M. Jacques Mézard. Madame la garde des sceaux, je vous remercie de prendre en compte l’excellent travail qu’accomplit la Haute Assemblée depuis tant d’années et qui mérite d’être reconnu. (Applaudissements.)

M. le président. Dans la suite du débat, la parole est à Mme Esther Benbassa.

Mme Esther Benbassa. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, « l’institution carcérale a beau être régulièrement l’objet de scandales, les enfermés demeurent transparents », écrivait Philippe Artières en 2006.

Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas que la France ait attendu en vain une grande réforme pénitentiaire pendant des décennies. Lionel Jospin l’a promise, puis enterrée. Jacques Chirac l’a oubliée. Nicolas Sarkozy l’a finalement réduite à rien.

La loi pénitentiaire, entrée en vigueur le 24 novembre 2009, n’a en effet manifestement pas rencontré les attentes que l’on aurait pu placer en elle. Elle devait marquer un tournant, répondre à l’urgence d’un état des lieux désastreux pour les prisons françaises et mettre le droit français en conformité avec les règles européennes adoptées en 2006.

La déception était immense au regard des questions cruciales que cette réforme esquivait. Réinsertion, droit du travail en détention, santé, prévention des suicides, libération conditionnelle, maintien des relations familiales, droit à la sexualité, autant de sujets qu’il était urgent d’aborder et qui n’avaient pas trouvé leur place dans cette loi.

S’agissant de la surpopulation, comme en 2002, comme en 2003, un moratoire repoussait à plus tard l’adoption de l’encellulement individuel, et les quelques milliers de détenus en surnombre continuaient à dormir sur des matelas à même le sol. Comme alors, notre conviction est que le meilleur moyen de lutter contre la surpopulation carcérale consiste à ne pas enfermer les personnes qui n’ont rien à faire en prison : les malades mentaux, les sans-papiers, les personnes condamnées à de courtes peines, etc.

Pour éviter cette inflation, ne faut-il pas refuser les peines planchers et cette forme de justice d’abattage que constituent les comparutions immédiates ?

Construire toujours plus de prisons n’est pas une solution. En outre, les moyens affectés à ces nouveaux établissements seraient assurément bien plus utiles s’ils servaient à améliorer le quotidien des détenus, des personnels pénitentiaires ou des travailleurs sociaux qui y exercent.

Les écologistes, doutant de l’efficacité du texte de 2009, se sont félicités que la commission des lois et la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois confient une mission d’évaluation de son application à nos collègues Nicole Borvo Cohen-Seat et Jean-René Lecerf.

Les conclusions de ce rapport d’information, remis au mois de juillet 2012, qui sont à l’origine de ce débat ne sont guère surprenantes. Elles démontrent une fois de plus, si cela était nécessaire, que notre société et, en premier lieu, le législateur doivent sans délai se saisir de la question et envisager enfin une réforme en profondeur.

Les auteurs de ce rapport d’information pointent des retards dans la promulgation de certains décrets d’application, en particulier dans celle du décret sur la mise en place d’une évaluation statistique rigoureuse des taux de récidive par établissement pour peine et de celui sur l’élaboration de « règlements intérieurs types ». Ils soulignent également les problèmes de moyens : pour appliquer la loi, 1 000 conseillers d’insertion et de probation étaient nécessaires. Or moins d’un tiers ont été recrutés, et ce alors même que la population carcérale n’a cessé d’augmenter.

Nos collègues formulent diverses propositions. J’en cite quelques-unes : instaurer un revenu minimum carcéral, rendre possible un recours en référé pour le placement en quartier disciplinaire, installer des bureaux de vote dans les établissements pénitentiaires, permettre, en l’encadrant, l’expression collective des détenus, élargir le droit de préférence dans le cadre des marchés publics aux entreprises concessionnaires en détention, modifier le code de procédure pénale pour que la libération conditionnelle puisse s’appliquer à toutes les personnes âgées de plus de soixante-dix ans, y compris celles qui relèvent d’une période de sûreté, prévoir un dispositif de suspension de détention provisoire pour motif médical grave. Je rappelle que l’État français a été condamné à plusieurs reprises pour le traitement infligé à ses détenus les plus âgés.

Selon l’Observatoire international des prisons, la France se classe, s’agissant du traitement réservé aux détenus, loin derrière tous ses voisins européens et même loin derrière bien des pays moins riches et moins démocratiques.

La République peut-elle indéfiniment fermer les yeux sur ce qui se passe « derrière les murs gris de ses prisons indignes » ?

La France, patrie des droits de l’homme, peut-elle indéfiniment repousser le moment de réformer en profondeur un droit et un état des lieux pénitentiaires en contradiction flagrante avec les principes qu’elle prétend incarner ?

Les réformes ne doivent pas se superposer mécaniquement aux dispositions déjà en vigueur. Le gouvernement actuel, marquant une rupture avec ses prédécesseurs, doit renoncer à l’empilement baroque que nous avons connu avec, de 2005 à 2008, pas moins de dix-huit nouvelles lois pénales, souvent conçues sous l’effet de l’émotion produite par un fait divers et ayant principalement pour objectif « la lutte contre la récidive, la criminalité sexuelle et la délinquance des mineurs ».

Cette inflation législative est loin d’avoir fait ses preuves. Le tout-répressif n’a pas fonctionné. Aujourd'hui, il est urgent de donner tous les moyens nécessaires à la réinsertion, qui reste le meilleur outil de lutte contre la récidive.

Pour toutes ces raisons, madame la garde des sceaux, le groupe écologiste attend de vous que vous précisiez le calendrier et le périmètre de votre projet. Vous savez pouvoir compter sur notre soutien... et sur notre force de proposition. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à Mme Cécile Cukierman.

Mme Cécile Cukierman. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, en matière de politique pénitentiaire et de droit des détenus, les gouvernements précédents sont restés sourds aux alertes de l’Observatoire international des prisons et à celles de la Commission nationale consultative des droits de l’homme. Nous les avons pourtant relayées tant bien que mal, mais la majorité d’hier, arc-boutée sur ses positions, les a repoussées à chaque fois d’un revers de main.

La frénésie législative en matière de politique pénale visant à réprimer plus et à emprisonner plus masquait en réalité – on le constate aujourd’hui – une incapacité à comprendre et à résoudre les véritables problèmes liés à la délinquance, à la récidive et, plus largement, à la politique pénitentiaire.

Aussi, madame la garde des sceaux, vous vous retrouvez avec un dossier délicat, car malmené durant des années. Vous avez réfléchi à des réformes, notamment lors de la conférence de consensus sur la prévention de la récidive, et nous aurons bientôt l’occasion d’en débattre dans cette assemblée. Le travail sera long et complexe sur certains points, peut-être plus facile sur d’autres. Quoi qu’il en soit, dans les deux cas, il y a urgence, car il s’agit de vie et de dignité humaines.

Le rapport de la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois relatif à la loi pénitentiaire, corédigé par Nicole Borvo Cohen-Seat et Jean-René Lecerf, fait, trois ans après la promulgation de ce texte, le constat que son application « se heurte encore à de nombreux obstacles ». Ses auteurs formulent de nombreuses recommandations pour que la France n’ait plus à rougir de ses prisons.

Je vous en épargnerai l’inventaire exhaustif, mes chers collègues – j’imagine que vous connaissez ces recommandations –, pour me concentrer sur certains points qui méritent le plus grand intérêt, en vous demandant sur chacun d’eux, madame la ministre, quels sont les objectifs du Gouvernement et les échéances éventuelles qui ont été fixées.

Pour chacune de nos interrogations, la question des moyens est évidemment au centre du débat, car, sans un financement approprié, la mise en œuvre d’une véritable politique pénitentiaire tournée vers la réinsertion des détenus sera impossible et toutes les déclarations resteront lettre morte, à l’instar de la plupart des dispositions de la loi pénitentiaire de 2009, qui nous avait pourtant donné l’espoir de voir les choses évoluer rapidement.

Cette loi avait ainsi acté le recrutement de 1 000 conseillers d’insertion et de probation supplémentaires. Aujourd’hui, nous sommes loin du compte !

La question des fouilles intégrales, sujet d’actualité depuis l’évasion récente d’un détenu à Lille-Sequedin, bute aussi sur un problème de moyens.

Le rapport constate que, à rebours des décisions prises en 2009, les pratiques en la matière n’ont pas changé dans les centres pénitentiaires. Il préconise d’investir dans des portiques à ondes millimétriques, lesquels permettent de visualiser les contenus du corps et de repérer la présence de substances illicites ou d’objets dangereux sans que la personne détenue ait besoin de se dévêtir, et donc de se déshumaniser. Cet investissement nous semble nécessaire et devrait permettre de concilier les principes de sécurité et de respect de la dignité de la personne.

Sur la question de l’insalubrité, nous ne pouvons plus nous accommoder des conditions de détention indignes qui ont cours dans de nombreux établissements pénitentiaires. La prison des Baumettes a souvent été citée ces derniers mois, mais, malheureusement, de nombreux établissements pénitentiaires sont dans la même situation. La succession de condamnations de l’État par les juridictions administratives pour avoir imposé des « conditions de détention n’assurant pas le respect de la dignité inhérente à la personne humaine » sont là pour nous le rappeler.

Dans certaines prisons, des travaux ont été entrepris, et vous pourriez peut-être, madame la ministre, nous préciser d’ores et déjà quelles sont les prochaines sur la liste. Je rejoins ainsi la demande qui a été formulée par l’Observatoire international des prisons, l’OIP.

Si nous voulons continuer à concevoir la peine comme un temps pour se reconstruire et se réinsérer, il nous faut agir. Il faut aménager la vie en prison de manière aussi proche que possible de la vie en société. L’OIP appelle ainsi à développer une politique de « sécurité dynamique » dans les établissements pénitentiaires, rejoignant ainsi une préconisation du Conseil de l’Europe. Elle consiste à privilégier la prévention et la communication avec les détenus et à ne pas se limiter à la mise en œuvre de mesures de sécurité défensives et de coercition. « Le bon ordre, dans tous ses aspects, a des chances d’être obtenu lorsqu’il existe des voies de communication claires entre toutes les parties », indiquent les règles pénitentiaires européennes.

Cette approche de sécurité dynamique implique un aménagement de la vie en prison « de manière aussi proche que possible des réalités de la vie sociale, une détention dans des conditions matérielles appropriées », la mise en œuvre « d’occasions de développement physique, intellectuel et émotionnel ». Cela a été dit, mais il faut aussi des lieux qui permettent de mettre en œuvre ces mesures.

Dans cette perspective, le droit de communiquer avec l’extérieur ou de recevoir des visites, réaffirmé à de nombreuses reprises, mais soumis à de nombreuses restrictions, doit faire l’objet d’une politique volontariste, car l’on se heurte là aussi au manque de création des unités de vie familiales promises par la loi pénitentiaire et dont seuls dix-sept établissements sont dotés pour l’instant.

Enfin, il nous faut supprimer purement et simplement le « mitard » ou quartier disciplinaire, véritable prison dans la prison, lieu mortifère, déshumanisant et indigne d’un pays qui se prévaut d’être la patrie des droits de l’homme.

Je ne reviens pas ici, faute de temps, sur les nombreux suicides que dénonce le rapport de la direction de l’administration pénitentiaire rendu le 28 mars dernier. Ils sont malheureusement révélateurs des conditions de détention dans notre pays.

Toujours dans une perspective de réinsertion, nous ne pouvons que déplorer le fait que le travail en prison reste soustrait à l’application du droit commun, et s’exerce dans des conditions parfois dignes du XIXe siècle.

La loi pénitentiaire a été une occasion manquée de satisfaire aux exigences de l’Observatoire international du travail, tendant à offrir aux personnes détenues des garanties similaires aux travailleurs libres en matière de rémunération, de protection sociale et de sécurité au travail, ce qui, sans aucun doute, ne peut que contribuer à favoriser la réinsertion nécessaire des détenus.

Deux actualités juridiques pourraient être à l’origine d’une évolution sur ce point. En effet, en février 2013, le Conseil des prud’hommes de Paris a condamné une entreprise pour non-respect des procédures de licenciement à l’égard d’une détenue, alors que les juridictions prud’homales avaient toujours refusé de se prononcer sur le travail en prison.

En mars, une question prioritaire de constitutionnalité a été transmise au Conseil constitutionnel, mettant en cause la légalité de l’absence de contrat de travail en prison. Nous espérons qu’elle aboutira à une décision favorable aux détenus, car l’état de détention ne justifie pas de priver le détenu de contrat de travail et de tous les droits sociaux y afférents, affirmés par le préambule de la constitution de 1946.

Alors que le seul objectif de l’ancien gouvernement était de mener à bien sa politique de l’enfermement, nous avons entendu et approuvons votre volonté de rompre avec cette logique, madame la ministre, et nous l’approuvons. Il faut persévérer dans cet objectif d’évitement de l’emprisonnement, lequel tend à aggraver la situation sociale, psychique et familiale des personnes, à perpétuer les phénomènes de violence et à renforcer les personnes dans un statut de délinquant.

En ce sens, les peines alternatives doivent être privilégiées et l’emprisonnement doit constituer un dernier recours, comme l’affirme la loi pénitentiaire et, plus récemment, les travaux de la conférence de consensus sur la prévention de la récidive, avec comme perspective la suppression des peines planchers et la mise en place du système de « probation »…

Nous devons réussir ensemble, madame la ministre, en nous appuyant aussi sur l’expertise des nombreux organismes et associations présents au quotidien sur le terrain, tels que l’OIP, la Protection judiciaire de la jeunesse, la Ligue des droits de l’homme ou encore la Commission nationale consultative des droits de l’homme.

Nous devons donner à la politique pénitentiaire une orientation qui concilie humanité, respect des droits des détenus et sécurité des citoyens.

M. le président. La parole est à M. Jean-Marie Bockel.

M. Jean-Marie Bockel. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, en matière pénitentiaire, les gouvernements passent mais les problèmes demeurent !

Sans tomber dans les poncifs habituels, il me semble toutefois que, si l’on accepte de regarder ce qui se passe ailleurs en Europe, la France connaît en la matière des difficultés qui lui sont propres.

Je voudrais donc à travers ma brève intervention esquisser quelques pistes concrètes qui pourraient être suivies dans le cadre budgétaire strict que nous connaissons.

Au préalable, je rappellerai que j’ai été amené, en 2009, à défendre le projet de loi pénitentiaire au nom du Gouvernement. Je me souviens des débats qui ont eu lieu à l’Assemblée nationale et au Sénat, et je crois qu’ils devraient nous inciter, les uns et les autres, trois ans après, à faire preuve d’une certaine modestie.

Je suis fier d’avoir défendu ce texte, qui avait tout de même pour ambition de présenter un cadre de référence pour le service public pénitentiaire, de clarifier ses missions, d’améliorer la reconnaissance des personnels, de régir la condition juridique de la personne détenue dans l’exercice de ses droits et de prévenir la récidive, notamment au moyen de dispositions relatives aux aménagements de peines.

Où en sommes-nous aujourd’hui ?

Des efforts budgétaires ont certes été consentis, hier comme aujourd’hui, dans un contexte strict. Le rapport d’information de M. Lecerf et de Mme Borvo Cohen-Seat présente par ailleurs des recommandations que nous pouvons tous approuver. Pourtant, le problème carcéral reste entier.

Je partage, madame la garde des sceaux, vos propos sur la nécessité de développer encore davantage les alternatives à la prison. Reconnaissons toutefois, au-delà des discours idéologiques, que le précédent gouvernement avait déjà commencé à s’atteler à cette tâche : l’accroissement des alternatives à la prison sous la précédente législature était déjà considérable, du jamais vu ! Vous voulez aller plus loin encore ; c’est formidable ! Toutefois, in fine, le problème carcéral subsistera ; ne nous leurrons pas.

J’aurais pu revenir ce matin sur l’introduction dans la loi pénitentiaire, à l’époque, sur l’initiative du Sénat, de l’obligation d’activité. Il est vrai que l’on n’a pas vraiment su mettre en œuvre cet élément essentiel dans un contexte difficile.

Mais je voudrais surtout concentrer mon propos sur le modèle des prisons ouvertes. Sans être « un remède miracle » – j’en suis conscient –, ce modèle permettrait néanmoins d’apporter des réponses pertinentes et cohérentes à certaines difficultés que je viens de mentionner. Il permettrait aussi de mettre en œuvre certaines avancées esquissées dans la loi pénitentiaire, notamment en termes de travail des détenus, et certaines propositions avancées dans le rapport de M. Jean-René Lecerf et de Mme Nicole Borvo Cohen-Seat.

Il s’agit là d’un modèle d’établissement dans lequel les mesures préventives contre l’évasion ne résident non pas dans des obstacles matériels tels que des murs, serrures, barreaux ou gardes supplémentaires, mais dans une approche partagée de la détention.

Nous n’en avons pour le moment qu’un seul exemple dans notre parc pénitentiaire, le centre de détention de Casabianda, en Corse, qui faisait figure de pionnier à la fin des années quarante.

Toutefois, depuis 1949, la quasi-totalité des autres pays européens ont développé ce concept de régime ouvert. Dans les pays scandinaves, notamment en Norvège, il constitue presque la norme, avec près de 20 à 30 % de la population carcérale qui se trouve en prison ouverte. J’ai visité des centres de ce type tout près de chez nous, en Suisse, en Autriche ou au Luxembourg. Ces pays, qui ne sont pas toujours très progressistes par ailleurs, ont franchi le pas.

L’exemple du Luxembourg, avec la coexistence de deux prisons, l’une fermée, l’autre ouverte, est intéressant et a contribué à modifier ma vision des choses. Je pensais auparavant que seul un certain type de prisonniers pouvait profiter du régime ouvert, et j’ai découvert au Luxembourg que même des toxicomanes en bénéficiaient. On peut donc aller très loin dans ce concept, à condition d’avoir un régime différencié.

C’est dans cet esprit que, en 2010, secrétaire d’État à la justice, j’avais demandé à un universitaire, M. Paul-Roger Gontard, de rédiger un rapport sur ce que pourrait être le concept de prisons ouvertes dans notre pays.

Sans atteindre le taux de 30 % constaté dans certains pays du nord de l’Europe, je pensais que nous pourrions progressivement aller jusqu’à 8 ou 10 % de nos prisons obéissant à ce modèle, soit un progrès déjà considérable.

À l’époque, en dépit de mes efforts pour promouvoir le modèle de prisons ouvertes, la droite avait jugé cette idée trop libérale. Sans doute n’était-elle pas complètement en phase avec une certaine vision idéologique de la prison – mais je ne veux pas entrer dans ce débat.

Lorsque la gauche est arrivée aux responsabilités, j’ai d’emblée envoyé ce rapport à la Chancellerie et mobilisé votre directeur-adjoint de cabinet, madame la ministre, comptant sur son passé d’adjoint au directeur de l’administration pénitentiaire. On m’a alors fait comprendre que, l’idée venant de la droite, il faudrait au minimum la recycler – vous me permettrez ce petit trait d’humour, madame la ministre, et je confirme que vous n’êtes pas l’auteur de ces propos !

« Recyclez, trouver un autre nom, mais l’idée reste bonne! », ai-je dit. J’en veux d’ailleurs pour preuve son adoption par nombre de nos voisins européens, des pays qui nous ressemblent – je ne parle pas là de la Mongolie extérieure ! (Sourires.)

En quelques mots, le concept repose sur l’idée d’un établissement pénitentiaire où la sanction peut être associée à un lieu où l’on apprend les gestes et les comportements de la vie en société : respect des règles et des horaires de travail, élaboration d’objectifs personnels, reconquête de sa propre dignité de citoyen, participation et responsabilisation au sein d’une communauté de vie.

Les résultats obtenus par les pays qui ayant mis en œuvre cette idée, y compris la France dans la seule prison de Casabianda, laissent entrevoir les nombreux avantages de ce modèle.

C’est d'abord un outil très efficace dans la lutte contre le suicide, puisque celui-ci fait figure d’exception au sein des établissements ouverts. En outre, on l’a constaté sur de longues périodes, le taux de récidive à la sortie est nettement plus faible que pour les établissements fermés, grâce à l’instauration d’un processus de réinsertion animé par des personnels qualifiés au cœur même du dispositif. Ce qui n’est pas consacré à la sécurité passive – garder la prison – peut être consacré à cette démarche, qui est valorisante pour les personnels.

Les prisons ouvertes favorisent la resocialisation, ainsi que l’apprentissage et la pratique d’une activité économique, facteurs d’une réinsertion réussie. Les détenus circulent librement dans l’établissement. Les relations avec l’extérieur – famille, amis, employeurs – sont facilitées. Dans certains pays, les détenus ont même le droit d’avoir un téléphone portable.

Le pari est simple : plus les conditions carcérales sont favorables, c’est-à-dire proches de la vie du « dehors », plus la réintégration des prisonniers se fera facilement, quelle que soit la gravité des actes qu’ils ont commis. Certains détenus incarcérés dans la prison de Casabianda ont été condamnés pour des faits très graves ; d’autres établissements accueillent plutôt des détenus condamnés pour des faits légers. Le passage dans une prison ouverte peut être une étape du parcours carcéral ; les prisons ouvertes sont d'ailleurs souvent couplées avec des prisons fermées, les détenus basculant d’un type d’établissement à l’autre le moment venu.

Le respect de la règle est dans la tête de chacun. Chacun sait que, si la règle n’est pas respectée – je ne parle même pas des évasions, qui sont rarissimes –, c’est le retour à la case prison. C’est le meilleur des arguments pour convaincre les détenus de respecter la règle.

Il n’y a pas d’exemple d’échec global d’une prison ouverte. Le risque d’évasion – il est infime, j’y insiste – est compensé par les bénéfices que retirent la société et les détenus en termes de réinsertion et d’humanisation des prisons. Le risque d’évasion est par ailleurs maîtrisé grâce à une sélection judicieuse des détenus, en fonction non pas, je le répète, des faits commis, mais de la capacité à se prendre en main et à se conformer aux trois piliers du dispositif : absence de moyens passifs de sécurité – pas de barreaux –, acceptation des conditions de l’établissement et travail rémunéré.

J’ajoute que, dans le contexte budgétaire actuel, nous ne pouvons ignorer que, en plus des avantages que je viens d’évoquer, les établissements ouverts coûtent moins cher que les établissements fermés.

Le recours à la prison ouverte est important pour les personnes incarcérées, mais aussi pour les victimes et leurs familles, car la rémunération du travail des détenus peut contribuer à les dédommager. Les détenus effectuent généralement des travaux d’intérêt général, qui sont bien articulés avec le secteur marchand, pour qu’il n’y ait pas de concurrence déloyale. C’est un plus pour la collectivité.

Il est vraiment regrettable que, trois ans après sa publication, on n’ait pas encore commencé à mettre en œuvre les recommandations du rapport de Paul-Roger Gontard, ne serait-ce que de manière expérimentale. Ces recommandations sont pourtant dans l’esprit du rapport de Jean-Marie Delarue sur la diversification du modèle carcéral.

On s’éloigne peut-être quelque peu de certaines propositions très médiatiques formulées par d’anciens prisonniers très médiatisés ; j’ai le plus grand respect pour eux, mais je ne suis pas certain que, dans le contexte actuel, il soit possible de développer rapidement leurs propositions, que je ne rejette cependant pas complètement, car elles pourraient constituer un élément de diversification du modèle carcéral.

Enfin, on avance parfois l’argument selon lequel aucun territoire n’accepterait d’accueillir une prison ouverte. Cet argument ne tient pas : déjà à l’époque de la publication du rapport de Paul-Roger Gontard, un certain nombre d’élus de droite et de gauche – députés, sénateurs, maires, etc. – s’étaient mobilisés, évoquant la vaste France et ses vastes friches et affirmant que les prisons ouvertes conçues sur un modèle agricole ou, pour celles qui sont situées plus près des villes, sur un modèle artisanal, pouvaient les intéresser. Plusieurs d’entre eux s’étaient portés volontaires pour en accueillir. Je sais que c’est possible. Je défends une démarche réaliste, et je souhaiterais qu’elle soit mise en œuvre.

On peut démontrer que les prisons ouvertes sont des réussites sur le plan agricole. Prenons l’exemple de l’établissement de Casabianda, qui est devenu le premier producteur de lait et de viande porcine en Corse, en complément des activités des agriculteurs locaux. La population n’exprime aucun rejet ; en Corse, lorsque la population rejette quelque chose, cela se voit… Cette expérience montre qu’il est possible que l’implantation d’une prison ouverte se passe bien. C’est d'ailleurs le cas dans tous les pays européens que j’ai visités.

Madame la garde des sceaux, je connais votre engagement et votre ouverture d’esprit. Je connais également votre conception de la prison, une conception que je partage à bien des égards. Je vous ai montré un chemin possible. Lors de nos discussions, je vous ai souvent dit qu’il fallait prendre les décisions que vous aviez annoncées en matière carcérale et réaliser les investissements nécessaires. Les prisons ouvertes constituent peut-être une piste à explorer ; ce serait tout à votre honneur de le faire. (Applaudissements.)

M. le président. La parole est à M. Nicolas Alfonsi.