M. le président. La parole est à M. François Pillet, rapporteur.

M. François Pillet, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale, pour le projet de loi organique. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, le texte qui vient de nous être présenté par Mme la garde des sceaux, ministre de la justice, est voulu relatif à l’indépendance et à l’impartialité des magistrats et à l’ouverture de la magistrature sur la société. Dans le cadre de la procédure accélérée, il est joint à l’examen du projet de loi ordinaire portant application des mesures relatives à la justice du XXIe siècle rapporté par notre collègue Yves Détraigne.

Le projet de loi organique recèle de nombreux points qui, après avoir engendré des discussions et des précisions au demeurant très techniques, recueilleront un large consensus. Le texte issu des travaux de la commission des lois, comportant d’ailleurs une part d’articles non modifiés, n’a pas suscité un nombre important d’amendements sur le fond.

On comprend que, dès l’origine, le projet de loi organique a été déterminé par trois contraintes essentielles que son intitulé ne laisse pas clairement apparaître.

Avec 8 300 magistrats, 402 postes vacants en 2014 et un délai moyen de traitement des affaires qui se détériore nonobstant les efforts fournis par les magistrats et les personnels des greffes, la situation ne pourrait être redressée que par des recrutements massifs. L’état des finances publiques ne le permettant pas, le ministère de la justice a été conduit à privilégier d’autres types de recrutement moins coûteux. Accompagné de divers autres aménagements statutaires, il traduit ainsi, en premier lieu, des contraintes budgétaires et gestionnaires.

Alors qu’aucune critique ne peut être adressée à notre corps judiciaire de très haute qualité, qui fait honneur à sa mission,…

M. Philippe Bas, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. C’est exact !

M. François Pillet, rapporteur. … il est ajouté des dispositions relatives à la déontologie. Or les obligations auxquelles les magistrats sont tenus à ce titre, en particulier en matière d’incompatibilités et de récusations, font l’objet d’un contrôle plus rigoureux que celui exercé sur tous les autres agents publics. Il faut admettre néanmoins que la magistrature ne saurait demeurer à l’écart du mouvement général de renforcement des exigences déontologiques et de transparence au sein de la sphère publique qui concerne certes les parlementaires, mais aussi, plus généralement, les hauts fonctionnaires et les responsables publics.

Le projet de loi traduit donc, en deuxième lieu, des exigences de transparence et de déontologie.

Enfin, la question du statut du parquet, contrainte de portée supérieure, est traitée très symboliquement sans pour autant qu’il soit répondu à la question que, d’ores et déjà, je vous pose, madame la garde des sceaux : pourquoi la position claire prise par le Sénat en 2013, conforme à la volonté exprimée par un amendement de votre prédécesseur Michel Mercier, n’a-t-elle pas été poursuivie, au besoin sur l’initiative du Gouvernement, devant l’Assemblée nationale ?

M. André Reichardt. Excellente question !

M. François Pillet, rapporteur. Trois contraintes donc, déclinées dans des articles traitant de l’ouverture du recrutement pour faire face aux besoins de magistrats, améliorant la gestion des carrières, confortant des obligations déontologiques, renforçant des garanties statutaires et affectant des dispositions propres à certaines catégories de magistrats.

La commission des lois a estimé que nombre des dispositions du projet de loi organique, destinées à améliorer la gestion du corps judiciaire ou à ouvrir aux magistrats de nouvelles perspectives de carrière, étaient utiles et méritaient d’être approuvées. Elle a par conséquent souhaité conforter les avancées contenues dans le texte. En revanche, il a été jugé nécessaire de supprimer ou d’amender fortement certaines dispositions qui ne lui sont pas apparues susceptibles d’atteindre dans les faits le but qui leur était assigné.

Prenons deux exemples, qui animeront l’essentiel du débat dans cet hémicycle.

La commission des lois a supprimé l’instauration du juge des libertés et de la détention en une fonction spécialisée au regard de ses conséquences prévisibles en matière de gestion pour les petites juridictions, qui auront des difficultés à recruter des magistrats acceptant cette fonction peu prisée. Au surplus, cette réforme risquerait de les affaiblir, puisqu’elle prévoit d’attribuer, si nécessaire, ces postes à des magistrats du second grade ou à des magistrats sortant de l’École nationale de la magistrature, ce à quoi je peux affirmer qu’une très large majorité est résolument hostile.

La commission des lois propose une réforme alternative de ces fonctions, d’ailleurs envisagée mais non retenue dans l’étude d’impact, en prévoyant d’ériger au niveau organique les dispositions statutaires relatives au juge des libertés et de la détention. Ainsi, comme actuellement, ce dernier serait un magistrat du premier grade, exerçant les fonctions de président, de premier vice-président ou de vice-président de tribunal de grande instance, désigné par le président du tribunal de grande instance. Cette désignation – nous renforçons là l’indépendance à laquelle il a été fait allusion – n’interviendrait cependant qu’après avoir obtenu un avis conforme de l’assemblée des magistrats du siège du tribunal concerné, afin de protéger l’exercice de la fonction sans pour autant entraîner les rigidités liées à une nomination par décret.

Par ailleurs, la commission des lois a instauré une déclaration d’intérêts, pour les magistrats exerçant des fonctions juridictionnelles, qui serait confidentielle et adressée au chef de la juridiction en qualité d’autorité supérieure, pour servir de support objectif et encadré à l’entretien déontologique et faciliter la prévention des conflits d’intérêts ; cet entretien donnerait lieu à un compte rendu, qui serait conservé, avec la déclaration d’intérêts, par le chef de cour ou de juridiction.

La commission des lois a également élargi le périmètre des hauts magistrats tenus d’établir une déclaration de situation patrimoniale au début et à la fin de leurs fonctions à l’ensemble des chefs de cour et des chefs de juridiction, en raison de leur autorité sur les magistrats de leur juridiction. Il s’agissait de trouver un critère homogène. Les déclarations de patrimoine seront adressées à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique et soumises à son contrôle, et non à celui d’une commission de recueil des déclarations de patrimoine des magistrats de l’ordre judiciaire, le tout sans publication.

Avec Yves Détraigne, collègue avec lequel j’ai eu beaucoup de plaisir à travailler, nous avons auditionné tous ceux et toutes celles qui voulaient l’être. Grâce au portail ouvert sur le site du Sénat, nous avons également pu lire de nombreuses contributions. Les réflexions qui ont mené aux volontés exprimées par la commission des lois ne sont pas uniquement les nôtres ; nous avons été réceptacles d’inquiétudes et passeurs de consensus calmes et majoritaires. Je ne doute pas, madame la garde des sceaux, que vous aussi saurez, dans ces conditions, écouter.

En raison des amendements déposés, quels sont les points sur lesquels nous allons désormais finaliser le texte qui sera soumis à l’Assemblée nationale ?

Après des corrections rédactionnelles qui, lorsqu’elles seront soit admises, soit rejetées, ne poseront guère de difficultés insurmontables, nous aurons trois interrogations primordiales : quelles mesures pouvons-nous accepter sans que notre institution judiciaire risque de glisser vers un service public de même nature que les autres ? Quelle peut être, pragmatiquement, la meilleure solution pour procéder à la désignation de juges des libertés et de la détention indépendants, respectés et protégés ? Quelle peut être la voie à suivre pour que, en respectant l’impartialité sereine des magistrats, ces derniers coulent leur existence dans la transparence d’un courant sociétal maîtrisé ?

Les échanges qui vont suivre déborderont sans doute les limites de ce triangle conceptuel, qui n’est pas imposé. Ils précéderont certainement l’adoption d’un texte que nos collègues députés recevront avec considération. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, de l'UDI-UC, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste et républicain.)

M. le président. La parole est à M. Yves Détraigne, rapporteur.

M. Yves Détraigne, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale, pour le projet de loi. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, avec le projet de loi portant application des mesures relatives à la justice du XXIe siècle, nous abordons un texte important qui est, en partie, la suite des propositions faites ces dernières années par des groupes de travail chargés de réfléchir à différents aspects de la justice, tels que celui de l’Institut des hautes études sur la justice portant sur le rôle du juge, celui présidé par Pierre Delmas-Goyon sur le juge du XXIsiècle, celui qu’animait Didier Marshall sur les juridictions du XXIe siècle, ou encore celui que présidait Jean-Louis Nadal.

Notre assemblée elle-même a pris part à ces réflexions, notamment au travers du rapport de Catherine Tasca et Michel Mercier sur la justice aux affaires familiales et de celui que j’ai élaboré avec Virginie Klès sur la justice de première instance. Ces rapports ont, parmi d’autres éléments, servi de supports pour le débat national organisé à la Maison de l’UNESCO en janvier 2014, auquel un certain nombre d’entre vous a pu participer. Nous voilà donc aujourd’hui saisis d’un texte qui est, en grande partie, inspiré de toutes ces réflexions et débats.

Le projet de loi, qui compte cinquante-quatre articles répartis en sept titres – dont un, consacré à l’action de groupe, réunit à lui seul vingt-huit articles –, s’organise autour de quatre axes principaux.

Le premier axe, qui englobe les deux premiers titres du projet, tend à faciliter l’accès à la justice du justiciable tout en l’incitant à privilégier les modes alternatifs de traitement. La création du SAUJ notamment, le service d’accueil unique du justiciable, qui annonce le futur guichet unique du greffe, facilitera l’accès au juge pour le justiciable, qui, il faut bien le reconnaître, n’a généralement pas la culture juridique indispensable pour comprendre toutes les subtilités de notre organisation judiciaire.

Au travers d’autres mesures, il est aussi prévu de favoriser les modes alternatifs de traitement, par exemple en obligeant le justiciable à tenter préalablement une procédure de conciliation, pour les petits litiges avant de s’adresser au juge. Autant de mesures intéressantes, avec d’autres que je ne cite pas à ce stade, et qui sont aussi de nature à désengorger certaines de nos juridictions.

Le deuxième axe du projet de loi vise à amorcer une simplification de l’organisation judiciaire et des procédures juridictionnelles en rapprochant, par exemple, les tribunaux des affaires de sécurité sociale et les tribunaux du contentieux de l’incapacité pour créer un pôle social au sein du TGI et en recentrant les juridictions sur leurs missions premières en les déchargeant de certaines missions, comme le transfert des pactes civils de solidarité aux mairies, qui serait partiellement compensé par la fin de l’obligation de tenir un double du registre d’état civil. Nous y reviendrons certainement au cours du débat lorsque nous aborderons l’examen des articles.

C’est dans cet objectif également qu’a été initialement prévue la contraventionnalisation de certains délits routiers, comme la conduite sans permis ou sans assurance. Bien que cette mesure ait donné lieu à beaucoup de réactions défavorables et que Mme la garde des sceaux ait fait le choix d’y renoncer, la commission, sur ma proposition, n’a pas supprimé cette disposition à ce stade : non pas que je sois contre l’idée finale de renoncer à cette contraventionnalisation, mais parce que le sujet est suffisamment important et sensible pour que nous puissions prendre le temps de nous exprimer dans l’hémicycle sur cette question.

Mme Nathalie Goulet. Très bien !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Effectivement, cela mérite un débat !

M. Yves Détraigne, rapporteur. Sur cet axe, la commission s’est efforcée au travers des amendements qu’elle a adoptés d’améliorer les dispositions proposées, voire d’aller plus loin que ce que prévoyait le Gouvernement en reprenant, par exemple, une proposition de son propre rapport sur la justice du XXIe siècle, qui envisage la mutualisation des effectifs du greffe afin de mieux les adapter aux besoins des juridictions.

Cette suggestion a provoqué d’ores et déjà, avant même que le débat dans l’hémicycle n’ait eu lieu, de nombreuses réactions de la part des syndicats représentant les greffiers et de la part des greffiers eux-mêmes sur lesquelles nous reviendrons sans doute. Mais je voudrais dire à ce stade qu’il ne s’agit ni de créer une instabilité de la fonction de greffier ni de déplacer ces derniers au gré des affaires et des urgences à traiter. Il s’agit tout simplement de mieux répartir les effectifs en fonction de la charge de travail dans des juridictions aux compétences élargies.

M. André Reichardt. Très bien !

M. Yves Détraigne, rapporteur. Le troisième grand axe du projet de loi porte sur l’action de groupe, qui permet à un individu de représenter en justice les intérêts d’un groupe de personnes qui ont été victimes d’un même comportement. Près de la moitié des articles du projet de loi étant consacrés à cette procédure, la commission vous proposera en fin de discussion d’adapter l’intitulé du projet de loi, qui n’est pas uniquement consacré à la justice du XXIe siècle telle qu’elle avait été imaginée dans différents rapports publiés ces dernières années.

La commission des lois a souhaité simplifier le socle procédural commun et modifier certaines procédures qui apparaissaient comme trop exorbitantes du droit commun. Je n’ignore pas que ce sujet soulève beaucoup de questions et que les propositions de mon rapport vont faire l’objet de débats fournis dans l’hémicycle. Je voudrais, à ce stade, préciser que je ne suis pas bloqué sur la version issue de l’examen du texte par la commission et que nous prendrons le temps, au cours du débat, d’examiner les nombreux amendements qui ont été déposés ces derniers jours. Nous nous efforcerons d’en tirer le meilleur parti ensemble.

M. Philippe Bas, président de la commission des lois. Très bien !

M. Yves Détraigne, rapporteur. Enfin, s’agissant du quatrième et dernier axe du projet de loi, consacré à la justice consulaire et au droit des entreprises en difficulté, la commission des lois a notamment souhaité relever les exigences déontologiques pesant sur les juges consulaires, dans la même ligne que le projet de loi organique rapporté par François Pillet, et soumettre les présidents de tribunaux de commerce à une déclaration de patrimoine. Il a également été décidé d’ouvrir le corps électoral des juges consulaires aux artisans, mettant ainsi en concordance la composition des tribunaux de commerce et leur périmètre de compétence.

Le rapide survol du contenu de ce texte extrêmement dense suffit à montrer l’étendue des questions relatives à la justice qui sont impactées. Mon temps de parole étant limité, je ne vais pas développer ici l’ensemble des modifications que je vous proposerai ni celles qui ont déjà été adoptées par la commission des lois. Je voudrais simplement préciser qu’avec mon collègue François Pillet, en charge du projet de loi organique, nous avons auditionné, comme il l’a souligné avant moi, pas moins de 140 personnes. Sur des textes d’une telle importance, je ne peux que regretter que la procédure accélérée ait été engagée et que, dès aujourd’hui mardi, nous entamions l’examen en séance publique d’un texte que j’ai présenté mercredi dernier seulement en commission des lois. (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC.)

Mme Esther Benbassa. Très bien !

M. Yves Détraigne, rapporteur. Un tel texte, qui a vocation – si l’on en croit son titre – à adapter l’organisation et le fonctionnement de la justice au défi du XXIe siècle, aurait sans aucun doute mérité un meilleur traitement. Nous ne serons certes plus présents à la fin du siècle, mais, quelles que soient les bonnes idées de ces textes et la qualité du travail que nous accomplirons, je doute que la justice ne soit pas encore réformée d’ici là, ou alors la France ne sera plus la France et le Parlement français ne sera plus le Parlement français !

M. Yves Détraigne, rapporteur. Je souhaite donc que nos débats permettent d’enrichir ce texte et d’approfondir davantage des thèmes qui auraient mérité un examen plus précis que celui auquel nous nous sommes livrés ces derniers jours en raison de la procédure accélérée. La justice est une institution que l’on ne modifie pas tous les jours !

M. Philippe Bas, président de la commission des lois. Et qui a le temps pour elle !

M. Yves Détraigne, rapporteur. Des textes qui prétendent la modifier pour longtemps auraient vraiment mérité, madame la garde des sceaux, que l’on y consacre plus de temps ! (Applaudissements sur les travées de l’UDI-UC et du groupe Les Républicains. – Mme Esther Benbassa et M. René Vandierendonck applaudissent également.)

M. le président. La parole est à Mme Cécile Cukierman.

Mme Cécile Cukierman. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, extrêmement attendus par l’ensemble de la profession judiciaire, les deux textes soumis à notre examen sont issus de plusieurs missions de réflexion et d’un grand débat national sur la justice, qui ont abouti à 268 recommandations à la garde des sceaux et à plus de 2 000 contributions.

Au regard de cette large concertation et de l’ambition initiale affichée, je pense, mes chers collègues, que nous pouvons nous accorder à dire que le résultat n’est pas à la hauteur de nos espérances. Si vous me permettez cette expression utilisée par d’autres : la montagne a accouché d’une souris. Justice du XXIe siècle : trop peu, trop tard ?, tel sera l’intitulé du prochain colloque de l’Union syndicale des magistrats !

Pourtant, il existe un droit fondamental à réformer, celui du citoyen à saisir le juge et à en obtenir un jugement. Ce droit doit être garanti par l’État, dépositaire d’une organisation satisfaisante du service public de la justice auquel nous sommes attachés. Or c’est là que le bât blesse.

Un récent rapport du Sénat rappelle que, en 1991, déjà, la commission « Justice pénale et droits de l’homme » présidée par Mme Mireille Delmas-Marty observait que « le malaise actuel de la justice pénale tient moins à l’indifférence du législateur qu’à l’accumulation de réformes ponctuelles, partielles, ajoutant toujours de nouvelles formalités, de nouvelles règles techniques qui ne s’accompagnent ni des moyens matériels adéquats ni d’une réflexion d’ensemble sur la cohérence du système pénal. C’est ce rapiéçage, parfois même ce bégaiement législatif, qui paraît irréaliste et néfaste ».

Las, cette observation conserve toute son acuité et peut être transposée au service public de la justice dans son ensemble. Les mots sont durs, mais ils sont le reflet des attentes de la profession et des justiciables. Le projet de loi n’a-t-il pas pour ambition d’apporter des réponses satisfaisantes en matière de justice pour les quatre-vingt-cinq prochaines années ? Certes, comme l’a souligné le rapporteur Yves Détraigne, nous ne doutons pas qu’il y aura bien évidemment d’autres réformes dans les prochaines années. Mais l’idée était bien ici de jeter les bases d’une véritable réforme pour le siècle.

Il va sans dire que nous en sommes loin, avec un texte ne prévoyant substantiellement que des dispositions concernant la généralisation de l’action de groupe et quelques ajustements en matière d’organisation judiciaire. En cela, nous ne pouvons que souscrire à la volonté du rapporteur de modifier le titre du projet de loi, en le ramenant à la réalité de son contenu.

En outre, madame la garde des sceaux, nous sommes toujours dans l’attente d’une réforme pénale et de l’administration pénitentiaire, ainsi que de la réforme prévue de la protection judiciaire des mineurs. Si des annonces ont été faites, le calendrier ne nous laisse augurer rien de bon quant à la concrétisation définitive du dispositif. Attendons-nous que la droite finisse de mettre en œuvre la politique sarkozyste aberrante en la matière ? (Exclamations sur les travées du groupe Les Républicains.) Nous en avons encore eu la parfaite illustration ce matin, avec l’annonce visant à faire comparaître les plus de seize ans en comparution immédiate à l’issue de la garde à vue !

Ceux qui partagent les valeurs du progrès doivent avoir le courage de réaffirmer que la prison n’est pas la seule solution.

M. François Grosdidier. On n’a jamais dit le contraire !

Mme Cécile Cukierman. Chacun ici dénonce le taux de récidive. Vous savez tous qu’il est de notre responsabilité de préciser les conditions de l’emprisonnement, y compris pour les délits mineurs. Notre attitude n’est pas laxiste : elle vise l’efficacité en dehors de l’émotion et de la démagogie.

M. François Grosdidier. Vous nous prouvez tous les jours le contraire !

Mme Cécile Cukierman. En ce qui concerne la méthode, d’une part, nous regrettons une fois de plus, comme l’a souligné le rapporteur, l’engagement de la procédure accélérée, qui vient couper court au débat démocratique. D’autre part, nous nous étonnons que le Gouvernement n’ait toujours pas inscrit, en deuxième lecture à l’Assemblée nationale, le projet de loi constitutionnelle portant réforme du Conseil supérieur de la magistrature discuté en juillet 2013 au Sénat, seul à même de réformer en profondeur la magistrature. Il s’agissait pourtant d’un engagement présidentiel simple,…

Mme Cécile Cukierman. … qui avait pour grande ambition de garantir l’indispensable indépendance de l’autorité judiciaire à l’égard du pouvoir exécutif.

Estimant délicat tout rapprochement en deuxième lecture au regard des divergences entre les deux textes, le Gouvernement en a suspendu la discussion. Cependant, au lieu de proposer un compromis de nature à relancer le débat législatif, le Gouvernement a préféré proposer ce projet de loi organique dont les minces dispositions apparaissent sans portée réelle. En effet, le texte s’illustre davantage par ce qu’il ne dit pas que par ce qu’il dit.

À défaut de réforme constitutionnelle, l’ensemble de la profession attendait légitimement beaucoup de cette modification de l’ordonnance de 1958 qui devait renforcer l’indépendance des magistrats, notamment celle des magistrats du parquet, améliorer la transparence et l’égalité des magistrats en matière de nominations et d’évolution des carrières, repenser leur formation, renforcer leurs droits dans le domaine des enquêtes administratives et des procédures disciplinaires...

Or, là encore, force est de le constater, le présent projet de loi organique n’aborde ces thèmes qu’à la marge : les modifications statutaires sont essentiellement techniques, quand elles ne sont pas purement gestionnaires. Finalement, le statut des magistrats est loin d’être rénové en profondeur, même si plusieurs dispositions répondent à certains souhaits de la profession – nous nous en félicitons –, dispositions qui ont été, comme l’a rappelé François Pillet, rapporteur de la commission des lois, soutenues et améliorées par cette dernière, dont nous saluons le sérieux des travaux. Il s’agit, entre autres, du renforcement de l’obligation de transparence pour les nominations de tous les magistrats, du principe de la déclaration d’intérêts pour tous les magistrats également, de la maîtrise par le Conseil supérieur de la magistrature du renouvellement dans les fonctions des juges de proximité, ou encore de la limitation du recours à des magistrats au statut précaire, tels que les magistrats à la retraite.

A contrario, nous nous opposons avec force au recul de la commission sur l’une des seules avancées importantes du projet de loi organique : la réforme du statut du juge des libertés et de la détention.

Le rôle de ce magistrat est essentiel au pénal comme au civil : en intervenant, par exemple, en matière de contrôle des soins contraints et de droit des étrangers, le juge des libertés et de la détention exerce des missions de protection des libertés individuelles extrêmement importantes, qui doivent encore se développer, comme l’a indiqué à plusieurs reprises la Cour européenne des droits de l’homme. Or la dépendance du parquet à l’égard de l’exécutif empêche qu’il soit considéré comme une « autorité judiciaire » au sens de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et rend nécessaire le contrôle d’un juge.

Si le juge des libertés et de la détention est un magistrat du siège qui ne peut être déplacé arbitrairement dans une autre juridiction, son indépendance n’est ni respectée ni protégée dans l’exercice de ses fonctions au quotidien. En application de l’article 137-1, alinéa 2, du code de procédure pénale, il est en effet désigné par le président du tribunal de grande instance sans précision de durée, et l’avis conforme de l’assemblée générale des magistrats du siège ne suffira pas, à nos yeux, à limiter les risques de pressions ou de changement d’affectation qui pèsent particulièrement sur ces magistrats aux fonctions sensibles.

C’est pourquoi nous vous proposerons de revenir au texte initial, qui instaure la nomination du juge des libertés et de la détention par décret. Nous serons particulièrement attentifs à l’évolution de ce point, ainsi qu’au sort qui sera réservé à nos amendements, notamment en matière de formation et de rémunération des magistrats.

Enfin, à l’heure où les violents propos d’une droite réactionnaire et décomplexée viennent entacher les valeurs de notre République, nous mettrons un point d’honneur à faire respecter tout au long de ce débat l’activité syndicale des magistrats, laquelle assure notamment l’indépendance de la fonction judiciaire, garantie des droits et libertés du citoyen, et contribue au progrès du droit et des institutions judiciaires afin de promouvoir une justice accessible, efficace et humaine.

Pour en revenir au projet de loi portant application des mesures relatives à la justice du XXIe siècle, je vous le disais, madame la garde des sceaux, la déception est grande, tant la logique gestionnaire est là aussi de mise, comme en témoignent la modification de l’envoi en possession ou le transfert de l’enregistrement des PACS à l’officier d’état civil, dispositions qui relèvent davantage de mesures d’intendance que de réformes à proprement parler.

Une disposition est particulièrement révélatrice du manque d’ambition du texte et de la frilosité du Gouvernement à engager une réforme profonde et progressiste de notre justice : il s’agit de la mesure très médiatique, mise en œuvre par l’article 15, concernant la répression de certaines infractions routières.

Vous reviendrez sur ce point, madame la garde des sceaux, mais nous nous devons de souligner que, si la répression des infractions routières occupe très largement les tribunaux correctionnels, la politique de dépénalisation doit absolument dépasser le seul contentieux routier, pour concerner les délits de faible gravité. Il en va ainsi des faits d’usage illicite de stupéfiants, d’occupation de hall d’immeuble, de racolage passif, d’aide à l’entrée et au séjour. La contraventionnalisation des dégradations et des faits de vols mineurs devrait également être envisagée. Or, « affichage d’une politique répressive oblige, la réflexion n’est introduite qu’à doses homéopathiques », estiment les magistrats, dont nous partageons l’analyse.

Comme le texte censé réformer le statut des magistrats, celui que nous examinons fait parler de lui, aussi, pour ce qu’il occulte.

Parmi les mesures qu’il met en place, certes, plusieurs éléments vont dans le bon sens, et je tiens à les souligner.

Il en est ainsi du développement des modes alternatifs de règlement des différends, car le procès est toujours considéré comme un échec, une pathologie. Cependant, soulignons que la conciliation et la médiation doivent rester de libre choix, comme l’indiquent les cours de justice dans un document de synthèse : le caractère obligatoire de ce type de mode de règlement des litiges serait inefficace et risquerait, notamment, d’augmenter la durée moyenne des procédures.

De même, il est important que les services de médiation et de conciliation soient gratuits, car il serait contreproductif de faire supporter le coût de la médiation aux justiciables.

Il est un autre point positif : la mise en place d’un socle commun pour l’action de groupe et la reconnaissance d’une action de groupe plus spécifique en matière de discrimination, même si nous pouvons regretter, là encore, la frilosité de l’ambition au regard de la proposition de loi adoptée par l’Assemblée nationale au mois de juin dernier. À cet égard, nous saluons le travail accompli par M. le rapporteur, qui est revenu sur quelques dispositions pour le moins surprenantes, comme l’indemnisation des seuls préjudices nés après la réception de la mise en demeure prévue initialement en matière de discrimination au travail.

Cependant, la commission des lois s’est bien gardée de revenir sur des mesures qui nous laissent subodorer deux écueils.

Le premier écueil est l’extension de la procédure participative qui autorise, à l’article 5, la conclusion d’une convention, même lorsque le juge est déjà saisi, et avec laquelle on entre dans une dynamique de privatisation du contentieux. Celle-ci est inacceptable, notamment en matière de droit du travail, tant elle réduit l’égalité des armes et crée une justice à deux vitesses.

Le second écueil tient au transfert du contentieux de l’indemnisation des dommages corporels et de celui du tribunal de police – contentieux pénal de proximité – au tribunal de grande instance, à l’article 10, qui aboutit à un démantèlement progressif de la justice de proximité, en contradiction avec les objectifs affichés du projet de loi.

Nous vous proposerons de revenir sur ces deux mesures par voie d’amendements.

Enfin, pour ce qui est des dispositions présentes dans le texte, nous regrettons également le manque d’ambition en matière de justice commerciale. Pourtant, comme vous l’avez souligné, madame la garde des sceaux, les juridictions consulaires doivent faire face à la complexité croissante du droit et aux difficultés majeures provoquées par la crise économique. Si les mesures proposées vont dans le bon sens, nous sommes loin d’une véritable remise à plat de la justice commerciale ou, à tout le moins, de la mise en place d’une justice paritaire ou de l’échevinage, par exemple.

Sur la question du droit des entreprises en difficulté, nous pensons qu’un débat spécifique devrait être organisé en séance publique. Il s’agit là d’un sujet important, mais qui témoigne avant tout de la disparité de ce projet de loi qui, à notre sens, aurait mérité une concentration sur l’accès réel des justiciables au droit.

Une réforme portant sur la justice du XXIe siècle devrait avant tout être guidée par l’ambition d’une justice accessible et de qualité pour toutes et tous, dont l’organisation et les priorités seraient mises au service des justiciables, et non plus dictées par le productivisme et l’appât du gain.

Or les quelques efforts réalisés en matière d’accueil des justiciables dans les palais de justice et les pâles modifications des dispositifs d’accès au droit ne nous convainquent pas quant au résultat final : le chemin est encore tortueux pour parvenir à une justice qui permette aux citoyens d’avoir connaissance de leurs droits et d’avoir accès au juge, et ce quels que soient leurs moyens.

Depuis trop longtemps, la justice est laissée pour compte. Seul un effort financier important et suivi pourrait améliorer la situation de l’accès au droit et romprait avec la politique budgétaire catastrophique en matière d’aide juridictionnelle, celle-ci étant pourtant seule à même d’assurer une assistance aux justiciables les plus démunis.

Dans ses Fragments politiques, Jean-Jacques Rousseau semble visionnaire lorsqu’il explique que les sociétés ne mettent en place que des « simulacres » de justice, et que le progrès technologique et la politique accroissent constamment les inégalités, faisant de la justice comme émanation du contrat social une impossibilité historique.

Cependant, les sénatrices et sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen refusent le fatalisme, et apporteront leur pierre à l’édifice d’une justice bien réelle et beaucoup plus ambitieuse pour chacun de nos concitoyens. Nous serons très attentifs aux débats à venir et déterminerons nos votes en conséquence sur les deux textes qui nous sont présentés. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC. – Mme Esther Benbassa applaudit également.)