M. Alain Fouché. C’est bien vrai !

M. Jacques Mézard. Un texte de cette nature exige de recueillir un large consensus, sauf à vouloir adresser à l’opinion publique un message du type : « Nous avons fait ce texte, ce n’est pas de notre responsabilité s’il ne recueille pas la majorité nécessaire. » (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC et sur certaines travées de l'UMP.)

M. Michel Mercier. Très bien !

M. Jacques Mézard. Je le souligne en particulier à l’intention de notre excellent président de la commission des lois.

Mes chers collègues, vous l’aurez compris, nous ne voterons pas ce texte, du moins dans la rédaction qui nous est aujourd’hui soumise.

Nous souhaitons que le garde des sceaux conserve toute latitude pour déterminer et conduire la politique de justice du Gouvernement. Voilà pourquoi, je le répète, nous sommes défavorables au contenu du second projet de loi, relatif aux attributions du ministre de la justice. C’est d'ailleurs la position qu’a exprimée avec talent notre collègue Alain Tourret devant l’Assemblée nationale, au nom du groupe radical, républicain, démocrate et progressiste.

M. Jacques Mézard. Oui, en application de l’article 20 de la Constitution, « le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation ».

M. Jean-Michel Baylet. C’est le fondement de la République.

M. Jacques Mézard. En outre, aux termes de la loi du 9 mars 2004, « le ministre de la justice conduit la politique d’action publique déterminée par le Gouvernement ». En application de l’article 31 du code de procédure pénale, il revient donc aux procureurs et au ministère public d’exercer l’action publique et de requérir l’application de la loi. Quant au ministère public, il lui appartient d’exercer l’action publique dans le respect des principes d’indépendance et d’impartialité. Tout cela était très clair, sans doute même trop clair, dans notre République.

Je le répète, il faut que la nomination des magistrats du parquet soit mise à l’abri de toute pression politique,…

M. Jacques Mézard. … mais nous avons observé que c’était sans aucun doute le cas sous votre ministère, madame la garde des sceaux.

Parallèlement, il faut que le CSM traite directement les questions disciplinaires. Nous sommes d’accord.

La problématique du statut du parquet oscille donc entre la crainte d’une subordination excessive au politique et la peur d’une émancipation sans contrôle. Elle souffre aussi d’une suspicion permanente d’attaches partisanes, comme l’a encore illustré récemment l’affaire suscitée par les photographies affichées dans le local d’un important syndicat de magistrats. Cette tension insidieuse souligne que les justiciables sont en droit d’exiger une justice non seulement impartiale mais aussi totalement soumise aux lois de la République.

En réponse aux injonctions de la Cour européenne, vous avez donné des gages en arrondissant les angles face aux arrêts Medvedyev et Moulin contre France. Or, comme certains orateurs l’ont déjà souligné, la CEDH a de nouveau rappelé, par l’arrêt Vassis, que le parquet à la française ne pouvait être considéré comme une autorité judiciaire au sens de l’article 5, paragraphe 3, de la Convention. Celle-ci se fonde sur le lien hiérarchique existant entre le parquet et la Chancellerie, et surtout sur les conditions de nomination des membres du parquet. Ces critères posent problème, notamment pour le contrôle et la prolongation d’une mesure de garde à vue, et c’est un exemple parmi d’autres.

De ce fait, vous restez dans ce système hybride. Toutefois, en l’état, le second projet de loi que vous nous proposez érige le parquet en nouveau maillon fort du système judiciaire, notamment via le pouvoir donné au procureur général, puis, en cascade, aux procureurs de la République, d’adapter vos instructions générales. Au surplus, ces dernières devraient obligatoirement et systématiquement être publiées, ce qui est un non-sens quand on mène une politique pénale dans une République une et indivisible.

M. Jean-Michel Baylet. C’est vrai !

M. Jacques Mézard. Ce n’est pas la suppression des instructions individuelles qui pose problème : seule une dizaine d’entre elles est versée chaque année aux dossiers. Ainsi, l’abandon de cette procédure revient simplement à faire plaisir à une certaine opinion, sans avoir le moindre effet sur le quotidien de la justice.

Ce qui fait difficulté, c’est la possibilité d’adaptation des instructions générales, car le garde des sceaux, je le répète, a pour mission de déterminer et de conduire la politique pénale.

Le lien hiérarchique qui s’y rattache a pour corollaire le principe d’opportunité des poursuites, qui répond au principe d’égalité devant la justice. Or votre projet de loi attribue aux procureurs généraux et aux procureurs de la République un pouvoir de précision et d’adaptation des instructions générales du garde des sceaux, lesquelles sont impersonnelles. À nos yeux, ce pouvoir ouvre la voie à une application différenciée de la politique pénale dans notre pays ; c’est le nouvel article 39-1 du code de procédure pénale.

Nous le savons tous, il peut se révéler nécessaire d’adapter les outils de la politique pénale à un contexte particulier, mais une instruction générale plus circonstanciée peut y suffire. À preuve, comme vous nous l’avez indiqué, c’est la solution que vous utilisez actuellement. En aucun cas il ne doit revenir aux magistrats d’interpréter une circulaire, dès lors que ces derniers sont hiérarchiquement tenus d’appliquer la politique définie par le gouvernement de la République.

Par ailleurs, aux termes de l’article 39-1, le procureur de la République aura tous les pouvoirs de l’action publique. Certes, il devra agir dans le cadre de vos instructions générales ou de celles du procureur général, mais ces dispositions restent bien vagues et susceptibles d’interprétations au titre des applications locales.

Dans les faits, le procureur pourra diligenter l’action publique à sa guise et selon son bon vouloir. Il est même précisé qu’il pourra tenir compte du contexte propre à son ressort. En résulte un véritable danger : voir l’action publique déclinée de manière différenciée sur le territoire français, et cela en toute légalité.

M. Charles Revet. Exactement !

M. Jacques Mézard. En réalité, le renforcement des pouvoirs du parquet n’aurait de sens qu’à condition de supprimer le principe d’opportunité des poursuites au profit de l’application intégrale du principe de légalité. Ce n’est pas le chemin que vous avez emprunté, madame la garde des sceaux, et vous forgez, partant, un système ambigu, qui peut donner lieu à nombre d’errements.

En conclusion, loin de résoudre les problèmes existant en la matière, votre texte va en poser de nouveaux.

M. Jean-Pierre Vial. Exactement !

M. Jacques Mézard. Si l’on ajoute que le garde des sceaux ne pourra plus dénoncer au procureur général les infractions à la loi pénale dont il a connaissance, on ne peut qu’être interloqué.

Madame la garde des sceaux, il ne me semble pas que nous divergions fondamentalement quant à notre conception de la République et de ses valeurs fondamentales : faute de quoi, nos amis radicaux et moi-même ne vous aurions pas soutenue activement en 2002, comme nous l’avons fait. Mais c’est précisément par fidélité à ces valeurs que nous ne voterons pas ce texte. (Applaudissements sur les travées du RDSE, de l'UDI-UC et de l'UMP.)

M. le président. La parole est à M. Jean Louis Masson.

M. Jean Louis Masson. Monsieur le président, madame le ministre, dans une démocratie, l’indépendance du système judiciaire est un principe fondamental.

La question qui se pose aujourd’hui à nous est de savoir si le parquet fait partie du système judiciaire. Si, comme moi, on répond à cette question par l’affirmative, il est indispensable d’offrir peu ou prou les mêmes garanties aux magistrats du parquet et aux magistrats du siège. Or c’est précisément parce que ce n’est pas le cas en France que, pour la CEDH, notre parquet ne fait pas partie du système judiciaire français. Mais c’est complètement faux puisque, à l’évidence, le parquet est l’un des rouages de la justice. Toutefois, faute de présenter les garanties d’indépendance absolument nécessaires par rapport au pouvoir exécutif, il n’est pas reconnu par les institutions internationales comme un élément du système judiciaire.

On a trop souvent vu, par le passé, dans notre pays, le pouvoir politique intervenir sur des dossiers sensibles. Bien sûr, pour de simples voleurs de voitures, ces immixtions sont rares ! C’est donc toujours lorsqu’il s’agit de dossiers sensibles, qui devraient précisément faire l’objet du traitement le plus rigoureux possible, que l’équité judiciaire fait, en France, les frais,…

M. Jean-Louis Carrère. Faisait les frais !

M. Jean Louis Masson. … de la dépendance des magistrats du parquet.

Je ne tiens pas spécialement à citer des exemples, mais je veux simplement rappeler l’affrètement d’un hélicoptère afin d’aller récupérer un procureur dans l’Himalaya. Une telle démarche visait-elle à assurer la bonne marche de la justice ou à protéger quelqu’un ? La réponse ne fait guère de doute ! Ce cas d’espèce est la meilleure preuve que les choses doivent changer.

Soucieux d’une bonne marche de la justice, je voterai donc en faveur de la présente réforme constitutionnelle.

Cela étant, elle ne réglera pas tout, car un certain nombre de problèmes subsistent. Relevons à cet égard un véritable scandale : l’insuffisance des moyens de la justice. C’est pourquoi je regrette profondément que le gouvernement actuel ait décidé de créer 10 000 postes supplémentaires dans l’enseignement, ce qui ne fera qu’engraisser le « mammouth » de l’éducation nationale, et seulement quelques postes supplémentaires pour améliorer le fonctionnement de la justice. Le mammouth, on aura beau l’engraisser indéfiniment, de toute manière, le système éducatif ne marchera jamais mieux : quels que soient les gouvernements, les gens de l’éducation nationale se plaignent toujours !

À l’inverse, si l’on veut que la justice fonctionne bien, il serait tout de même pertinent d’attribuer non pas 10 000 mais seulement 5 000 postes supplémentaires à l’éducation nationale et de ne pas réduire les effectifs de certains ministères régaliens très importants, comme ceux qui sont chargés de la justice ou de la police, à la portion congrue.

Mme Cécile Cukierman. Il vaut mieux construire des écoles que des prisons !

M. Jean Louis Masson. Toujours avec le même objectif, il faut que les fonctionnaires qui sont chargés de la justice – les juges, les procureurs, etc. – fassent correctement leur travail. À cet égard, madame le garde des sceaux, on peut s’étonner que certaines affaires traînent pendant cinq ans, avec la nomination successive de différents juges d’instruction. S’agit-il d’affaires considérées comme sensibles ou est-ce le fait du hasard ? Je n’en sais rien !

Quoi qu'il en soit, pour faire progresser le système judiciaire français, il faudrait non seulement voter cette réforme constitutionnelle, mais aussi donner les moyens aux juges et s’assurer que ceux-ci ne laissent pas traîner sans raison des dossiers. Une bonne justice, c’est aussi une justice rendue dans des délais raisonnables !

M. le président. La parole est à M. Jean-Jacques Hyest.

M. Jean-Jacques Hyest. Ainsi, madame le garde des sceaux, on va, paraît-il, modifier la Constitution. Nous l’avons déjà fait à plusieurs reprises ! Ceux d’entre nous qui ont une certaine ancienneté au Parlement se sont souvent rendus à Versailles, et cela dans un laps de temps assez court. Hormis les réunions du Congrès destinées à ratifier des traités européens, qui nous ont passablement occupés, d’autres ont été organisées pour examiner des questions relatives à la justice : je citerai les révisions de 1993 et de 2008. Je mentionnerai aussi la tentative de révision de 1999.

Je rappelle, car on l’a un peu oublié, que la question posée à l’époque concernait la nomination des magistrats du parquet. Le garde des sceaux d’alors avait prévu que, au sein du Conseil supérieur de la magistrature, les non-magistrats seraient plus nombreux que les magistrats. Cette disposition avait d’ailleurs été adoptée par les deux assemblées. J’avais, pour ma part, à cette occasion, voté en faveur d’un avis conforme du CSM pour la désignation des magistrats du parquet.

Au demeurant, ce qui importe, c’est moins l’avis conforme que le pouvoir de proposition de la direction des services judiciaires. En réalité, lorsqu’on parle d’indépendance, ce n’est pas la nomination qui est en cause. D’ailleurs, le problème ne se pose pas pour les magistrats du siège.

Je le sais, certains sont attachés à la possibilité donnée au garde des sceaux de s’opposer à un avis du Conseil supérieur de la magistrature. Mais on sait bien que cela ne s’est pas vu depuis très longtemps. Du reste, pareille décision provoquerait un tel scandale médiatique que personne n’oserait se risquer à la prendre !

Dès lors, soumettre la nomination des magistrats du parquet à un avis conforme du CSM ne relevait peut-être pas d’une urgence absolue…

Permettez-moi aussi de défendre la révision de 2008. Avant cette date, on l’a oublié, le Conseil supérieur de la magistrature était présidé par le Président de la République. Maintenant, les formations du siège et du parquet sont présidées respectivement par le premier président de la Cour de cassation et par le procureur général près la Cour de cassation, dont le rôle n’est pas celui d’un procureur ni même d’un procureur général de cour d’appel : c’est essentiellement un défenseur du droit.

M. Charles Revet. Très bien !

M. Jean-Jacques Hyest. Il est vrai que les magistrats sont minoritaires au CSM depuis 2008. Mais je veux rappeler dans quel contexte cela a été décidé : l’opinion publique avait manifesté une profonde inquiétude après avoir constaté que le Conseil supérieur de la magistrature ne prenait pratiquement aucune sanction disciplinaire, même quand il s’agissait d’affaires graves.

M. Alain Fouché. Absolument !

M. Jean-Jacques Hyest. Et je ne parle même pas de l’affaire d’Outreau ! Soit dit en passant, au Sénat, jamais nous n’aurions créé une commission d’enquête sur cette affaire ! Je le dis clairement, cela n’a pas grandi la magistrature ni amélioré la confiance de l’opinion publique dans cette dernière.

Madame le garde des sceaux, je cite toujours un grave cas de dysfonctionnement de la justice : l’affaire dite « des disparues de l’Yonne », où le parquet, l’instruction, le tribunal avaient failli. Des dossiers avaient été perdus ! Mais aucune sanction n’avait été prononcée. C’est finalement le Conseil supérieur de la magistrature qui, courageusement, a pris des sanctions. Cependant, on omet toujours de dire que le vrai pouvoir disciplinaire, concernant les magistrats, c’est le Conseil d’État qui le détient. Or, en l’espèce, il a annulé pratiquement toutes les décisions, toutes les sanctions !

Quand on parle de réforme, d’indépendance, mieux vaut donc en revenir aux réalités !

Nous espérions que la possibilité donnée à tout justiciable de saisir le Conseil supérieur de la magistrature produirait des effets. On s’aperçoit que cela va venir, mais les choses ne se passent pas aussi simplement que nous l’avions pensé. Les statistiques qui ont été fournies montrent que l’on est encore un peu loin du but. Pourquoi ? Parce que, au nom de l’indépendance, il ne faut jamais sanctionner un magistrat… Cela m’a toujours paru un peu curieux !

Je rappelle aussi que la Révolution trouve largement ses origines dans les remontrances adressées au roi par les parlements. Si, pour notre part, nous accordons beaucoup de pouvoir en matière de nomination des magistrats, comme le disait Jacques Mézard, notre manière de légiférer suscitera des remontrances permanentes. Au demeurant, les syndicats de magistrats ne se privent pas de critiquer la loi dès qu’elle est votée ! J’espère au moins qu’ils l’appliquent après !

Et quand des membres du Conseil supérieur de la magistrature qui ne sont pas magistrats se permettent de dire ce qu’ils pensent, on leur demande de se taire, en invoquant la déontologie ! À certaines époques, des membres du CSM s’exprimaient largement dans les médias, et sans encourir le moindre reproche. C’est la preuve que les mœurs évoluent…

Peut-être nous-mêmes, parlementaires, courons-nous un risque à trop nous exprimer sur ces sujets-là. On ne sait jamais ! Heureusement, nous avons notre immunité, qui nous permet de dire ce que nous voulons ici ! Sinon, nous pourrions être poursuivis pour atteinte à l’indépendance de la justice !

Honnêtement, madame le garde des sceaux, cette réforme n’est ni urgente ni indispensable. Comme l’ont dit François Zocchetto et Jacques Mézard, nous pourrions nous entendre sur un seul point : l’obligation, pour le garde des sceaux, de suivre les avis du Conseil supérieur de la magistrature lors de la nomination des magistrats du parquet.

Quant au comité Théodule que vous avez inventé, puis un peu arrangé, quelle en est la justification ? Il faut éloigner la justice du pouvoir politique... C’est quand même extraordinaire ! Les juges rendent la justice au nom du peuple français et, pourtant, les politiques ne devraient surtout pas s’en occuper !

Les membres non-magistrats du CSM se sont parfaitement intégrés. Ils font parfaitement leur travail. Et c’est un travail à temps plein. Comme l’a dit le rapporteur, il va falloir trouver des solutions pour permettre aux magistrats en exercice de remplir leur tâche dans de bonnes conditions. Quoi qu’il en soit, le CSM fonctionne. Ses membres, sans aucun clivage entre magistrats et non-magistrats, accomplissent leur travail, qui est d’ailleurs ingrat. Car ce n’est pas toujours facile d’effectuer en toute transparence des choix entre plusieurs personnes. Heureusement, madame le garde des sceaux, que vous faites des propositions de nomination !

En 2008, le CSM a déjà subi une profonde réforme, mise en œuvre en 2011. Pourquoi le modifier une nouvelle fois, si ce n’est pour des symboles ? Mais, madame le garde des sceaux, quelle est la réalité judiciaire au quotidien ? Fort heureusement, les parquetiers, les procureurs généraux mènent une vraie politique pénale, sous votre contrôle.

Franchement, s’il s’agit uniquement de symboles, s’il s’agit de nous dire que l’indépendance réside dans le processus de nomination, nous sommes d’accord pour vous suivre en ce qui concerne les parquetiers. Mais ce qui compte, c’est l’indépendance dans l’exercice quotidien des fonctions, pas au jour de la nomination ! Toute la question est de savoir si le magistrat fait preuve, dans cet exercice quotidien, de l’impartialité que l’on peut attendre de lui.

Permettez-moi maintenant, mes chers collègues, de me livrer à quelques comparaisons européennes.

Lors de différentes visites, nous avons pu étudier le système allemand. Il interdit totalement à un magistrat d’être syndiqué : cela change beaucoup de choses !

Un ancien procureur général, plutôt séduit, lui, par le système britannique, avait proposé l’institution d’un procureur général de la Nation. Pour ma part, je ne crois pas beaucoup à cet attorney general à la française…

Bien sûr, je n’oublie pas les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme. J’observe simplement que, à tel ou tel moment, des organisations internationales veulent nous imposer un modèle. Pourquoi ce modèle-là plutôt qu’un autre ? Parce que c’est leur choix ! En l’occurrence, s’il ne s’agissait que de la nomination des magistrats du parquet, nous pourrions trouver des accommodements… Mais il semble bien que certains entendent contester le parquet à la française au-delà de la question des nominations.

Il est vrai que, dans d’autres systèmes, le parquet n’est pas composé de magistrats.

En tout cas, il y a une spécificité française que nous devons absolument conserver, c’est le principe de l’opportunité des poursuites. Sinon, on tombera dans un système de légalité des poursuites. Là, il n’y aura même plus besoin de magistrats ! C’est le système italien. Les Italiens ont tellement réformé leur système judiciaire – ils l’ont fait deux ou trois fois en vingt ans – qu’il ne fonctionne plus du tout ! Heureusement, le nôtre fonctionne encore. Alors, ne le détruisons pas complètement !

Madame la garde des sceaux, je n’ai jamais cru qu’on faisait forcément le bien parce qu’on respectait des promesses électorales.

Mme Cécile Cukierman. C’est tout de même mieux de les respecter !

M. Jean-Jacques Hyest. Si le but est de faire plaisir à ceux qui pensent qu’on aura amélioré le sort de la justice lorsqu’on aura retouché la composition du CSM dans un sens ou dans un autre, on passe à côté de la question. Vous le savez fort bien, dans cette période difficile, la justice a besoin de moyens et sans doute d’une modernisation de ses méthodes de travail ; ceux qui vivent ou ont vécu quotidiennement dans le monde de la justice savent de quoi je veux parler.

La justice au quotidien, ce ne sont pas ces questions purement théoriques, qui se résument parfois à des querelles syndicales ou à des affaires de symboles. Franchement, je crois que la justice mérite mieux que de s’attacher à des symboles ! C'est pourquoi, même si nous admettons que le texte comporte des éléments positifs, nous n’avons pas l’intention de modifier substantiellement la révision constitutionnelle de 2008, qui a donné de très bons résultats.

Il n’est pas indispensable de se lancer dans cette réforme au début d’un mois de juillet qui verra l’examen de beaucoup d’autres textes, sur la transparence, la fraude fiscale, le parquet financier et que sais-je encore… Tout ça, c’est un peu du vent ! Nous préférons, nous, que le CSM continue à travailler dans de bonnes conditions, pour le meilleur service des magistrats, de la justice et, surtout, des Français. (Applaudissements sur les travées de l'UMP.)

M. le président. La parole est à Mme Cécile Cukierman.

Mme Cécile Cukierman. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, c’est parce que la fonction des magistrats est de transformer le droit en justice, selon la belle formule de Malraux, que nous, législateurs, devons veiller à leur donner toute la légitimité qui s’attache à leurs hautes fonctions.

C’est parce que l’indépendance est le gage d’une justice équitable et impartiale, parce qu’elle est la garantie pour ceux dont la profession est de juger d’exercer leur métier à l’abri de toute pression, et partant la garantie pour les citoyens de leur propre liberté, que nous, législateurs, devons assurer cette légitimité.

C’est parce que l’édiction des droits les plus fondamentaux n’a de valeur que dans la mesure où l’on donne au corps judiciaire toute son indépendance, que nous, législateurs, devons veiller à rendre effectif ce principe.

Ce principe est une dette dont nous devons aujourd'hui nous acquitter. Car elle est vieille de plus de deux cents ans : jamais dans notre histoire nous n’avons su mettre en œuvre l’exigence de Montesquieu, celle d’une république reposant sur une séparation effective des trois pouvoirs. Avant que ne se fassent entendre certains ricanements, je précise qu’il s’agit bien d’affirmer l’indépendance réelle des trois pouvoirs et d’assurer leur coordination. La mission est certes difficile, mais c’est une exigence démocratique à laquelle nous ne devons jamais renoncer.

Enfin, c’est parce que la dernière réforme en date, la réforme de 2008 lancée par Nicolas Sarkozy, a surtout été marquée, il faut le dire, par la défiance de ce dernier à l’égard des magistrats et de toute évolution favorisant l’autonomie du CSM, et parce qu’elle a, de ce fait, été très insuffisante, que nous, législateurs, nous nous réunissons encore aujourd’hui, en cette journée d’été, pour discuter de la question primordiale de l’indépendance et du fonctionnement de notre ministère public.

Nous y reviendrons certainement à l’avenir, mes chers collègues, car si, dans le contexte actuel, ces projets de loi contiennent plusieurs avancées notables, nous devrons encore franchir une étape pour parvenir à une réelle indépendance de la justice, que nous voudrions, pour notre part, instaurer au cœur d’une VIe République.

Permettez-moi donc de regretter, madame la garde des sceaux, que ces textes ne manifestent pas plus d’audace et n’ouvrent pas plus de possibilités d’aller plus loin.

Au début des années 2000, notre ancienne collègue Nicole Borvo Cohen-Seat avançait, avec d’autres, l’idée d’un Conseil supérieur de la justice, qui, par ses compétences, reprendrait les attributions actuelles du CSM, et, par sa composition, assurerait l’existence d’un véritable pouvoir judiciaire indépendant des pouvoirs exécutif et législatif, tout en étant placé sous le contrôle citoyen. C’est bien ce contrôle citoyen, souverain, qui doit assurer la séparation des trois pouvoirs. Le temps me manque pour entrer dans les détails, mais je pense que cette proposition mérite d’être approfondie.

J’attire d'ailleurs votre attention, mes chers collègues, madame la garde des sceaux, sur le fait qu’une proposition similaire a été formulée dans un rapport rédigé par un think tank qui a joué, reconnaissons-le, un rôle très important dans l’élaboration politique de la campagne d’un candidat devenu président. Faute de temps, je me contenterai de mentionner le titre du rapport : « La justice, un pouvoir de la démocratie ». Par ce titre, le rapport sort la justice du simple champ de l’autorité garantie par le Président de la République pour la placer dans le champ d’un véritable pouvoir judiciaire indépendant.

C’est, me semble-t-il, plus qu’un slogan de campagne, plus qu’une promesse électorale – soit dit en passant, toute promesse mérite d’être tenue, comme de récents résultats sont venus nous le rappeler –, c’est la réponse nécessaire qu’attendent nos concitoyennes et nos concitoyens, dont la défiance à l’égard de l’institution judiciaire censée les protéger et les défendre s’accroît d’année en année ; vous l’avez vous-même souligné, madame la garde des sceaux.

Vos deux textes peuvent et doivent ouvrir la voie vers cette grande réforme constitutionnelle. Personne ne s’étonnera que le premier amendement dont nous allons débattre, et que j’ai déposé au nom de mon groupe, pose la nécessité d’adopter une autre rédaction de l’article 64 de la Constitution, afin de faire du CSM le seul garant de l’indépendance du pouvoir judiciaire. Je tiens à dire qu’il n’y a rien d’utopique ni d’idéaliste dans cette proposition, qui traduit simplement notre ambition de vouloir sans relâche construire une société plus juste.

Dans cette perspective, l’une des questions récurrentes qui nous réunissent aujourd’hui est la suivante : faut-il faire du parquetier un juge à part entière, soumis au même statut que son collègue du siège ? Nous ne faisons pas partie de ceux qui pensent que le parquet doit être « fonctionnarisé », si vous me permettez cette expression, mais nous faisons parti de ceux qui affirment qu’il doit faire l’objet d’une réforme approfondie. Il n’y a pas de solution simpliste et, pour l’heure, le compromis est pour nous une solution acceptable.

La réforme que vous avez engagée, madame la garde des sceaux, constitue indéniablement une réelle avancée vers ce compromis : elle renforce l’autonomie du parquet en exigeant désormais un avis conforme du CSM sur les nominations proposées par le garde des sceaux ; elle accorde la présidence du CSM à un non-magistrat ; elle renforce le rôle de la formation plénière par la création d’une faculté d’autosaisine sur les questions de déontologie et d’indépendance ; elle supprime la référence à toute mission d’assistance du CSM ; enfin, elle instaure, au sein du CSM, une parité entre magistrats et non-magistrats.

Malgré toutes ces avancées, il est possible, sans pour autant entrer immédiatement dans la grande réforme structurelle que j’ai évoquée, d’aller un peu plus loin en renforçant la cohérence et l’efficacité du projet de révision. Tel est l’objet de notre amendement visant à élargir la faculté de saisine du CSM par les magistrats, qui a été fort opportunément introduite par l’Assemblée nationale. Cette faculté doit être étendue à toute question déontologique ou relative à l’indépendance de la justice.

Tel est surtout l’objet de l’amendement qui tend à revoir la procédure de nomination des magistrats du parquet. Permettez-moi de m’y attarder dès à présent, car il revêt pour nous une grande importance.

Dans cet amendement, nous développons une première idée, assez modeste : aligner la procédure de nomination des magistrats du parquet sur celle des magistrats de siège. Les procureurs généraux près la Cour de cassation et près les cours d’appel et les procureurs de la République seraient nommés sur proposition du CSM ; les autres magistrats du parquet le seraient sur son avis conforme.

Une seconde idée, plus audacieuse, serait de confier au CSM le pouvoir de proposition pour toutes les nominations de magistrats du parquet comme du siège. Le choix d’un tel système, qui est en vigueur dans la plupart des pays européens, constituerait évidemment – cela a été souligné – une rupture dans la tradition française puisque la gestion du corps judiciaire, qui compte 7 000 magistrats, passerait de la compétence du ministère de la justice à celle d’une autorité constitutionnelle indépendante.

Cela traduirait un réel souci de soustraire les nominations des magistrats et toutes les décisions relatives à leur carrière à l’intervention du pouvoir exécutif. Cette évolution s’inscrirait surtout, comme l’a indiqué le CSM lui-même dans son rapport annuel 2004-2005, « dans la logique de l’indépendance de l’autorité judiciaire et de la séparation des pouvoirs ». Mais, cette seconde idée n’étant, à l’évidence, pas encore d’actualité, nous nous contenterons pour l’heure de la première.

Si j’insiste sur la relation entre procédure de nomination et indépendance de l’autorité judiciaire, c’est parce que le projet comporte malheureusement une incohérence en ce qu’il prévoit une protection inégale des magistrats du siège et des magistrats du parquet. Cette incohérence est justifiée, nous dit-on, par la spécificité de l’une des missions du parquet, qui a conduit un auteur à le situer « au carrefour des pouvoirs ». De fait, le parquet a pour mission de mettre en œuvre la politique pénale déterminée, en vertu de l’article 20 de la Constitution, par le Gouvernement. Cette mission justifierait un mode de nomination différent de celui qui s’applique aux magistrats du siège.

Cet argument est classique, mais il convainc de moins en moins. Bien plus qu’un simple acteur de la politique du Gouvernement, le juge du parquet est un véritable juge des poursuites dans la mesure où sa mission est de faire rechercher les infractions et leurs auteurs, de diriger et de contrôler l’enquête et de décider d’une réponse pénale appropriée. Or, vous en conviendrez, mes chers collègues, poursuivre est parfois une décision aussi grave que juger.

Leur mission de poursuite place les magistrats du parquet aux avant-postes de la défense des libertés individuelles, d’autant que des évolutions législatives telles que l’instauration de la procédure du « plaider coupable » ont donné au parquet des pouvoirs croissants pour un très grand nombre d’infractions définies par le code pénal, réduisant ainsi le juge du siège au rang d’autorité d’homologation.

Parce qu’elles touchent ainsi, de la même manière que les missions du siège, à l’individualisation de la loi dans le cadre juridictionnel, les différentes missions du parquet doivent être exercées par un magistrat indépendant de toute pression et intervenant dans le cadre constitutionnel. En d’autres termes, il est important que les membres du ministère public puissent exercer leur fonction sous le couvert du principe d’indépendance applicable aux magistrats du siège. Gageons que nous y viendrons progressivement, car l’instauration d’une distance entre le juge et le politique est la clé d’une légitimité inébranlable, fondée sur les principes d’impartialité et d’indépendance que j’ai mentionnés au début de mon intervention.

J’ajouterai un dernier mot sur le projet de loi relatif aux attributions du garde des sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et de mise en œuvre de l’action publique. Comme l’a malheureusement prouvé l’adoption d’un amendement ce matin en commission, certains d’entre nous pensent encore – plusieurs orateurs l’ont d'ailleurs rappelé – que les instructions individuelles sont toujours nécessaires pour corriger, accompagner ou enjoindre que tel ou tel acte soit fait pour le bien de l’autorité judiciaire et de la justice.

Si je ne nie pas que cette opinion part d’un bon sentiment, ce pouvoir d’intervention, fût-il résumé à quelques lignes, fût-il circonscrit à un nombre très faible d’affaires, est pour nous contestable et même inacceptable. Le pouvoir exécutif n’a aucune légitimité à donner des instructions dans des affaires particulières qui sont soumises au contrôle de l’autorité judiciaire, dont les magistrats du parquet font pleinement partie.

Peut-on donner à une telle intervention une interprétation autre que politicienne ? Je ne le pense pas.

La suppression des instructions individuelles écrites, si elle ne règle pas tout, nous en convenons, contribuera pour une part à l’acquittement de la dette que j’évoquais au début de mon propos.

Certains ironisent déjà sur la persistance inévitable d’instructions individuelles orales, par exemple à l’occasion d’échanges téléphoniques. Mes chers collègues, à l’heure où toutes les conversations téléphoniques peuvent être enregistrées, conservées et ressorties plusieurs années après, je ne pense pas que cette méthode pourra perdurer.

Je tiens d’ailleurs à attirer l’attention sur le caractère trompeur – disant cela, madame la garde des sceaux, je ne vous vise évidemment pas – que nos concitoyennes et concitoyens pourraient trouver à nos décisions quelques jours avant que nous n’ayons à voter la création d’un parquet financier dont l’objectif est de lutter contre l’évasion fiscale, car il existe beaucoup de suspicion quant à une connivence politique face à une évasion fiscale constatée.

Le pouvoir politique doit donc prendre ses responsabilités et agir pour lever cette suspicion.

Un procureur est un magistrat responsable : si une affaire le mérite, faisons-lui confiance pour y donner suite. Même s’il y a toujours un risque d’inertie dans la conduite de l’action publique, ce risque est considérablement amoindri dès lors que la nomination des procureurs est fondée sur des critères de professionnalisme, d’expérience et de compétence…