Mme Éliane Assassi. Des menaces ? (Nouveaux sourires.)

M. Jean-Pierre Godefroy, vice-président de la commission des affaires sociales. … le travail réalisé en commun au Sénat trouverait toute son utilité. Un texte élaboré en commun, comme nous l’avions fait en 2011, aurait le poids que lui conférerait l’hétérogénéité politique des signataires.

Au moment où nous apercevons le bout de ce long processus, je ne crois pas qu’il soit opportun d’examiner un texte à la hâte. Ma détermination de sortir de l’immobilisme est bien connue de vous depuis les précédents débats. Le patient doit être traité comme un individu libre, autonome, disposant de la liberté de prendre les décisions qui le concernent, y compris et même surtout lorsqu’il s’agit de sa fin de vie. J’ai eu l’occasion de m’exprimer sur ce point lors de la discussion générale ; je n’y reviens donc pas.

Bien que je sois convaincu de la nécessité de légiférer rapidement sur les problématiques de l’assistance médicalisée pour mourir, je propose, au nom de la commission des affaires sociales, l’adoption de cette motion tendant au renvoi à la commission. Son but est absolument contraire à celui qui est habituellement poursuivi par les auteurs de ce type de motion.

M. Jean Desessard, rapporteur. Oui !

M. Jean-Pierre Godefroy, vice-président de la commission des affaires sociales. En accord avec l’auteur et le rapporteur de la proposition de loi, je défends cette motion dans le but de voir les choses changer rapidement, éventuellement par le biais d’un texte consensuel, et qui recueillerait, comme en 2011, le soutien de la commission des affaires sociales, voire pourrait être présenté en son nom.

Le délai ainsi ouvert nous permettrait de tenter d’apporter une réponse satisfaisante et juridiquement claire à des situations comme celle de M. Vincent Lambert. En effet, pour avoir suivi ce matin les débats du Conseil d’État, réuni en formation collégiale, j’estime que l’avis formulé par le rapporteur public suscite des interrogations. Sans préjuger de la décision qui sera rendue le 14 février – je rappelle au passage que le délai maximal d’une demande de complément d’information est de six semaines –, quelques points doivent attirer notre attention.

Premièrement, la proposition faite par le rapporteur public d’une nouvelle expertise médicale pour évaluer l’affection de Vincent Lambert et le bien-fondé de la décision collégiale prise par les médecins de l’hôpital de Reims mérite une réflexion de notre part.

Deuxièmement, le rapporteur public a proposé de consulter le Comité consultatif national d’éthique, qui est en train d’élaborer son rapport, ainsi que l’Ordre des médecins et l’Académie de médecine, qui ont déjà été maintes fois consultés sur le sujet.

Troisièmement, le rapporteur public a également suggéré de saisir le rapporteur de la loi de 2005. Mes chers collègues, cette suggestion ne peut-elle être interprétée comme une invite au législateur, afin qu’il conforte les dispositions actuellement prévues par la loi ?

Dans la mesure où nos différentes propositions de loi ne règlent pas ces questions, il me semble qu’il nous appartient de tenter, par un travail commun, d’améliorer ces textes à la lumière des remarques formulées par le Conseil d’État sur les cinq d’entre eux dont il a eu à connaître. Nous n’avons pas encore pu effectuer ce travail.

Cela étant, force est de constater qu’il est nécessaire d’agir rapidement. Notre réflexion commune nous permettra d’aborder dans les meilleures conditions le projet de loi qui devrait être déposé par le Gouvernement ou de prendre l’initiative collective de l’inscription d’une proposition de loi commune à l’ordre du jour de notre assemblée.

Vous l’avez compris, mes chers collègues, je continue à plaider en faveur de l’élaboration d’un texte consensuel, qui pourrait se suffire à lui-même ou nous servir d’argument dans le débat que nous aurons avec le Gouvernement s’il présente un projet de loi, ce dont je ne doute pas. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE. – Mme Muguette Dini applaudit également.)

M. le président. La parole est à Mme Éliane Assassi, contre la motion.

Mme Éliane Assassi. Les sénatrices et sénateurs du groupe communiste voteront en effet contre cette motion tendant au renvoi en commission de la proposition de loi relative au choix libre et éclairé d’une assistance médicalisée pour une fin de vie digne.

Que les choses soient claires : il s'agit d’un vote contre la procédure choisie par les auteurs de la proposition de loi, et non contre la proposition elle-même. Comme l’a indiqué Laurence Cohen, les membres de notre groupe sont majoritairement favorables à cette proposition. J’y suis moi-même favorable ; je me retrouve d'ailleurs dans bon nombre des interventions de cet après-midi.

Comme d’autres groupes politiques du Sénat, nous avons travaillé sur la question de la fin de vie. Nous avons même déposé une proposition de loi, dont le premier signataire était Guy Fischer. C’est donc avec étonnement que nous avons lu tout à l'heure, dans un journal du soir, que le Sénat allait travailler sur la base d’une proposition de loi du groupe écologiste, dont je rappelle à mon tour qu’elle reprend plusieurs propositions déposées auparavant au Sénat.

Que dire, sinon que le débat sur la fin de vie dépasse les clivages partisans ? Il n’y a pas une sensibilité de gauche plus éclairée que les autres sur ce sujet, qui mérite le plus grand respect. La fin de vie ne peut pas et ne doit pas être un sujet de communication.

J’en reviens aux raisons de notre vote contre cette motion de renvoi en commission soutenue par les auteurs mêmes de la proposition de loi. Notre vote repose sur une position de principe : le respect de l’initiative parlementaire, de son intégrité, je dirai même de son sérieux. Nous débattons en effet dans le cadre de l’espace réservé aux groupes, qui, selon la Constitution, permet de débattre et de voter – j’insiste sur ce dernier point – une proposition de loi.

Un groupe peut demander l’inscription d’une autre forme d’initiative : débat sans vote, question orale avec débat ou proposition de résolution, par exemple. Le groupe écologiste a choisi de demander l’inscription d’une proposition de loi abordant un thème important et complexe. Dont acte. Cette forme d’initiative doit être respectée et prise au sérieux, mais elle doit également être menée à son terme.

Notre groupe a toujours défendu l’idée selon laquelle une motion de procédure ne pouvait être déposée pour faire obstacle à une proposition de loi ou de résolution examinée dans le cadre d’une niche réservée à l’initiative parlementaire.

Une telle motion peut être déposée par un groupe opposé au texte, qui refuse le débat, bafouant ainsi, à mon sens, l’esprit et la lettre de la Constitution, qui garantit l’initiative parlementaire. Dès 2009, et encore il y a quelques semaines, en décembre 2013, la conférence des présidents a rappelé de manière consensuelle que le dépôt de ce type de motion de procédure devait être proscrit.

À notre sens, ce principe reste valable même lorsque le groupe à l’origine de l’inscription de la proposition à l’ordre du jour est favorable à la motion. C’est une question de cohérence. Si l’on veut un débat sans vote, des procédures existent ; je les ai évoquées il y a quelques instants. Sinon, de quoi s’agit-il ? D’un effet d’affichage, d’obtenir un rapport écrit et publié, ce qui n’est pas le cas avec un simple débat ou une question orale avec débat… Il s’agirait alors d’une forme de dévoiement du règlement du Sénat et de la Constitution.

Notre opposition à la présente motion vise donc à alerter sur une mise en danger du droit d’initiative parlementaire. Ce qui est vrai aujourd'hui peut ne pas l’être demain.

J’ajoute que l’attitude des auteurs de la proposition de loi pose un problème de fond. Nos concitoyens attendent que les parlementaires agissent, que les parlementaires décident, que les parlementaires votent. Sur toutes les travées, les critiques fusent à l’encontre de la semaine de contrôle, au cours de laquelle se succèdent des débats, toujours intéressants; certes, mais aux conséquences limitées. Cette semaine de contrôle ne nous suffit-elle pas ? Faut-il convertir nos jours d’initiative en jours de contrôle, sans incidences législatives particulières ? Je ne le crois pas. Mes chers collègues, si cette évolution était entérinée, nous ferions fausse route !

Nous estimons que, si la volonté du groupe écologiste était de ne pas aller jusqu’au vote sur sa proposition de loi, il devait, au choix, la transformer en débat sans vote dans le cadre de la présente journée d’initiative, demander l’inscription d’un tel débat à l’ordre du jour d’une future semaine de contrôle, ou encore retirer sa proposition de loi.

Nous demandons au Sénat de garantir l’avenir de l’initiative parlementaire en rejetant cette motion de renvoi en commission, afin de placer chacun et chacune devant ses responsabilités. Je le répète, ce qui est possible aujourd'hui ne le sera peut-être pas demain. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)

M. le président. La parole est à Mme la ministre.

Mme Marisol Touraine, ministre. Il ne m’appartient pas de m’immiscer dans un débat de procédure. Les interventions de cet après-midi montrent la volonté d’aller de l’avant au terme d’une concertation approfondie sur la fin de vie, en évitant toute précipitation. Il convient, à cet effet, de procéder à des auditions et à un travail complémentaire de façon collective. Cette motion de renvoi en commission m’apparaît donc opportune, d’autant qu’elle est soutenue par ceux-là mêmes qui ont présenté la proposition de loi.

M. le président. La parole est à M. le rapporteur.

M. Jean Desessard, rapporteur. Le groupe écologiste a déposé une proposition de loi parce que l’actualité récente a mis au jour une nécessité.

Mme Éliane Assassi. Je sais bien, mais, dans ce cas, il faut voter !

M. Jean Desessard, rapporteur. Je vais y venir, madame Assassi, car il s’agit du deuxième point de mon argumentation.

Premier point : l’actualité montre que la société est animée aujourd'hui par des débats importants sur cette question et qu’il est donc urgent d’avancer. Le dépôt de cette proposition de loi est une manière de le signifier.

Deuxième point : il est clair que l’ensemble des groupes s’accordent à considérer que ce sujet mérite d’être traité, que la réflexion est sur le point d’aboutir, mais qu’un certain nombre de questions méritent encore d’être examinées collectivement, en partant des acquis. Nous sommes sensibles à cet état d’esprit.

Bien sûr, il est inimaginable qu’un ou deux groupes majoritaires puissent écarter le droit d’initiative d’un groupe minoritaire. Là n’est pas le problème ! Simplement, pour les raisons que je viens de rappeler, tous les membres du groupe écologiste se sont déclarés favorables au renvoi à la commission.

Mme Éliane Assassi. Vous tuez l’initiative parlementaire !

M. Jean Desessard, rapporteur. Il s’agit d’une liberté qu’a prise le groupe de ne pas aller jusqu’au bout de l’examen de cette proposition de loi, de façon que nous puissions arriver à l’élaboration d’un texte susceptible d’être adopté de façon unanime dans cet hémicycle, puisqu’il ne saurait être question de blocs politiques sur un tel sujet de société. Je le répète, notre vœu, en l’occurrence, est de voir l’ensemble du Sénat s’associer à la réflexion.

Comme l’a dit Jean-Pierre Godefroy, nous souhaitons, madame la présidente de la commission des affaires sociales, que celle-ci soit saisie pour faire un vrai travail sur ce point, en collaboration avec le ministère, ce travail devant aboutir – je ne vais pas évoquer de calendrier précis, madame la ministre, car vous nous avez dit que vous ne vouliez pas être contrainte par des délais trop stricts – avant la fin de l’année 2014.

Oui, il faut maintenir le principe d’une initiative parlementaire susceptible d’aller à son terme pour tous les groupes.

Mme Éliane Assassi. Vous avez ouvert une brèche !

M. Jean Desessard, rapporteur. Toutefois, si les membres d’un groupe ayant déposé une proposition de loi pensent qu’il est plus intéressant de rechercher l’unanimité au sein de l’assemblée, en accord avec le Gouvernement, je pense qu’il faut leur permettre de recourir à la procédure du renvoi à la commission.

Mme Éliane Assassi. C’est de l’affichage !

M. le président. Je mets aux voix la motion n° 1, tendant au renvoi à la commission.

M. Gérard Dériot. Le groupe UMP ne prend pas part au vote !

(La motion est adoptée.)

M. le président. En conséquence, le renvoi de la proposition de loi à la commission est ordonné. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste. – Mme Muguette Dini applaudit également.)

Mes chers collègues, avant d’aborder la suite de l’ordre du jour, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.

La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à dix-huit heures vingt, est reprise à dix-huit heures vingt-cinq.)

M. le président. La séance est reprise.

Demande de renvoi à la commission (début)
Dossier législatif : proposition de loi relative au choix libre et éclairé d'une assistance médicalisée pour une fin de vie digne
 

6

 
Dossier législatif : proposition de loi relative à la création d'un dispositif de suspension de détention provisoire pour motif d'ordre médical
Discussion générale (suite)

Suspension de détention provisoire pour motif d'ordre médical

Adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission

Discussion générale (début)
Dossier législatif : proposition de loi relative à la création d'un dispositif de suspension de détention provisoire pour motif d'ordre médical
Article 1er

M. le président. L’ordre du jour appelle, à la demande du groupe écologiste, la discussion de la proposition de loi relative à la création d’un dispositif de suspension de détention provisoire pour motif d’ordre médical (proposition n° 232, texte de la commission n° 343, rapport n° 342).

Dans la discussion générale, la parole est à Mme Hélène Lipietz, auteur de la proposition de loi.

Mme Hélène Lipietz, auteur de la proposition de loi. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, madame la rapporteur, mes chers collègues, j’ai l’honneur d’ouvrir la discussion générale en vertu d’une fiction juridique, puisque je suis présentée comme étant l’auteur de la présente proposition de loi, alors que ce n’est pas le cas.

M. Jean-Pierre Sueur, président de de la commission des lois. Vous en êtes quand même signataire !

Mme Hélène Lipietz. Certes, mais je n’en suis pas l’auteur !

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. Il faut rendre hommage à votre modestie, car, bien souvent, ce ne sont pas les vrais auteurs qui s’en attribuent le mérite ! (Sourires.)

Mme Hélène Lipietz. Je remets donc ma robe d’avocate, ou presque, et je plaide coupable d’usage de fausse qualité en bande organisée ! Cela étant dit, je tiens à rendre hommage aux vrais auteurs et inspirateurs de ce texte.

Je citerai tout d’abord Étienne Noël, présent dans les tribunes aujourd’hui, l’inlassable avocat des prisonniers. C’est à la lecture de son livre intitulé Aux côtés des détenus : un avocat contre l’État que j’ai appris l’existence d’une précédente proposition de loi inspirée de son travail et de celui de sa collaboratrice, Anne Simon, docteur en droit, auteur d’une thèse relative à la protection de l’intégrité physique des personnes détenues. Qu’il lui soit également rendu hommage aujourd’hui !

Je salue donc les auteurs de la proposition de loi n° 400 déposée au Sénat le 1er avril 2011, et dont j’ai repris tous les termes, à la virgule près : Alima Boumediene-Thiery, Dominique Voynet, Alain Anziani, Robert Badinter, Marie-Christine Blandin, Pierre-Yves Collombat, Jean Desessard, Jean-Pierre Michel, Jean-Pierre Sueur et tous les autres membres du groupe socialiste de l’époque.

Je n’oublie pas, bien sûr, notre collaboratrice Vanessa Léglise, qui a œuvré à cette mise en forme.

Je remercie aussi nos collègues et amis communistes, Mme Cukierman notamment, qui a déposé une proposition de loi allant dans le même sens que la nôtre, mais aussi notre ancienne collègue, Nicole Borvo Cohen-Seat, ainsi que Jean-René Lecerf, du groupe UMP, tous deux auteurs en 2012, au nom de la commission des lois, du rapport d’information intitulé Loi pénitentiaire : de la loi à la réalité de la vie carcérale.

Je ne peux passer sous silence le groupe de travail mis en place par Mme la garde des sceaux sur ce sujet, ainsi que le Contrôleur général des lieux de privation de liberté, dont le travail est fondamental, lesquels dénoncent les conditions contraires à la dignité humaine qui règnent, hélas, dans nos prisons.

Naturellement, je n’oublie pas les victimes, même si le présent texte ne leur est pas destiné et si elles n’ont pas leur place dans le débat que nous nous apprêtons à mener. En tout état de cause, ce que l’on reconnaît aux uns n’enlève rien aux autres ; ce que l’on reconnaît aux détenus n’enlève rien aux victimes.

Je salue également la contribution d’Esther Benbassa, rapporteur de la commission des lois, qui a totalement réécrit la proposition de loi initiale, à l’exception de l’exposé des motifs, ainsi que le rôle d’Aline Archimbaud, co-auteur, qui a milité au sein du groupe écologiste pour l’utilisation de la niche parlementaire attribuée à notre groupe afin de défendre la sortie de prison pour les personnes en fin de vie ou dont l’état de santé est tel qu’elles ne peuvent rester en détention. Il s’agit d’un point très important.

Enfin, et surtout, je tenais à remercier MM. Jean-Jacques Hyest, président de la commission d’enquête sur les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires en France, et Guy-Pierre Cabanel, rapporteur, pour leur œuvre salutaire publiée sous le titre Prisons : une humiliation pour la République, au mois de juin 2000. J’étais avocate à l’époque et la relation, par l’intermédiaire de leur plume, de faits que je connaissais déjà par les récits de mes clients, alors que l’on entendait dire par ailleurs que nous avions des prisons de luxe puisque les détenus pouvaient même regarder la télévision, m’a considérablement aidée à continuer à dénoncer les conditions de détention en prison.

Mais les vrais contributeurs à la présente proposition de loi, mes premiers inspirateurs, sont les premiers concernés, c’est-à-dire mes anciens clients. Je pense notamment à deux d’entre eux.

Le premier était aveugle ou presque : il n’avait qu’une vision latérale et devait se placer de profil pour vous voir. Il était muni d’une canne blanche, mais lorsqu’on est détenu à Fresnes, on n’a pas le droit de circuler avec sa canne blanche ! Or, à Fresnes, les couloirs sont très longs et lorsque l’on doit se déplacer, il faut marcher droit au milieu du couloir. Évidemment, mon client ne pouvait pas le faire : marcher droit devant lui revenait pour lui à s’enfoncer dans la nuit noire. Il se faisait donc régulièrement rappeler à l’ordre et a fini par « péter les plombs », si vous me permettez cette expression, et se retrouver au prétoire.

Par trois fois, j’ai dû défendre ce prévenu au prétoire, tout simplement parce qu’il n’avait pas le droit de se servir de sa canne blanche. Où était alors sa dignité ? Je vous rappelle qu’il s’agissait d’un simple prévenu qui n’avait pas encore été condamné. Respecte-t-on l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme qui interdit les traitements inhumains ou dégradants lorsque l’on prive un aveugle de sa canne blanche ?

À cette époque, j’ai dû présenter une demande de remise en liberté par semaine auprès d’un juge que j’appréciais – et je crois, sans fausse modestie, qu’il m’appréciait aussi –, mais les « nécessités de l’enquête » interdisaient que mon client soit remis en liberté. Après quatre mois, trois prétoires et une dizaine d’aménagements de cellule, mon client a enfin été libéré. La cour d’assises l’a déclaré coupable, mais l’a condamné à une peine assortie du sursis : le temps de sa détention provisoire n’était même pas couvert !

Le second client auquel je pense, avant même d’être présenté au juge d’instruction, souffrait de migraines. En détention, ses migraines se sont aggravées. « Choc carcéral » disait-on. Au bout de quinze jours de détention, alors qu’il en arrivait à se cogner la tête contre les murs pour apaiser ses douleurs, on a accepté de le soumettre à une IRM qui a révélé la présence d’une tumeur au cerveau. J’ai alors dû mener un combat de deux mois pour le sortir de prison.

Je m’appuyais sur l’article 720-1-1 du code de procédure pénale, issu de la loi du 4 mars 2002, pour demander au juge d’instruction la remise en liberté de mon client. Ce dernier est décédé un mois après sa libération et je ne saurai jamais s’il était innocent puisque, je vous le rappelle, la mort du suspect éteint l’action publique.

La présente proposition de loi a donc été déposée pour eux, les présumés innocents en prison et malades, car la présomption d’innocence ne protège ni de l’erreur judiciaire ni de la maladie.

Ce texte vaut aussi pour nous tous, car nous sommes tous potentiellement concernés, simples citoyens pouvant un jour céder à une pulsion criminelle ou être victimes d’une dénonciation calomnieuse, mais aussi sénateurs pouvant perdre notre immunité parlementaire et nous retrouver en détention provisoire.

Oui, j’ai bien usé de la fausse qualité d’auteur, mais je pense pouvoir bénéficier des circonstances atténuantes, voire de l’irresponsabilité pénale prévue à l’article 122-3 du code pénal.

Cela étant, dans deux arrêts de 2003 et de 2009, la Cour de cassation a jugé que, dans le silence de la loi, un état de santé incompatible avec la détention pouvait motiver une remise en liberté. La pression de la Cour européenne des droits de l’homme va aussi dans le sens de ce texte.

J’ai légitimement pensé, me semble-t-il, qu’il ne revenait pas à la jurisprudence d’organiser la mise en liberté pour motif d’ordre médical des prisonniers non jugés, mais que c’était à la loi de réaffirmer solennellement cette évidence : un présumé innocent malade a les mêmes droits qu’un coupable malade, car il a la même dignité.

L’avocate que j’étais est redevenue caisse de résonance de l’avancement de notre droit au regard des exigences de la dignité humaine, caisse de résonance des divers courants du Sénat – nous, représentants de la France, de la droite à la gauche de cet hémicycle, petite touche par petite touche, avons tous œuvré et œuvrons tous à cette cause. Le vote de ce jour, si nous parvenons à nous prononcer avant l’expiration du délai qui nous est imparti, après le vote unanime de la commission des lois, fera de ce texte une loi belle et juste, une « petite loi » du Sénat, puis, je l’espère, la loi de la République. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste et du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à Mme la rapporteur.

Mme Esther Benbassa, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, la proposition de loi de Mme Hélène Lipietz et les différentes initiatives qu’elle a évoquées en ce sens répondent au souci bien déterminé de combler un vide juridique et de mettre un terme à une inégalité de droits entre prévenus et condamnés.

L’enjeu, politique et anthropologique, de notre débat est clairement identifié : c’est du corps qu’il s’agit, du corps malade, du corps souffrant en prison. Dois-je rappeler ce qu’écrivait Michel Foucault dans son ouvrage Surveiller et punir ? « La prison dans ses dispositifs les plus explicites a toujours ménagé une certaine mesure de souffrance corporelle. […] La critique souvent faite au système pénitentiaire, dans la première moitié du XIXe siècle (la prison n’est pas suffisamment punitive : les détenus ont moins faim, moins froid, sont moins privés au total que beaucoup de pauvres ou même d’ouvriers) indique un postulat qui jamais n’a franchement été levé : il est juste qu’un condamné souffre physiquement plus que les autres hommes. La peine se dissocie mal d’un supplément de douleur physique. Que serait un châtiment incorporel ? Demeure donc un fond “suppliciant” dans les mécanismes modernes de la justice criminelle – un fond qui n’est pas toujours maîtrisé, mais qui est enveloppé, de plus en plus largement, par une pénalité de l’incorporel. »

En une époque, la nôtre – nous ne sommes plus, en principe, au XIXe siècle –, où les droits humains sont devenus la nouvelle religion laïque des pays dits « développés », beaucoup de choses ont changé. Reste que, comme l’écrit encore Michel Foucault, si nos systèmes punitifs « ne font pas appel à des châtiments violents et sanglants, même lorsqu’ils utilisent les méthodes “douces” qui enferment ou corrigent, c’est bien toujours du corps qu’il s’agit ».

Les supplices, certes, ne sont plus de mise aujourd’hui. Pourtant, si le « corps supplicié, dépecé, amputé, symboliquement marqué au visage ou à l’épaule, exposé vif ou mort, donné en spectacle » a disparu, il n’en demeure pas moins que, en prison, la souffrance du corps du détenu ou du condamné n’est pas considérée avec toute l’empathie qu’elle mérite. Elle est occultée, probablement en raison de cet arrière-fond enfoui, mais qui continue de nous « travailler » en secret, en raison de ce passé qui, au moins jusqu’au XVIIIe siècle, prenait « le corps comme cible majeure de la répression pénale ».

Se libérer de ce lourd héritage exige de l’institution pénitentiaire, du corps médical et non moins du législateur un effort continu, obstiné, inlassable. Nous en avons une nouvelle illustration ce jour.

Depuis l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, les personnes détenues atteintes « d’une pathologie engageant le pronostic vital » ou dont l’état de santé est « durablement incompatible avec le maintien en détention » peuvent demander à bénéficier d’une suspension de peine, comme le prévoit l’article 720-1-1 du code de procédure pénale.

Ce dispositif est toutefois réservé aux seules personnes condamnées : son bénéfice ne peut être invoqué par les personnes faisant l’objet d’une détention provisoire, que ce soit dans le cadre d’une instruction, dans l’attente d’un procès en appel ou de l’examen d’un pourvoi en cassation.

Cette lacune du droit est d’autant plus préjudiciable que, comme l’observait le Contrôleur général des lieux de privation de liberté dans son rapport d’activité pour 2012, « les personnes prévenues, présumées innocentes, ont à connaître de très mauvaises conditions de détention en maison d’arrêt » et que « la détention provisoire excède bien souvent la “durée raisonnable” que commande l’article 144-1 du code de procédure pénale ».

Les auteurs de la présente proposition de loi préconisent de remédier à cette situation en instaurant un dispositif de suspension de la détention provisoire pour motif médical, largement inspiré du dispositif applicable aux personnes condamnées.

Cette initiative permettra-t-elle d’assurer la conformité du droit français avec nos engagements européens ? En effet, rien ne justifie aujourd’hui qu’aucun dispositif similaire à celui de l’article 720-1-1 du code précité ne permette à une personne prévenue d’obtenir la suspension de sa mesure de détention provisoire lorsque son état de santé est incompatible avec une détention ou que son pronostic vital est engagé ; ni la différence de statut entre prévenus et condamnés – au contraire, les personnes prévenues, présumées innocentes, devraient en principe pouvoir bénéficier de dispositifs plus favorables – ni les conditions de détention – au contraire, les personnes prévenues, détenues en maison d’arrêt, sont confrontées à des conditions de détention particulièrement dégradées.

La durée de la détention provisoire est très variable d’une personne à l’autre et dépend, notamment, de la nature de l’infraction commise et de la procédure retenue : de quelques jours à quelques mois en matière correctionnelle – douze jours en moyenne dans les procédures de comparution immédiate, sept mois dans les autres procédures correctionnelles –, elle peut atteindre plusieurs années en matière criminelle, avec une moyenne de deux ans.

In fine, les personnes prévenues malades se trouvent donc exposées à des conditions de détention plus défavorables que les personnes condamnées à de longues peines, alors même que leur état de santé présente des caractéristiques comparables. À la différence des personnes condamnées, les personnes prévenues sont exclusivement incarcérées dans les maisons d’arrêt. Or aujourd’hui la plupart de ces établissements sont confrontés à une situation de surpopulation chronique qui nourrit de nombreuses tensions et aggrave les conditions de détention : au 1er décembre 2013, par exemple, on recensait 1 047 détenus obligés de dormir sur un matelas posé à même le sol.

S’agissant de l’accès aux soins, cette situation de surpopulation complique très significativement l’organisation des extractions médicales, pourtant nécessaires pour permettre à une personne détenue de réaliser des examens médicaux ou de subir un traitement particulier dans un établissement de santé situé à l’extérieur de la maison d’arrêt.

Les auteurs de la proposition de loi préconisent, en conséquence, de créer un dispositif de suspension de la détention provisoire pour motif médical, en s’inspirant très largement des dispositions de l’article 720-1-1 du code de procédure pénale applicables aux détenus condamnés.

À la différence des personnes condamnées, qui exécutent une peine d’emprisonnement ou de réclusion prononcée de façon définitive par une juridiction pénale, les personnes prévenues bénéficient de la présomption d’innocence. Il en résulte que la privation de liberté dont elles peuvent faire l’objet « à titre exceptionnel » dans le cadre de l’instruction ou dans l’attente de leur jugement doit être justifiée à tout instant par l’un des objectifs énoncés à l’article 144 du code de procédure pénale, notamment la nécessité de conserver les preuves ou indices matériels nécessaires à la manifestation de la vérité, d’empêcher une pression sur les témoins.

À cet égard, la proposition tendant à créer un mécanisme de suspension de la détention provisoire impliquerait que, en cas d’amélioration de son état de santé, l’intéressé pourrait être automatiquement réincarcéré en maison d’arrêt, sans débat préalable et sans que le juge n’ait à vérifier que les conditions de la détention provisoire sont toujours réunies.

Afin de surmonter cette difficulté, la commission des lois a adopté un amendement visant à prévoir que l’état de santé du prévenu pourrait constituer non un motif de suspension de la détention provisoire, mais une cause de mise en liberté de l’intéressé. En cas d’amélioration de l’état de santé de ce dernier, il appartiendrait, le cas échéant, au juge d’instruction de demander de nouveau son placement en détention provisoire, dans les conditions de droit commun, en justifiant cette demande par l’un des objectifs énoncés à l’article 144 du code précité.

Mes chers collègues, le texte qui vous est soumis aujourd’hui comporte deux évolutions par rapport au dispositif de la proposition de loi initiale.

D’une part, afin de réserver les situations les plus complexes, l’amendement susvisé a pour objet d’introduire une exception lorsqu’« il existe un risque grave de renouvellement de l’infraction », à l’instar de ce que prévoit l’article 720-1-1 du code de procédure pénale à l’égard des personnes condamnées.

Il s’agit, comme l’avait souligné notre collègue François Zocchetto lors de l’examen de la loi du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive des infractions pénales dont résulte l’exception mentionnée à l’article 720-1-1 du code précité, de prévenir « le risque qu’une personne, même diminuée physiquement, puisse reprendre ses activités criminelles si elle fait l’objet d’une libération ». Tel pourrait être le cas du dirigeant d’une organisation criminelle, en particulier.

D’autre part, la commission des lois a souhaité préciser les modalités d’application du dispositif s’agissant des détenus atteints de troubles mentaux.

À l’heure actuelle, l’article 720-1-1 du code de procédure pénale prévoit une exception pour « les cas d’hospitalisation des personnes détenues en établissement de santé pour troubles mentaux. »

Pour notre collègue Claire-Lise Campion, auteur de l’amendement tendant à introduire cette exception lors de l’examen de la loi du 4 mars 2002, il s’agissait de ne pas prendre le risque de libérer une personne atteinte de troubles mentaux qui, si elle n’a certes pas sa place en prison, pourrait se révéler dangereuse pour elle-même ou pour autrui.

Toutefois, comme l’a expliqué le docteur Michel David, président de l’Association des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire, cette restriction a, dans les faits, été interprétée par les professionnels de santé comme interdisant de façon générale l’application du dispositif de suspension de peine aux personnes détenues atteintes de troubles mentaux.

Telle n’était sans doute pas l’intention du législateur : les personnes atteintes de troubles mentaux doivent être considérées comme des malades comme les autres et pouvoir être soignées dans les mêmes conditions que des personnes atteintes de troubles somatiques.

Une exception peut toutefois être consentie aux personnes atteintes de troubles mentaux faisant l’objet d’une mesure d’hospitalisation sous contrainte. Dans ce cas, ces personnes sont soumises à une mesure privative de liberté, dans les conditions définies aux articles L. 3211-1 et suivants du code de la santé publique. Il importe qu’elles puissent continuer à être juridiquement considérées comme des personnes détenues, afin que la privation de liberté dont elles font l’objet dans le cadre de la mesure d’hospitalisation sans consentement puisse être imputée sur la durée de la détention provisoire et, le cas échéant, sur la durée de la peine d’emprisonnement ou de réclusion restant à accomplir.

C’est la raison pour laquelle l’amendement adopté par la commission tendait à préciser le dispositif de la proposition de loi et à prévoir que celle-ci ne s’appliquera pas aux personnes détenues admises en soins psychiatriques sans leur consentement. A contrario, les personnes atteintes de troubles mentaux dont l’état de santé est incompatible avec la détention mais qui acceptent de suivre un traitement pourraient en bénéficier expressément.

Enfin, la commission des lois a conservé les dispositions de la proposition de loi permettant l’application aux prévenus du nouveau dispositif lorsque leur état de santé est « incompatible », et non « durablement incompatible » comme le prévoit l’article 720-1-1 du code de procédure pénale pour les condamnés, avec les conditions de détention et autorisant leur remise en liberté au vu d’une expertise médicale unique.

Ces conditions, plus favorables que celles qui sont applicables aux personnes condamnées, pouvaient se justifier par la différence de statut entre prévenus et condamnés et par la difficulté croissante, compte tenu de la pénurie d’experts, à obtenir la réalisation d’expertises médicales dans des délais brefs, alors même que la détention provisoire doit être la plus courte possible.

Chers collègues, pour toutes les raisons que je viens d’évoquer, et parce que ce texte constitue sans nul doute une première étape vers une meilleure reconnaissance du droit des malades en prison, je vous demande d’adopter la proposition de loi dans sa rédaction issue des travaux de la commission des lois. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste, du groupe socialiste et du groupe CRC, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)