Mme la présidente. La parole est à M. André Gattolin.

M. André Gattolin. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, il est souvent reproché aux écologistes d’avoir un goût immodéré pour la norme. Force est de l’admettre, il s’agit fréquemment du seul outil dont on dispose pour protéger ce bien commun qu’est l’environnement. Parce que tout le monde peut utiliser ce bien commun pour son profit individuel, il est indispensable que des règles collectives, en l’occurrence souvent des normes, en régulent l’exploitation afin d’en préserver la qualité.

Ce rappel étant fait, je souligne que les normes dont nous débattons aujourd’hui ne s’inscrivent pas réellement dans ce cadre. Elles s’appliquent non pas directement à l’environnement mais aux collectivités territoriales en général. En outre, elles procèdent moins d’une régulation collective que d’une mécanique de gestion administrative et juridique de plus en plus complexe. Y compris dans ce contexte, la norme n’est pas, par principe, un mal à bannir. Elle peut permettre de rationaliser certaines procédures, d’uniformiser des pratiques trop discordantes, de mieux assurer la sécurité de nos concitoyens, voire de protéger les élus locaux dans l’exercice de certaines responsabilités juridiques délicates.

Cela étant, le constat est, aujourd’hui, assez largement partagé : l’usage des normes applicables aux collectivités territoriales est, hélas ! devenu déraisonnable. Certaines normes sont superfétatoires, d’autres sont disproportionnées, et leur volume incontrôlé entrave le respect du principe de subsidiarité, selon lequel toute décision publique doit être prise à l’échelon le plus bas possible. Je ne vous cache pas que les écologistes sont également très attachés à ce principe.

Les précédents orateurs l’ont rappelé, les travaux du Sénat ont, depuis longtemps, fort utilement documenté ce problème. Ils ont également contribué à le résoudre, par la création, en 2008, de la Commission consultative d’évaluation des normes. Toujours sur l’initiative du Sénat, la CCEN a été transformée, via une proposition de loi de 2013, en une instance à l’ambition et aux pouvoirs élargis : le Conseil national d’évaluation des normes applicables aux collectivités territoriales et à leurs établissements publics.

En portant le regard extérieur qui le caractérise sur l’impact et l’intérêt des normes applicables aux collectivités, le CNEN permet d’amorcer un tri entre le bon grain et l’ivraie, non seulement dans les projets de normes mais aussi dans le foisonnement de normes déjà instaurées. Mais, car il y a un « mais », le décret auquel renvoyait la proposition de loi de 2013 a fixé des modalités de saisine restrictives.

Premièrement, les collectivités requérantes ont pour obligation d’asseoir leur saisine sur des « motifs précisément étayés », qu’elles n’ont pas forcément les moyens et l’expertise d’établir.

Deuxièmement, et surtout, elles sont tenues de réunir pour toute saisine au moins cent maires et présidents d’établissement public de coopération intercommunale, ou dix présidents de conseil général, ou deux présidents de conseil régional – en tant que telles, les équivalences établies entre les différents niveaux de représentation ne manquent pas d’intérêt…

Or ces limites à la saisine du CNEN ont été introduites dans le décret d’application sans aucune référence à l’esprit qui avait présidé aux travaux du législateur. On se heurte, de ce fait, à une difficulté de principe à laquelle nous nous trouvons très souvent confrontés. Les limites respectives des domaines de la loi et du règlement, définis par les articles 34 et 37 de la Constitution, sont de fait assez floues. Ainsi, l’exécutif a beau jeu, au cours des débats parlementaires, d’exciper de l’exclusivité de son pouvoir réglementaire pour conserver une marge de manœuvre, dont cette discussion permet de constater qu’elle peut être utilisée à mauvais escient. Il me semble donc important que le Parlement ose affirmer son pouvoir de législateur, même lorsque sa volonté trouve sa concrétisation dans des mesures situées au confluent des domaines de la loi et du règlement.

J’en reviens au fond des dispositions qui nous sont soumises.

La présente proposition de loi vise à revenir sur ces limitations, fixées par décret, à la saisine du CNEN. Toutefois, comme l’a fait remarquer le président de cette instance, Alain Lambert, il convient de veiller à ce que l’assouplissement des conditions de saisine du CNEN ne conduise pas à son engorgement rapide. Plusieurs mesures allant en ce sens ont donc été introduites en commission, cette fois par le législateur.

Tout d’abord, le champ de saisine du Conseil national d’évaluation des normes a été limité aux textes réglementaires ayant un impact technique et financier sur les collectivités locales.

Ensuite, une motivation « simple », et non plus « précisément étayée », a été préservée pour toute saisine.

En outre, une analyse peut désormais être commandée par le CNEN à l’administration qui est l’origine de la norme, de telle sorte que sa création, et non plus sa suppression, soit justifiée.

Enfin, la proposition de loi limite le recours aux saisines en urgence du Conseil national d’évaluation des normes et, même pour ces procédures d’urgence, elle impose des délais incompressibles plus raisonnables que ceux actuellement en vigueur. Osons le dire : le Parlement lui-même est malheureusement habitué à ces délais déraisonnables, qui lui sont bien souvent imposés pour délibérer sur des projets de loi, alors même qu’il y a très peu de véritables urgences législatives. J’ai encore à l’esprit l’exemple du CICE, le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, dont la création engageait la bagatelle d’une vingtaine de milliards d’euros et qui fut introduit au Parlement par un amendement du Gouvernement, déposé séance tenante sur un projet de loi de finances rectificative...

Les membres du groupe écologiste voteront naturellement la proposition de loi émanant des groupes UDI-UC et UMP, pour la simple et bonne raison qu’elle contient des mesures positives. Reste que j’ai entendu les propos de M. le secrétaire d’État, et je note son intention de nous aider à aller plus vite, en rectifiant le décret. L’unanimité qui semble se dessiner dans cet hémicycle en faveur de cette proposition de loi permettra au Gouvernement, lors de la réécriture de ce décret, de ne plus oublier ce qu’est l’esprit d’un texte voté par le législateur. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste et de l’UDI-UC.)

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Très bien !

Mme la présidente. La parole est à Mme Cécile Cukierman.

Mme Cécile Cukierman. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, depuis des années, les conséquences de la prolifération normative et de l’insécurité juridique qui en résulte nourrissent un flot croissant de critiques. Nous dressions déjà ce constat en 2013. Aujourd’hui, nous observons que les textes qui nous sont soumis ont de plus en plus d’articles. Le projet de loi Macron, dont nous venons d’achever l’examen, en compte près de 300. Le projet de loi NOTRe, qui, comme l’a rappelé M. le secrétaire d’État, reviendra mardi prochain en deuxième lecture dans cet hémicycle, n’échappe pas à la règle, même s’il ne tombe pas dans cet excès. N’oublions pas non plus les projets de loi de simplification du droit. Ces textes, qui visent à mettre un terme à l’inflation législative, pourraient être résumés par cette formule : pour faire moins de normes, faisons plus de normes !

Ces législations infligent aux collectivités territoriales des obligations toujours plus nombreuses. Ces dernières se traduisent par autant de coûts supplémentaires ou d’allongements des délais de procédure. Néanmoins, cette inflation normative ne nous semble pas due, comme l’indique le rapport, au seul « zèle normatif » des administrations centrales et déconcentrées de l’État, un zèle qui serait fondé sur une « croyance inconditionnelle » dans la capacité des normes à « améliorer l’intérêt général ». Cette vision caricaturale minimise l’exigence de clarté du droit figurant dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Il n’y a pas de « volonté perverse de quelques administrateurs » mais une volonté de l’ensemble des fonctionnaires, quel que soit le service auquel ils appartiennent, de bien faire, de produire la norme la meilleure, et ce au service de la sécurité juridique.

Nous approuvons la création du CNEN. Toutefois, même si sa saisine est élargie, cette instance ne suffira pas à desserrer l’étau normatif dans lequel les collectivités territoriales sont prises.

Nous l’avons déjà dit lors des débats de 2013 : nos concitoyens exigent toujours plus de sécurité, au sens large du terme. Ces attentes sont elles-mêmes alimentées par des peurs, lesquelles sont entretenues par des discours alarmistes et catastrophistes. Cette demande de sécurité émise par les citoyens est relayée par les pouvoirs publics, lesquels se font l’écho des inquiétudes de la population par l’adoption de nouvelles normes. J’ajoute que les médias ont, en la matière, leur part de responsabilité. Que ce soit dans la presse écrite ou dans les émissions télévisées, cette interrogation est omniprésente : « Mais que font les pouvoirs publics ? » À chaque instant, pour chaque incident de la vie, on exige que l’action publique garantisse davantage de sécurité, ce qui incite à aller toujours plus loin sans jamais revisiter l’existant.

Toutefois, les normes ne sont pas seules en cause dans la perte de liberté des autorités locales. Un autre facteur, ne relevant ni de la loi du 17 octobre 2013 ni de la présente proposition de loi, est la multiplication des cartes, des schémas et autres découpages du territoire.

M. Rémy Pointereau. C’est vrai !

Mme Cécile Cukierman. Nous évoquerons de nouveau cette question la semaine prochaine.

La multiplication des schémas, par exemple, a pour effet de renforcer les obligations et les interdictions, qui, même si elles sont sans incidences financières directes, accentuent la perte de liberté locale en imposant des contraintes dans tous les domaines.

Mme Cécile Cukierman. Enfin, comment assurer la simplification administrative attendue sans amoindrir la légitimité de l’action publique, placée « au service d’une société solidaire et de progrès » ?

Ne perdons jamais de vue que, si la norme peut être contraignante à l’égard des uns, elle peut protéger les autres à plus long terme. Parallèlement, nous devons garantir les moyens nécessaires à la mise en œuvre des normes : faute de quoi nous risquons d’aggraver les inégalités dans nos territoires.

Tel est le difficile équilibre qu’il nous faut systématiquement chercher à atteindre. Telle est la problématique à laquelle nous devons répondre.

Les difficultés auxquelles les élus locaux se heurtent au quotidien sont réelles, mais leur exacerbation est, en grande partie, liée à l’insuffisance des moyens financiers dont disposent les collectivités. De surcroît, comme nous l’avions indiqué lors de la création du CNEN, cette évolution est due au retrait de l’État et à la disparition de son soutien technique dans nos départements, depuis la mise en œuvre de la RGPP, la révision générale des politiques publique. En effet, si les collectivités sont en difficulté, ce n’est pas tant à cause de la prolifération législative que du fait du désengagement de l’État, lequel prend diverses formes : suppression de dotations et de subventions, transferts de compétences aux collectivités sans compensation financière pleine et entière, etc. De nombreuses communes sont confrontées à la complexité technique des projets qu’elles ont à mener. Alors que les fonctionnaires de l’État pouvaient jouer un rôle de conseil, de contrôle et d’orientation, les communes se sont retrouvées seules. Aujourd’hui, les directions territoriales de l’État ne peuvent plus répondre aux demandes des collectivités.

La présence de l’État s’est réduite, mais le besoin d’accompagnement et de conseil qu’éprouvent les maires n’a pas diminué pour autant. Ce retrait de l’État a été opéré au bénéfice de consultants, plus ou moins aguerris et formés, d’agences privées qui prolifèrent et facturent, bien entendu, tous les services qu’elles rendent. Le coût des projets s’en trouve renchéri, au titre de l’investissement comme des frais de fonctionnement, les temps d’études rallongés, favorisant la « réunionnite », et l’exacerbation des élus locaux accentuée.

C’est en rendant aux collectivités territoriales les moyens de faire face aux exigences législatives que nous ferons disparaître la principale source du problème – la principale mais non la seule, j’insiste sur ce point. La prolifération législative est réelle, et la concertation et l’alerte sont les meilleurs remèdes contre l’empilement des normes.

J’en reviens plus précisément à la proposition de loi dont nous débattons et qui porte, essentiellement, sur les modalités de saisine du CNEN.

Nous avons déjà eu l’occasion de l’indiquer, nous reconnaissons que des progrès significatifs ont été accomplis au cours des dernières années, notamment grâce au CNEN et à la commission d’examen des projets de règlements fédéraux relatifs aux équipements sportifs – je ne reviendrai pas sur la question des paniers de basket-ball, dont nous avons déjà longuement débattu… Ces instances ont permis de faire évoluer les méthodes de travail des administrations centrales. Désormais, ces dernières s’interrogent davantage sur l’utilité des textes qu’elles produisent et évaluent les conséquences techniques et budgétaires des prescriptions qu’elles énoncent.

Dès lors, nous souscrivons pleinement à la nécessité de rappeler la faculté de saisine du CNEN par toute collectivité territoriale et par tout EPCI. Nous soutenons l’élargissement de la saisine à l’ensemble des parlementaires et aux associations d’élus, de même que la suppression de toute mention d’un décret d’application, le décret ayant outrepassé l’intention du législateur.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Tout à fait !

Mme Cécile Cukierman. De même, nous approuvons les précisions apportées quant à la motivation des avis du CNEN et à l’encadrement du recours à la procédure d’urgence. Ces dispositions permettront de renforcer le rôle d’expertise et d’alerte du Conseil national d’évaluation des normes.

Néanmoins – je l’ai indiqué en ouvrant mon intervention –, gardons à l’esprit que, derrière le rejet des normes par les élus, se cache la difficulté de mise en œuvre de l’action publique au sein des territoires. Comme en 2013, nous devrons veiller à ce que les recommandations du CNEN n’aboutissent pas à une forme de déréglementation ou de dérégulation, qui conduirait à reléguer les objectifs d’accessibilité ou de sécurité, les normes sanitaires ou de protection de l’environnement.

Ces réserves étant émises, j’indique que les membres du groupe CRC voteront la proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste et de l’UDI-UC.)

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Bravo !

Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Claude Requier.

M. Jean-Claude Requier. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, une proposition de loi pour simplifier la saisine du Conseil national d’évaluation des normes applicables aux collectivités territoriales et à leurs établissements publics, c’est le comble du comble. Voilà où nous mène l’édiction de décrets d’application qui vont au-delà de la loi et l’interprètent à leur façon !

Ces décrets, qui méconnaissent l’esprit de la loi, sinon sa lettre, s’apparentent à l’élaboration d’une véritable loi administrative. Ce genre de pratique de l’administration ne devrait pouvoir se répéter encore à l’infini. Aujourd’hui, notre assemblée est contrainte de se pencher de nouveau sur un sujet dont elle a déjà débattu, sur lequel le Parlement s’est prononcé et dont la lettre comme l’esprit avaient été fixés par les débats parlementaires. Si la Ve République a mis en place des mécanismes de parlementarisme rationalisé, peut-être faudra-t-il penser à mettre en œuvre des mécanismes d’administration rationalisée !

Nous avons déjà, lors des cinq lois de simplification qui se sont succédé depuis 2012, soulevé le fait que c’est le plus souvent le fonctionnement de l’administration qui est en cause, du fait de rigidités structurelles, de certains comportements ancrés dans la pratique et même, pourrait-on dire, d’un certain esprit administratif. Une grande majorité des 900 propositions de simplification contenues dans le programme pluriannuel qui met en œuvre le choc de simplification est d’ordre réglementaire. C’est, par exemple, largement le cas en matière d’environnement, d’urbanisme, de fiscalité et de déclarations des entreprises. Ces dernières doivent plusieurs fois par an communiquer leur chiffre d’affaires, leur respect des normes environnementales ou paritaires, tout cela du fait de l’administration !

Au même titre que les acteurs économiques, les collectivités territoriales sont affectées par le fléau de l’inflation normative. Le seul code général des collectivités territoriales compte 3 500 pages, et ce n’est pas, loin s’en faut, l’unique code applicable dans les collectivités locales : il faut y ajouter le code électoral, le code de l’urbanisme, le code de la construction et de l’habitation, le code de l’environnement, le code de la fonction publique… Selon le rapport de M. Belot, « les 163 projets de normes de l’État qui ont donné lieu à une évaluation en 2009 représentaient plus de 580 millions d’euros [...] ; pour 2010, le coût des 176 projets évalués représentait 577 millions ». Il faut aussi rappeler l’impact financier pour les collectivités territoriales des décrets d’application de la loi Grenelle 2, qui a nécessité plus de 250 décrets et arrêtés. Espérons que la future loi relative à la transition énergétique n’aura pas les mêmes effets dommageables. En tout cas, nous sommes sans illusion sur les effets sur nos collectivités de la « clarification » des compétences qu’opère l’actuelle réforme territoriale.

Le Conseil national d’évaluation des normes est issu d’une proposition de loi sénatoriale déposée en novembre 2012 sur l’initiative de nos excellents collègues Jacqueline Gourault, qui préside ce soir la séance, et Jean-Pierre Sueur, qui siège aujourd’hui au banc de la commission. De façon emblématique, comme le souligne l’exposé des motifs de la présente proposition de loi, le décret portant application de la loi du 17 octobre 2013 méconnaît l’objectif de simplification que cette loi portait. A contrario de la volonté du législateur, ce décret multiplie les conditions de saisine. Il impose, pour qu’une demande d’évaluation soit examinée, la signature d’au moins cent maires et présidents d’établissement public de coopération intercommunale, ou de dix présidents de conseil général, ou de deux présidents de conseil régional, mais aussi la réalisation d’une fiche d’impact présentant entre autres éléments « ses motifs précisément étayés ».

Autant dire que la loi est vidée de sa substance et que le décret d’application fait du Conseil national d’évaluation des normes une simple coquille vide. Autant dire que l’administration craignait des saisines intempestives de la part des élus et tenait à limiter au maximum l’exercice de ce droit créé par la loi. Cette complexification inexpliquée de la saisine du Conseil national d’évaluation des normes montre une certaine défiance envers les élus locaux. Nous saluons donc l’initiative de nos collègues Jean-Marie Bockel et Rémy Pointereau en même temps que nous déplorons d’être obligés d’y recourir. La navette parlementaire devra être succincte et diligente, puisque nous avons déjà débattu à plusieurs reprises de ce sujet.

Le groupe du RDSE votera à l’unanimité le présent texte. Nous espérons ainsi pouvoir faire mentir la définition humoristique que donnait de l’administration l’économiste Georges Elgozy : « Mot femelle qui commence comme admiration et finit comme frustration ». (Applaudissements sur les travées de l’UMP, de l’UDI-UC et du groupe écologiste.)

M. Jean-Pierre Sueur. Très belle citation !

Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Yves Leconte.

M. Jean-Yves Leconte. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, les élus des collectivités locales se plaignent depuis longtemps de l’inflation des textes normatifs. Rappelons d’abord que nombre de normes sont justifiées par des raisons tenant, par exemple, à la sécurité, à la santé ou à la préservation de l’environnement. Toutefois, à côté de ces normes nécessaires, d’autres sont plus discutables ou, du moins, leur nécessité peut être remise en cause. Ainsi, beaucoup d’élus se sont plaints de l’édiction de nouvelles normes en matière sportive qui imposent aux communes de modifier les panneaux d’affichage des résultats pour que leur stade soit homologué et puisse accueillir des compétitions d’un certain niveau. De telles décisions peuvent paraître judicieuses aux associations ou aux instances qui les ont prises, mais elles induisent des coûts qui s’imposent aux élus et pèsent sur les contribuables. Autrement dit, si certaines normes sont indispensables, d’autres ne le sont pas et leur mise en œuvre peut très légitimement donner lieu à des discussions au regard des contraintes et coûts qu’elles induisent.

Lors des états généraux de la démocratie territoriale qui ont été organisés au Sénat en 2012 sur l’initiative de Jean-Pierre Bel, alors président de notre assemblée, deux points majeurs sont apparus. Ils reflétaient les préoccupations de milliers d’élus qui, dans chaque département de France, avaient participé à ces états généraux. Le premier concernait les conditions d’exercice des mandats locaux, ce qu’il est convenu d’appeler le statut de l’élu ; le second avait précisément trait aux normes applicables aux collectivités locales. Il fut alors demandé à deux de nos collègues – Jacqueline Gourault et Jean-Pierre Sueur – d’élaborer des propositions de loi susceptibles de faire évoluer les choses sur ces deux points.

Le premier de ces deux textes, la proposition de loi visant à faciliter l’exercice, par les élus locaux, de leur mandat, a enfin été adopté en seconde lecture à l’Assemblée nationale, après une trop longue attente. Une commission mixte paritaire a eu lieu. Le texte a été promulgué, et la loi est aujourd’hui en vigueur.

Le second texte, la proposition de loi portant création d’un Conseil national d’évaluation des normes applicables aux collectivités territoriales et à leurs établissements publics, a été adopté plus rapidement. Il accorde des pouvoirs plus étendus à ce conseil national qu’à l’instance qui existait précédemment. Il lui donne mission d’étudier l’ensemble des projets de textes législatifs et réglementaires instituant des normes applicables aux collectivités locales. Ainsi, c’est en amont que de nouvelles normes éventuelles sont étudiées par une instance représentative des élus locaux qui peut faire toute observation utile quant à l’opportunité des projets de normes eu égard aux coûts et aux contraintes qu’elles sont susceptibles d’induire. De surcroît, le Conseil national d’évaluation des normes peut se saisir non seulement des normes qu’il est prévu d’édicter, mais aussi du stock des normes en vigueur dans les lois ou les textes à caractère réglementaire.

Les sénateurs, qui représentent, selon la Constitution, les collectivités territoriales de la République, se sont, à juste titre, réjouis de la promulgation de ce texte, qui avait d’ailleurs été adopté par notre assemblée à l’unanimité. Or il se trouve que le décret publié pour appliquer cette loi n’a respecté, comme cela a déjà été très bien dit par les orateurs précédents, ni l’esprit ni la lettre de la loi votée. Ainsi, aux termes de ce décret, pour que le Conseil national d’évaluation des normes puisse être saisi d’une ou de plusieurs normes prévues ou existantes, il faut que cent maires soient cosignataires de la saisine, ou encore dix présidents de conseil général – aujourd’hui conseil départemental – ou deux présidents de conseil régional. Ni la proposition de loi ni le texte voté au Sénat ne prévoyaient une telle disposition, qui n’a pas même été évoquée au cours des débats parlementaires. Ce décret fixe donc des conditions bien plus restrictives que le législateur ne l’a souhaité pour la saisine du CNEN.

C’est donc à bon droit que nos collègues Jean-Marie Bockel et Rémy Pointereau ont déposé une proposition de loi tendant à inscrire dans la loi que chaque commune, quelle que soit sa taille, chaque établissement public de coopération intercommunale à fiscalité propre, chaque département, chaque région pourra saisir directement le CNEN. Je tiens à dire ici que le groupe socialiste soutient pleinement cette initiative, qui vise à faire respecter ce que le législateur a voulu.

M. Jean-Yves Leconte. De même, notre groupe soutient les autres modifications au texte de la proposition de loi qui ont été proposées par le rapporteur et approuvées par la commission des lois. Il faut éviter d’engorger le CNEN, qui est aujourd’hui saisi obligatoirement de tout texte réglementaire relatif aux collectivités locales. Il est donc logique qu’il ne soit saisi que des projets de textes réglementaires ayant un impact sur les normes.

Nous approuvons également les modifications proposées en matière d’examen d’un texte en urgence, sur l’initiative du Premier ministre. Nous ne méconnaissons pas l’urgence qui peut s’imposer pour des circonstances diverses, parfois graves, mais nous considérons que, en tout état de cause, un temps minimal doit être laissé au CNEN pour qu’il puisse s’acquitter correctement de sa mission.

Au total, il s’agit de dispositions pragmatiques. La prolifération de normes discutables et dont la nécessité ne s’impose pas peut porter tort aux normes qui, elles, sont indispensables. La démarche que met en œuvre la présente proposition de loi s’inscrit dans le droit fil de la proposition de loi élaborée par Jacqueline Gourault et Jean-Pierre Sueur, dans le droit fil des conclusions des états généraux des collectivités territoriales et dans le droit fil des débats du Sénat. Il s’agit d’aider les élus locaux à accomplir leur mission. Ce faisant, le Sénat remplit pleinement la mission qui est la sienne, au service du bon fonctionnement de nos collectivités locales, et donc de notre République. (Applaudissements.)

Mme la présidente. La parole est à M. François Bonhomme. (Applaudissements sur les travées de l'UMP.)

M. François Bonhomme. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, « [les normes], sujet rituel du congrès des maires de France, où chaque année – j’imagine – l’État s’engage avec des formules incantatoires ! “Jamais plus, toujours moins”... Mais je sais aussi que le poids de ces normes est devenu invivable : 400 000, c’est un frein inacceptable à l’initiative et à la compétitivité ». Ainsi s’exprimait le Président de la République devant les élus locaux le 20 novembre 2012. On ne saurait mieux dire. Tous les élus locaux ont naturellement applaudi, emportés par la même adhésion.

Par ailleurs, je pourrais égrener la longue liste de rapports, au demeurant d’excellente qualité, faisant peu ou prou le même constat. Le diagnostic est donc fort ancien pour un mal pernicieux et qui s’accroît au fil des années.

L’adage selon lequel « nul n’est censé ignorer la loi » a pris un sens involontairement ironique ou sarcastique. En effet, comment imaginer connaître toutes les lois, règlements et normes applicables dans un domaine donné ? Pis, malgré les aides en tous genres, les codes, la facilité numérique et un personnel mieux formé qu’autrefois, des interrogations accrues surgissent. On ne sait si telle norme est applicable ou non, ni quelle norme appliquer lorsque deux d’entre elles paraissent contradictoires.

Au bout du compte, il y a matière à réflexion lorsque l’on songe que les lois de décentralisation ont supprimé la tutelle administrative et la tutelle financière, mais pas la tutelle technique et normative. Cette contrainte se voit renforcée depuis peu par la crise économique et le contexte budgétaire tendu, en particulier pour les collectivités locales, qui doivent faire face à la réduction programmée des dotations de l’État.

Dans ce contexte contraint, le Conseil national d’évaluation des normes est un organisme indépendant dont la mission est notamment d’étudier l’impact technique et financier des projets de normes réglementaires, législatives et communautaires applicables aux collectivités territoriales et à leurs établissements publics. II peut aussi se saisir de l’évaluation du stock de normes réglementaires en vigueur.

La loi du 17 octobre 2013 a prévu que le CNEN peut être saisi par les collectivités territoriales ou leurs groupements, le Gouvernement et les commissions permanentes des deux assemblées parlementaires. La proposition de loi qui nous occupe aujourd’hui vient utilement poser la question des conditions de saisine du CNEN. Le décret d’application, publié le 30 avril 2014, a en effet fixé des conditions draconiennes et plus restrictives que celles initialement prévues par la loi. La présente proposition de loi supprime donc ces exigences contraires à la position du législateur. Toute collectivité territoriale ou tout EPCI doit pouvoir saisir le CNEN. Cette saisine est par ailleurs élargie à l’ensemble des parlementaires et associations d’élus locaux qui pourront ainsi consulter le CNEN sur le stock de normes en vigueur. Enfin, la proposition de loi supprime le recours à des mesures d’application par décret.

Au-delà de ces dispositions, la question de fond sous-jacente à la proposition de loi est de savoir si la nouvelle institution du CNEN est en mesure d’accomplir son écrasante mission et si ce conseil national est un instrument efficace de régulation de la production normative. Or la simple évaluation des effets d’une réglementation est une tâche complexe et lourde qui nécessite des études et du temps, d’autant que sa saisine par des collectivités territoriales ou par des associations d’élus amène nécessairement le risque d’être débordé par les demandes. Dispose-t-on des moyens humains et financiers pour faire face à cela ? Non, sans doute, surtout si les méthodes de travail de l’administration centrale restent les mêmes, d’autant qu’on peut douter que l’urgence, si souvent invoquée en l’espèce, soit entendue de la même façon par ces administrations que par les élus.

À ces considérations contingentes s’ajoutent des éléments objectifs : nos concitoyens pensent que la solution à un problème réside dans l’adoption d’une nouvelle norme, de préférence législative, qui entraîne généralement une cascade de normes subordonnées. Il y a là un phénomène d’auto-engendrement tout à fait pernicieux : la norme appelle la norme. Dans ces conditions, il y a fort à craindre que le CNEN se trouve rapidement congestionné.

L’enfer, ici comme ailleurs, est pavé de bonnes intentions. L’heure étant au latin, monsieur le secrétaire d'État, quod infernum sit in bonum intentiones contravit… Les meilleures dispositions d’esprit peuvent conduire aux pires résultats. Et quel résultat ! Aujourd’hui, notre pays a produit une espèce de pachyderme normatif, de plus en plus impotent, qui croule sous son propre poids, et on a le plus grand mal à le mettre à la diète !

Face à cet impératif de régulation de la production normative, un traitement homéopathique est insuffisant là où une thérapie génique s’impose. Car, finalement, cette situation témoigne d’une contradiction difficilement surmontable, entre l’égalité et la liberté locale, et qui a été mise en exergue par d’éminents professeurs de droit : « La décentralisation, comprise comme la recherche d’une autonomie, appelle une différenciation et que celle-ci ne peut que déboucher sur des différences qui sont ou deviennent des inégalités. L’égalité, de son côté, implique que la règle soit la même sur tout le territoire, qu’elle s’impose aux collectivités locales. Et comme l’on ne peut, aujourd’hui, accepter la centralisation, mais que les effets logiques d’une véritable décentralisation ne sont pas plus acceptés, on imagine des solutions de compromis, des équilibres, notamment financiers, avec les compensations et les péréquations de toutes sortes, tout cela avec l’accord implicite des citoyens qui veulent à la fois la liberté locale mais sans abandonner la sacro-sainte égalité. » Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que nous en soyons arrivés à cette situation inextricable.

L’une des hypothèses jusqu’à présent repoussée dans notre pays, qui a la « passion de l’égalité », comme chacun le sait, serait une différenciation de la « norme » en fonction « des » territoires. Nous sommes là au cœur des logiques contradictoires et contrariées. Mais voilà, cette différentiation normative serait un tel bouleversement sur le plan juridique qu’elle reviendrait à abandonner le principe d’uniformité appliqué depuis la Révolution. Les implications en seraient si considérables qu’une telle perspective appellerait inévitablement un débat national bien plus large que celui qui nous occupe aujourd’hui. (Applaudissements sur les travées de l'UMP. – M. le rapporteur et Mme Cécile Cukierman applaudissent également.)