M. Jean-Pierre Raffarin, président de la mission commune d’information sur l’avenir de l’organisation décentralisée de la République. Monsieur le président, je vous remercie de présider personnellement cette séance de la Haute Assemblée sur ce qui peut être considéré comme le cœur de notre métier.

Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, en effet, la décentralisation a toujours été un grand projet politique pour nous, sénateurs, mais aussi pour tous ceux qui ont la vision d’une République qui doit rester en phase avec le citoyen, proche de lui.

Il s’agit pour nous de réfléchir non pas au pouvoir des élus, mais avant tout à la place du citoyen et à l’efficacité de la décision publique.

L’œuvre de décentralisation qui s’accomplit depuis de nombreuses années vise à rapprocher la décision du citoyen et à faire en sorte que cette proximité soit source de légitimité.

De ce fait, la décentralisation n’est pas un sujet technique, mais une ambition politique dans la République, visant à ce que les pouvoirs soient au plus près du citoyen, lequel apporte ainsi sa part de responsabilité dans le processus de décision.

Depuis la Révolution, à toutes les étapes majeures de l’histoire de notre République – que l’on se souvienne du programme de Nancy ! –, des efforts ont été accomplis pour que les institutions de la France « vivent » au plus près du citoyen. Je pense aussi à la République moderne de Mendès France et à toutes les grandes orientations qui ont pu être engagées : par le général de Gaulle, qui avait perçu l’importance de la dimension régionale, et par tous les présidents de la Ve République qui ont tous, au travers de leur action, œuvré en faveur de la décentralisation, avec plus ou moins d’enthousiasme, il est vrai, mais tous avec l’exigence que nos institutions restent accrochées au terrain et que la proximité soit une valeur de notre République.

Au cours de ces vingt dernières années, des étapes considérables ont été franchies.

L’acte I de la décentralisation a entraîné un changement fondamental, une transformation radicale de l’organisation des pouvoirs dans notre République. Et tous ceux qui, à l’instar des sénateurs, ont l’expérience de la vie territoriale ont pu mesurer combien les responsabilités avaient évolué sur le terrain. Le rôle du préfet a ainsi considérablement changé : alors qu’il décidait de tout, il est devenu un « metteur ensemble ».

Dans le domaine de l’éducation, la situation a aussi été modifiée dès lors que les collèges étaient placés sous la responsabilité des départements et les lycées sous celle des régions. Avec ces nouvelles responsabilités, ce courage assumé, on a vu ainsi se transformer la vie de nos territoires.

L’acte II de la décentralisation a permis de développer un certain nombre d’initiatives et de prolonger, par exemple, l’action des personnels de l’éducation nationale. Ont été transférés non seulement des compétences, mais aussi les moyens de la décentralisation. Et l’on a continué dans cette direction. D’autres étapes importantes ont été franchies. Ainsi notre Haute Assemblée est-elle désormais saisie en premier lieu de tous les textes qui concernent l’organisation territoriale. Le concept de « chef de file » a été créé et des principes nouveaux, repris et développés, ont été introduits dans la Constitution, comme ceux de subsidiarité, à l’article 72, et de libre administration.

Je salue tous ceux qui ont engagé ces réformes, ces grandes étapes de la Ve République. Je pense en particulier, pour ce qui concerne l’acte I de la décentralisation, à notre ancien collègue Pierre Mauroy, qui nous a quittés l’année dernière, et à tous les responsables qui ont agi en ce sens sous l’autorité du Président Mitterrand. Je pense aussi à ceux qui ont mis en œuvre l’acte II sous l’autorité du Président Chirac.

La grande crise de 2008 a marqué un coup d’arrêt dans ce processus. Tous les pays ont alors engagé des programmes de relance – la France, la Chine, le Brésil, les États-Unis… –, lesquels étaient très centralisés. Au sommet de chaque État, les équipes dirigeantes ont pris en main le concept de relance et centralisé la lutte contre la crise. Les cabines centrales du pouvoir ont partout cherché à rassembler les manettes pour agir et se battre.

En France, nous avons été particulièrement zélés puisque nous avons créé un « grand emprunt » pour les investissements d’avenir, mais de manière assez centralisée si on établit une comparaison avec les actions engagées dans le passé par les voies de la contractualisation. Cette vision centrale s’est imposée partout, en vue d’organiser la nécessaire lutte contre la crise.

Cette crise a également rendu nécessaire la rationalisation budgétaire : il a fallu faire des efforts, couper dans les budgets et rendre l’organisation des pouvoirs la moins coûteuse possible. D’aucuns ont alors commencé à dire que les collectivités territoriales n’étaient peut-être pas assez rigoureuses et qu’il fallait chercher là aussi l’argent dont la République avait globalement besoin. À partir de 2008 est apparue l’idée selon laquelle la décentralisation coûtait cher et qu’il valait mieux centraliser pour lutter contre la crise. Le processus de décentralisation, qui avait avancé régulièrement jusqu’alors, a donc quelque peu reculé.

Dans ce contexte, l’acte III de la décentralisation faisait figure de relance, ainsi que nous l’espérions. Mais nous avons vu que ce n’était pas si simple, en raison des difficultés budgétaires, de celles liées à l’organisation, des conservatismes, des solidarités et de tous les mécanismes qui peuvent jouer dans une République. C’est la raison pour laquelle, madame la ministre, vous avez été conduite à présenter plusieurs textes, ce qui a donné l’impression d’une segmentation de la vision, d’une fragmentation de la perspective et d’un projet quelque peu dispersé.

Le Sénat a donc estimé nécessaire d’en revenir à une vision globale de la décentralisation.

Mme Marylise Lebranchu, ministre de la réforme de l'État, de la décentralisation et de la fonction publique. Très bien !

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la mission commune d’information. Sous l’autorité du président Jean-Claude Gaudin, le groupe UMP a donc proposé à notre Haute Assemblée de mener une mission commune d’information en vue de construire la réflexion du Sénat sur les perspectives de la décentralisation.

Pour autant, nous n’avons pas voulu répondre à toutes les questions posées par les différents textes qui nous sont soumis.

Mme Marylise Lebranchu, ministre. Dommage ! (Sourires.)

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la mission commune d’information. Nous avons voulu, au contraire, réfléchir à une perspective à l’horizon 2020-2025, et nous détacher de l’immédiateté pour construire une pensée, une réflexion.

Je tiens à remercier Yves Krattinger, rapporteur de cette mission, ainsi que tous les membres de celle-ci, dont plusieurs sont présents aujourd’hui. Ils ont tous accepté de mettre de côté le débat polémique pour tenter ensemble, non de traiter les problèmes immédiats contenus dans les textes qui nous sont soumis, mais de faire un travail collectif et de dégager des perspectives d’avenir à partir de leur pratique de la décentralisation. Ont participé à ce travail des présidents de conseil général, des responsables de collectivités territoriales, le président Larcher, c’est-à-dire nombre d’hommes d’expérience autour de la même table. Nous avons voulu parler et travailler ensemble, nous avons mené des auditions, nous sommes allés sur le terrain, nous avons veillé à enrichir notre travail d’avis extérieurs.

Nous avons souhaité, surtout, faire sortir du cœur du Sénat les idées d’hommes d’expérience élus au Sénat.

Nous avons finalement pu dégager des consensus et, quelquefois, mener des débats différents de ceux auxquels nous a habitués la vie politique. Car étaient en cause ici les sensibilités territoriales et les expériences du terrain, qui varient selon que nous sommes urbains ou ruraux, que nous avons une vision départementale ou régionale.

Nous avons ainsi constaté qu’il y avait d’autres arbitrages que ceux de la vie politique classique. Dans ce contexte, la mission d’information a voulu mener une démarche de sagesse afin de proposer une réflexion stratégique, fondée sur le principe de base suivant : notre République a besoin, à la fois, d’unité et de diversité.

Il faut, évidemment, reconnaître la diversité de la République. Ainsi, pourquoi vouloir traiter systématiquement le dossier du travail du dimanche de la même façon dans tous les territoires ? Nous avons une grande diversité ; tenons-en compte !

Pour autant, en tant que républicains, nous voulons une République rassemblée et unique. Il nous faut donc choisir l’unité, tout en acceptant la diversité. La question est difficile ! Cela signifie, comme le disait le rapporteur, que nous ne voulons pas d’une France « en dentelle », qui connaîtrait une règle par territoire. Nous voulons, certes, une règle « pour le territoire », mais à condition que celle-ci s’applique de manière nuancée, sensible, en fonction des caractéristiques spécifiques du terrain.

Nous voulons que la diversité française soit non pas niée, mais reconnue. En aucun cas nous ne remettons en cause les valeurs de la République ! Naturellement, il est difficile de concilier ces deux impératifs d’unité et de diversité, mais c’est notre devoir. C’est ce que nous avons fait en souscrivant au « triptyque » que le rapporteur nous a proposé : responsabilité, efficacité et réactivité. En effet, il nous arrive très souvent de devoir traiter des sujets dans l’urgence. C’est alors la réactivité qui fait la qualité de la réponse : plus la décision est rapide et proche, plus elle est efficace.

Forte de ces objectifs, notre mission a formulé une dizaine de propositions, que le rapporteur développera. Je souhaite pour ma part, mes chers collègues, insister sur trois idées qui me paraissent fondamentales.

Tout d’abord, il nous faut rassurer de façon claire tous ceux qui se battent pour nos concitoyens au niveau communal.

Très souvent, au cours de réunions, des maires nous interpellent, car ils craignent la suppression de l’échelon communal. Or nous réalisons combien nous avons besoin de cet espace premier de la République et de ces militants de la première ligne qui incarnent la République aux yeux de nos concitoyens.

Certes, j’ai beaucoup de respect pour les présidents de conseil général (Marques de satisfaction sur plusieurs travées de l’UMP.), de conseil régional (Mêmes mouvements.), pour tous ceux qui assument de hautes responsabilités. Mais je ne suis pas certain que nos concitoyens sachent quelles responsabilités ils assument vraiment.

M. Philippe Dallier. C’est sûr !

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la mission commune d’information. En revanche, les maires, qu’ils gèrent une très grande ville, aussi puissante que Marseille, par exemple, ou une plus petite commune, incarnent la République.

Eux seuls permettent à nos concitoyens de rester en contact avec la République ! C’est un point fondamental de notre approche.

On entend dire, çà et là, qu’il faut supprimer un certain nombre de communes. Il est vrai que certaines sont microscopiques ; ce sont des cas dont on peut discuter. Mais, d’une façon générale, une commune qui compte plusieurs centaines d’habitants doit pouvoir exister !

Pour avoir assumé quelques responsabilités dans notre République, je ne suis pas certain que les services rendus par celle-ci soient aussi bon marché que ceux qui sont fournis par les élus locaux. (Applaudissements sur les travées de l'UMP. – M. Hervé Marseille applaudit également.)

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la mission commune d’information. Il suffit de constater combien on a besoin de ces élus en certaines circonstances ! On leur confie même des responsabilités quand une circulaire est difficile…

J’y insiste, on a bien besoin, en toutes circonstances, d’élus qui assument les responsabilités ! Cela signifie aussi qu’il faut jouer la carte de l’intercommunalité et ne pas laisser les petites communes isolées.

Oui à la commune, mais oui, aussi, à une intercommunalité (Mme Catherine Troendlé opine.), une intercommunalité « coopérative », selon le terme employé par Yves Krattinger. J’avais parlé, pour ma part, d’intercommunalité « collégiale » ; c’est la seule nuance qui nous sépare… Pour autant, je suis très attaché au mouvement coopératif…

M. Bruno Sido. Bien sûr !

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la mission commune d’information. … et j’accepte bien volontiers le principe « un homme, une voix ».

L’idée fondamentale que nous défendons est que la communauté de communes est non pas une hiérarchie avec à son sommet un « super maire » qui impose sa règle aux autres, mais une collégialité, une coopérative au sein de laquelle les uns et les autres discutent ensemble, et rendent une décision collective.

Chers amis, notre Haute Assemblée doit rassurer le pays sur ce point : notre volonté est de faire en sorte que l’intercommunalité existe, mais que le principe en soit collégial.

M. Bruno Sido. Très bien !

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la mission commune d’information. Telle est la première idée structurante du rapport.

Seconde idée structurante : notre pays a besoin d’équilibre. Comme toute la société, les territoires sont soumis à des tensions, qui créent des inégalités. Dans ce contexte, il est nécessaire que nous disposions d’espaces où s’instaure une solidarité entre territoires différents.

Et on voit bien que, dans une société qui est de plus en plus urbaine, dans une société où la « pensée urbaine » devient de plus en plus dominante, il faut porter une attention forte, puissante, généreuse à la ruralité et considérer cette dernière dans le mouvement global de la société. Sinon, les inégalités, les distorsions ne feront que s’aggraver.

Or, mes chers collègues, dans quel espace est-on attentif à la ruralité, dans quel espace veille-t-on d'abord aux équilibres ? Dans l’espace départemental !

MM. Éric Doligé et Alain Fouché. Eh oui !

M. Bruno Sido. Très bien !

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la mission commune d’information. Défendre la ruralité aujourd'hui et, au-delà, défendre l’équilibre, c’est défendre un espace dans lequel l’équilibre a du sens.

Pour des raisons diverses et multiples, je pense aux scrutins électoraux (Ah ! sur plusieurs travées de l’UMP.), sur lesquels il y a beaucoup de choses à dire.

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la mission commune d’information. En tout état de cause, il est clair que, tant que les régions seront élues à la proportionnelle telle qu’elle existe aujourd'hui, ce sont les zones urbaines qui feront la vie régionale.

Un sénateur du groupe UMP. Eh oui !

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la mission commune d’information. De ce point de vue, l’espace départemental est le plus approprié, y compris avec le nouveau scrutin,…

M. Albéric de Montgolfier. Scrutin scandaleux !

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la mission commune d’information. … même si l’on peut discuter des découpages. C’est en faisant en sorte que le rural et l’urbain disposent d’une représentation équilibrée au sein d’un même espace politique – le département – que l’on pourra être le plus attentif possible à l’égalité des chances territoriale.

Par conséquent, nous disons à tous ceux qui, dans un souci de simplification, déclarent qu’il serait facile et profitable de supprimer le département : faites attention car, en croyant supprimer une structure, vous supprimez une force d’équilibre et, par là même, vous créerez le déséquilibre. (Applaudissements sur de nombreuses travées de l'UMP.)

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la mission commune d’information. Au demeurant, mes chers collègues, cette observation concerne tous les partis politiques…

Un sénateur du groupe UMP. Absolument !

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la mission commune d’information. … y compris le mien, dont beaucoup de membres défendront la suppression de l’échelon départemental.

Pour ma part, je considère que la République a besoin d’équilibre et que le département est cette force d’équilibre.

Bien sûr, les collectivités territoriales doivent faire des économies :…

M. Albéric de Montgolfier. Nous les avons proposées ; cela a été refusé !

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la mission commune d’information. … le contraire ne serait pas compréhensible, alors que l’État chasse la dépense publique, fait des efforts et que des efforts encore plus importants nous sont annoncés.

Bien conscients qu’il faut participer à cet effort national, nous proposons des économies.

L’une d’entre elles, pour nous très importante, consiste à supprimer tous les doublons de la décentralisation. (Marques d’approbation sur plusieurs travées de l’UMP.)

Mme Catherine Troendlé et M. Bruno Sido. Très bien !

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la mission commune d’information. Dieu sait s’il y en a ! On ajoute des politiques touristiques à des politiques touristiques, des politiques artisanales à des politiques artisanales, des compétences à des compétences…

Sur ce point, notre idée est toute simple.

Madame la ministre, pourquoi y a-t-il autant de doublons ?

Mme Marylise Lebranchu, ministre. Parce que le Sénat l’a voulu !

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la mission commune d’information. Parce que les niveaux de collectivités se font concurrence !

Mme Marylise Lebranchu, ministre. Oui !

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la mission commune d’information. Parce que, quelquefois, les départements jouent à la région, et les régions aux départements ! (Marques d’approbation sur les travées de l'UMP.) Parce qu’il y a une « cantonalisation » de l’action régionale !

M. Éric Doligé. Il ne fallait pas rétablir la clause de compétence générale !

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la mission commune d’information. Ressemblant de plus en plus à une somme de cantons, la région vient rivaliser avec le département sur le terrain de ce dernier. Certes, il peut aussi arriver que le département rivalise avec la région mais, des deux collectivités, il n’y a que la région qui puisse s’imposer sur les terres de l’autre !

M. Alain Fouché. Absolument !

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la mission commune d’information. Par conséquent, pour éviter les doublons, il ne suffit pas de répartir les compétences : une collectivité trouvera toujours les moyens de sortir de la compétence qui lui a été confiée.

M. Bruno Sido. Bien sûr !

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la mission commune d’information. Pour éviter les doublons, il faut donner aux départements et aux régions des espaces qui ne sont ni équivalents ni comparables. (M. Éric Doligé opine.)

M. Alain Fouché. Très bien !

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la mission commune d’information. C’est pourquoi nous défendons l’idée de grandes régions.

Au fond, bien des régions françaises, que ce soit la Bourgogne, la Franche-Comté, la Champagne-Ardenne, ou encore la belle et grande Poitou-Charentes (Sourires.), sont un quatrième ou un cinquième département. Elles sont souvent dotées d’un budget inférieur à celui du département le plus important…

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la mission commune d’information. … et sont en train de développer des politiques qui concurrencent celles du département.

M. Bruno Sido. Absolument !

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la mission commune d’information. Dès lors, changeons leur taille !

Mme Cécile Cukierman. Ce n’est pas une question de taille ! C’est une question de politique !

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la mission commune d’information. Donnons-leur la taille de plusieurs régions, donnons-leur une taille européenne ! Elles pourront alors s’occuper des grandes infrastructures de communication dont on a besoin, comme le TGV. Que les régions s’occupent des universités, de recherche, d’innovation ! Qu’elles deviennent partenaires de la Banque publique d’investissement, pour faire du haut de bilan avec nos PME ! Qu’elles définissent la stratégie économique, la stratégie d’avenir ! En somme, qu’elles se chargent de la puissance, et qu’elles laissent la proximité au département. En effet, ces deux dimensions doivent être séparées.

Telle est la vision que nous avons défendue dans le rapport issu de notre travail commun, même si chacun pourra y apporter des nuances.

Madame la ministre, il y a, au fond, dans l’action publique, deux fonctions très importantes : la proximité et la puissance. Il faut l’une et l’autre : sans puissance, on manque d’efficacité mais, sans proximité, on manque d’efficacité démocratique. La proximité revient au département, via la cohésion, sociale et territoriale. La puissance revient à la région. Pour cela, ces deux collectivités exercent des métiers différents, avec des structures différentes.

M. Bruno Sido. Bravo ! C’est très cohérent !

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la mission commune d’information. J’aborderai quelques autres idées, que le rapporteur développera dans son intervention.

J’aime bien la proposition de notre rapport sur le Grand Paris. Au fond, cette proposition peut recevoir une application un peu plus large : il s’agit de faire gérer le département par l’éventuelle grande métropole qu’il comporte, afin de dégager une forme de cohérence. À titre personnel, je suis plutôt favorable à une telle idée.

Mme Marylise Lebranchu, ministre. Moi aussi !

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la mission commune d’information. Si une responsabilité peut être assumée par un seul acteur, je suis pour une telle simplification ! À cet égard, ce qu’a dit Philippe Dallier, dans le cadre des travaux de notre mission commune, sur le Grand Paris m’a paru très juste.

Nous avons engagé une réflexion sur le non-cumul des mandats. Madame la ministre, au sein de notre groupe, nous ne sommes pas fanatiques de cette proposition ! Au reste, j’ai cru comprendre que cette dernière suscitait aussi quelques réserves chez nos collègues socialistes…

M. Bruno Sido. C’est le moins que l’on puisse dire !

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la mission commune d’information. En tout cas, s’il advenait un jour que les parlementaires n’aient qu’un mandat, il faudrait tout de même prévoir leur place dans la décentralisation. Sinon, le préfet pourra-t-il distribuer la dotation d’équipement des territoires ruraux, votée par les parlementaires, sans l’avis de ces derniers ?

M. Bruno Sido. Très bien !

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la mission commune d’information. Une réflexion devra être menée à ce sujet. En effet, mettre les parlementaires en dehors des processus de décentralisation marginalisera la représentation nationale, ce qui n’est évidemment pas bon pour notre République…

Plusieurs sénateurs du groupe UMP. Exactement !

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la mission commune d’information. Notre rapport comporte aussi des propositions très constructives, comme l’instruction unique, sujet dont Yves Krattinger parlera avec plus de compétence que moi.

Dans ce souci d’unité et de diversité, l’idée d’avoir des lois-cadres territoriales dans lesquelles on laisse une place au pouvoir réglementaire local est très importante.

Mme Marylise Lebranchu, ministre. Nous sommes d’accord !

M. Jean-Pierre Raffarin, président de la mission commune d’information. Cela permettrait d’adapter à la territorialité l’application d’un certain nombre de textes.

Des évolutions de ce type sont tout à fait possibles. En effet, il n’est pas nécessaire que l’on applique partout la même réglementation, que le Limousin soit systématiquement traité comme Rhône-Alpes ou que l’alignement, soit sur le plus fort, soit sur le plus fragile, débouche sur une assimilation. Cette capacité d’avoir un pouvoir d’application réglementaire différencié pourrait être très utile.

Pour terminer, madame la ministre, je sais d’expérience que tous les gouvernements apprécient que notre Haute Assemblée, pleine de compétence et de sagesse, puisse suivre leurs orientations politiques et, au fond, marche derrière eux. Avec cette mission, monsieur le président, madame la ministre, c’est le Sénat qui a souhaité marcher devant le Gouvernement ! (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'UDI-UC, ainsi que sur de nombreuses travées du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à M. le rapporteur.

M. Yves Krattinger, rapporteur de la mission commune d’information sur l’avenir de l’organisation décentralisée de la République. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je veux d'abord remercier Jean-Pierre Raffarin, président de la mission commune d’information, pour l’excellence de la relation qu’il a bien voulu entretenir avec votre rapporteur pendant toute la durée de nos travaux et à l’occasion de nos déplacements.

Je salue les membres de la mission pour la qualité et le caractère très apaisé de nos échanges, en dehors des joutes politiques traditionnelles.

Je veux dire aussi que le rapport d’information issu de nos travaux, Des territoires responsables pour une République efficace, s’inscrit dans la réflexion entretenue par le Sénat sur la décentralisation et sur l’évolution de l’action publique en réponse aux attentes de nos concitoyens et visant à la satisfaction de besoins qui évoluent en permanence aujourd'hui.

Les modes de vie de nos concitoyens changent, la France change, le monde change. Mais la France institutionnelle a-t-elle assez changé ? Force est de constater que la physionomie des pouvoirs publics et les pratiques de l’administration n’ont pas su s’adapter suffisamment et assez vite aux évolutions technologiques et sociétales.

Nous agissons toujours sous la contrainte et n’anticipons pas souvent. Nos organisations apparaissent confuses, lourdes, lentes, inertes et peu réactives.

Notre organisation politique et administrative est construite sur le modèle d’une France presque immobile, où la population vivrait, travaillerait et voterait au même endroit et où les territoires seraient égaux entre eux. Ce n’est plus vrai, et depuis longtemps.

M. Yves Krattinger, rapporteur de la mission commune d’information. Quand on imagine une organisation territoriale optimale, la tentation est évidemment forte, sur le papier, de préparer la copie comme si l’on partait de zéro, comme s’il n’y avait rien eu auparavant. Au reste, tous ceux qui envisagent de supprimer tel ou tel élément du dispositif ne font rien d’autre ! Or, depuis quarante ans qu’ils en parlent, ils n’ont toujours rien supprimé…

M. Jean-Claude Carle. C’est vrai !

M. Yves Krattinger, rapporteur de la mission commune d’information. Pour notre part, nous vous proposons d’opter pour un nouveau mode de raisonnement et, plutôt que de tout changer, de faire en sorte que ça marche. (Très bien ! sur plusieurs travées de l'UMP.)

Un sénateur du groupe socialiste. Bravo !

M. Yves Krattinger, rapporteur de la mission commune d’information. Imaginons que nous sommes en 2015, que la révolution vient de se produire et qu’il nous appartient de construire les communes, les départements et les régions du XIXe siècle. Bien évidemment, rien ne serait découpé comme aujourd'hui, ou si peu ! Les approches ne seraient pas celles de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle.

En effet, la ruralité a changé, les villes ont extrêmement changé, la relation ville-campagne a changé, les déplacements sont facilités – ils n’ont rien à voir avec ceux d’autrefois –, les échanges sont infiniment plus nombreux et énormément de nouveaux services se sont développés. Les territoires ont changé : certains se sont densifiés, d’autres se sont dépeuplés. Les modes de vie ne sont plus du tout les mêmes.

Si l’on décidait aujourd’hui d’une organisation politique et administrative pour la France, on le ferait bien évidemment en tenant compte des modes de vie d’aujourd'hui, des besoins d’aujourd'hui, des déplacements d’aujourd'hui, de la répartition de la population d’aujourd'hui ainsi que des avancées technologiques d’aujourd’hui.

Mais, demain, après-demain, cette organisation vieillirait elle aussi (Mme Catherine Troendlé opine.) et deviendrait progressivement obsolète par rapport à de nouvelles réalités qui, à leur tour, verraient le jour.

Parmi les universitaires, les spécialistes de comptabilité publique ou de droit public que nous avons rencontrés, pas un seul de nos interlocuteurs ne nous a recommandé de procéder par un redécoupage et une réorganisation générale. Tous nous en ont même dissuadés, en soulignant que le temps que nous consacrerions à cet effort serait perdu et que l’on ne pourrait aboutir qu’à un échec parce que vouloir tout bousculer, c’est engager des conflits avec tout le monde et, finalement, ne rien faire.

En revanche, chacun d’eux nous a recommandé de « faire mieux fonctionner le système existant », de le rendre plus performant, de chercher à définir clairement les responsabilités et de trouver les moyens de l’efficacité et de la réactivité.

Je citerai deux universitaires, Laurent Davezies et Hervé Le Bras, que nous avons auditionnés – la phrase est courte, mais elle est importante – : « Nous avons besoin d’une représentation dynamique des territoires : ce ne sont plus des territoires où les gens habitent, mais où ils circulent. » Tout est là !

J’imagine d'ailleurs, personnellement, que l’ouragan des évolutions technologiques actuelles, avec l'envahissement du numérique, est susceptible de submerger rapidement notre organisation actuelle.

M. Jean-Claude Carle. C’est vrai !

M. Yves Krattinger, rapporteur de la mission commune d’information. Déjà, 85 % des écrans et des claviers numériques sont entre les mains de ceux que j’appellerai « les citoyens de la planète terre ». Ce chiffre sera très largement dépassé dès les prochaines années. La maîtrise des données, jusqu’à présent réservée aux organisations étatiques, aux institutions publiques, est en passe de leur échapper, de nous échapper.

M. Bruno Sido. Exact !

M. Yves Krattinger, rapporteur de la mission commune d’information. Le pouvoir se trouvera dorénavant de plus en plus entre les mains des citoyens et de moins en moins du côté des organisations. Face à ces évolutions extrêmement rapides, nous devons dans l’urgence inventer un nouveau logiciel territorial qui soit à la fois efficace, responsable et réactif.

Cette nouvelle mobilité et ces nouveaux modes de fonctionnement des populations exigent de construire une nouvelle relation avec le service public de proximité qui doit s’adapter très vite, et non l’inverse. Nous devons le repenser dans une approche nouvelle de la proximité, intégrant massivement les nouvelles technologies qui permettront à l’État de se moderniser et de construire, voire d'inventer, une nouvelle relation entre le citoyen et le service public.

Il est désormais très urgent de définir autrement l’accessibilité à l’État.

Cette nouvelle mobilité a également une incidence sur le développement des territoires, leur attractivité économique et la vie sociale. Sous cet angle, ils sont très loin d’avoir les mêmes atouts. Nous devons regarder en face ces inégalités de fait et accepter que l’action publique soit adaptée aux spécificités locales, par exemple en matière de pouvoir fiscal et d’administration. Depuis trop longtemps déjà, l’absence d’une réelle action corrective aggrave durablement la fracture territoriale et engendre ce que nous pouvons appeler un « sous-prolétariat territorial ».

La décentralisation doit remédier aux deux maux dont souffre aujourd’hui la République : le manque d’efficacité réelle de l’action publique et la très grande confusion des rôles entre l’État et les collectivités.

Elle doit être un outil de simplification en supprimant rapidement les trop nombreux doublons.

Elle doit aussi permettre de clarifier les missions de chaque échelon territorial. C'est un travail dont découleront naturellement les compétences à chaque niveau de collectivité.

À la région revient la mission d’imaginer, d’écrire et de préparer l’avenir du territoire, des entreprises et des hommes qui y résident. Elle doit être renforcée pour être capable de maîtriser la mondialisation, dans laquelle la France doit entrer au pas de course !

Au département reviennent la cohésion sociale et les solidarités territoriales. Son rôle doit être réaffirmé. Il est un niveau irremplaçable, tout particulièrement dans la ruralité.

À la commune et à l’intercommunalité reviennent le maintien et le renforcement du lien social, ainsi que l’organisation des services publics de proximité immédiate.

L’État doit retrouver et clarifier son rôle de stratège et se recentrer rapidement sur un nombre limité de missions régaliennes. Pour cela, il doit, après trente ans d’inertie et de résistance, accepter enfin de se désengager par la décentralisation.

M. Jean-Claude Carle. Très bien !