M. le président. La parole est à M. Dominique de Legge.

M. Dominique de Legge. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, chacun le sait, l’élaboration de la loi de programmation militaire constitue un exercice difficile, particulièrement dans un contexte financier tendu. Je voudrais d’abord souligner l'opiniâtreté toute bretonne du ministre, qui a obtenu des arbitrages moins défavorables que ceux que Bercy prônait.

M. Dominique de Legge. Cela étant, je salue, dans le même temps, sa performance en termes de communication, qui laisserait croire que puisque c’est « moins pire que si c’était pire » (Sourires sur les travées de l'UMP.), le budget des armées serait aujourd’hui sauvé et en adéquation avec les objectifs du Livre blanc ! Pour difficile qu’il soit, l’exercice de l’élaboration de la loi de programmation n’en doit pas moins être crédible. Aussi voudrais-je soulever, d’un strict point de vue budgétaire, trois questions.

Tout d’abord, le texte table sur 6 milliards d’euros de recettes exceptionnelles, soit presque le double de la somme arrêtée par la précédente loi de programmation militaire : 1,5 milliard d’euros correspondent au programme des investissements d’avenir, qui semble assuré, 3,7 milliards d’euros proviendraient de la vente et de l'exploitation de fréquences – ressource aléatoire dont l'échéancier est incertain, M. Carrère a insisté ce matin sur ce point – et enfin 600 millions d'euros résulteraient de ventes immobilières. Ce dernier produit me semble largement surestimé, parce qu’en contradiction avec la loi du 18 janvier 2013 relative à la mobilisation du foncier public en faveur du logement, dite « loi Duflot I », selon laquelle les communes qui achètent des biens de l’État, notamment des terrains militaires, pourraient bénéficier d’une décote. Tout cela me semble peu cohérent.

Ensuite, une incertitude pèse sur le niveau des dépenses. C’est vrai pour les frais de personnels : on nous annonce, après la dérive de 474 millions d’euros constatée en 2012, une insuffisance de financement de 98 millions d’euros en 2013. Ces dépassements ont été financés par redéploiement de crédits d'équipement, en contradiction avec les principes de la loi organique relative aux lois de finances, la LOLF. Ce redéploiement est préjudiciable à la réalisation des programmes d'équipement. Au-delà de ce poste de dépenses, voici que, depuis plusieurs années, nous devons gérer une masse de reports d’une année sur l'autre de près de 3 milliards d’euros, représentant 10 % du budget annuel. Doit-on considérer que le budget de la défense est en situation de cavalerie perpétuelle, et donc structurellement insincère ?

Ce constat n’est pas nouveau, je vous le concède, et M. Carrère l’a exprimé ce matin de façon très claire. M. Cazeneuve, qui n’était pas encore ministre du budget, s’en inquiétait déjà le 8 juin 2009 lors de l'examen par l’Assemblée nationale de la dernière loi de programmation militaire, alors que, défendant une motion d'irrecevabilité fondée sur une surestimation des recettes et une sous-estimation des dépenses, il concluait à une insincérité du texte. Je crains que, sur ce plan, le changement ne soit pas au rendez-vous !

Enfin, la baisse des effectifs annoncée repose aux deux tiers sur les personnels affectés aux missions de soutien logistique. Ne devra-t-on pas alors recourir davantage à la sous-traitance ? Si un certain degré d’externalisation des fonctions de soutien peut se concevoir en temps de paix, il n’en va pas de même lors d’opérations militaires ! L'emploi de personnels civils et le recours à des services privés me paraissent dans ce cas beaucoup plus difficiles. En effet, je vois mal les cuisiniers de tel grand groupe de restauration ou les ingénieurs de telle grande société d’armement être mobilisés dans le cadre d’opérations extérieures. La crédibilité d'une armée repose sur son indépendance et son autonomie : si, historiquement, nos forces armées, dans toutes leurs fonctions et dans toutes leurs compétences, sont soumises à un statut particulier fondé notamment sur l’obéissance et la disponibilité, c’est précisément pour cette raison.

Au final, les apparences sont maintenues. Les objectifs du Livre blanc sont ambitieux, le discours est volontariste, mais leur traduction budgétaire peu réaliste. La commission de la défense, consciente des aléas pesant sur ce projet de loi de programmation militaire, a déposé des amendements visant à abonder le budget des armées si les recettes devaient ne pas être au rendez-vous et les dépenses être supérieures aux prévisions : c’est l’aveu même que l’on ne peut guère accorder de crédibilité à cette programmation. En outre, si ces amendements expriment la volonté politique de préserver notre indépendance nationale, les mesures qu’ils prévoient ne sont pas pour autant financées. Les prévisions de croissance n’autorisent pas à penser qu’il y ait de ce côté beaucoup de marges de manœuvre pour abonder à l’avenir, s’il en était besoin, le budget de la défense.

Le gouvernement précédent avait certes réduit fortement les effectifs de nos armées. C’était un choix assumé, que vous aviez contesté à l’époque, notamment en termes de suppression d’unités, mais cet effort s’inscrivait dans une politique générale de réduction des coûts demandée à l’ensemble des ministères. Aujourd’hui, vous faites le choix, dans le même temps, de supprimer 23 500 postes supplémentaires dans les armées et d’en créer 60 000 dans l’éducation nationale. Je persiste à penser que la défense méritait des efforts mieux partagés.

En juin 2012, alors que vous preniez vos fonctions, je vous avais interrogé au conseil régional de Bretagne, que vous présidiez encore, sur le maintien des effectifs militaires. Vous m’aviez répondu en ces termes : « Je n’ai pas l’intention de bouger de la ligne de respect de la programmation militaire qui prévoit la suppression de 54 923 emplois, et c’est la ligne que je tiens et pas une autre. Donc ne revenez pas avec cette vieille lune : on renfloue l’éducation en postes au détriment de la défense. » Je vous laisse, mes chers collègues, apprécier le décalage entre ces propos tenus voilà seize mois – pas de suppressions de postes supplémentaires – et les actes d’aujourd’hui !

Mais au fond, l’essentiel n’est sans doute pas là. Vous cherchez, monsieur le ministre – et vous êtes dans votre rôle –, à nous démontrer que, à défaut d’être bonne, cette programmation est un moindre mal et que l’essentiel est préservé. Cependant, vous le savez mieux que quiconque, dans cette affaire, ce n’est pas tant nous, les parlementaires, qu’il faut convaincre, que nos partenaires ou la communauté internationale. La France a perdu de son influence au G20, mais il lui reste une crédibilité en tant que membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. Je crains que les experts et les observateurs n’aient une lecture du texte moins optimiste que la vôtre, monsieur le ministre, et qu’ils ne constatent que nos programmes prennent du retard, qu’ils sont revus à la baisse et que nos capacités d’intervention et de projection s’affaiblissent. Ils savent qu’avec un effort de défense qui passera sous la barre de 1,5 % du PIB, l’avenir de notre armée n’est plus assuré. À l’image de ces prévisions budgétaires, notre parole risque d’être peu crédible. L’épisode syrien, de ce point de vue, est révélateur, et l’épisode centrafricain semble marquer une confirmation. (M. Jeanny Lorgeoux proteste.)

C’est pourquoi, monsieur le ministre, à regret, une grande majorité des membres de l’UMP ne votera pas ce projet de loi de programmation militaire, constatant son insincérité. La volonté affichée d’indépendance de la France ne peut souffrir tant d’aléas ! (Applaudissements sur les travées de l'UMP.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Marie Bockel.

M. Jean-Marie Bockel. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, force est de le constater, la contrainte budgétaire constitue la colonne vertébrale du présent projet de loi de programmation militaire.

Dans ce contexte, la préservation d’une enveloppe de 31,5 milliards d’euros pour la défense pour les trois prochaines années devrait permettre d’éviter le pire, à savoir le déclassement de notre outil de défense, conformément aux appels lancés depuis plusieurs mois par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat.

Ce projet de loi de programmation militaire n’apaise pas, pour autant, l’ensemble de nos inquiétudes. Je souhaite revenir sur certaines d’entre elles.

Tout d’abord, nous nous interrogeons, monsieur le ministre, sur l’équilibre budgétaire de ce texte. Est-il réellement tenable sur la période de programmation ? Ce serait d’ailleurs une première dans l’histoire des lois de programmation militaire…

Les chiffres sont connus de tous. Les ressources programmées sur la période 2014-2019 s’élèveront pour la mission Défense à 190 milliards d’euros courants, dont 183,9 milliards d’euros de crédits budgétaires et 6,1 milliards d’euros de ressources exceptionnelles. Or ces ressources exceptionnelles, issues de la cession de bandes hertziennes et de biens immobiliers, seront-elles au rendez-vous ?

Au regard des difficultés rencontrées par la politique immobilière de l’État, est-il prudent de faire reposer l’équilibre de ce projet de loi de programmation militaire sur près de 6 milliards d’euros de recettes immobilières, d’autant que l’introduction d’un dispositif dérogatoire permettant la cession accélérée des immeubles du ministère ne pourra que partiellement faciliter ce bouclage budgétaire ?

La réduction des effectifs est une autre clé arithmétique du projet de loi de programmation militaire. Selon ce dernier, les réductions nettes d’effectifs s’élèveront entre 2014 et 2019 à plus de 33 000 postes équivalents temps plein. Les postes de soutien seront les premiers affectés par ces réductions, mais nous savons que les forces opérationnelles seront également touchées.

Cela m’amène à la question centrale du format de nos troupes. La France pourra-t-elle maintenir, avec ces réductions significatives d’effectifs, sa capacité de projection et de rayonnement ?

Nul doute que la capacité de projection de nos armées demeure un formidable outil d’influence au service de notre diplomatie, comme en témoigne l’opération Serval. Cette capacité ne restera cependant pertinente que si elle est dotée de moyens suffisants. Selon le Livre blanc, la France doit être en mesure de déployer entre 15 000 et 20 000 hommes en opérations extérieures afin de protéger ses ressortissants, de défendre ses intérêts et d’honorer ses engagements internationaux.

Monsieur le ministre, les militaires de haut rang que nous avons entendus en commission nous ont assuré que, dans quelques années, la France serait toujours en mesure d’intervenir comme elle l’a fait au Mali. Mais pourra-t-elle faire davantage, le cas échéant, dans un contexte international des plus incertains ?

Avec un contingent réduit, pourrons-nous encore assumer toutes nos responsabilités ? Le malaise est particulièrement présent au sein de l’armée de terre, qui a déjà subi de plein fouet les réformes précédentes, assorties de réductions d’effectifs massives. Les récentes interventions extérieures ont pourtant prouvé que les troupes terrestres restaient une composante indispensable de notre dispositif opérationnel.

Quid également de l’avenir de nos forces pré-positionnées, notamment sur le continent africain ? Nous travaillons actuellement, au sein de la commission des affaires étrangères, sur la présence de la France en Afrique aujourd'hui et nous n’évacuons évidemment pas cet aspect des choses. L’utilité de ces forces a clairement été validée lors de l’opération au Mali, avec le dispositif Sabre. Compte tenu des menaces qui persistent dans la zone sahélo-saharienne, la Corne de l’Afrique ou le golfe de Guinée et qui affectent directement la sécurité européenne, elles sont bien des points d’appui essentiels, qu’il convient de conforter tout en les adaptant aux nouveaux théâtres d’opérations.

Plus généralement, cette réduction du format de nos armées appelle une relance concrète de la défense européenne, notamment au travers d’une mutualisation de nos moyens. C’est dans cet esprit que je présenterai tout à l’heure un amendement relatif à la brigade franco-allemande, la BFA. Si elle reste un symbole fort de la réconciliation franco-allemande, la BFA dispose de réelles capacités de combat, qu’il faudrait mobiliser via une doctrine d’emploi renouvelée. Je sais qu’il s’agit là aussi d’une question difficile, mais la période de choix que nous vivons peut être l’occasion de redéfinir pour de bon, avec nos partenaires allemands, les missions et la capacité opérationnelle de la BFA, y compris sur les théâtres extérieurs, plutôt que de la condamner à disparaître silencieusement.

Autre point important, la pérennité et la compétitivité de notre industrie de défense seront-elles assurées au travers de ce projet de loi de programmation ?

L’industrie de défense n’est pas une industrie comme les autres. Elle est garante de notre indépendance stratégique et constitue le pilier essentiel de notre politique de défense. Elle est également porteuse d’emplois et contribue au dynamisme de notre économie.

Si le projet de loi de programmation militaire maintient les grands programmes d’équipement des forces armées – FREMM, Barracuda, Scorpion, etc. –, la baisse du volume des commandes et la réduction du rythme de livraison vont nécessairement impliquer la prolongation de la durée de vie des équipements existants. Le glissement des programmes aura des conséquences sur les industriels et les sous-traitants, alors que les PME de la filière défense emploient près de 20 000 personnes.

Afin d’élargir les débouchés, le développement des contrats d’exportation doit devenir un objectif majeur, aussi bien pour les grands groupes que pour les nombreuses PME innovantes du secteur. Sur ce point, nous ne doutons pas, monsieur le ministre, de votre implication et de votre disponibilité pour accompagner les industriels du secteur, tout en leur apportant le soutien politique indispensable.

Permettez-moi, à ce stade, de revenir brièvement sur la dimension stratégique. De quelle manière appréhendons-nous, avec ce projet de loi, l’horizon stratégique immédiat et à venir ? Trois aspects retiennent mon attention.

Tout d’abord, la dissuasion nucléaire est réaffirmée comme protection ultime de notre pays contre des agressions visant nos intérêts vitaux. Au-delà des critiques dont elle peut faire l’objet, force est de constater que la dissuasion nucléaire, maintenue à un niveau de stricte suffisance, constitue un outil d’influence majeur.

M. Gérard Larcher. Très bien !

M. Jean-Marie Bockel. Je sais que ce point fait débat, y compris dans la majorité, en particulier à la suite de la position prise par un ancien ministre de la défense. Au sein de la commission des affaires étrangères du Sénat, nous sommes en tout cas nombreux à penser que la crédibilité de la dissuasion nucléaire repose sur le maintien des deux composantes de celle-ci. (M. Gérard Larcher approuve.)

Ensuite, le développement d’une capacité de connaissance et d’anticipation est érigé en priorité, ce que j’approuve. Les récentes opérations extérieures ont en effet démontré notre manque de moyens en matière de renseignement. Le chapitre II du projet de loi confère au renseignement de nouveaux moyens juridiques, tout en renforçant le contrôle du Parlement. Ce point fait débat ; essayons d’aboutir à la meilleure solution possible.

Enfin, je tiens à saluer les dispositions du projet de loi de programmation militaire en matière de cyberdéfense. Le texte prévoit ainsi un renforcement des moyens d’action de l’État au travers de l’ANSSI, l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information. Au sein de la commission, Jacques Berthou et moi-même avons réalisé un travail de fond sur la dimension européenne de cette problématique. Il a contribué, me semble-t-il, à nourrir la réflexion en amont du Livre blanc.

En cas d’attaque informatique grave « portant atteinte au potentiel de guerre ou économique, à la sécurité ou à la survie de la nation », l’ANSSI pourra surveiller et éventuellement neutraliser l’attaquant. Voilà une avancée utile en matière de capacité offensive dissuasive.

Le projet de loi vise également à renforcer les obligations des opérateurs d’importance vitale en matière de protection de leurs systèmes d’information, y compris l’obligation de déclaration d’incident, conformément aux recommandations que nous avons émises dans le rapport d’information. Je n’insisterai pas davantage sur ces aspects assez techniques, mais ô combien importants à un moment où la cybersécurité devient un sujet majeur, comme l’actualité de ce jour le prouve encore.

Pour conclure, ce projet de loi de programmation militaire donne-t-il à la France les moyens nécessaires pour tenir son rang de puissance en Europe et sur la scène internationale ?

Jamais, dans l’histoire récente, la notion de puissance n’avait connu de bouleversements aussi rapides et profonds. Alors que les pays « émergents » deviennent des acteurs incontournables, l’irruption des technologies de l’information et de la communication continue d’éroder le monopole des États, bouleversant les rapports de force. La notion de puissance recouvre désormais un mélange subtil de capacités militaires, d’outils diplomatiques et de soft power affirmé…

Au sein de cette nouvelle géopolitique, la France a indéniablement des atouts à faire valoir. C’est bien le parti pris qui sous-tend le refus du déclassement manifesté par ce projet de loi de programmation militaire, malgré les contraintes de l’exercice. Même si certaines inquiétudes demeurent, je tiens à saluer vos efforts et votre détermination, monsieur le ministre, qui permettent aujourd’hui à notre défense de se maintenir à un niveau crédible et acceptable.

Les collègues qui ont participé à l’assemblée parlementaire de l’OTAN, voilà quelques jours, ont pu mesurer, notamment à l’occasion de l’intervention du général de Saint-Quentin, combien la voix de la France est écoutée, grâce à cette capacité de défense.

Je tiens également à saluer les travaux de notre commission, ainsi que l’implication de son président, qui ont contribué à l’amélioration du texte dans un climat de dialogue et d’exigence.

La majorité du groupe UDI-UC votera ce projet de loi de programmation militaire ; certains de ses membres voteront contre ou s’abstiendront. Nous n’en serons pas moins des partenaires vigilants au cours de l’exécution de la loi de programmation, dans l’intérêt de notre pays, que nous avons tous à cœur. (Applaudissements sur certaines travées de l'UMP et du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à Mme Michelle Demessine.

Mme Michelle Demessine. Monsieur le président, monsieur le ministre, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, ce nouveau projet de loi de programmation militaire pour les années 2014 à 2019 a pour objet la mise en œuvre des grandes orientations de notre politique de défense définies par le dernier Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale.

Lors du débat que nous avions eu ici même sur ce document, notre groupe avait exprimé des désaccords sur certaines conceptions stratégiques.

Nous estimions, essentiellement, que ces grandes orientations ne correspondaient pas à une conception de la défense nationale propre à la fois à protéger les intérêts de notre pays et de son peuple, à appuyer une politique étrangère et d’influence de la France qui permette d’avancer vers un monde plus juste et plus solidaire et à faire progresser de manière multilatérale la paix et le désarmement. Nous avions également relevé qu’il n’y avait pas de différence assez nettement affirmée avec la politique menée par le précédent Président de la République.

À cet égard, sans évoquer maintenant la dissuasion nucléaire – j’y viendrai ultérieurement –, je prendrai deux exemples : la décision de réintégrer pleinement le commandement militaire de l’OTAN et la réorientation stratégique majeure qu’a constitué la création d’une base militaire interarmées à Abou Dhabi.

Le Livre blanc et les choix du Président de la République marquent une continuité dans l’approche de ces deux questions, que les forces de gauche avaient pourtant critiquée ensemble.

Concernant la réintégration des structures de commandement de l’OTAN, les justifications données à l’époque ne sont pourtant toujours pas convaincantes. Il s’agissait alors de renforcer l’influence de la France au sein de l’Alliance atlantique, qui, paraît-il, n’était pas à la hauteur de notre contribution humaine et financière. Or le poids de notre pays dépend, aujourd’hui comme hier, beaucoup plus de sa volonté politique, de ses capacités et de son savoir-faire militaires que de son statut au sein du commandement militaire intégré. Nicolas Sarkozy voulait aussi rassurer nos partenaires européens, en affirmant que nous n’entendions pas concurrencer l’OTAN, et, dans le même temps, leur faire partager l’idée qu’il était nécessaire de faire progresser l’Europe de la défense.

Or le statut spécifique de la France nous permettait d’afficher une réelle autonomie de décision par rapport aux États-Unis et de prouver notre volonté d’élaborer en Europe une politique commune de sécurité et de défense. Rien n’a changé sur ces points, et nous le regrettons.

Depuis, aucune avancée décisive de la politique européenne de sécurité et de défense n’est intervenue sur des questions structurantes comme la création d’un état-major permanent de conduite et de planification des opérations ou celle d’une agence européenne de l’armement dotée d’une réelle autorité.

Le projet de loi de programmation militaire entérine cette réorientation stratégique majeure, avec la caution du Livre blanc.

Il en va de même pour l’autre réorientation stratégique d’importance qu’a constitué l’accord de défense passé en mai 2009 avec les Émirats arabes unis. Cet accord révélait ainsi une dispersion de nos capacités et un redéploiement de certaines d’entre elles pour nous aligner, une nouvelle fois, sur la politique des États-Unis en insérant nos forces au sein de leur dispositif dans cette région.

Sur ces questions éminemment stratégiques, qui conditionnent notre politique de défense, le Président de la République est resté dans la continuité de son prédécesseur.

Nos désaccords persistent, monsieur le ministre, et vous ne serez donc pas étonné que cela ait quelques répercussions sur l’appréciation globale que nous portons sur votre projet de loi de programmation.

Cependant, je voudrais tout d’abord souligner que votre grand mérite et celui de ce projet de loi est de tenter, avec un certain succès, de résoudre une difficile équation : préserver l’essentiel, c’est-à-dire maintenir notre niveau stratégique et notre statut international, en étant capables de tout faire – la dissuasion nucléaire, la protection du territoire et la projection de forces –, avec un budget fortement contraint.

En effet, vous avez réussi, avec le renfort notable des commissions de la défense des deux assemblées, à obtenir des arbitrages permettant la stabilisation du budget de votre ministère à son niveau de 2013 jusqu’en 2016, soit 31,4 milliards d’euros par an. Il y a pourtant un bémol, car cela signifie qu’il reculera en volume sous l’effet de l’inflation. Puis il s’accroîtra légèrement à partir de 2017 pour culminer à 32,51 milliards d’euros en 2019.

Pour une bonne part, l’équilibre budgétaire devrait être assuré par 6,2 milliards d’euros de recettes/ressources exceptionnelles, constituées par des cessions immobilières – l’expérience montre que ce type de recettes est par nature aléatoire –, la mise aux enchères de bandes de fréquences, des projets d’investissements d’avenir et peut-être – mais je souhaiterais que vous m’assuriez du contraire, monsieur le ministre – des nouvelles cessions de participations de l’État dans certaines entreprises.

Il s’agit selon nous d’une ligne rouge à ne pas franchir. De telles cessions constitueraient, à nos yeux, de nouveaux abandons de la maîtrise publique dans un secteur aussi déterminant pour l’indépendance et la souveraineté nationales.

Par ailleurs, si les crédits consacrés à l’investissement et à l’équipement des forces s’élèveront à un peu plus de 17 milliards d’euros par an de 2014 à 2019, il faut relever que cet effort s’opère aussi pour partie au détriment du budget de fonctionnement des armées.

En outre, si le renouvellement des matériels – qui relève des crédits d’équipement – bénéficie du maintien d’un volume de crédits significatifs sur toute la période, votre programmation réduit fortement le rythme de livraison des matériels sur les deux années à venir.

Cela aura des conséquences négatives, sur lesquelles je reviendrai, et aboutira à ce que, en matière d’équipements, notre défense perde la moitié de sa capacité d’action conventionnelle sur la période couverte par les deux dernières lois de programmation.

En revanche, il faut se féliciter que des financements importants soient prévus pour relancer l’entraînement des forces, après une nette diminution depuis plusieurs années.

Votre projet de loi de programmation est volontariste, mais il repose sur un fragile équilibre.

Le travail mené par notre commission, sous la vigoureuse impulsion du président Carrère (Exclamations amusées.), a fort judicieusement concrétisé notre détermination à être vigilants sur le respect impératif de cet équilibre.

À cet effet, nous introduirons dans le texte deux clauses de sauvegarde financière visant l’une à « sécuriser » le texte en matière de ressources exceptionnelles, en prévoyant une compensation intégrale en cas de non-réalisation, l’autre à instaurer un financement interministériel automatique des opérations extérieures au-delà de l’enveloppe annuelle de 450 millions d’euros.

Par ailleurs, nous renforcerons le suivi parlementaire de l’exécution budgétaire en rendant possible un contrôle « sur pièces et sur place » pour les députés et les sénateurs appartenant aux commissions de la défense.

M. Jean-Louis Carrère, rapporteur. C’est très bien !

Mme Michelle Demessine. Néanmoins, malgré ces garde-fous, je m’interroge sur la cohérence entre les moyens prévus dans votre projet de loi et les ambitions stratégiques élevées affichées dans le Livre blanc. Comment tout cela pourra-t-il réellement fonctionner avec un budget dont la stabilité repose en grande partie sur trois choix que je trouve contestables ?

En premier lieu, cette stabilité est notamment assurée au prix de la poursuite d’une diminution drastique des effectifs.

D’ici à 2009, près de 34 000 suppressions de poste interviendront, dont 10 000 avaient été programmées par le gouvernement précédent. De ce point de vue, quelle est la différence avec la politique suivie par ce dernier ?

Au total, entre 2008 et 2019, les armées auront perdu 82 000 emplois, soit un quart de leurs effectifs. Je sais que ce sont, pour l’essentiel, les fonctions de soutien et administrative qui sont affectées, et que vous avez tenté de limiter les coupes pour les forces opérationnelles, qui seront malgré tout amputées d’environ 8 000 hommes. Néanmoins, j’en conviens objectivement, les moyens en hommes et en crédits affectés aux services de renseignement et à la cyberdéfense ont été très sensiblement augmentés.

Je vous ferai tout de même le reproche, monsieur le ministre, de prolonger dans ce domaine la trajectoire dessinée par vos prédécesseurs, fondée sur le dogme de la révision générale des politiques publiques.

Comme cela a été souligné par le rapporteur pour avis de la commission des finances, cette pratique de déflation des effectifs pour faire des économies n’est pourtant même pas toujours probante d’un point de vue comptable : alors que 45 000 postes ont été supprimés, la masse salariale des personnels militaires a augmenté de 5,5 % entre 2008 et 2012.

Les quelque 40 millions d’euros prévus dans votre programmation budgétaire pour financer des mesures d’accompagnement et d’incitation semblent très insuffisants.

Le mécontentement, l’inquiétude, l’amertume des militaires et de leurs familles sont profonds. Ils ont le sentiment de ne pas être suffisamment reconnus pour les difficiles missions qu’ils remplissent, et estiment que l’armée est la seule institution à se réformer autant, tout en contribuant plus que d’autres à l’effort de redressement des comptes publics.

Ces sentiments diffus ne peuvent plus être traités comme ils l’ont été auparavant, sauf à risquer une grave crise au sein de nos armées ; je sais que vous en êtes conscient, monsieur le ministre. Tout en respectant la spécificité militaire, il est urgent de prendre des dispositions novatrices pour repenser le dialogue et la concertation au sein de l’institution. Celle-ci aurait d'ailleurs tout à y gagner

La conjugaison de tous ces éléments ne peut être sans conséquences néfastes sur la cohérence et les capacités de notre outil de défense conventionnel, qui risque d’être affaibli. La disparition d’unités, de bases ou d’établissements a malheureusement toujours de graves incidences sur nos territoires et leurs populations, même si vous nous assurez tenir compte des expériences passées et vouloir agir avec plus de discernement, en favorisant le dialogue. Je connais bien cette situation dans mon département, déjà sinistré par les fermetures d’entreprises, où la fermeture de la base aérienne de Cambrai a été vécue très douloureusement.

Je voudrais, en deuxième lieu, évoquer les effets de votre programmation budgétaire sur les prises de commandes auprès de nos industries d’armement.

Fort judicieusement, vous vous êtes refusé, monsieur le ministre, à interrompre les programmes conduits en coopération européenne, mais la réduction du rythme des livraisons de matériels aura des répercussions négatives sur l’engagement des industriels à produire aux coûts négociés par la Direction générale de l’armement au moment des lancements de programmes. C’est sûrement un effet pervers des économies que vous recherchez.

En effet, devenant moins rentable pour les industriels, chaque équipement livré risque, au total, de coûter plus cher que prévu. Cela peut concerner le Rafale, les avions ravitailleurs ou le nouvel avion gros porteur A 400M, mais aussi les frégates multimissions ou le véhicule de combat d’infanterie.

Cela risque aussi d’affecter notre cohérence capacitaire en ne comblant pas les « trous » existants, par exemple en matière de transport stratégique, d’avions de ravitaillement, de renseignement par drones ou d’armes de destruction des défenses anti-aériennes.

L’allongement des délais de livraison des matériels aura également des répercussions sur l’emploi et le savoir-faire de nos industries de défense.

En termes d’emploi, les industriels, sans doute de façon alarmiste, j’en conviens, et pour justifier le maintien de leurs marges, prévoient la perte de 10 000 emplois directs et d’autant d’emplois induits.

Moins d’équipements pour plus cher, ce sera l’un des paradoxes de cette programmation budgétaire, à moins, monsieur le ministre, que vous ne réussissiez, comme cela a été le cas dernièrement, à remporter quelques marchés à l’exportation.