M. le président. La parole est à Mme Bernadette Bourzai.

Mme Bernadette Bourzai. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je me félicite de la tenue, sur l’initiative du groupe socialiste, de ce débat sur les négociations du partenariat transatlantique pour le commerce et l’investissement. Le Sénat montre une fois de plus sa pleine implication dans les grands débats portant sur des choix de société et dans la préparation de ces négociations dont les enjeux sont mondiaux et déterminants quant à la place de la France et de l’Europe dans l’économie internationale.

Le Sénat s’est saisi de ce sujet dès l’ouverture des négociations, en février 2013, et s’est exprimé par une résolution sur l’ensemble du mandat de négociation de ce partenariat transatlantique. Il y a rappelé son attachement au multilatéralisme, tout en faisant valoir que celui-ci n’exclut pas la conclusion d’accords bilatéraux plus ambitieux que ceux, décevants, conclus au sein de l’OMC.

Le Sénat estime que la perspective de ce partenariat transatlantique représente une opportunité importante pour l’Union européenne, et qu’un tel accord est susceptible d’insuffler une nouvelle dynamique aux relations transatlantiques et de contribuer à la croissance en développant nos échanges.

L’enjeu est de taille. Je rappelle que les États-Unis sont le premier partenaire de l’Union européenne. À eux deux, l’Union européenne et les États-Unis représentent près de la moitié du produit intérieur brut mondial, 25 % des exportations et 32 % des importations. Les États-Unis sont également le cinquième partenaire commercial de la France et le premier investisseur étranger dans notre pays, avec 88 milliards d’euros investis et 450 000 emplois créés.

Le Sénat a également rappelé les points sur lesquels il entend exercer sa vigilance et les priorités européennes à défendre dans la négociation.

La partie qui se joue est certes difficile, mais je suis convaincue que nous devons être ambitieux et faire preuve de détermination afin de négocier le meilleur accord possible, équilibré et bénéfique, tant pour l’Union européenne que pour la France.

Le débat d’aujourd’hui nous donne l’occasion, madame la ministre, de vous entendre sur l’état d’avancement des négociations alors que s’achève leur phase préliminaire, ainsi que d’évoquer devant vous certaines de nos interrogations, au moment où Européens et Américains s’apprêtent à entrer dans le vif du sujet.

Ces négociations vont porter sur plusieurs secteurs que nous considérons comme très sensibles. Nous mesurons les difficultés que ne manquera pas de poser, par exemple, l’harmonisation des normes et des standards des deux côtés de l’Atlantique, en particulier en ce qui concerne les règles phytosanitaires et environnementales, pour les produits agricoles notamment. Je souhaiterais aborder plus particulièrement ce sujet.

Madame la ministre, je connais votre volonté et votre attachement à la protection des consommateurs et à l’harmonisation par le haut des normes sociales et environnementales. Je salue la position de la France, qui est opposée au mécanisme de règlement des différends entre États et investisseurs. Il importe d’affirmer clairement notre détermination à veiller à éviter un nivellement par le bas de nos législations et à garantir la préservation de nos spécificités.

Je pense en particulier, dans le domaine de la recherche agricole, à la nécessité de maintenir le système du certificat d’obtention végétale pour les semences face au brevetage anglo-saxon, qui tend à le grignoter.

Vous le savez, cette négociation rencontre des points d’achoppement majeurs en matière agricole, qui crispent les relations entre les deux parties : les OGM, l’utilisation des hormones de croissance, la décontamination des carcasses et les fameux poulets chlorés, la viande issue d’animaux clonés ou la protection européenne des dénominations.

L’Europe a des intérêts importants à faire valoir en matière de mesures sanitaires et je tiens, madame la ministre, à saluer ici votre action, qui a permis d’inscrire dans le mandat de négociation la préservation des acquis européens et la non-remise en cause des législations nationales. Nous savons votre détermination à tenir bon sur les préférences collectives, mais nous craignons de voir certaines de ces questions réintroduites dans le champ de l’accord lors des discussions à venir. Pouvez-vous nous réaffirmer l’engagement de la France à être vigilante sur ce point ?

Par ailleurs, nous espérons que le système des indications géographiques sera pleinement reconnu par les États-Unis.

Sous l’impulsion de la France, la reconnaissance des indications géographiques protégées, les IGP, a été inscrite comme un objectif dans le mandat de négociation, et nous avons appris avec satisfaction que l’accord économique et commercial global entre l’Union européenne et le Canada intègre 145 indications géographiques, dont 31 françaises, ce qui va garantir aux producteurs européens de produits agricoles bénéficiant d’indications géographiques une protection sur le marché canadien, où ils n’en bénéficient actuellement d’aucune. C’est un précédent important pour les négociations commerciales multilatérales.

Sur ces sujets, l’Europe doit être ferme et solidaire pour défendre ses valeurs.

Cet accord commercial doit donc nous permettre de renforcer nos positions sur certains marchés et d’en conquérir de nouvelles en décloisonnant le marché américain, qui est très protégé.

Dans le secteur agricole, nous avons un fort potentiel d’exportation de nos produits laitiers – ceux de Normandie ont déjà été évoqués, je citerai pour ma part, au nom du Massif central, le roquefort ! (Sourires.) – et de nos produits transformés, pour lesquels notre balance commerciale avec les États-Unis connaît un excédent croissant. Il en va de même pour nos fruits et légumes, qui, pour le moment, ont trop peu de débouchés sur le marché américain.

La France dispose d’atouts indéniables dans tous ces secteurs, avec des groupes industriels positionnés parmi les leaders mondiaux, mais nous avons aussi des PME extrêmement performantes, pour lesquelles une ouverture durable et réelle de ces marchés doit constituer une nouvelle chance.

Bien entendu, ces avancées ne doivent pas se faire au détriment des secteurs où nos positions sont plus défensives. Je pense en particulier au marché de la viande : nous devons nous attacher à préserver la filière française, déjà très fragilisée, d’une ouverture accrue aux importations.

Nous savons la France vigilante sur ce point, puisqu’elle a demandé la classification en produits sensibles afin d’éviter ce risque et a clairement indiqué que l’accord avec le Canada pour les secteurs des viandes porcine et bovine ne devait pas servir de précédent.

Madame la ministre, nous sommes conscients des difficultés auxquelles vous allez être confrontée, mais nous savons votre détermination à mener à bien la mission qui vous a été confiée, pour que les négociations aboutissent à un partenariat équilibré répondant aux attentes et aux intérêts de tous. Vous pouvez compter sur notre soutien ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste.)

Mme Nicole Bricq, ministre. Merci ! Les intérêts agricoles seront bien défendus !

M. Daniel Raoul. Ceux des fromages en particulier ! (Sourires.)

M. le président. La parole est à Mme Marie-Noëlle Lienemann.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je veux d'abord remercier le groupe socialiste d’avoir pris l’initiative de demander un débat sur ce grand sujet qu’est le projet de traité transatlantique.

Je dois à la franchise de dire d’emblée que je suis personnellement très hostile à la conclusion d’un tel partenariat dans les conditions actuelles et au regard des évolutions passées en matière de libre-échange.

Pour autant, dès lors que la négociation est engagée, je vous interrogerai, madame la ministre, sur des éléments clés de cet accord. Notre collègue Bernadette Bourzai a évoqué des points de vigilance ; pour ma part, je parlerai plutôt de verrous, que la France doit être capable soit de lever, soit de fermer.

Si je ne suis pas favorable à ce traité, c’est parce que, comme on dit dans mon village, « chat échaudé craint l’eau froide ».

Pour être engagée depuis longtemps dans les débats portant sur ces questions, en particulier à l’échelon européen, j’ai l’habitude des promesses mirifiques sur les bénéfices devant résulter de la généralisation du libre-échange, censée régler nos problèmes de chômage, créer de la prospérité partagée entre les nations et permettre d’améliorer notre standard social. Force est de constater que cette mondialisation heureuse n’a pas eu lieu, parce qu’il s’agit en fait d’instaurer le libre-échange sans limites, sans règles, sans contraintes, où les firmes multinationales disposent d’une autonomie de décision et d’un pouvoir que les États ou les groupements d’États ne sont guère en mesure de réguler.

On nous promet que la signature du traité transatlantique permettra 0,5 % de croissance supplémentaire. Ces grandes promesses m’inspirent les quelques observations suivantes.

D'abord, les modèles économétriques qui les fondent sont très contestés par toute une série d’économistes. Surtout, ils sont invalidés par les enseignements du passé. Je vous renvoie à cet égard à l’Acte unique européen, dont la mise en œuvre devait déboucher sur la création de 20 millions d’emplois et le plein emploi à l’horizon 2015 : c’était du bidon ! De même, pour ce qui concerne l’ALENA, on avait annoncé des créations d’emplois aux travailleurs américains, mais les travaux de chercheurs et de l’AFL-CIO, instance qui regroupe les organisations syndicales américaines, font apparaître qu’il y a eu, au contraire, des destructions d’emplois et, surtout, un dumping social conduisant à un affaiblissement des normes sociales et du niveau des salaires dans les pays concernés.

Je ne vois pas par quel miracle il en irait autrement aujourd'hui, car toutes les évolutions actuelles vont dans le même sens ! Par parenthèse, on nous annonce un hypothétique gain de croissance de 0,5 % pour l’Europe : si l’on mettait en œuvre, plutôt qu’une nouvelle étape d’une dérégulation globale, une politique concertée de relance européenne par la consommation intérieure et l’engagement de grands travaux, il est clair que le surcroît de croissance serait nettement supérieur !

Mme Nicole Bricq, ministre. Nous sommes d’accord !

Mme Marie-Noëlle Lienemann. Au demeurant, je ne doute pas, madame la ministre, de votre attachement à la mise en place d’une stratégie de croissance européenne.

Par ailleurs, j’entends des cris d’orfraie contre les normes françaises, qui seraient d’une terrible dureté. Je constate que moins il y a de régulation, plus il y a de normes, souvent inadaptées aux réalités du terrain. De plus, ce sont les mêmes qui dénoncent les normes et qui chantent les louanges de l’Union européenne, alors que 80 % des normes sont issues de directives européennes ! Cela serait risible, si cette situation n’avait des incidences terribles pour notre économie nationale.

Dans cette négociation, quels sont les enjeux essentiels et les verrous pour l’Europe et pour la France ?

Premièrement, j’évoquerai les normes sociales et environnementales. On entend toujours les mêmes discours lénifiants sur la préservation de nos acquis communautaires, mais, concrètement, comment être sûrs que nous ne serons pas contraints, par exemple, d’accepter l’importation de produits OGM ? Comment être sûrs que les normes européennes seront préservées ? Comment être sûrs que toutes les normes de l’Organisation internationale du travail seront bien respectées par l’ensemble des signataires, même si elles ne suffisent d’ailleurs pas, hélas ! à limiter le dumping social ?

Deuxièmement, la désindustrialisation nous menace. Si l’Europe peut tirer globalement de la mise en place du partenariat un certain bénéfice en termes de croissance, la situation sera très différente selon les secteurs industriels et les pays.

D'ailleurs, madame la ministre, si l’étude d’impact de la Commission européenne nous laisse entrevoir le bonheur qui nous attend, elle indique cependant que certains secteurs subiront un choc initial, et d’autres un choc durable. La liste des secteurs concernés permet de mesurer à quel point ces chocs affecteront la France : viande, engrais, bioéthanol, machines électriques, équipements de transport – un domaine où nos positions sont particulièrement fortes –, métallurgie, bois, papier, services d’affaires, communication, services personnels… La Commission européenne indique qu’« il pourrait y avoir des coûts d’ajustement substantiels et prolongés. Il est clair que, même si la main-d’œuvre a la possibilité d’affluer dans les secteurs où la demande augmente, il y aura des secteurs où les pertes d’emplois seront importantes ». Excusez du peu !

La France et, d’une manière générale, les pays du sud de l’Europe seront touchés de plein fouet. En effet, la logique du libéralisme veut que le fort devienne plus fort, le faible plus faible, l’intermédiaire étant écartelé entre les deux. Dans ces conditions, comment allons-nous protéger nos secteurs industriels ? Quelles stratégies défensives allons-nous mettre en œuvre pour parer aux menaces décrites par la Commission européenne elle-même ?

Enfin, plusieurs des orateurs qui m’ont précédée, en particulier Daniel Raoul, ont mis l’accent sur le risque que les intérêts des investisseurs prévalent sur les choix démocratiques.

Madame la ministre, le gouvernement de Lionel Jospin avait refusé l’AMI. Je considère que le gouvernement de Jean-Marc Ayrault doit refuser que les investissements soient inclus dans le champ du partenariat transatlantique. En effet, nous savons d’expérience qu’il arrive souvent que des États soient condamnés à dédommager des firmes multinationales dont l’activité a été affectée par des changements de réglementation, par exemple dans les domaines sanitaire ou foncier. Il me semble donc que nous devrions tout de suite dire à nos partenaires que nous refuserons de ratifier un accord qui prévoirait la mise en place d’un tel mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États.

Mme Nicole Bricq, ministre. Nous l’avons dit !

Mme Marie-Noëlle Lienemann. C’est une question de respect de la souveraineté et de la démocratie : s’agissant du bien commun et des services publics, il appartient aux peuples de décider.

Enfin, je voudrais évoquer le mécanisme de décision : pourquoi cette absence de transparence ? D'ailleurs, nous ne disposons toujours pas du texte de l’accord avec le Canada. Qu’y a-t-il donc à cacher ?

Mme Nicole Bricq, ministre. C’est une question de traduction !

Mme Marie-Noëlle Lienemann. Au Canada, par contre, les provinces et le Parlement ont été informés.

M. André Gattolin. Absolument !

Mme Marie-Noëlle Lienemann. Si l’Union européenne fait le silence, c’est parce que cet accord permet au Canada de gagner des parts de marchés dans des secteurs importants pour notre pays, comme la production porcine, la production bovine ou la sous-traitance automobile.

Je suis favorable à la défense des indications géographiques, mais, en termes d’échanges mondiaux, les produits couverts par celles-ci, tel le roquefort, représentent des cacahuètes par rapport à ce que nous perdons dans les secteurs que je viens de citer ! On nous accorde quelques hochets pour nous faire accepter une dérégulation qui frappera tout particulièrement la France et les pays du sud de l’Europe.

En conclusion, je suis favorable au développement des échanges et du commerce, car il constitue en effet une source d’enrichissement, mais à condition qu’il s’opère dans la justice, l’équité, au travers d’une négociation entre les États ne mettant pas en jeu des pouvoirs supranationaux qui s’imposeraient à la souveraineté populaire.

J’éprouve les plus vives inquiétudes, mais je sais, madame la ministre, votre détermination personnelle à défendre les intérêts de la France et à promouvoir une mondialisation mieux régulée. À défaut de donner un coup de pied dans la fourmilière, comme je le souhaiterais pour ma part, mettons au moins des verrous pour être sûrs que, in fine, nous n’en serons pas réduits à accepter l’inacceptable ! (MM. Michel Billout, Jean-Pierre Chevènement et André Gattolin applaudissent.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Leconte.

M. Jean-Yves Leconte. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je commencerai par saluer les chiffres du commerce extérieur que vous avez annoncés ce matin, madame la ministre. Depuis deux ans, ils sont en amélioration très sensible, malgré un contexte difficile.

Nous sommes aujourd'hui réunis pour débattre du partenariat transatlantique sur le commerce et l’investissement. Cela a déjà été dit : les droits de douane moyens pratiqués par l’Union européenne et les États-Unis ne sont que de quelques pour-cent. Le véritable sujet, c’est donc les barrières non tarifaires, les marchés publics, les normes, en particulier techniques, sanitaires, environnementales et sociales.

Avant d’entrer davantage dans le détail, je rappellerai que l’Union européenne représente 30 % du PIB mondial, les États-Unis à peu près 23 %, le Japon et la Chine environ 8 % chacun. Le partenariat envisagé unirait donc les deux principales forces économiques du monde. L’Union européenne et les États-Unis dominent les échanges de services, et se classent même avant la Chine en matière d’échanges de marchandises.

Les négociations commerciales transatlantiques sont absolument différentes de celles que l'Union européenne a pu mener jusqu’à présent en vue de conclure des accords de libre-échange. Il ne s'agit pas d’une négociation d'association ou d'adhésion, où l’autre partie doit tendre vers nos normes : c’est tout autre chose.

Nous sommes en présence de deux espaces vraiment différents. L'Union européenne, on ne le sait peut-être pas assez, est beaucoup plus intégrée sur le plan économique que les États-Unis.

M. Jean-Yves Leconte. Les directives relatives aux marchés publics unifient l’ensemble des procédures au sein de l'espace européen, alors que, aux États-Unis, les marchés publics ne relèvent pas de l’échelon fédéral. Même en matière de TVA, les procédures sont bien mieux harmonisées entre les États membres de l’Union européenne qu’elles ne le sont entre les États des États-Unis.

En revanche, les Européens sont divisés sur le plan politique, si bien que, en termes de négociations, nous sommes un nain. Au contraire, l’unité politique des États-Unis leur donne une grande force dans les négociations.

Ainsi, dans cette négociation destinée à donner un cadre aux échanges mondiaux, les deux parties n’ont pas les mêmes atouts ni les mêmes handicaps. Chez nous, le débat public s’est engagé non pas lorsque nous avons commencé à négocier avec les États-Unis, mais seulement quand nous avons négocié entre Européens pour déterminer quel mandat serait donné à la Commission européenne.

La Commission européenne annonce que la conclusion d’un accord apportera un bénéfice de 120 milliards d'euros à l'Union européenne et de 90 milliards d'euros aux États-Unis. Affirmer d’emblée que l’on gagnera davantage à la conclusion d’un accord que son partenaire n’est pas une très bonne façon de lancer les négociations…

Concernant les normes techniques, si le marquage CE n’est pas toujours satisfaisant – il mériterait d'évoluer encore –, les règles sont unifiées. Il n’en va pas du tout de même aux États-Unis et, de ce point de vue, l'accord risque d'être un miroir aux alouettes : nous serons totalement transparents tandis que, du côté américain, rien ne sera aisément compréhensible.

En matière de régulations applicables aux entreprises, c’est un principe de territorialité qui prévaut en Europe, et un principe d'universalité aux États-Unis. Par exemple, les États-Unis contrôlent et le cas échéant sanctionnent les transactions effectuées en dollars par les banques européennes ; nous ne procédons pas ainsi. Envers l’Iran, alors que nos sanctions sont dures et non flexibles, celles des États-Unis sont flexibles et universelles : notre commerce extérieur a perdu des milliards d'euros pour cette raison ! Il faut le savoir,…

Mme Nicole Bricq, ministre. Je le sais !

M. Jean-Yves Leconte. … afin d’obtenir un changement de ces règles dans le cadre des négociations avec les États-Unis.

Rappelons-nous l'été 2011 : instaurer une unité commerciale sans prévoir de régulation financière et monétaire engendrera des difficultés pour l'euro et affectera la compétitivité de nos entreprises, ainsi que leur accès aux financements compte tenu des décalages existant entre l’Europe et les États-Unis en termes d’exigences imposées aux banques. Mettre en place une régulation financière et monétaire sera donc indispensable.

En matière d'énergie, aux États-Unis, le prix du gaz a été divisé par trois entre 2008 et 2012, et celui des matières premières de la pétrochimie par deux. Ainsi, les Américains paient trois fois moins cher leur gaz que les Européens, et deux fois moins cher toutes les matières premières destinées à la pétrochimie. Au cours des prochaines années, près de 80 milliards d'investissements doivent être réalisés aux États-Unis. La production d'éthylène est appelée à augmenter de 40 %, des projets énormes sont en préparation dans les domaines de la pétrochimie, des matières plastiques.

Tout cela conduira à une aggravation de la perte de compétitivité de notre industrie, à la fermeture de sites, comme pour Kem One, et, progressivement, à la perte des positions favorables que nous détenons encore dans certains secteurs, telle la production de propylène et de ses dérivés, les Américains ayant prévu des investissements dans ces domaines. En 2012, pour la première fois, l’industrie chimique des États-Unis a équilibré sa balance commerciale ; pour 2020, 40 milliards de dollars d'excédents sont prévus…

Pour faire face à cette montée en puissance, certains pays prévoient aussi de gros investissements, tel le Qatar dans la pétrochimie. Quid de l'industrie européenne ? J’ai pris l'exemple de la pétrochimie, mais l'ensemble des industries consommatrices d'énergie – la sidérurgie, les matériaux – seront logées à la même enseigne. L'industrie, c'est du savoir-faire, de la haute technologie. L'ensemble de nos pôles d'excellence, aéronautique comprise, risquent d’être affectés en chaîne. Prenons garde à l’approche de ce tsunami de compétitivité, qui sera probablement plus ravageur encore que celui que nous connaissons aujourd'hui.

Bien entendu, partenariat transatlantique ou pas, ce risque existe pour nos entreprises, mais il convient d’en avoir pleinement conscience au moment où nous discutons avec nos amis Américains.

Certes, concernant le gaz de schiste, faire des choix différents de ceux des États-Unis est parfaitement légitime : il s'agit de choix de société. Mais il faut alors en mesurer les conséquences, et assortir le principe de précaution d’un devoir d'anticipation.

Si le partenariat se met en place, ce sont 60 % des échanges de l'Union européenne qui se feront sur la base d'accords bilatéraux, et non plus multilatéraux : c'est un changement majeur. Depuis vingt ans, la croissance de l'économie mondiale s'est faite à l’extérieur du couple Union européenne-États-Unis. Dès lors, est-il vraiment indispensable de privilégier exclusivement cette orientation, au détriment des autres ? Pour réguler les échanges mondiaux, le multilatéralisme est la seule option permettant de résorber les trous noirs du commerce international, qui menacent de faire exploser le système et empêchent sa régulation. Il est donc absolument nécessaire de renforcer le multilatéralisme.

Les États-Unis conduisent parallèlement une négociation avec les pays de la zone Pacifique. Il y a un double risque : si cette négociation progresse trop vite, les États-Unis nous imposeront des normes ; si c’est au contraire la négociation avec l’Union européenne qui avance trop rapidement, ils s’appuieront sur elle pour imposer des normes à la zone Pacifique.

Il convient donc d’être vigilants, tout en ayant conscience de nos forces : nous représentons 30 % du PIB mondial et nous avons aussi noué des partenariats avec la Chine, le Brésil, l'Inde, la Russie et l'ensemble de l'Afrique.

Madame la ministre, je vous soumets ces pistes de réflexion. Il ne s'agit pas d'un accord comme les autres. Nous devons avoir pleinement conscience de nos forces, j’y insiste, mais aussi de nos faiblesses. Le débat est nécessaire, car c’est d'un véritable choix de société qu’il s’agit. La démarche est la même que celle qui a sous-tendu le Traité de Rome : on commence par les échanges commerciaux, par l'économie, pour construire ensuite une société.

Les États-Unis sont bien sûr un partenaire majeur, avec lequel nous avons mené des combats communs et partageons des valeurs, mais nos intérêts ne coïncident pas toujours.

M. le président. Veuillez conclure, mon cher collègue.

M. Jean-Yves Leconte. Il faut conduire ces négociations sans précipitation, pour parvenir à bien défendre nos intérêts. Elles doivent pouvoir être suivies par la population et faire l'objet d'un large débat lors de la campagne pour les élections européennes, sans quoi nous risquons une désaffection de nos concitoyens. (MM. Michel Teston et André Gattolin applaudissent.)

M. le président. La parole est à M. Alain Richard.

M. Alain Richard. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, cette négociation nous oblige à confronter nos avis, naturellement variés, sur notre stratégie d'intérêts, à long terme, dans un monde en mouvement, en gardant à l'esprit que si nous nous replions dans une démarche d'abstention ou de retrait, le mouvement du monde ne s'en poursuivra pas moins.

Puisque nous sommes les représentants de la souveraineté nationale, je voudrais ici m'exprimer plus particulièrement en représentation de nos entreprises de taille intermédiaire et de nos innovateurs.

Comment peuvent-ils percevoir cette discussion ? L'ouverture d'un marché dynamique comme celui de l'Amérique du Nord est-elle de leur intérêt, ou serait-il souhaitable que cet accord n’ait pas lieu ? Cela nous renvoie à la question de savoir où se créeront les emplois français de demain. Sera-ce dans les activités où nous avons des intérêts défensifs ou dans celles où nous avons des intérêts offensifs ? C’est de ces derniers que je voudrais parler.

Je dois préalablement revenir rapidement sur ce que j’appelle le débat euro-européen. Depuis la signature du traité de Rome – cela ne fait jamais que cinquante-sept ans ! –, nous savons que cette négociation se mène au nom de toute l'Union européenne. Et, entre les vingt-huit États membres, leurs parlements respectifs, la Commission européenne, le Parlement européen et les autorités régulatrices indépendantes européennes et nationales, nous nous trouvons naturellement en pleine compétition pour définir qui pilote vraiment la négociation, et qui la conclura.

Aujourd'hui, tout le monde est inclus dans la négociation qui s'engage, mais, lorsque nous serons « dans le dur », la convergence sera extrêmement difficile. Prenons conscience que des débats comme le nôtre se déroulent aujourd'hui dans vingt-huit parlements nationaux, et que si nous jouons les oies du Capitole, si nous exagérons et amplifions nos différences de manière à nous immobiliser dans la négociation, nous n'avons aucune chance de défendre nos intérêts offensifs.

L'Union européenne ne peut agir comme la puissance commerciale mondiale qu’elle est que si elle agit en cohérence malgré sa diversité. Y parviendra-t-elle ? C'est là une des questions auxquelles j’espère que nous pourrons donner une réponse positive.

Pour nous, le défi est d'autant plus patent que, pour présenter la moindre utilité, cet accord Union européenne-États-Unis suppose obligatoirement un engagement beaucoup plus complet des institutions des États-Unis – j’entends de leurs États, ce qui est en particulier décisif pour les marchés publics, et de leurs autorités régulatrices, ce qui ne sera pas sans importance, par exemple, pour les services financiers.