compte rendu intégral

Présidence de M. Hervé Marseille

vice-président

Secrétaires :

M. Christian Cambon,

Mme Catherine Tasca.

M. le président. La séance est ouverte.

(La séance est ouverte à quatorze heures trente.)

1

Procès-verbal

M. le président. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.

Il n’y a pas d’observation ?…

Le procès-verbal est adopté sous les réserves d’usage.

2

Mise au point au sujet d’un vote

M. le président. La parole est à M. François Zocchetto.

M. François Zocchetto. Monsieur le président, au cours de la séance du 4 novembre 2014, dans le cadre de l’examen du projet de loi relatif à la simplification de la vie des entreprises, MM. Gérard Roche et Jean-Marie Vanlerenberghe, ainsi que Mme Jacqueline Gourault, ont été déclarés comme ayant voté pour les amendements identiques nos 1 rectifié quinquies et 42 rectifié quater, lors du scrutin public n° 14, alors qu’ils souhaitaient voter contre.

M. le président. Acte est donné de cette mise au point, mon cher collègue. Elle sera publiée au Journal officiel et figurera dans l’analyse politique du scrutin.

3

Prestation de serment d’un juge à la Cour de justice de la République

M. le président. Mme Jacqueline Gourault, élue juge suppléante à la Cour de justice de la République le 29 octobre dernier, va être appelée à prêter, devant le Sénat, le serment prévu par l’article 2 de la loi organique du 23 novembre 1993 sur la Cour de justice de la République.

Je vais donner lecture de la formule du serment.

Ma chère collègue, je vous prie de bien vouloir vous lever à l’appel de votre nom et de répondre, en levant la main droite, par les mots : « Je le jure ».

Voici la formule du serment : « Je jure et promets de bien et fidèlement remplir mes fonctions, de garder le secret des délibérations et des votes, et de me conduire en tout comme un digne et loyal magistrat. »

(Mme Jacqueline Gourault, juge suppléante, se lève et dit, en levant la main droite : « Je le jure. »)

M. le président. Acte est donné par le Sénat du serment qui vient d’être prêté devant lui.

4

Renvoi pour avis unique

M. le président. J’informe le Sénat que la proposition de loi relative à la prise en compte par le bonus-malus automobile des émissions de particules fines et d’oxydes d’azote et à la transparence pour le consommateur des émissions de polluants automobiles (n° 802 [2013-2014]), dont la commission des finances est saisie au fond, est envoyée pour avis, à sa demande, à la commission du développement durable, des infrastructures, de l’équipement et de l’aménagement du territoire, compétente en matière d’impact environnemental de la politique énergétique.

5

 
Dossier législatif : projet de loi portant adaptation de la procédure pénale au droit de l'Union européenne
Discussion générale (suite)

Adaptation de la procédure pénale au droit de l'Union européenne

Adoption en procédure accélérée d’un projet de loi dans le texte de la commission

Discussion générale (début)
Dossier législatif : projet de loi portant adaptation de la procédure pénale au droit de l'Union européenne
Article 1er

M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion, après engagement de la procédure accélérée, du projet de loi portant adaptation de la procédure pénale au droit de l’Union européenne (projet n° 482 [2013-2014], texte de la commission n° 62, rapport n° 61).

Dans la discussion générale, la parole est à Mme la garde des sceaux.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, le projet de loi que j’ai l’honneur de vous présenter vise à transposer des décisions-cadres et des directives de l’Union européenne.

Je le rappelle, les premières pierres de l’espace de liberté de sécurité et de justice que nous construisons au sein de l’Union européenne ont été posées lors du Conseil européen de Tampere en 1999, qui a d’ailleurs donné lieu à la création d’Eurojust en 2002. Ensuite, le programme quinquennal de La Haye, entre 2004 et 2009, tendait à préciser et à consolider les droits fondamentaux, ainsi qu’à poser les bases de la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée.

Le programme quinquennal suivant, celui de Stockholm, a été encore plus consistant. Il a permis de préciser les droits et les libertés, mais également de favoriser l’accès au droit et à la justice et de lancer l’application informatique e-Justice.

De telles avancées seront consolidées par le programme post-Stockholm, qui a été adopté au mois de juin 2014. Il s’agit de renforcer Europol et Eurojust, mais également de créer le parquet européen, au plus tard – nous l’espérons – au premier semestre de 2015, et de mettre en place la protection des données personnelles, civiles et commerciales. Vous le savez, nous avons demandé l’introduction du secteur public, avec les précautions nécessaires, notamment pour les informations de souveraineté.

Je le répète, l’essentiel de ce programme a été posé à Tampere en 1999, qu’il s’agisse du constat de la nécessité d’un instrument judiciaire direct comme le mandat d’arrêt européen ou du principe de reconnaissance mutuelle des décisions de justice.

Or les trois décisions-cadres que le projet de loi transpose concernent précisément la reconnaissance mutuelle des décisions de justice, donc leur application effective dans les différents pays européens.

À en juger par les travaux de votre commission des lois, ce texte ne soulève manifestement pas de difficulté. Les décisions-cadres, qui datent de 2008 et 2009, auraient d’ailleurs dû être transposées en 2011 et 2012.

La première concerne la reconnaissance mutuelle des décisions de probation, afin de les rendre exécutoires et applicables dans n’importe quel pays européen, indépendamment de l’État qui les a prononcées.

Le deuxième a trait aux mesures de contrôle judiciaire comme alternative à la détention provisoire. Là aussi, il s’agit de faire appliquer le principe de reconnaissance mutuelle.

La troisième porte sur la prévention et le règlement des conflits lorsqu’un État menant une procédure pénale a des raisons de penser que la même procédure peut être ouverte dans un autre État.

L’État ayant ouvert la procédure doit en informer l’autre État susceptible d’être concerné en raison de la nationalité, soit de l’auteur de l’infraction, soit de la victime, ou de tout autre élément raisonnable. Il s’agit d’éviter la violation du principe non bis in idem, aux termes duquel nul ne peut être condamné deux fois pour les mêmes actes.

Les États sont appelés à une action volontariste. Certes, il n’y a pas de mesure contraignante, les discussions n’ayant pas permis d’établir des critères permettant de définir quel État conduit la procédure. Toutefois, les États sont fortement incités à s’entendre pour éviter la conduite de procédures parallèles.

Il y a évidemment des exceptions ; il est possible de ne pas fournir de renseignement dès lors qu’il s’agit de préserver les intérêts nationaux ou de garantir la sécurité d’une personne. Mais, dans les autres cas, les États sont invités à entreprendre les démarches que j’évoquais et à solliciter Eurojust pour les matières relevant de sa compétence, comme la criminalité transfrontalière ou la criminalité organisée.

Il y a donc une incitation au consensus. S’il n’y a pas de contrainte menant impérieusement au dessaisissement d’un État, la procédure qui aboutira la première en condamnation définitive sera évidemment prise en compte par l’État ayant ouvert une procédure parallèle.

La reconnaissance mutuelle suppose évidemment d’éviter l’impunité ; il ne faut pas que des auteurs d’infractions profitent des différences entre les systèmes judiciaires pour échapper à la justice. Néanmoins, elle implique également la nécessité de protéger les victimes de manière équivalente sur l’ensemble de l’espace européen. Sur ces bases s’effectueront les efforts d’échanges.

Le projet de loi prolonge ce qui a déjà été entrepris en matière de lutte contre le terrorisme – je l’ai déjà souligné –, mais également pour la confiscation des biens ou pour les échanges d’informations, y compris sur le casier judiciaire.

Nous introduisons en outre des mesures modifiant le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, ou CESEDA. Il s’agit en l’occurrence d’une directive communautaire qui aurait dû être transposée au mois de décembre 2013.

Vous le savez, le CESEDA relève du ministère de l’intérieur. Toutefois, il se trouve que la Commission européenne a engagé une procédure de recours en manquement. Il y a donc urgence : la France subit des préjudices pécuniaires du fait d’un tel retard. J’ai donc présenté les mesures de transposition au début de l’année, et elles ont été inscrites à l’ordre du jour du Parlement.

Par ailleurs, la commission des lois a accepté, et je l’en remercie, d’introduire dans le texte des dispositions figurant dans deux autres directives européennes pour lesquelles nous disposons encore d’un délai.

La première concerne la protection des victimes, afin de veiller à la reconnaissance mutuelle et à l’application des mesures prononcées. Nous avons jusqu’au mois de janvier 2015 pour procéder à cette transposition, mais, vous l’imaginez bien, il serait déraisonnable de prendre le risque d’attendre… Compte tenu du calendrier parlementaire, il est probable qu’elle n’ait pas lieu avant le mois de janvier 2015. Nous préférons donc anticiper quelque peu.

J’ai également souhaité introduire, et la commission en a été d'accord, des dispositions relatives aux droits, au soutien et à la protection des victimes. Il s’agit là de la directive d’octobre 2012, que nous pouvons transposer jusqu’à la fin de l’année 2015.

Cette directive contient un certain nombre de normes minimales particulièrement intéressantes pour la protection des victimes. J’ai décidé de lancer une expérimentation dans huit tribunaux de grande instance dès le mois de janvier 2014, c'est-à-dire avant même la transposition. Elle concerne le suivi individualisé des victimes et permet de mettre ces normes en application.

Vous le voyez, mesdames, messieurs les sénateurs, nous procédons à la transposition avec presque une année d’avance. Bien entendu, nous procéderons à une évaluation de l’expérimentation d’ici à la fin de l’année. Le décret fixant les modalités pratiques d’application du dispositif, en plus des mesures figurant dans le projet de loi, sera publié sur cette base.

Par ailleurs, je présenterai notamment deux amendements, dont je détaillerai l’objet tout à l'heure lors de la discussion des articles.

Le premier vise la contrainte pénale. Il s’agit d’une disposition permettant l’exécution par provision d’une décision d’incarcération en cas de non-respect des obligations et des interdictions.

Le second amendement a pour objet la prise en compte d’une décision du Conseil constitutionnel, dont nous avons débattu ici, interdisant le recours à la garde à vue de quatre-vingt-seize heures en cas d’escroquerie organisée. Cette disposition avait été introduite par la loi du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière.

Voilà donc l’essentiel des dispositions contenues dans ce texte. Évidemment, il s’agit toujours de dispositions extrêmement techniques, pointilleuses sur le plan juridique, mais qui font sens en termes de construction d’un espace européen de sécurité, de liberté et de justice. Il s’agit non seulement de faire évoluer les droits, mais aussi de rechercher plus d’efficacité judiciaire, afin que la liberté de circulation des personnes ne se traduise pas, d’une part, par l’impunité pour les auteurs d’infractions, et, d’autre part, par une protection inégale pour les victimes.

Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de l’accueil que vous avez réservé à ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC, ainsi que sur certaines travées du RDSE. – M. Michel Mercier applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. le rapporteur.

M. François Zocchetto, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, nous voici de nouveau réunis pour aborder un texte visant à transposer des décisions européennes.

À peine un an s’est écoulé depuis le précédent projet de loi portant adaptation de la procédure pénale au droit de l’Union. Comme aujourd'hui, le Gouvernement avait engagé alors la procédure accélérée, car notre pays était un peu pris par le temps – Mme la garde des sceaux l’a souligné, nous sommes, une fois de plus, sous la menace d’actions en manquement engagées devant la Cour de justice de l’Union européenne par la Commission européenne. En effet, les trois premières décisions européennes visées par le texte doivent entrer en application le 1er décembre prochain – autant dire que ce ne sera pas possible, puisque le projet de loi devra ensuite être examiné par l’Assemblée nationale.

Je regrette cette façon de travailler, d’autant que le texte a été déposé sur le bureau du Sénat le 23 avril dernier. On comprend donc mal son inscription tardive à l’ordre du jour de nos travaux. En matière de transposition de procédure judiciaire, cessons de courir comme le lièvre de la fable et tâchons plutôt, comme la tortue, de partir à point ! On sait en effet que, dans d’autres domaines, le calendrier des transpositions est moins contraint.

Bien sûr, il n’y a pas lieu de discuter de l’opportunité du présent texte. Les dispositifs qu’il transpose visent à donner corps à l’espace judiciaire européen en améliorant la coordination entre les magistrats des différents États membres et en étendant le champ des décisions des procédures pénales susceptibles d’être exécutées dans un autre État que dans celui qui les a prononcées. Ces objectifs sont parfaitement louables.

L’examen parlementaire des textes de transposition est nécessairement plus contraint que celui d’un projet ou d’une proposition de loi ordinaire. Toutefois, ces textes européens laissent malgré tout aux législateurs nationaux une certaine marge d’appréciation.

À cet égard, la commission des lois du Sénat a inscrit ses travaux dans le droit fil des principes retenus pour les transpositions précédentes : il s’agit d’éviter de faire du zèle et de se garder de toute « surtransposition », d’adapter les termes juridiques européens au vocabulaire de notre droit, car une stricte traduction à l’aide d’un dictionnaire anglais-français réserve parfois quelques surprises, et de s’appuyer, autant qu’il est possible, sur les principes et les procédures en vigueur dans notre pays.

Mme la garde des sceaux ayant présenté les principales dispositions du texte, je n’entrerai pas dans le détail. Je dirai simplement à mes collègues qui s’inquiètent du rythme d’examen des projets de transposition – je me tourne vers Alain Richard, à qui avait été confiée il y a quelques mois la mission qui m’incombe aujourd'hui – que la liste des textes à transposer est loin d’être close : dix directives relatives au droit pénal ont été adoptées sous l’empire du traité de Lisbonne.

Selon les informations que nous avons recueillies auprès du Secrétariat général des affaires européennes, trois d’entre elles verront leur délai de transposition arriver à échéance en 2015, quatre en 2016 et la dernière en 2017. Par ailleurs, au moins huit propositions de textes pénaux sont en cours de discussion. Il est donc très vraisemblable que nous nous retrouverons encore d’ici à un an pour un même exercice de transposition.

L’article 1er vise à transposer une décision-cadre dont l’objectif est de limiter les situations dans lesquelles deux procédures pénales parallèles, portant sur les mêmes faits et mettant en cause les mêmes personnes, sont conduites indépendamment dans deux États différents. Les médias se sont fait l’écho de certaines affaires, que je ne citerai pas, prouvant qu’il pouvait y avoir des confusions lorsque deux juridictions dans deux pays s’intéressent au même dossier.

Le ressort de la procédure proposée est l’échange d’informations, dont on espère qu’il conduira l’un des magistrats enquêteurs à suspendre ses investigations dans l’attente des conclusions de son homologue européen, si ce dernier est plus avancé que lui.

Le Gouvernement avait fait le choix d’une transposition a minima. Nous nous sommes permis d’enrichir le texte de deux manières. Tout d’abord, nous avons cherché à mieux distinguer les deux phases de la procédure. Ensuite, nous avons prévu une obligation d’informer les parties de la décision de suspendre les investigations. Cette mesure paraît aller de soi, mais elle n’était pas prévue.

Les articles 2 et 3 visent à donner corps au principe selon lequel une décision pénale prononcée dans un État membre doit pouvoir être reconnue et exécutée dans un autre État. Les décisions-cadres transposées par ces articles appliquent le principe de reconnaissance mutuelle, d’une part, aux mesures de contrôle judiciaire, prononcées avant le jugement, et, d’autre part, aux décisions de probation consécutives à une condamnation. La commission des lois, là encore, a précisé le champ d’application de ces deux dispositions.

Mme la garde des sceaux a souligné que le texte comportait à l’article 6 des dispositions ne présentant aucun lien avec celles que je viens d’évoquer. En effet, cette disposition transpose une mesure spécifique de la directive « qualification » du paquet législatif relatif à l’asile. Visiblement, cet article emprunte le premier véhicule législatif disponible de peur d’arriver trop tard : je le remarque, car c’est l’occasion d’alerter le Sénat du retard pris par le projet de loi relatif à la réforme de l’asile, pour lequel il y a plus que jamais urgence.

D’une manière générale, la commission des lois a jugé le texte à la fois nécessaire, au regard de nos engagements européens, et utile, puisqu’il renforce l’entraide judiciaire européenne.

Le Gouvernement a pris argument de la même nécessité européenne pour proposer à la commission, au-delà du texte déposé – il faut le dire, il y a quelques mois –, deux amendements procédant, aux articles 4 bis et 4 ter, à la transposition de deux autres directives dont le délai de transposition arrive à échéance en 2015.

La première directive définit la procédure de reconnaissance, au sein de l’Union européenne, de la décision de protection européenne dont peut bénéficier une victime. La seconde directive vise à établir des standards communs, dans le droit de chaque État membre, pour la protection des victimes d’infractions pénales. Ces deux directives visent donc à améliorer le droit des victimes.

La commission a adopté ces deux amendements du Gouvernement en les sous-amendant, afin, notamment, de garantir à la victime un recours contre le refus qui lui serait opposé, en France, de reconnaître la protection dont elle bénéficiait dans un autre État membre.

Le Gouvernement a enfin souhaité profiter du présent texte pour apporter quelques corrections à deux dispositions du code de procédure pénale rendues nécessaires, l’une par la jurisprudence du Conseil constitutionnel évoquée par Mme Taubira, rendant impossible le recours à la garde à vue de quatre-vingt-seize heures en matière d’escroquerie en bande organisée, et, l’autre, par le nouveau dispositif de la contrainte pénale.

La commission a estimé que ces deux amendements, intégrés aux articles 5 bis et 5 ter, pouvaient être adoptés afin de garantir une sécurité maximale aux procédures judiciaires en cours.

Le Gouvernement est allé encore un peu plus loin en proposant in extremis deux amendements sur lesquels l’avis de la commission a été plus réservé, non parce qu’ils seraient inutiles, mais parce qu’un temps de réflexion supplémentaire semble nécessaire afin de parvenir à une rédaction parfaite.

Le premier amendement vise à soumettre aux garanties de l’audition libre les auditions conduites par des fonctionnaires dotés de prérogatives d’officiers de police judiciaire. Sur le fond, nous sommes évidemment d’accord, mais nous estimons que le texte ne peut être accepté en l’état. D’ici à son examen à l’Assemblée nationale, vous aurez probablement le temps de trouver une autre rédaction.

Les dispositions du second amendement nous ennuient davantage : elles concernent le statut du juge des libertés et de la détention ; or il nous paraît inopportun de modifier un point sans évoquer le statut général des magistrats.

Je précise, s’il en était besoin, que la commission propose au Sénat d’adopter ce texte. Toutefois, à l’avenir, nous aimerions avoir un calendrier de travail un peu moins contraint par les risques de sanctions européennes ! (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC et de l'UMP. – M. Claude Dilain applaudit également.)

M. Philippe Bas, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Je le confirme !

M. le président. La parole est à M. Alain Richard.

M. Alain Richard. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, nous voilà de nouveau réunis pour examiner un texte visant à adapter la procédure pénale française au droit de l’Union européenne, afin de rendre plus efficaces à la fois les poursuites et les sanctions à travers les frontières.

Il s’agit de faciliter la « transitivité » des décisions de probations et les mesures de contrôle judicaire, ainsi que la coordination et la régulation des procédures pénales partagées, les mesures de protection des victimes et, certains l’ont rappelé, l’ajustement de la liste des droits des personnes demandant le statut de réfugié.

M. le rapporteur a parfaitement décrit le contenu et la justification de ces mesures, qui ont été heureusement mis en perspective par Mme la garde des sceaux. Ce texte est l’occasion d’échanger entre nous quelques réflexions pour savoir où nous en sommes de la construction de l’Europe judiciaire et de porter quelques appréciations sur elle. C’est l’un des nombreux domaines où le verre européen est à moitié plein. Pourtant, il existe une certaine propension dans l’opinion française, ainsi que sur ces travées, à le caractériser comme étant essentiellement à moitié vide…

Je veux souligner, au contraire, le mérite d’une construction graduelle, négociée entre États souverains, d’un espace judiciaire. En effet, cela demande des efforts : tous les systèmes judiciaires ont leur originalité et ne sont pas assimilables les uns aux autres, même s’il existe heureusement dans toutes nos sociétés une exigence de plus en plus poussée en matière de droits de la personne, de régularité et de transparence des procédures, ainsi que d’efficacité des systèmes judiciaires.

Nous n’avons pas souvent l’occasion de remettre à plat la situation. Mme la garde des sceaux a rappelé très justement que le processus avait commencé avec le traité d’Amsterdam, c'est-à-dire il y a dix-sept ans, lui-même négocié pendant je ne sais combien d’années avant d’être ratifié, puis avec la première grande décision du Conseil européen de Tampere en 1999.

Néanmoins, nous sommes toujours dans le cadre d’une absence de partage de souveraineté. Les domaines de partage de souveraineté en matière judiciaire sont extrêmement étroits. Dans la plupart des décisions que nous avons à conclure, puis que nous retrouvons ici pour les transposer, c’est l’unanimité qui est requise, ce qui veut implique négociations, recherche d’accords et, parfois, compromis sur une base minimale.

Malgré tout, le mécanisme fonctionne, et quand on fera le bilan, on constatera en effet que beaucoup de progrès ont déjà été accomplis, et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il y a l’attente légitime de l’ensemble des professions de la justice, face à laquelle nous ne pouvons pas maintenir en place des systèmes totalement cloisonnés, qui ne communiquent pas. Ensuite, il existe une réelle attente des sociétés civiles – j’y ai déjà fait allusion –, qui font le constat que nous vivons dans un espace partagé et que nous ne pouvons pas avoir des systèmes judiciaires totalement étanches.

Il faut rendre hommage à tous les artisans de la construction de l’Europe de la justice, qui exige beaucoup d’efforts de compréhension et d’échanges entre les professionnels. Nous avons, comme tous nos partenaires de l’Union européenne, un nombre croissant de professionnels, notamment bien sûr de magistrats, qui sont impliqués dans les dispositifs de dialogue européen, dans la préparation de nos positions de négociation, puis dans leur application.

Nous le savons, le passage dans les cellules de coordination ou de travail partagé entre Européens est un enrichissement pour tous les professionnels de la justice ; c’est en particulier le cas s’agissant de notre présence au sein de l’unité de coopération judiciaire de l’Union européenne, l’Eurojust, mais je pourrais citer bien d’autres exemples.

L’Europe, c’est d'abord une routine, ce sont des gens qui s’habituent à travailler ensemble, qui créent une continuité, qui commencent à partager des méthodes de travail, alors qu’ils partent d’approches nationales peu aisées à conjuguer. Ce travail nécessairement lent a abouti à l’adoption par les vingt-huit pays associés de nombreuses dispositions pratiques qui rapprochent les méthodes et les moyens effectifs d’action de nos autorités judiciaires respectives.

Cela se fait avec une certaine lenteur, du fait même de la nature du processus que j’ai décrit sommairement. À l’instant, je n’ai pas pu entendre sans sourire l’expression significative de la garde des sceaux, qui nous a dit que nous allions transposer l’une des directives avec une année d’avance... (Mme la garde des sceaux acquiesce.) Oui, une année d’avance sur la date limite à partir de laquelle on serait en retard ! (Sourires.) Et c’est malheureusement significatif d’une habitude, qui n’est d’ailleurs pas propre au ministère de la justice, consistant à attendre le dernier moment…

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Une année de retard !

M. Alain Richard. … et même un peu après le dernier moment, pour présenter des textes de transposition qui, à l'échelle des artisans du droit que sont les services juridiques des différents ministères, sont souvent prêts depuis longtemps.

J’ajoute, pour avoir été à d’autres moments associé à ce travail, que plus on attend pour transposer une directive, plus la perte est grande. En effet, une directive se négocie en plusieurs langues à la fois, dont une principale – mieux vaut ne pas être hypocrite. Chacun la traduit dans son esprit, et comme il n’est pas sûr que tout le monde soit d’accord – chez les professionnels du droit, on appelle ce langage « du belge » –, la rédaction même du texte de la directive a souvent tendance à répéter deux ou trois fois la même chose afin de s’assurer que tout le monde a compris de la même façon.

Par conséquent, lorsqu’il s’agit de l’écrire en droit français de façon plus ou moins littéraire, on est souvent bien content de retrouver ceux qui ont négocié la directive pour leur demander ce que veut dire au juste telle ou telle phrase alambiquée. Dès lors, plus on attend, plus il est difficile de se rappeler ce qu’était la signification exacte de la directive ou, en matière judiciaire pour les périodes anciennes, de la décision-cadre.

En tout cas, nous savons que nous pouvons faire mieux. En même temps, ne soyons pas négatifs, la France fait tout de même partie des pays qui apportent le plus de méthodes et de propositions pour faire progresser l’Europe judiciaire.

Aussi, face à cette critique toujours possible, toujours tentante et qui est naturellement la plus facile – on l’entendra peut-être au cours de ce débat –, il me semble qu’il faut prendre parfois quelques minutes pour souligner que, si cette Europe de la justice progresse, elle ne le fait pas toute seule, et que cela demande beaucoup de travail, d’efforts, de réflexion politique, ainsi que des compromis.

En conclusion, je dirai qu’il faut ouvrir les yeux : les citoyens européens – notamment les jeunes – vivent en Européens, proches les uns des autres. Ils partagent, à travers les frontières de l’Union, de plus en plus de projets, de situations et aussi, parce que c’est la vie, de difficultés. Si nous ne faisions pas cet effort permanent, si nous faisions montre de fermeture, de refus dans la progression de l’Europe de la justice, de plus en plus de situations humaines ou économiques, de plus en plus de litiges seraient bloqués, ce qui aurait pour effet d’entraîner un déni de droit pour un grand nombre de nos citoyens, notamment pour ceux qui vivent déjà en Européens.

C’est ce qui me conduit à encourager ce gouvernement, comme ses prédécesseurs, à continuer d’être à l’initiative et de travailler au mieux pour introduire de l’efficacité dans la coordination de nos systèmes judiciaires.

C’est donc avec la volonté de poursuivre cette construction d’un espace judiciaire harmonisé, d’un espace de justice et de liberté, que mes amis du groupe socialiste et moi-même voterons sans difficulté en faveur ce projet de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe écologiste et du RDSE, ainsi que sur certaines travées de l'UDI-UC.)