M. le président. La parole est à Mme Marie-Noëlle Lienemann.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. Madame la garde des sceaux, monsieur le ministre, mes chers collègues, je me félicite de la mobilisation du Gouvernement, du Parlement et, je l’espère, du pays tout entier contre l’évasion et la délinquance fiscales. De fait, la lutte non seulement contre la fraude fiscale, mais aussi contre l’évasion fiscale et l’évitement fiscal est une grande cause et un enjeu majeur, car ces pratiques minent notre République en affaiblissant l’autorité de la loi, le principe d’égalité et la capacité de l’État à prélever les moyens nécessaires à son action au service de nos concitoyens. Bravo, donc, pour cette initiative !

M. Pillet a soutenu tout à l’heure que le précédent gouvernement avait agi contre la fraude fiscale. Sans doute, mais j’ai, pour ma part, le souvenir de certaines paroles qui ont marqué nos concitoyens : selon l’ancien président de la République, il fallait dépénaliser les faits économiques – suivez mon regard… Je ne crois pas qu’un tel discours ait fait honneur à la République !

Je me souviens également que certains de nos collègues de l’UMP, comme M. Rebsamen l’a rappelé, avaient déposé une proposition de loi visant à amnistier totalement les fraudeurs repentis.

M. Jacques Chiron. Tout à fait !

Mme Marie-Noëlle Lienemann. Madame la garde des sceaux, monsieur le ministre, nous félicitons le Gouvernement de n’avoir pas fait ce choix, qui n’était pas non plus celui des Français !

M. Daniel Raoul. Voilà qui est dit !

Mme Marie-Noëlle Lienemann. Une mobilisation générale est nécessaire. En ce qui le concerne, le Sénat, dès le changement de majorité, a pris l’initiative de créer une commission d’enquête ; sous la présidence de Philippe Dominati et Éric Bocquet en étant le rapporteur, elle a travaillé sur l’évasion fiscale de manière très approfondie.

Les propositions de cette commission d’enquête constituent un terreau important et doivent permettre de doter la France de capacités d’intervention renforcées et efficaces ; le présent projet de loi en reprend certaines, mais pas toutes.

Je partage l’avis de Mme Goulet au sujet de la nécessité pour le Sénat de se doter d’outils permettant de donner des suites aux propositions ou aux suggestions formulées en son sein, qui, certes, méritent dans certains cas d’être approfondies, mais qui sont souvent très pertinentes.

Par exemple, au cours des travaux de cette commission d’enquête, nous avons débattu de la fameuse législation FATCA sur la transmission automatique des données. À l’époque, l’administration nous disait : ce n’est pas possible ! Malgré cela, tous les membres de la commission d’enquête sont convenus qu’il fallait demander la mise à l’étude du projet. J’observe que ce qui était impossible il y a huit ou dix mois devient aujourd’hui possible : le changement est possible, très bien ! (Mme la garde des sceaux sourit.)

C’est la preuve que, dans bien des domaines, l’intuition et la volonté parlementaires doivent pouvoir se poursuivre et être actualisées ; des décisions sont parfois prises sous l’effet de quelque fait d’actualité, alors qu’un travail sérieux du Parlement a eu lieu !

Je souhaite qu’on aille plus loin dans la même voie, mais je salue la grande avancée que constitue ce projet de loi.

Permettez-moi d’insister sur la caractérisation de l’évasion, de l’évitement et de la fraude, car toutes les auditions de la commission d’enquête font ressortir qu’il s’agit d’un virus mutant. Une loi est-elle adoptée qu’aussitôt certains, dans le monde financier international, inventent toute une série de systèmes pour la contourner.

Bien sûr, nous devons respecter les valeurs fondamentales de notre droit ; reste que, si les réponses publiques sont trop lentes et si les outils d’intervention de notre administration ne sont pas à la hauteur des capacités de mutation de la délinquance fiscale et de l’évitement fiscal, nous sommes condamnés, dans un monde en pleine mutation, à une forme d’impuissance qui met en cause notre démocratie !

C’est pourquoi, même si le projet de loi et le projet de loi organique sont extrêmement importants, il faut considérer qu’ils constituent une étape, qui devra être dépassée. À cet égard, je ne doute pas que certaines propositions de notre commission d’enquête seront reprises par le Gouvernement.

Si j’insiste sur les formes d’organisation, c’est parce que, au cours d’une récente audition, nous avons entendu un témoignage sur la manière dont, une directive européenne ayant été publiée qui pénalisait uniquement les personnes physiques, les banques, dans le quart d’heure suivant et avant même l’application de la mesure, ont déplacé l’argent sur de nouveaux produits associés à des personnes morales.

Cette mutation permanente impose la mise en place d’outils particuliers. J’ai d’ailleurs déposé un amendement en ce sens : à l’image de ce que font les banques, à savoir la constitution d’équipes « projets stratégiques », l’État, la puissance publique, dans le cadre d’une collaboration entre les ministères de la justice, de l’intérieur et des finances, doit mettre en œuvre des équipes comparables capables de s’adapter à ces formes de virus mutant, qui nous viennent souvent d’ailleurs.

On a parlé de mobilisation générale. J’insiste fortement sur le fait que celle-ci doit effectivement être générale et ne pas reposer uniquement sur l’État. On observe en effet que des collectivités publiques françaises versent des fonds publics à des sociétés dont le siège social est situé dans un paradis fiscal ou assimilé.

Par exemple, une collectivité souhaitant être desservie par une ligne aérienne à bas coût peut être amenée à financer l’organisme de communication de l’entreprise aérienne concernée, dont le siège social est à Jersey et qui ne possède aucun salarié sur le territoire français ! Si je peux comprendre le souhait d’une collectivité d’être desservie par une ligne aérienne, j’estime anormal que celle-ci verse des fonds publics, par le biais, notamment, de sociétés d’économie mixte, à des sociétés dont le siège social se trouve dans un paradis fiscal.

La mobilisation nationale, nous sommes en train de la réaliser. Pour ce qui concerne la mobilisation européenne, il y a tout de même un peu de retard à l’allumage. Dans bien des domaines, les directives européennes introduisent en effet des dispositions a minima par rapport à ce que décident les Américains. Je connais les contraintes de la décision à vingt-huit, mais il est inacceptable que l’Europe, qui devrait être au contraire un modèle social et économique, soit devenue l’un des hauts lieux du dumping social ! Heureusement que les Américains ont montré l’exemple à un certain nombre de pays amis européens, qui se sont enfin décidés à adopter des règles tout simplement incontournables dans une démocratie.

Il y a donc un combat européen et un combat mondial à poursuivre. Je le dis tout net : si l’administration américaine et le président Obama n’avaient pas pris l’initiative sur un certain nombre de sujets, il est à craindre que la puissance européenne et l’ensemble du monde auraient été beaucoup moins loin en matière de lutte contre la délinquance économique et financière.

Pourquoi les Américains agissent-ils ? Parce que nous sommes dans un système en crise ! L’évitement fiscal et la fraude fiscale, si faciles aujourd’hui, existent depuis fort longtemps. Mais en devenant quasiment systémiques, ils ont changé de nature. Nous sommes devant un système où tout est fait pour que les puissants, les forces économiques, puissent éviter la fiscalité, l’intervention publique. C’est même devenu un art et l’attribut d’une bonne gestion ! Quand nous avons libéralisé les mouvements de capitaux, nous n’avons mis en place aucune structure de régulation, de contrôle, d’intervention, susceptible de l’encadrer. Au moment où l’Union européenne a fait ce choix, elle aurait dû se doter d’outils adéquats. Mais c’était le temps du libéralisme tout-puissant et du laisser-faire. On a laissé filer les capitaux, et on en voit aujourd’hui les conséquences désastreuses. Nos pays et même les pays en voie de développement ne disposent pas des justes ressources qui leur permettraient de faire face à un développement harmonieux.

On le comprend, même si nous mettons en place des outils pour lutter contre la fraude et l’évasion fiscales, nous aurons toujours un métro de retard par rapport aux fraudeurs, si nous ne nous attaquons pas au système financier transnational lui-même, en instaurant des régulations publiques et démocratiques.

Dans ce domaine, il faut faire preuve de volontarisme. Pour s’en convaincre, il suffit d’avoir conscience du laps de temps nécessaire à la mise en œuvre des réformes.

Rappelez-vous l’époque où nous étions une petite minorité, jugée suffisamment imprudente ou déraisonnable pour plaider en faveur d’une taxation des mouvements financiers. Je rappelle à cet égard que James Tobin lui-même était un libéral ! Simplement, il pensait que la taxation est un moyen de contrôler les flux financiers. Depuis lors, hélas ! la rapidité des modes de communication a rendu les choses encore plus complexes. À l’époque, on nous disait qu’une telle taxe ne pourrait jamais être mise en œuvre. Il a fallu attendre que le système dérive pendant quinze, vingt voire trente ans pour que l’on commence à penser que cette taxe constitue l’une des solutions possibles.

Il faut du volontarisme pour réguler le système financier et intervenir sur l’évitement, la fraude et la délinquance. Je félicite le Gouvernement de s’attaquer à ces sujets avec détermination, volonté et force.

Toutefois, j’estime que l’examen de ces textes par notre assemblée devrait permettre d’améliorer certaines de leurs dispositions.

Je suis attentivement les débats européens sur le fameux FATCA. Je pense que la France s’honorerait à inscrire dans ce projet de loi sa volonté de mettre en place un dispositif de même nature. J’ai d’ailleurs déposé plusieurs amendements en ce sens. Tout comme nous avions voté la taxe sur les transactions financières en amont des décisions européennes, il serait politiquement souhaitable que la France montre avec force, dans ce texte, son adhésion pleine et entière à ce système.

Un deuxième sujet me paraît extrêmement urgent, celui des prix de transfert.

M. Daniel Raoul. Vous avez raison !

Mme Marie-Noëlle Lienemann. Non seulement ils privent la nation de justes recettes des richesses produites sur son territoire et par ses salariés, mais ils menacent la survie de certaines entreprises. Le calcul des prix de transfert est en effet un bon outil pour délocaliser une entreprise. Quand vous survalorisez ce que vous extrayez de la production locale par le biais des prix de transfert, vous placez artificiellement une entreprise rentable en déficit,…

Mme Marie-Noëlle Lienemann. … ce qui permet de justifier, notamment, plans sociaux et délocalisations.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. Les prix de transfert ne sont pas uniquement dommageables aux ressources fiscales du pays, ils sont également néfastes à son redressement industriel et économique. Pour les grandes entreprises, ils constituent en effet un moyen de redistribuer leurs capacités productives en fonction de ce qu’elles jugent opportun : coûts fiscaux plus faibles ou coût du travail plus faible. Il y a donc une grande urgence à agir, en cohérence avec la volonté de redressement productif du pays.

Enfin, je l’ai dit, si l’on veut être opérationnel face à ce virus mutant, il faut mettre en place une cellule permettant un travail d’information, de suivi, de connaissance des systèmes informatiques, dans le cadre de compétences renforcées et, souvent, interministérielles. Elle devra nous permettre de mieux anticiper les nouvelles formes de délinquance qui s’installent en riposte à l’évolution de nos législations. Certes, j’ai bien noté, madame la ministre, l’apparition d’un parquet financier, qui permettra un certain type d’intervention.

Je terminerai mon intervention en évoquant la question du verrou de Bercy. Comme nombre de mes collègues, j’ai nourri de nombreuses hésitations sur ce sujet. Philosophiquement, je pense qu’il n’est pas légitime de maintenir ce verrou. Deux exigences de nature républicaine s’opposent. La première, c’est la recette de l’État, qui doit engranger au maximum les recettes dues. Un État faible dans ses ressources et son action ne peut pas être un État républicain efficace. La seconde exigence, c’est le principe d’égalité de traitement devant la loi, dont nous devons être les garants auprès de nos concitoyens.

Ne l’oublions pas, la négociation n’appartient pas à la réalité historique de notre pays. Nous ne sommes pas un pays anglo-saxon. Nous considérons que la légitimité du droit n’est pas la juste négociation de ce qui est acceptable par les uns et les autres. Le droit dit ce qui est juste, ce qui doit être respecté par tous de la même manière. Culturellement, la négociation ne correspond pas à notre philosophie, même si l’État français, de la royauté à la République, a toujours conservé, par pragmatisme, des espaces de négociation, dans la mesure où une loi trop rigide peut parfois entraîner de graves dérives.

Toutefois, le doute s’est aujourd’hui insinué s’agissant de l’égalité de traitement des citoyens devant l’impôt. Certes, j’ai bien entendu l’argument invoqué à la fois par François Rebsamen, François Marc et le ministre, selon lequel la négociation serait plus efficace. Je leur réponds : pas toujours !

Dans le cas, souvent très révélateur de nos fragilités, de la fraude à la TVA, notamment sur les quotas de CO2, une intervention judiciaire rapide est nécessaire. Elle permet d’établir la preuve qu’il y a bien eu fraude, de déterminer où elle a eu lieu et de découvrir la personne qui en est responsable.

Surtout, nos concitoyens doutent de la mise en œuvre du principe d’égalité de traitement devant la loi. Personnellement, j’étais plutôt favorable à la position défendue par notre collègue Alain Anziani. Cependant, après avoir entendu les engagements pris par le ministre, qui s’efforcera de nous informer régulièrement des différents arbitrages rendus et de la mise en œuvre du suivi de la fraude fiscale, je suis conduite à réviser ma position. A priori, il vaut mieux une mutation lente, avec la forte mobilisation d’une administration fiscale motivée, plutôt qu’une confusion des responsabilités. J’aurais donc tendance à accepter de m’en tenir aux propositions du ministre. Néanmoins, si l’égalité républicaine s’avérait ne pas être garantie avec suffisamment de clarté, il faudrait bien finir par lever le verrou de Bercy.

Quoi qu’il en soit, nous sommes au début d’un grand mouvement, qu’il faudra mener avec beaucoup plus de volontarisme que par le passé. Comme je le disais tout à l’heure, la question de l’égalité devant l’impôt et des moyens de l’État doit faire partie de nos préoccupations si nous voulons défendre nos valeurs républicaines. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste ainsi que sur certaines travées du RDSE. – Mme Esther Benbassa et M. Éric Bocquet applaudissent également.)

M. le président. La parole est à M. Jean Arthuis.

M. Jean Arthuis. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’impôt est au cœur du pacte républicain et du contrat social. La fraude fiscale et sociale, c’est-à-dire l’ensemble des manœuvres permettant d’échapper totalement ou partiellement aux prélèvements obligatoires, viole le principe d’égalité des citoyens devant la charge publique et porte atteinte à l’équilibre des finances publiques.

Selon certaines sources, la perte estimée varierait entre 40 milliards et 80 milliards d’euros par an. Dans le contexte actuel de déficit chronique, on pourrait être tenté de considérer qu’il suffirait de mettre un terme à ces fraudes pour rétablir l’équilibre de nos finances publiques. Méfions-nous toutefois de telles hypothèses. Si elles se vérifiaient, cela signifierait alors que la France aurait, avec un taux de prélèvements obligatoires de 50 % du produit intérieur brut, le taux le plus élevé qui soit.

Puisqu’il est question de fraude et d’optimisation, l’on me permettra de rappeler que, dans un passé qui n’est pas si lointain, à la fin de l’année 1992 – nous étions alors à l’époque du « ni-ni » – dans le cadre d’une loi de finances rectificative, le Sénat eut à délibérer sur la légalisation de pratiques douteuses initiées par l’État. Il s’agissait des repackaging de titres subordonnés à durée indéterminée, les TSDI, dans des territoires qualifiés de paradis fiscaux.

S’il est vrai que les pouvoirs publics ont besoin d’instruments juridiques efficaces, ils doivent également être dotés de moyens humains et matériels appropriés. Mais, avant tout, prenons le temps d’identifier les facteurs de développement de la fraude et d’encouragement à l’optimisation.

Ne perdons pas non plus de vue que les États se livrent à des assauts de concurrence et de dumping pour attirer la matière imposable sur leur territoire.

La globalisation et les moyens modernes de communication ont changé la donne. À l’intérieur même de l’Union européenne, la convergence tarde à prendre corps. La tolérance à l’égard des « paradis fiscaux » ruine, à tout le moins gêne grandement nos efforts. L’absence de coordination et d’engagement collectif autorise toutes les audaces.

Voilà peu de temps, nous avons vu les États européens se diviser. Un accord – l’accord Rubik – avait été signé entre la Suisse et l’Union européenne, qui autorisait les banques suisses à opérer sur les revenus des déposants une retenue à la source que les autorités helvétiques auraient livrée aux trésors publics des États concernés. Eh bien les Européens n’ont pas été capables d’adopter une position commune ! L’Allemagne a fait une tentative, mais le Bundesrat s’y est opposé. À ce jour, seuls l’Autriche et le Royaume-Uni ont signé de tels accords.

C’est dire à quel point les Européens se concurrencent mutuellement et ne parviennent pas à faire bloc. J’attends que l’Union européenne, s’inspirant du modèle FATCA – le Foreign Account Tax Compliance Act –, adopte un dispositif imposant aux institutions financières étrangères de déclarer à l’administration fiscale de chacun de ses membres les comptes des ressortissants européens qu’elles accueillent.

Mais, plus près de nous, observons que notre édifice législatif et réglementaire est devenu un accélérateur de fraude, et ce pour au moins deux raisons : d’une part, le niveau trop élevé des prélèvements obligatoires et, d’autre part, la complexité et l’instabilité de nos textes.

Soyons bien conscients que les excès d’impôt et l’hypercomplexité déchaînent les fraudes, les évasions fiscales, les optimisations sophistiquées et les schémas subtils.

M. Gérard Longuet. C’est du bon sens !

M. Jean Arthuis. Le poids des prélèvements obligatoires n’est pas neutre dans une économie mondialisée où les assiettes s’exilent aussi facilement que les flux financiers se dématérialisent et s’internationalisent.

M. Jean Arthuis. La France devrait atteindre en 2014 le niveau record des 46 points de PIB de prélèvements obligatoires.

M. Jean Arthuis. Mes chers collègues, il nous arrive d’être complices de ces incitations à la fraude et à l’optimisation en raison de la diversité, de la complexité et de l’instabilité des règles que nous votons ici même dans le cadre des lois de financement de la sécurité sociale ou des lois de finances initiales ou rectificatives. L’ensemble de ces dérogations, de ces régimes particuliers, de ces niches fiscales, de ces exonérations, de ces crédits d’impôt contribuent à l’optimisation et compliquent singulièrement les relations entre les contribuables et l’administration.

Je voudrais maintenant évoquer un cas particulier.

Depuis le début des années 2000, les centrales d’achat de la plupart des groupes de la grande distribution exigent de leurs fournisseurs établis en France, par l’intermédiaire d’officines implantées en Suisse, en Belgique ou au Luxembourg, le paiement de prestations diverses calculées en fonction du chiffre d’affaires. Les taux pratiqués vont de 2 % à 5 % selon les produits. Ces usages contreviennent évidemment à la législation sur les « marges arrière ».

La discrétion qui enveloppe ce système – on peut presque parler d’omerta – ne permet pas d’en connaître précisément l’ampleur, mais une estimation sommaire autorise à penser que le montant global de ces redevances excède désormais plusieurs milliards d’euros. De plus, les justifications des factures en cause prennent des intitulés les plus divers de manière à dissimuler la réalité d’un prélèvement additionnel, d’une ristourne.

C’est une part significative de l’assiette fiscale de l’impôt sur les sociétés qui se trouve délocalisée par des méthodes totalement critiquables au préjudice de nos finances publiques, mais aussi des fournisseurs, des industriels, voire des agriculteurs et des consommateurs.

J’aurai l’occasion, lors de la discussion du projet de loi ordinaire, de présenter un amendement pour tenter de mettre un terme à ces abus.

M. Jean Arthuis. Madame le garde des sceaux, monsieur le ministre, au-delà de cette dérive que je vous invite à corriger, j’attends que vous régliez le sort des grands acteurs mondiaux du numérique, les Google et autres Amazon.

Déjà, en 1991, le Conseil d’État dénonçait le droit fiscal comme un droit « gazeux ». En 2006, ce même Conseil d’État estimait que 30 % du code général des impôts était réécrit tous les cinq ans.

M. Jean Arthuis. Quiconque a osé ouvrir ce code ou le Livre des procédures fiscales est pris de vertige face à ces cathédrales de bavardes législations, dont l’interprétation reste sujette aux 40 000 pages d’instructions fiscales. (M. Gérard Longuet s’exclame.) C’est notre gouvernance publique qui est visée, mes chers collègues.

Le Parlement apporte lui-même sa contribution.

Si nous voulons lutter efficacement contre la fraude fiscale, contre les évasions, les optimisations, nous devons simplifier nos législations,…

M. Gérard Longuet. Et alléger les impôts !

M. Jean Arthuis. … les rendre lisibles et prévisibles.

M. Charles Revet. Ça c’est bien vrai, et il y a beaucoup de travail !

M. Jean Arthuis. C’est cette instabilité qui crée la fraude et qui rend si compliquée la constatation de dérives et peut-être même de délits.

Avant de transférer aux magistrats le sort de ces dossiers,…

M. Gérard Longuet. Histoire de rendre les choses plus compliquées encore !

M. Jean Arthuis. … il faudra être prudent.

L’expertise, en la matière, se trouve du côté de l’administration fiscale.

M. Gérard Longuet. C’est bien vrai !

M. Jean Arthuis. Le projet de loi ordinaire que vous nous soumettez, madame le garde des sceaux, monsieur le ministre, s’inscrit dans une orientation judicieuse. Mais l’essentiel de ses dispositions auraient tout autant trouvé leur place dans un projet de loi de finances. C’est peut-être une question d’affichage : en ces temps, on aime à proclamer qu’on lave plus blanc que blanc. Mais attention : si les résultats ne tiennent pas les promesses de rendements annoncés, nous offrirons une nouvelle fois le spectacle de l’impuissance politique. Ce serait le pire des dangers pour notre démocratie.

Nous aurons l’occasion de nous exprimer lors de l’examen des différentes dispositions du projet de loi. Peut-être, même, pourrons-nous en infléchir le contenu. Sur le parquet financier, mon collègue Yves Détraigne a dit l’essentiel…

M. Gérard Longuet. Avec talent !

M. Jean Arthuis. … et a fait part des critiques que nous formulons à son égard. (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC et de l'UMP.)

Demande de priorité

 
 
 

M. le président. La parole est à M. le président de la commission des lois.

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, madame, monsieur les ministres, si cela est possible, et si cette demande vous agrée, je souhaiterais que la séance soit suspendue au plus tard à dix-neuf heures trente, et peut-être même quelques minutes auparavant.

En outre, pour la clarté de nos débats, et afin de permettre aux services du Sénat, le cas échéant, de se préparer, je demande dès à présent l’examen par priorité de l’article 15 du projet de loi, qui instaure le procureur de la République financier, avant les articles 13 et suivants, qui tirent les conséquences de cette création.

M. le président. Je rappelle que, aux termes de l’article 44, alinéa 6, du règlement du Sénat, lorsqu'elle est demandée par la commission saisie au fond, la priorité est de droit, sauf opposition du Gouvernement.

Quel est l’avis du Gouvernement sur cette demande de priorité ?

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Avis favorable.

M. le président. La priorité est de droit.

S’agissant de votre demande liminaire, monsieur le président de la commission, je m’en remets à la concision que voudront bien s’imposer Mme la garde des sceaux et M. le ministre dans leur réponse aux orateurs.

Vous avez la parole, madame la garde des sceaux.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Monsieur le président, les interventions des différents orateurs qui se sont succédé ont été d’une grande qualité et d’une grande densité. Aussi, compte tenu de la demande formulée par M. le président de la commission, et si le Sénat n’y voit aucun inconvénient, M. Cazeneuve et moi-même proposons de répondre aux intervenants à la reprise de la séance, afin de disposer de tout le temps nécessaire.

M. le président. Madame la garde des sceaux, c’est bien volontiers que j’accède à votre demande.