard de la grande compétence des juges de notre pays.

M. le président. La parole est à M. le rapporteur.

M. Hugues Portelli, rapporteur. Mon cher collègue, j’ai assisté à toutes les auditions, étant d’ailleurs parfois seul à les conduire… (Sourires.)

Les personnalités que vous avez citées ont fait part de leur point de vue. Cela est tout à fait légitime, mais le constituant, ici présent, est le mieux à même d’interpréter les textes qu’il a votés !

M. Hugues Portelli, rapporteur. En outre, je rappelle que le ministère public étant partie dans tout procès, il lui est toujours loisible de soulever la question de constitutionnalité, même s’il est exact que l’intention du constituant était de réserver cette possibilité aux justiciables.

Mme Catherine Troendle. Tout à fait !

M. le président. La parole est à M. le secrétaire d'État.

M. Jean-Marie Bockel, secrétaire d'État. Monsieur Sueur, ayant déjà exprimé tout à l’heure, clairement me semble-t-il, le point de vue du Gouvernement, je n’ai pas jugé utile, par souci d’éviter toute répétition, de reprendre l’excellente argumentation de M. le rapporteur.

M. le président. La parole est à M. Jacques Mézard, pour explication de vote sur l'amendement n° 12 rectifié.

M. Jacques Mézard. Notre collègue Jean-Pierre Sueur a très opportunément rappelé les observations formulées par certaines des personnalités auditionnées par la commission,…

M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Elles ont émis une opinion !

M. Jacques Mézard. … dont le professeur Drago.

Pour ma part, je ne suis absolument pas convaincu par l’argument selon lequel le ministère public a toujours la possibilité de soulever la question de constitutionnalité : en effet, pourquoi, dans ces conditions, refuser la même faculté aux magistrats du siège ? Je n’y vois vraiment pas de motif valable.

M. le président. Je mets aux voix l'amendement n° 12 rectifié.

(L'amendement n'est pas adopté.)

M. le président. Je mets aux voix l'amendement n° 16.

(L'amendement n'est pas adopté.)

M. le président. L'amendement n° 2 rectifié, présenté par MM. Collin, Mézard et Charasse, est ainsi libellé :

Alinéa 11

Remplacer les mots :

le fondement

par les mots :

l'un des fondements

La parole est à M. Jacques Mézard.

M. Jacques Mézard. Nous considérons qu’il peut, en tout état de cause, y avoir plusieurs fondements à une même instance.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Hugues Portelli, rapporteur. La commission émet un avis défavorable.

La rédaction de l’alinéa visé a été assez complexe. L’Assemblée nationale, au terme d’un travail très approfondi, a étendu la possibilité de saisine en décidant que la disposition contestée devait être « applicable au litige ou à la procédure », et non plus « commander l’issue du litige ou la validité de la procédure ». Il vaut mieux à mon sens s’en tenir là, d’autant que la modification proposée n’aurait pas une incidence décisive sur le contenu de l’alinéa.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Jean-Marie Bockel, secrétaire d'État. Le Gouvernement émet lui aussi un avis défavorable, d’autant que la rédaction du texte adopté en commission est tout à fait compatible avec la diversité des situations auxquelles il a été fait allusion.

M. le président. Je mets aux voix l'amendement n° 2 rectifié.

(L'amendement n'est pas adopté.)

M. le président. L'amendement n° 17, présenté par MM. Sueur, Collombat, Frimat et Michel, Mmes Klès, Boumediene-Thiery et les membres du groupe socialiste, apparentés et rattachés, est ainsi libellé :

Alinéa 12

Supprimer les mots :

sauf changement de circonstances

La parole est à M. Jean-Pierre Sueur.

M. Jean-Pierre Sueur. Nous retrouvons l’aspect rituel de nos débats : la majorité vote avec la majorité, l’opposition avec l’opposition. Or il conviendrait, en l’occurrence, de faire un effort pour sortir de cette routine, car ce projet de loi organique contient une disposition dont je voudrais vous convaincre, mes chers collègues, ainsi que vous, monsieur le secrétaire d'État, de l’inopportunité : avant de transmettre la question de constitutionnalité au Conseil d’État ou à la Cour de cassation, le projet de loi organique prévoit que la juridiction saisie devra s’assurer que la disposition « n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ».

Réfléchissons bien à la signification du mot « circonstances ».

S’il s’agit ici des circonstances de droit, alors aucun problème ne se pose. Comme vous l’avez rappelé, monsieur le rapporteur, la notion de changement des circonstances existe dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, et l’interprétation que l’on peut en donner ne soulève pas de difficulté. Un tel changement se produit en cas de modification de l’ordre constitutionnel.

En revanche, s’il est question des circonstances de fait, alors on entre dans l’arbitraire le plus total. J’en appelle, à cet instant, au rapport de la commission, rédigé dans ce style limpide qui caractérise généralement la prose de M. Portelli :

« Deux risques doivent être conjurés : l’instabilité juridique, l’appréciation au fond de la question de constitutionnalité par le juge alors que cette compétence appartient au Conseil constitutionnel.

« Le recours au changement de circonstances ne devrait, en conséquence, intervenir que de manière tout à fait exceptionnelle. En particulier, un changement de circonstances de fait ne semble admissible que plusieurs décennies après l’adoption de la disposition législative litigieuse.

« En dehors du changement de circonstances, la disposition déclarée conforme ne devrait plus pouvoir être contestée quels que soient les moyens invoqués. »

Le recours au changement de circonstances de fait « ne semble admissible », « de manière tout à fait exceptionnelle », « que plusieurs décennies après l’adoption de la disposition législative litigieuse » : entre nous soit dit, monsieur le rapporteur, toutes ces précautions oratoires montrent assez bien que la mesure en cause ne vous séduit pas particulièrement, et qu’elle est même gênante !

Mes chers collègues, je pense donc que nous tirerons M. le rapporteur d’embarras et rendrons service à la République en supprimant, dans le projet de loi organique, une fâcheuse allusion à d’imprécises circonstances…

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Hugues Portelli, rapporteur. Si vous le permettez, monsieur Sueur, je vais tenter d’interpréter moi-même mes propos ! (Sourires.)

Dans le projet de loi organique que nous examinons, trois critères cumulatifs sont requis pour qu’il soit procédé à la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d’État ou à la Cour de cassation : le lien de la disposition contestée avec le litige, le caractère sérieux de la question et, si le Conseil constitutionnel s’est déjà prononcé sur la conformité à la Constitution de ladite disposition, un changement des circonstances.

Exclure ce dernier critère revient à considérer que le Conseil constitutionnel s’est prononcé une fois pour toutes et donc à interdire tout changement de jurisprudence sur le sujet. Or on ne peut pas fermer toute possibilité, pour le juge, de faire évoluer la jurisprudence ; celle-ci n’est pas garantie constitutionnellement ! Voilà pourquoi nous souhaitons le maintien des trois critères cumulatifs.

Cela étant, la possibilité de recourir au changement de circonstances ne remettra pas en cause la sécurité juridique et la continuité jurisprudentielle : le Conseil constitutionnel ne changera pas de jurisprudence tous les deux ans, même si sa majorité politique change, ce qui est d’ailleurs déjà arrivé.

Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Cela ne lui arrivera plus !

M. Hugues Portelli, rapporteur. Nous ne sommes pas aux États-Unis, où un changement de majorité politique au sein de la Cour suprême annonce un revirement de la jurisprudence.

Par ailleurs, l’expression « changement de circonstances » apparaît régulièrement dans la jurisprudence, en particulier administrative. Il ne s’agit pas d’une invention du législateur organique : elle fait sens pour le juge qui devra appliquer le texte.

Il peut s’agir, bien entendu, de changements de circonstances de droit, par exemple à la suite de l’adoption de nouvelles dispositions constitutionnelles, mais aussi de changements de circonstances de fait, en particulier dans le cas des lois antérieures à 1958 et à l’adoption de notre Constitution. C’est en pensant particulièrement à ces lois que j’ai écrit, dans mon rapport, qu’ « un changement de circonstances de fait ne semble admissible que plusieurs décennies après l’adoption de la disposition législative litigieuse ».

Pour toutes ces raisons, l’avis de la commission est défavorable.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Jean-Marie Bockel, secrétaire d’État. M. le rapporteur vient de développer des arguments très convaincants. J’ai moi-même eu l’occasion tout à l’heure de donner quelques exemples concrets de ces changements de circonstances de fait, forcément exceptionnels, souvent liés à l’évolution de la société.

Il me semble, monsieur Sueur, que l’adoption d’un tel amendement, en figeant les choses, irait à l’encontre de ce que vous souhaitez et de l’esprit du présent projet de loi organique. J’avoue que j’ai du mal à vous suivre ! L’avis du Gouvernement est défavorable.

M. le président. La parole est à M. Christian Cointat, pour explication de vote.

M. Christian Cointat. Moi non plus je ne comprends pas très bien la démarche de notre excellent collègue Jean-Pierre Sueur.

Tout à l’heure, monsieur Sueur, vous nous avez longuement expliqué que le juge devait avoir la possibilité de s’autosaisir, en quelque sorte, d’une question de constitutionnalité et d’agir directement auprès du Conseil constitutionnel.

Tout à l’heure, vous avez voté un amendement tendant à prévoir qu’il faudrait tenir compte non seulement de la loi, mais aussi de la jurisprudence.

Or voilà que vous opérez un virage à 180 degrés en disant exactement l’inverse !

M. Jean-Pierre Sueur. Pas du tout !

M. Christian Cointat. Vous souhaitiez que l’on fasse confiance au juge : eh bien nous entendons lui faire confiance pour estimer si les circonstances ont changé ou non ! L’amendement que vous défendez contredit totalement les propos que vous teniez tout à l’heure. En réalité, vous vous faites plaisir en jouant avec les mots, en défendant une chose et son contraire !

M. Jean-Pierre Sueur. Pas du tout !

M. Christian Cointat. Vous le faites d’ailleurs avec talent, mais, pour notre part, nous préférons rester sérieux et ne pas voter cet amendement.

M. Jean-Pierre Sueur. La loi n’est pas affaire de circonstances !

M. le président. La parole est à M. le président de la commission.

M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Il me paraît paradoxal de vouloir à tout prix limiter les possibilités de recours pour les justiciables.

Vous nous avez dit, monsieur Sueur, avoir lu le rapport de M. Portelli.

M. Jean-Pierre Sueur. Oui, avec attention !

M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Vous n’ignorez donc pas que la disposition en question s’inspire directement de la jurisprudence du Conseil d’État sur les règlements légaux à l’origine mais devenus illégaux en raison d’un changement de circonstances de droit ou de fait.

M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Ou de fait, mon cher collègue ! Un certain nombre d’exemples ont déjà été cités à cet égard. Un autre concerne l’égalité professionnelle, dont l’introduction dans la Constitution lors de la révision de 2008 peut rendre certaines dispositions législatives antérieures illégales.

M. Jean-Pierre Sueur. Une modification constitutionnelle est un changement de circonstances de droit, et non de fait !

M. le président. Je mets aux voix l’amendement n° 17.

(L’amendement n’est pas adopté.)

M. le président. L’amendement n° 3 rectifié, présenté par MM. Collin, Charasse, Mézard et Alfonsi et Mmes Escoffier et Laborde, est ainsi libellé :

Alinéa 14

supprimer les mots :

d'une part

et remplacer les mots :

et d'autre part

par le mot :

ou

La parole est à M. Jacques Mézard.

M. Jacques Mézard. Je vous prie de considérer, mes chers collègues, qu’un brusque changement de circonstances s’est produit, ce qui vous permettra de voter cet amendement… (Sourires.)

Le Conseil constitutionnel a rappelé à plusieurs reprises, depuis 1975, qu’il n’était compétent qu’en ce qui concerne la conformité à la Constitution, la conformité aux traités et accords internationaux ne relevant pas de son champ d’intervention. Or la rédaction proposée pour l’alinéa visé pourrait conduire à penser que la loi organique étend la compétence du Conseil constitutionnel en méconnaissant les limites de ses attributions. Il convient donc de la modifier pour clairement préciser qu’il s’agit des droits et libertés garantis par la Constitution ou par un engagement international souscrit par la France et faisant partie du bloc de constitutionnalité.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Hugues Portelli, rapporteur. Cet amendement procède d’un contresens sur le texte, qui traite non du Conseil constitutionnel, mais de la juridiction saisie.

Un justiciable peut saisir une juridiction, administrative ou ordinaire, sur deux moyens : les droits et libertés garantis par la Constitution, d’une part, les droits et libertés garantis par les conventions, d’autre part. Dans le cas où un justiciable soulève ces deux moyens, le juge doit d’abord, « en tout état de cause », se prononcer sur la transmission de la question de constitutionnalité au Conseil d’État ou à la Cour de cassation. Le contrôle de constitutionnalité est donc prioritaire.

En conclusion, la commission émet bien entendu un avis défavorable sur cet amendement.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Jean-Marie Bockel, secrétaire d’État. Je partage l’avis de la commission.

M. le président. Je mets aux voix l’amendement n° 3 rectifié.

(L’amendement n’est pas adopté.)

M. le président. L’amendement n° 11 rectifié, présenté par MM. Collin, Mézard et Charasse et Mmes Escoffier et Laborde, est ainsi libellé :

I. - Alinéa 14

Remplacer le mot :

premier

par le mot :

priorité

II. - En conséquence, alinéa 25

Procéder au même remplacement.

La parole est à M. Jacques Mézard.

M. Jacques Mézard. Il s’agit d’un amendement rédactionnel.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Hugues Portelli, rapporteur. Il est vrai que l’expression « en premier » n’est guère élégante, mais les mots « en priorité » ne sont pas exacts sur le plan juridique. Nous proposons donc à M. Mézard de rectifier son amendement afin qu’il tende à remplacer les mots « en premier » par les mots « par priorité », juridiquement plus appropriés. S’il acceptait cette rectification, la commission émettrait un avis favorable.

M. le président. Monsieur Mézard, acceptez-vous la suggestion de la commission ?

M. Jacques Mézard. Oui, monsieur le président.

M. le président. Je suis donc saisi d’un amendement n° 11 rectifié bis, présenté par MM. Collin, Mézard et Charasse et Mmes Escoffier et Laborde, et ainsi libellé :

I. - Alinéa 14

Remplacer le mot :

en premier

par le mot :

par priorité

II. - En conséquence, alinéa 25

Procéder au même remplacement.

Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Jean-Marie Bockel, secrétaire d’État. Avis favorable.

M. le président. La parole est à M. Bernard Frimat, pour explication de vote.

M. Bernard Frimat. Je voudrais saluer l’ouverture d’esprit de M. le rapporteur : pour la première fois depuis le début de l’examen de ce texte, nous avons l’immense satisfaction de voir un amendement recueillir un avis favorable. Il convient d’apprécier toute l’importance de cet instant ! J’ai en effet cru un temps que ce débat n’allait servir à rien, puisque tous les amendements présentés étaient systématiquement rejetés, après s’être vu opposer des arguments discutables par M. le rapporteur et avoir donné lieu à de fort longs commentaires du Gouvernement…

Je salue donc cet heureux moment, qui rend au travail parlementaire toute sa valeur.