Mme Laurence Cohen. Allons-nous légiférer sur une situation générale ou sur quelques cas isolés ?

L’exemple de la politique menée depuis plus de quinze ans en Suède est invoqué tant par les partisans de la pénalisation du client que par ses adversaires. Toujours est-il que le commissaire de la brigade anti-prostitution de Stockholm que nous avons auditionné affirme que cette politique est efficace, notamment sur les mentalités. Aujourd’hui, il est socialement inacceptable en Suède d’acheter des prestations sexuelles. Dans ce pays, 70 % de la population est favorable à la pénalisation du client, et ce soutien est particulièrement fort parmi les jeunes. C'est bien la preuve que la loi peut faire évoluer les mentalités.

Il est à mon sens impossible de s’attaquer réellement au système prostitutionnel et à toutes les violences qu’il engendre sans pénaliser l’achat d’actes sexuels, c'est-à-dire sans affirmer une bonne fois pour toutes que les clients font partie de ce système.

Jean-François Corty, directeur des missions « France » de Médecins du monde, tient les propos suivants dans l’Humanité de ce jour : « Ce n’est pas parce qu’on aura pénalisé les clients que les prostituées auront à manger dans leur assiette. » Certes, mais qu’attend-on de cette loi ? Aujourd’hui, un certain nombre d’experts nous déconseillent de pénaliser l’acte sexuel tarifé, au motif que cette mesure ne répondrait pas à toutes les problématiques de la prostitution. Or il ne faut pas faire dire à ce texte plus qu’il ne veut dire : il doit permettre de marquer des jalons en vue de l’abolition du système prostitutionnel, en considérant tous les protagonistes comme des acteurs à part entière de la prostitution.

Refuser d’inclure les clients dans le système prostitutionnel, c'est nier la réalité de la prostitution. Quand j’entends dire que nous devrions prendre plus de temps pour travailler le texte, je me demande ce que nous avons bien pu faire depuis plus d’un an au Sénat, où deux commissions spéciales ont été constituées !

Sur cette question, il faut le dire, il y a un véritable désaccord entre nous : avons-nous, oui ou non, la volonté politique de faire quelque chose ? Pour ma part, j’estime qu’il est très important de rétablir le texte voté par l’Assemblée nationale. Nous devons vraiment réfléchir aux conséquences de nos votes, car, après avoir réintroduit, à une voix près, le délit de racolage, le Sénat risque de vider cette proposition de loi de sa substantifique moelle s’il ne rétablit pas l’article 16. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et sur certaines travées du groupe socialiste.)

M. Roland Courteau. Très bien !

M. le président. La parole est à Mme Catherine Génisson, sur l'article.

Mme Catherine Génisson. Je veux remercier chaleureusement l’actuel président de la commission spéciale et son prédécesseur, Jean-Pierre Godefroy, ainsi que la rapporteur, Michelle Meunier, qui ont su conduire les débats en nous incitant à toujours approfondir notre réflexion sans jamais chercher à nous influencer.

Bien que des positions divergentes s’expriment, tous les membres de la commission spéciale sont animés par la même exigence : lutter contre les réseaux et contre la prostitution, qui est un mal social dramatique, une forme d’esclavage moderne.

On le sait, les personnes prostituées sont à 97 % des femmes étrangères, « importées » dans différents pays pour satisfaire les besoins d’une traite des corps qui représente sans doute ce qu’il y a de moins honorable dans notre société.

Cela étant, nous avons auditionné des représentants de la minorité constituée de celles et ceux qui se revendiquent comme des travailleurs du sexe. Il faut les respecter, car ils sont respectables. Pour autant, je ne retiens pas l’argument du respect de la liberté, invoqué dans son propos liminaire par Mme Jouanno.

Je suis résolument engagée dans la lutte contre les dégâts causés aux femmes par la prostitution, qu’ils soient physiques, psychologiques ou sociaux. Je rappelle que cela peut aller jusqu’à la mort. Au cours de nos travaux, j’ai entendu les témoignages de tous les acteurs de ce combat, dans les domaines de la sécurité, de la justice, de la santé. J’ai été très marquée, en particulier, par celui des membres de la cellule de l’hôpital Ambroise-Paré qui, depuis vingt-cinq ans, lutte contre les dégâts de la prostitution. Tous ces professionnels nous ont déconseillé d’adopter une mesure de pénalisation des clients, parce qu’elle rendra encore plus clandestines, invisibles et solitaires les femmes qui pratiquent la prostitution dans les conditions les plus précaires.

De plus, le client, qui aura le sentiment de prendre des risques, aura des exigences encore plus inacceptables.

Certes, de grandes personnalités du monde médical comme les professeurs Axel Kahn et Israël Nisand se prononcent en faveur de la pénalisation du client. Leur avis est tout à fait respectable, mais je ne suis pas sûre qu’ils aient une profonde connaissance de la réalité du terrain. À cet égard, je suis plus sensible à la position de Xavier Emmanuelli, dont on sait l’engagement total dans le combat qui nous réunit aujourd'hui.

Quoi qu’il en soit, je ne suis pas convaincue que la pénalisation du client soit une mesure efficace. Je pense au contraire qu’elle peut être contre-productive, or ma position se fonde sur la recherche de l’efficacité.

Je n’ai pas non plus voté la réintroduction du délit de racolage. On me dira qu’il faut tout de même trouver des solutions. Nous nous accordons tous sur la nécessité d’assurer l’accompagnement social et la réinsertion des femmes prostituées, mais la question des moyens est essentielle : la lutte contre les réseaux de la prostitution suppose un engagement budgétaire et humain plus fort encore que celui qui est déjà consenti par le Gouvernement. J’ajoute que cette lutte doit être conduite à l’échelon européen.

M. le président. Je suis saisi de trois amendements identiques.

L'amendement n° 3 rectifié bis est présenté par Mmes Cohen et Gonthier-Maurin, M. Bosino, Mmes David et Demessine, MM. Le Scouarnec et P. Laurent, Mme Didier, MM. Bocquet et Favier et Mme Prunaud.

L'amendement n° 12 rectifié bis est présenté par Mmes Meunier, Lepage et Blondin, M. Courteau, Mmes E. Giraud, Monier, Tocqueville, Jourda et Guillemot, MM. Kaltenbach, Carvounas, Berson, Tourenne, Gorce, Desplan et Roger, Mme D. Michel, MM. Filleul, Madrelle et Lalande, Mme Ghali et MM. Manable, Miquel et Durain.

L'amendement n° 31 rectifié est présenté par Mmes Jouanno, Morin-Desailly et Létard, M. Guerriau et Mmes Kammermann et Bouchart.

Ces trois amendements sont ainsi libellés :

A. – Rétablir cet article dans la rédaction suivante :

I. – La section 2 bis du chapitre V du titre II du livre II du code pénal est ainsi modifiée :

1° Après le mot : « prostitution », la fin de l’intitulé est supprimée ;

2° L’article 225-12-1 est ainsi rédigé :

« Art. 225-12-1. – Le fait de solliciter, d’accepter ou d’obtenir des relations de nature sexuelle d’une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, en échange d’une rémunération, d’une promesse de rémunération, de la fourniture d’un avantage en nature ou de la promesse d’un tel avantage, est puni de l’amende prévue pour les contraventions de la cinquième classe.

« Les personnes physiques coupables de la contravention prévue au présent article encourent également une ou plusieurs des peines complémentaires mentionnées à l’article 131-16 et au second alinéa de l’article 131-17.

« La récidive de la contravention prévue au présent article est punie de 3 750 € d’amende, dans les conditions prévues au second alinéa de l’article 132-11.

« Est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende le fait de solliciter, d’accepter ou d’obtenir, en échange d’une rémunération, d’une promesse de rémunération, de la fourniture d’un avantage en nature ou de la promesse d’un tel avantage, des relations de nature sexuelle de la part d’une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, lorsque cette personne est mineure ou présente une particulière vulnérabilité, apparente ou connue de son auteur, due à une maladie, à une infirmité, à un handicap ou à un état de grossesse. » ;

3° Aux premier et dernier alinéas de l’article 225-12-2, après le mot : « peines », sont insérés les mots : « prévues au dernier alinéa de l’article 225-12-1 » ;

4° À l’article 225-12-3, la référence : « par les articles 225-12-1 et » est remplacée par les mots : « au dernier alinéa de l’article 225-12-1 et à l’article ».

II. – À la troisième phrase du sixième alinéa de l’article L. 421-3 du code de l’action sociale et des familles, la référence : « 225-12-1 » est remplacée par les références : « au dernier alinéa de l’article 225-12-1 et aux articles 225-12-2 ».

B. – En conséquence, rétablir le chapitre IV et son intitulé ainsi rédigés :

Chapitre IV

Interdiction de l’achat d’un acte sexuel

La parole est à Mme Laurence Cohen, pour défendre l'amendement n° 3 rectifié bis.

Mme Laurence Cohen. J’ai défendu cet amendement dans mon intervention sur l’article, monsieur le président.

M. le président. La parole est à Mme Claudine Lepage, pour défendre l'amendement n° 12 rectifié bis.

Mme Claudine Lepage. L’article 16 ayant été supprimé par la commission spéciale, nous proposons de le rétablir tel qu’adopté par l’Assemblée nationale en première lecture.

Il s’agit donc de restaurer le quatrième pilier de la proposition de loi, à savoir la création d’une infraction de recours à la prostitution d’une personne majeure punie de la peine d’amende prévue pour les contraventions de cinquième classe. L’amendement tend également à punir la récidive contraventionnelle de ces faits, passible d’une amende de 3 750 euros. La progressivité de ce dispositif pénal vise à accompagner un changement sociétal en interdisant l’achat d’un acte sexuel, considéré comme une violence.

Cet article est indispensable à l’équilibre et à la cohérence du texte de loi. Il réaffirme clairement la position abolitionniste de la France et permet d’établir concrètement que nul n'est en droit d'exploiter la précarité et la vulnérabilité d’autrui ni de disposer de son corps pour lui imposer un acte sexuel contre rémunération.

La prostitution est un phénomène sexué qui contrevient au principe d’égalité entre les hommes et les femmes. En effet, si 85 % des 20 000 à 40 000 personnes prostituées en France sont des femmes, 99 % des clients sont des hommes. Dans les années 2000, les personnes prostituées étaient à 90 % de nationalité étrangère, alors que cette proportion n’était que de 20 % en 1990. Principalement originaires de Roumanie, de Bulgarie, du Nigeria, du Brésil et de Chine, ces personnes sont le plus souvent maintenues sous la coupe de réseaux de traite et de proxénétisme organisés et violents.

Les personnes prostituées sont victimes de violences particulièrement graves qui portent atteinte à leur intégrité physique et psychique, comme le démontrent les études réalisées sur ce sujet.

Ce constat heurte plusieurs principes fondamentaux de notre droit. En premier lieu, aux termes du préambule de la convention des Nations unies pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui du 2 décembre 1949, ratifiée par la France le 19 novembre 1960, « la prostitution et le mal qui l’accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine et mettent en danger le bien-être de l’individu, de la famille et de la communauté ».

En Suède, où, en application de la loi du 4 juin 1998, modifiée par la loi du 12 mai 2011, l’achat d’actes sexuels est puni d’une amende et d’une peine d’emprisonnement, la prostitution de rue a été divisée par deux en dix ans.

Par ailleurs, rien n’indique que la prostitution dans des lieux fermés ait augmenté dans ce pays du fait de l’interdiction, ni que des personnes qui se prostituaient autrefois dans la rue se soient repliées dans des lieux fermés pour exercer cette activité. Il n’existe pas non plus de preuves de l’existence d’un lien entre la pénalisation de l’achat d’actes sexuels et la hausse des violences subies par les personnes prostituées, contrairement à ce qu’avancent certains opposants à la présente réforme.

M. le président. Il faut conclure, madame Lepage.

Mme Claudine Lepage. En interdisant l’achat d’actes sexuels par le biais du rétablissement de l’article 16, nous agirons, pour la première fois, sur la demande en tant que responsable du développement de la prostitution et des réseaux d’exploitation sexuelle.

C’est un signal fort que nous adresserons aux réseaux de proxénétisme. Nous faisons le pari qu’en s’attaquant à la demande, la proposition de loi dissuadera efficacement les réseaux proxénètes d'investir sur un territoire dont la législation est moins favorable à la réalisation de profits criminels.

Enfin, cet article responsabilisera le client et renversera la charge de la preuve, qui pèse aujourd'hui sur les personnes prostituées par le biais du délit de racolage, que nous venons de rétablir.

M. le président. La parole est à Mme Chantal Jouanno, pour défendre l'amendement n° 31 rectifié.

Mme Chantal Jouanno. La question qui se pose à nous est assez simple : choisissons-nous de conserver la législation actuelle ou de la faire évoluer vers la pénalisation du client, sachant qu’une très grande majorité d’entre nous est contre le réglementarisme ?

La législation actuelle, en faisant peser la présomption de culpabilité sur la personne prostituée, a été efficace contre la prostitution dite « traditionnelle », qui est en train de disparaître. Toutefois, son application a eu pour effet pervers de favoriser le développement des réseaux, et donc de la prostitution sous contrainte, ce qui rend nécessaire une évolution de notre législation. Nous l’avons affirmé, les personnes prostituées sont d'abord des victimes. Il serait donc logique et cohérent que notre droit le reconnaisse et cesse de faire peser la présomption de culpabilité sur ces personnes.

Par ailleurs, quand on connaît les conditions d’exercice de la prostitution dans le bois de Vincennes, par exemple, on ne saurait imaginer une seule seconde que le client d’une prostituée puisse croire en toute sincérité que celle-ci est consentante et n’est pas soumise à une contrainte. Le client a une part de responsabilité dans cette forme de prostitution,…

M. Roland Courteau. Très bien !

Mme Chantal Jouanno. … et il est logique que l’on inverse la charge de la preuve. On place ainsi le droit du côté des personnes prostituées.

J’entends bien la remarque de M. Godefroy sur la pénalisation du seul client ayant recours aux services d’une personne prostituée sous contrainte. Si notre débat est serein et responsable, les positions sont un peu figées, et je crains que nous ne parvenions pas à faire « bouger les lignes ». Afin de faire un pas vers une « coconstruction » législative, pour reprendre un mot à la mode, je propose de rectifier mon amendement afin d’introduire cette notion de contrainte dans la rédaction de l’article 225-12-1 du code pénal.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

Mme Michelle Meunier, rapporteur. À titre personnel, je suis favorable à l’instauration de cette nouvelle infraction. En effet, la création de cette incrimination permettrait de renverser la charge de la preuve et de souligner enfin que la personne prostituée n’est pas la responsable de l’acte de prostitution.

En désignant le client comme partie prenante au système prostitutionnel, l'objectif est de diminuer la demande et d’agir sur l’offre. L’instauration de cette sanction du client, même relativement modérée, aurait une forte portée symbolique et poserait clairement le principe qu’il est inacceptable d’acheter un acte sexuel.

Cependant, la majorité de la commission spéciale a considéré que la création d’une telle infraction pourrait emporter des inconvénients trop importants et a donc choisi de confirmer la position qu’elle avait déjà prise en juillet dernier, en refusant encore une fois la pénalisation du client. L’avis sur ces trois amendements identiques est donc défavorable.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

Mme Pascale Boistard, secrétaire d'État. Il importe d'être précis dans ce débat, particulièrement lorsque l’on fait référence à des textes.

La Suède a effectivement adopté, le 4 juin 1998, une loi rendant passible d’une amende et d’une peine de prison toute personne se procurant des services sexuels en échange d’une rétribution ou d’une promesse de rétribution, quelle que soit la forme de celle-ci.

La peine de prison, d’une durée initiale de six mois, a été portée à un an en 2011. Un rapport d’évaluation portant sur l’interdiction de l’achat des services sexuels et concernant la période 1999-2008, publié en novembre 2010 par les autorités suédoises, dresse des constats positifs : en Suède, la prostitution sur la voie publique a diminué de moitié depuis 1999, sans que rien ne permette de conclure que cette baisse ait conduit à un report de la prostitution vers les lieux fermés et à une plus grande précarisation des personnes prostituées. La loi ne paraît pas avoir incité ces dernières à refuser toute forme de coopération avec les services de police. À l’inverse, il semble que leur parole se soit libérée, du fait du changement du regard porté sur elles par la société. Alors que, à la hauteur des deux tiers, l’opinion publique était opposée à la pénalisation du client avant l’adoption de la loi, la proportion est aujourd'hui inversée, en particulier parmi les jeunes : en 1996, 67 % de la population était ainsi défavorable à la pénalisation de l’achat d’actes sexuels, mais 71 % y était favorable en 2008. Outre une diminution significative du nombre de personnes prostituées, la réforme suédoise a permis de modifier la perception du phénomène prostitutionnel par la population.

Ces éléments ont été confirmés par des personnalités aussi indiscutables que Mmes Lise Tamm, chef du parquet international de Stockholm, et Anna Skarhed, chancelière de justice en Suède, auditionnées en France par la commission spéciale de l’Assemblée nationale et le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes. Mme Tamm a notamment indiqué que les écoutes téléphoniques menées dans le cadre d’enquêtes judiciaires portant sur les réseaux de traite mettent en évidence l’intention des chefs de réseau de quitter le territoire suédois, les trafiquants estimant qu’il est devenu trop difficile d’exploiter des femmes à des fins sexuelles en Suède, un marché désormais jugé inhospitalier.

J’ai rencontré personnellement les ministres des droits des femmes suédoises. Elles dressent un bilan très positif en s'appuyant sur le rapport précité du Gouvernement suédois. Certains donnent à entendre que la prostitution cachée aurait augmenté, mais les enquêtes policières sur les crimes liés à la prostitution et la traite n’étayent en rien ces affirmations. Par ailleurs, il n’appartient pas au gouvernement auquel j’appartiens de mettre en doute un rapport produit par le gouvernement démocratique d’un autre État membre de l'Union européenne. Il constitue donc valablement ma source sur ce sujet.

D’autres pays ont modifié leur législation ou sont en voie de le faire. Depuis 2009, des législations identiques à celle qui est applicable en Suède sont entrées en vigueur en Norvège et en Islande.

En Norvège, à l’automne 2013, la majorité conservatrice des partis soutenant le gouvernement nouvellement élu, se fondant sur un rapport, a souhaité abroger ou assouplir la loi criminalisant l’achat de services sexuels. Mais, au vu des conclusions de ce rapport, soulignant notamment une réduction de la traite, vraisemblablement liée à une évolution des mentalités, il a été finalement décidé de ne pas revenir sur la loi.

Au Canada a été adoptée, le 6 octobre 2014, une loi sanctionnant l’achat d’actes sexuels. En Irlande du Nord est examiné actuellement un texte législatif prévoyant également la pénalisation des clients de personnes prostituées. Nous ne sommes donc pas seuls à réfléchir sur ces sujets ! D’autres pays ont produit de nombreuses études et rapports pour évaluer la situation et tracer des perspectives pour l’évolution de leur législation.

Mesdames, messieurs les sénateurs, je tenais à porter à votre connaissance ces éléments, qui me semblent extrêmement importants. Pour légiférer dans de bonnes conditions, il est normal que nous nous nourrissions des réflexions menées dans d’autres pays de l’Union européenne.

En tout état de cause, j’émets bien évidemment sur ces amendements un avis très favorable. (Applaudissements sur de nombreuses travées du groupe socialiste et sur celles du groupe CRC.)

M. le président. La parole est à Mme Maryvonne Blondin, pour explication de vote.

Mme Maryvonne Blondin. Madame la secrétaire d’État, vous venez d’évoquer le cas de la Norvège. Il est en effet nécessaire de regarder autour de nous, car nous ne sommes pas les seuls à réfléchir sur ce sujet et à en débattre.

La Norvège a effectivement décidé de pénaliser le client. Au Canada, la loi précise que la prostitution porte préjudice à toute la société en faisant apparaître le corps de la femme comme une « commodité » pouvant être achetée par ceux qui possèdent argent et pouvoir.

La prostitution a engendré des effets négatifs là où elle est pratiquée, en raison des actes criminels qui y sont liés. Comme je l’ai dit au cours de la discussion générale, c’est le plus important des trafics, dont les bénéfices viennent alimenter le terrorisme.

La loi doit poser un interdit : cela aura une réelle valeur symbolique pour nos jeunes. Aujourd'hui, dans les écoles primaires, on connaît des cas de harcèlement sexuel exercé par des petits garçons. C’est quelque chose d’absolument… Je ne trouve plus mes mots, tant je suis bouleversée par cette réalité. Je viens de lire, dans la presse quotidienne, qu’une jeune fille de 19 ans a été condamnée la semaine passée, dans l’ouest de la France, pour avoir incité deux camarades plus jeunes à se prostituer.

Notre devoir de législateur est d’adresser un signal à la jeunesse en posant un interdit.

M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa, pour explication de vote.

Mme Esther Benbassa. L’argument principal des abolitionnistes est le succès supposé de la pénalisation du client en Suède. Or la réalité suédoise n’est pas aussi rose que l’on veut nous le faire croire ! (M. Alain Gournac approuve.)

En tant que scientifique, je suis choquée par la manipulation des chiffres pratiquée dans cette assemblée. Quand on examine les sources, on constate que les données colportées par les uns ou les autres sont inexactes. Cela témoigne d’un manque d’honnêteté intellectuelle ! (M. Philippe Kaltenbach le conteste.) Oui, monsieur Kaltenbach, les scientifiques ont une certaine honnêteté intellectuelle !

En juillet 2012, l’ONU constatait que, depuis le début de son application en 1999, la loi suédoise, loin d’améliorer les conditions de vie des personnes prostituées, les avait au contraire aggravées. Selon la police, le commerce sexuel dans la rue a diminué de moitié en Suède. Toutefois, la prostitution dans son ensemble est restée au niveau qui était le sien avant la promulgation de la loi : elle est simplement devenue en grande partie clandestine. Son exercice s’est en effet reporté vers les hôtels et les restaurants, ainsi que vers internet et le Danemark. Selon les services suédois de police judiciaire, il est devenu plus violent. Le même constat a été établi par la Belgique, qui a pour cette raison renoncé à pénaliser les clients.

Aux termes d’un rapport produit en 2014 par le conseil administratif du comté de Stockholm à la demande du Gouvernement suédois et qui vient d’être traduit,…

Mme Esther Benbassa. … depuis 1995, le nombre de femmes prostituées dans les rues a baissé, passant de 650 à 200 ou 250. En revanche, le nombre d’escort girls et de prostituées en chambre est passé de 304 à 6 965. Quant au nombre d’hommes prostitués, il est passé de 190 à 702.

La pénalisation du client entraînerait un accroissement des risques de violences, ainsi qu’un accès beaucoup plus difficile à la prévention et aux soins médicaux pour les personnes prostituées : les associations auraient plus de mal à rencontrer celles-ci pour leur proposer les aides et services qu’elles leur fournissent aujourd’hui.

Un article paru en janvier 2015 dans la revue scientifique The Lancet souligne les effets dévastateurs d’une telle précarisation sanitaire, spécialement pour les prostituées les plus démunies, qui exerceront dans les forêts ou sur les aires d’autoroute, dans des conditions d’hygiène plus que douteuses.

Ajoutons que cette évolution s’accompagnera d’une soumission plus forte aux proxénètes, qui disposent de studios, d’appartements ou de structures d’accueil où les prostituées se rendront après avoir pris rendez-vous avec les clients, ainsi que de l’acceptation plus large de pratiques à risques, telles que les rapports sans préservatif.

Les prostituées étrangères migreront vers des pays où le client n’est pas pénalisé, ce qui ne soustraira pas ces femmes à la prostitution. Celles qui resteront en France, à savoir les prostituées traditionnelles ou occasionnelles, devront, pour maintenir leurs revenus, entrer plus avant dans la clandestinité.

Soyons pragmatiques, mais surtout honnêtes ! Avec la pénalisation des clients, cette proposition de loi, loin d’atteindre l’objectif affiché de protéger les prostituées, aggravera encore la précarité de leur condition. Luttons-nous contre le mal organisé, le proxénétisme, ou contre les prostituées ? Ce texte, qui était au départ abolitionniste, est devenu, avec le rétablissement du délit de racolage, prohibitionniste. Jusqu’où irons-nous pour instaurer la vertu dans notre société ? Nous pourrions écouter les personnes prostituées et prendre en compte leur avis, mais nous préférons, de manière despotique, régler leur vie sexuelle !

Mme Michelle Meunier, rapporteur. Cela n’a rien à voir !

M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Requier, pour explication de vote.

M. Jean-Claude Requier. La très grande majorité du groupe RDSE, opposée à la pénalisation du client, votera contre ces amendements.

La pénalisation du client renforcera la clandestinité de la prostitution, qui s’exercera de plus en plus dans les bois, sur les aires d’autoroute, dans des lieux isolés et sordides où les prostituées seront mal protégées et à la merci des mafias et des proxénètes.

Mme Pascale Boistard, secrétaire d'État, et Mme Michelle Meunier, rapporteur. C’est déjà le cas !

M. Jean-Claude Requier. Les problèmes d’hygiène et de sécurité se trouveront ainsi aggravés.

Par ailleurs, une telle mesure est source d’injustice sociale. Frappera-t-elle les émirs, les oligarques, les joueurs de football professionnels, les clients des palaces parisiens, tous ceux qui s’offrent les services d’escort girls à 1 000 euros de l’heure ? Non, ils sont intouchables ! On poursuivra pénalement le pauvre bougre qui se sera fait prendre au bois de Boulogne. (Protestations sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC.) J’ai le droit de donner mon avis !

Enfin, le droit pénal n’a pas, selon moi, à intervenir dans le domaine des pratiques sexuelles entre adultes consentants. (Mme Maryvonne Blondin s’exclame.) Ceux-ci ont le droit de disposer librement de leur corps.

Ce sont les réseaux, les proxénètes et les mafias qui posent problème. À Paris, la brigade de répression du proxénétisme regroupe actuellement cinquante policiers. Il serait à mon avis plus utile qu’ils se consacrent à la lutte contre les mafias, plutôt qu’à la chasse aux prostituées et aux clients. Selon moi, les auteurs de ces amendements se trompent de cibles.

M. le président. La parole est à Mme Brigitte Gonthier-Maurin, pour explication de vote.