compte rendu intégral

Présidence de Mme Isabelle Debré

vice-présidente

Secrétaires :

Mme Corinne Bouchoux, M. Jean-Paul Émorine.

Mme la présidente. La séance est ouverte.

(La séance est ouverte à seize heures.)

1

Procès-verbal

Mme la présidente. Le compte rendu intégral de la séance du jeudi 20 juillet 2017 a été publié sur le site internet du Sénat.

Il n’y a pas d’observation ?…

Le procès-verbal est adopté.

2

Remplacement de sénateurs nommés au Gouvernement

Mme la présidente. Conformément à l’article 1er de l’ordonnance n° 58-1099 du 17 novembre 1958 portant loi organique pour l’application de l’article 23 de la Constitution, M. le président du Sénat a pris acte de la cessation, le vendredi 21 juillet, à minuit, du mandat sénatorial de Mme Jacqueline Gourault, ministre auprès du ministre d’État, ministre de l’intérieur, et de M. Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, par décret du 21 juin 2017 relatif à la composition du Gouvernement.

Conformément à l’article 32 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, M. le ministre d’État, ministre de l’intérieur, a fait connaître qu’en application de l’article LO 319 du code électoral Mme Noëlle Rauscent a remplacé, en qualité de sénatrice de l’Yonne, M. Jean Baptiste Lemoyne.

Le mandat de notre collègue a débuté le 22 juillet 2017 à zéro heure.

Au nom du Sénat, je lui souhaite la bienvenue parmi nous. (Applaudissements.)

Par ailleurs, M. le ministre d’État, ministre de l’intérieur, a fait connaître que, le suppléant de Mme Jacqueline Gourault étant décédé, le siège de sénateur de Loir-et-Cher restera vacant jusqu’au prochain renouvellement de septembre.

3

Décisions du Conseil constitutionnel sur trois questions prioritaires de constitutionnalité

Mme la présidente. Le Conseil constitutionnel a communiqué au Sénat, par courriers en date du 21 juillet 2017, trois décisions relatives à des questions prioritaires de constitutionnalité portant sur : la validation de la compensation du transfert de la TASCOM aux communes et aux EPCI à fiscalité propre (n° 2017-644 QPC) ; le huis clos de droit à la demande de la victime partie civile pour le jugement de certains crimes (n° 2017-645 QPC) ; le droit de communication aux enquêteurs de l’AMF des données de connexion (n° 2017-646/647 QPC).

Acte est donné de ces communications.

4

 
Dossier législatif : projet de loi d'habilitation à prendre par ordonnances les mesures pour le renforcement du dialogue social
Discussion générale (suite)

Renforcement du dialogue social

Discussion en procédure accélérée d’un projet de loi dans le texte de la commission

Mme la présidente. L’ordre du jour appelle la discussion du projet de loi, adopté par l’Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, d’habilitation à prendre par ordonnances les mesures pour le renforcement du dialogue social (projet n° 637, texte de la commission n° 664, rapport n° 663, avis n° 642).

La parole à M. Jean-Claude Lenoir.

M. Jean-Claude Lenoir. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, nous avons appris, voilà quelques jours, que l’enveloppe de l’aide personnalisée au logement allait subir une baisse de l’ordre d’un peu plus de 30 millions d’euros par mois. Cette diminution ne sera pas sans conséquence pour un certain nombre de ménages.

Nous sentons bien poindre une vive inquiétude sur nos territoires, inquiétude qui tient non seulement à la baisse en elle-même – c’est la première fois qu’il s’en produit une –, mais également aux conditions dans lesquelles cette décision a été prise.

Mme Nicole Bricq. Ça leur va bien !

M. Jean-Claude Lenoir. Nous ne savons pas si c’est le gouvernement précédent qui l’a décidée, comme l’affirment certains représentants du gouvernement actuel, ou si c’est le contraire.

Toujours est-il qu’il me semble important que le Sénat puisse recevoir les explications nécessaires. Or il n’y a pas de séance de questions d’actualité cette semaine et la séance des questions orales qui aura lieu demain portera sur des questions ayant précédé l’annonce de cette mesure.

Alors que nous allons discuter du renforcement du dialogue social cette semaine, je n’imagine pas qu’aucun espace ne soit laissé à une discussion sur le logement, car il est nécessaire que l’on nous explique ce qu’il en est.

Je ne voudrais pas que vous vous sentiez directement interpellée, madame la ministre du travail, mais c’est vous qui siégez au banc du Gouvernement. C’est donc à vous que je m’adresse : je souhaite que celui-ci puisse, d’une façon ou d’une autre, nous apporter des explications cette semaine, afin que nos concitoyens soient informés.

Mme la présidente. Dans la discussion générale, la parole est à Mme la ministre du travail.

Discussion générale (début)
Dossier législatif : projet de loi d'habilitation à prendre par ordonnances les mesures pour le renforcement du dialogue social
Exception d'irrecevabilité

Mme Muriel Pénicaud, ministre du travail. Madame la présidente, monsieur le président et rapporteur de la commission des affaires sociales, monsieur le rapporteur pour avis, mesdames, messieurs les sénateurs, « régler le présent d’après l’avenir déduit du passé », telle est l’équation, formulée par Auguste Comte, que nous devrons résoudre collectivement pour rénover durablement notre modèle social.

« Régler le présent », c’est trouver des solutions opérationnelles pour lutter efficacement contre le chômage de masse, qui frappe durement et frappe en premier lieu nos jeunes, nos seniors et nos travailleurs peu qualifiés, en particulier dans certains territoires.

C’est aussi prévenir la précarisation et le mal-être au travail d’un nombre croissant d’actifs, en donnant plus de sens au travail lui-même. Pour ce faire, il convient de considérer l’entreprise comme une communauté humaine au service d’un objectif de croissance.

C’est enfin permettre à nos entrepreneurs d’innover, de créer de l’emploi et de défendre avec audace et confiance l’excellence de la créativité et du savoir-faire français partout dans le monde, pour que notre croissance soit durable, inclusive et surtout riche en emplois.

Régler le présent « d’après l’avenir », c’est faire en sorte que les solutions soient pérennes et robustes face aux mutations de grande ampleur que nous pressentons déjà, qu’il s’agisse des révolutions technologiques, du défi écologique ou de l’accélération de l’internationalisation des échanges.

Il s’agit de les anticiper pour en saisir les formidables opportunités et répondre aux nouvelles aspirations des entreprises et des salariés, mais il faut aussi en devancer les risques réels pour mieux protéger les entrepreneurs et les actifs.

« Déduit du passé », cela veut d’abord dire qu’il est indispensable de tirer les leçons de nos échecs collectifs de ces trente dernières années : échecs à changer le regard sur l’entreprise, à instaurer un climat de confiance dans le dialogue social, en somme à lever les obstacles à l’embauche et à libérer les énergies.

Par « déduit du passé », j’entends aussi la fidélité aux valeurs fondamentales qui sous-tendent notre modèle social, à savoir celles de la République : l’égalité et la liberté, socles de la fraternité. Par conséquent, faire table rase du passé ou transposer un modèle étranger tel quel constituerait une erreur majeure.

Rénover, c’est concilier ces trois temporalités : le présent, l’avenir et le passé. C’est donc adapter pour poursuivre, pour faire vivre en le rénovant un héritage auquel nous sommes attachés.

Rénover le modèle social français, c’est faire en sorte qu’il produise davantage d’égalité et davantage de liberté dans le monde à venir.

Cette ambition, empreinte de pragmatisme, a présidé à l’élaboration du premier texte de loi que j’ai l’honneur de porter, au nom du Gouvernement, devant la chambre haute cet après-midi.

Ce texte constitue la première pierre d’un projet plus vaste de rénovation de notre modèle social, annoncé par le Président de la République pendant la campagne présidentielle, engagé par le Gouvernement et très attendu par nos concitoyens, comme en atteste l’issue des dernières échéances électorales.

Le projet de loi d’habilitation pour le renforcement du dialogue social et les ordonnances qui en découleront n’ont pas la prétention de résoudre à eux seuls l’ensemble des défis que je viens de citer. Ils donneront leur pleine puissance en résonance avec les prochains chantiers que le Gouvernement engagera ces dix-huit prochains mois : réforme de l’assurance chômage et de la formation professionnelle, mais aussi réforme de l’apprentissage, que je défendrai conjointement avec le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, et réforme des retraites, que portera la ministre des solidarités et de la santé, Agnès Buzyn.

Ils s’articulent aussi avec l’action du Gouvernement en faveur de la diminution du coût du travail, de la baisse de la fiscalité et du soutien au pouvoir d’achat.

Pourquoi, me demanderez-vous, commencer par cette réforme plutôt que par les autres et pourquoi recourir aux ordonnances ?

L’habilitation que nous vous demandons aujourd’hui pour cimenter cette première pierre est essentielle à l’équilibre global de la rénovation de notre édifice commun : le modèle social français.

Sur la méthode, tout d’abord, je souligne que ce véhicule législatif n’est en aucun cas un blanc-seing, puisque c’est un mandat sur un champ et avec des objectifs précis, et qu’il satisfait à un double impératif : répondre à l’urgence avec efficacité.

Il y a urgence à améliorer notre situation économique et sociale, que vous connaissez particulièrement bien sur vos territoires. Par conséquent, il y a urgence à sortir rapidement du statu quo grâce à l’applicabilité immédiate des mesures contenues dans les ordonnances.

S’agissant de l’efficacité, cette méthode nous offre l’opportunité d’expérimenter une démarche inédite de coconstruction simultanée, qui articule en permanence démocratie politique, d’où l’importance de nos débats cette semaine, et démocratie sociale avec les huit organisations représentatives des salariés et des employeurs. L’une ne peut aller sans l’autre si nous voulons aboutir à des solutions calibrées, opérationnelles, comprises par nos concitoyens, acceptées et dont la mise en œuvre sera ainsi facilitée. J’en ai été encore plus convaincue par nos échanges en commission mardi dernier et par la première lecture à l’Assemblée nationale, ainsi que par les trois cycles de concertation approfondie avec les partenaires sociaux que nous venons d’achever.

Nous faisons le diagnostic que notre droit du travail souffre de deux handicaps.

D’abord, il est devenu peu à peu inadapté à l’économie de notre temps, non pas dans ses principes, mais dans ses détails les plus précis. Il a été conçu implicitement, et c’est compréhensible, sur le modèle de l’emploi à vie dans la grande entreprise industrielle et il a été pensé pendant des décennies pour ce type d’entreprise, mais, aujourd’hui, le développement économique et la création d’emplois relèvent davantage des TPE, des PME, et des jeunes entreprises innovantes. Rappelons-le, 55 % des 18 millions de salariés du secteur privé travaillent dans des entreprises de moins de cinquante salariés. Tout texte législatif doit prendre en compte cette réalité.

Ensuite, le droit du travail est parfois inadapté à la réalité de ce que vivent et de ce qu’attendent les entreprises, mais aussi les salariés. Il néglige trop souvent la capacité d’un employeur et de ses salariés à trouver le meilleur compromis à leur niveau, au bénéfice de leurs intérêts respectifs, voire de l’intérêt général.

Permettez-moi de prendre un seul exemple parmi d’autres que nous aurons l’occasion d’aborder au cours de la discussion, celui du télétravail, qui me paraît particulièrement emblématique de la nécessité de réformer.

Les salariés sont très demandeurs de ce type d’organisation du travail afin de mieux concilier leur vie professionnelle et leur vie privée. Aujourd’hui, il concerne 18 % des salariés et 61 % y aspirent.

Le télétravail offre plus de souplesse, car il allège notamment le troisième temps, le temps de transport, toujours caché, mais très lourd au quotidien. Il favorise en outre le maintien de l’emploi dans les zones rurales. Ce besoin de souplesse est aussi partagé par les entreprises, en particulier celles qui utilisent des espaces de coworking, comme on dit en bon français… J’espère que l’on trouvera une traduction !

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général de la commission des finances. Espaces de travail en commun !

Mme Muriel Pénicaud, ministre. Merci, monsieur le rapporteur général ! J’utiliserai dorénavant cette expression dans mes propos. (Sourires.)

Le code du travail n’ayant évidemment pu prévoir les nouvelles formes d’organisation du travail liées au développement d’internet, il se trouve dans l’incapacité d’apporter, avec la réactivité et la sécurité nécessaires, des réponses pertinentes à ce bouleversement.

Aujourd’hui, la demande est si forte que ni les salariés ni les entreprises ne sont sécurisés juridiquement dans un contexte de développement hors champ du télétravail, sans autre précaution que la condition du volontariat.

Si le télétravail est un enjeu d’amélioration de la qualité de vie individuelle, il constitue également une formidable opportunité d’amélioration de notre qualité de vie collective et de maintien de l’activité sur nos territoires. Il permet de répondre à certains problèmes liés au handicap ou à l’éloignement géographique. Je pense en particulier aux actifs éloignés des bassins d’emploi les plus dynamiques qui pâtissent au quotidien soit des méfaits de la congestion urbaine en matière de transport, soit de l’isolement rural.

Cet exemple, et le projet de loi en visera beaucoup d’autres, me donne l’occasion d’insister sur notre volonté de trouver des solutions pragmatiques pour tirer le meilleur parti des mutations que nous traversons, pour allier libération des énergies et justice sociale, et, en l’occurrence, pour répondre aux besoins de liberté et de sécurité à la fois des entreprises et des salariés.

Alors, que proposons-nous ?

Nous faisons un pari basé sur l’expérience : celui de la confiance.

Confiance dans la démocratie sociale et dans l’intelligence collective et individuelle, car nous croyons en la capacité des organisations syndicales et patronales comme en la capacité des employeurs et des salariés à apporter les solutions les plus pertinentes, au plus près du terrain, pour faire converger performance économique et justice sociale. Qui d’autre mieux qu’eux peut trouver le meilleur compromis en s’adaptant aux réalités quotidiennes ?

Confiance dans l’avenir, car nous sommes déterminés à lever les incertitudes juridiques qui pèsent lourdement sur les relations de travail et brident l’embauche. Il n’y a pas de modèle social durable qui repose sur des règles inconstantes ou anxiogènes.

À cet égard, l’efficacité de la réforme passe par trois maîtres mots complémentaires et interdépendants, qui charpentent le projet de loi : subsidiarité, lisibilité, prévisibilité.

Subsidiarité, car il faut impérativement mieux connecter la prise de décision à ceux qui devront la respecter. Dit autrement, nous voulons que les entreprises et les salariés puissent décider davantage des règles qui leur sont applicables et qu’ils soient coauteurs de la norme sociale.

La majorité des règles, jusqu’au moindre détail, relève de la loi. D’apparence égalitaire, ce cadre normatif crée en réalité trop de rigidité, de formalisme et de complexité. Cela entame par essence la possibilité de les adapter à la vaste diversité des situations du monde économique et social.

De fait, des droits justes inscrits dans le code du travail ne sont plus accessibles ; à cause de dispositifs d’application parfois kafkaïens, ils n’ont plus qu’une valeur incantatoire.

L’exemple de la prise en considération de la pénibilité est à cet égard symptomatique. Le compte personnel de prévention de la pénibilité, dit compte pénibilité, est une mesure de justice sociale dont nous approuvons pleinement l’intention. Que des salariés qui ont vu leur santé dégradée par l’activité physique puissent partir deux ans plus tôt à la retraite à taux plein nous paraît juste, mais l’exécution, telle qu’elle a été pensée, a soulevé des difficultés incontournables, notamment pour les TPE et les PME, privant du coup les salariés d’un accès effectif à cette juste compensation.

Face à ce décalage entre l’intention et la réalité, le Gouvernement, soucieux non seulement de maintenir l’ensemble des droits des salariés, mais aussi de libérer les petites et moyennes entreprises d’une complexité qui ne leur permettait pas d’avancer, a pris ses responsabilités. Le Premier ministre a donc annoncé la mise en place effective du compte pénibilité.

Je tiens à réaffirmer pour lever toute ambiguïté que les dix facteurs de risques professionnels prévus précédemment par le législateur sont maintenus. Seules changent les modalités déclaratives, lesquelles étaient absolument irréalistes, pour les quatre derniers facteurs, à savoir la manutention manuelle les charges, des postures pénibles, les vibrations mécaniques et les risques chimiques. Pour ces quatre critères, le Gouvernement propose de libérer les entreprises de la partie inapplicable de l’obligation de déclaration en externalisant le contrôle de la situation des salariés par des examens médicaux. En outre, la prévention des risques chimiques doit faire l’objet d’une réflexion spécifique.

Grâce à cette réforme pragmatique, qui ne remet pas en cause un principe, nous permettrons à une génération de salariés qui souffrent d’ores et déjà d’une incapacité de partir à la retraite dès les prochaines années sans attendre qu’ils aient cumulé suffisamment de points pour bénéficier de droits réels.

Des droits accessibles plus rapidement et plus simplement, voilà qui caractérise l’esprit de justice sociale. Vous l’aurez compris, mesdames, messieurs les sénateurs, au-delà de l’exemple que je viens d’exposer, c’est toute la philosophie de notre projet de loi et de notre action.

Un droit s’il est formel et inapplicable n’est pas un progrès. Pour être réel, le droit doit être exerçable, quelle que soit la situation ou la taille des entreprises. La complexité est trop souvent un obstacle à l’exercice de droits réels, pour les salariés comme pour les entreprises.

Tenir davantage compte de la diversité des situations ne se traduit nullement par un affaiblissement du droit, mais par un saut qualitatif. C’est tout l’enjeu du dialogue social décentralisé.

Cela suppose cependant un changement des mentalités pour comprendre que, sans rien renier des droits fondamentaux fixés par la loi, nous devons desserrer l’étau de la norme trop détaillée et permettre aux entreprises et aux salariés de négocier les règles qui leur correspondent dans un cadre fixé par la loi.

Les branches professionnelles elles-mêmes prévoient souvent de façon extrêmement précise de nombreuses modalités sans faire confiance aux entreprises. Nous y reviendrons, mais c’est le cas, entre autres sujets, des primes d’ancienneté, de repas, d’assiduité, de vacances, qui sont la plupart du temps définies au niveau de la branche, sans aucune capacité de négocier dans l’entreprise, donc indépendamment des attentes des salariés ou des particularismes des secteurs et des entreprises.

Pourquoi ne pas laisser les entreprises et les représentants des salariés décider ensemble des priorités ? Ils sont les mieux placés pour savoir si la priorité est une mutuelle renforcée, une prime d’ancienneté ou une aide à la garde d’enfant. Encore une fois, faisons confiance aux acteurs du dialogue social, c’est-à-dire les employeurs, les syndicats de salariés et les élus du personnel, dans le cadre de la loi. (M. Serge Dassault applaudit. – Exclamations amusées sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen.)

Je tiens à le réaffirmer solennellement : la loi est et demeurera le cadre dans lequel la négociation de branche et d’entreprise se déploiera. Elle est constitutionnellement supérieure aux autres normes sociales, quelles qu’elles soient, même si celles-ci peuvent néanmoins préciser, compléter ou définir des champs qui ne relèvent pas de la loi.

La loi doit définir l’essentiel, les principes, l’encadrement des acteurs, mais nous voulons décentraliser davantage la négociation opérationnelle pour trouver les meilleurs compromis de terrain, tout en garantissant le rôle de la loi en matière de droits fondamentaux, comme les droits à la formation et à l’assurance chômage, l’égalité entre les femmes et les hommes ou l’interdiction des discriminations ou du harcèlement.

De la même manière, les règles fondamentales à la vie des entreprises, comme la nécessité d’avoir une représentation du personnel ou les normes de santé et de sécurité, ne seront évidemment pas négociables.

La branche continuera de jouer un rôle important, et je dois d’ailleurs vous dire, comme je l’ai déjà fait devant la commission, qu’à la demande des partenaires sociaux, tant patronaux que syndicaux, nous avons finalement choisi de renforcer non seulement l’accord d’entreprise, mais également l’accord de branche, principalement pour tenir compte du très grand nombre de TPE-PME dans notre pays, lesquelles ont besoin de supports et de repères.

Nous considérons que la clarification de cette articulation et la sécurisation de l’ensemble supposent de définir trois niveaux.

Au premier niveau, les accords de branche priment impérativement sur les accords d’entreprise. C’est le cas pour les minima conventionnels, les classifications, la mutualisation des financements paritaires ou encore les compléments d’indemnités journalières. En outre, nous proposons d’ajouter aux accords de branche la gestion de la qualité de l’emploi : durée minimale du temps partiel et des compléments d’heure, régulations des contrats courts, conditions de recours aux contrats à durée indéterminée de chantier. Il s’agit d’une nouvelle capacité de négociation dans la branche.

Bien évidemment, en l’absence d’accords de branche, c’est la loi actuelle qui continuera de s’appliquer. Notre système reste supplétif : faute d’accord d’entreprise, c’est l’accord de branche qui s’applique ; faute d’accord de branche, c’est la loi, et, dans certains domaines, cela ne peut être d’ailleurs que la loi ou l’accord de branche.

Autre point très important qui doit figurer dans tous les accords de branche : l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes. Si le principe figure évidemment dans la loi, les modalités de sa mise en œuvre ne sont toujours pas effectives, bien que la loi date d’une quinzaine d’années. C’est bien la preuve que la loi seule ne peut pas changer tous les comportements. Ce sujet sera une priorité pour les branches.

Le deuxième bloc serait constitué des domaines pour lesquels la branche peut décider ou pas de primer sur les accords d’entreprise. Dans le jargon des partenaires sociaux et de l’État, on parle d’accord « verrouillé », c’est-à-dire d’un accord de branche qui s’impose impérativement aux entreprises. Dans certains cas, la branche peut décider que son intervention n’est pas pertinente et qu’il ne lui revient pas d’être la référence.

Pourraient faire partie de ce deuxième bloc la prévention de la pénibilité, des risques professionnels, le handicap et – c’est un élément nouveau – les conditions et les moyens d’exercice d’un mandat syndical, la reconnaissance des compétences acquises et les évolutions de carrière des élus du personnel. C’est un point important. Si nous misons sur un dialogue social rénové, renforcé, plus proche du terrain, il faut que l’ensemble des acteurs soit en mesure de le mener. La reconnaissance des parcours et des carrières participe de cette idée.

Le troisième bloc, élément nouveau très structurant, est constitué par les domaines qui ne figurent pas dans les deux blocs précédents. Cela sonne comme une lapalissade, mais la conséquence est importante : lorsqu’il n’y a pas d’accord de branche ou que le domaine n’est pas couvert par les accords de branche en application de la loi, c’est l’accord d’entreprise qui prime sous réserve, bien entendu, du respect des dispositions prévues dont j’ai déjà parlé. Concrètement, cela signifie que beaucoup plus de domaines et d’interactions entre les domaines pourront être négociés au niveau de l’entreprise.

C’est en permettant aux entreprises d’adapter leurs règles pour faire face, par exemple, à une hausse ou une baisse rapide de leur activité, en élargissant le champ de la négociation, en donnant plus de « grain à moudre » aux différents acteurs et en encadrant de façon pragmatique la liberté de négocier que l’on créera plus d’espaces d’initiative pour les entreprises et, pour les salariés, une protection renforcée qui correspondra cependant à la réalité du terrain.

C’est dans cette même logique de clarification et de pragmatisme que vient s’inscrire notre deuxième maître mot : la lisibilité.

Nous sommes l’un des rares pays à être dotés d’un système aussi complexe de représentation des salariés, puisqu’il existe quatre instances différentes dès lors que l’entreprise compte cinquante salariés.

Outre son caractère chronophage pour les deux parties, cette segmentation prive les salariés et leurs représentants d’une vision stratégique d’ensemble et d’une compréhension économique et sociale globale qui leur permettent de peser sur l’avenir de l’entreprise, ce qui suppose de discuter en même temps non seulement les enjeux économiques, la marche des affaires, l’organisation, mais aussi les conditions de travail et les sujets du quotidien. Aussi faut-il rendre plus lisible ce système, et simplifier et renforcer le dialogue social en réduisant le nombre de ses instances.

Pour mettre fin à ce morcellement des négociations qui n’apporte rien aux uns et aux autres, nous proposons de fusionner les trois instances d’information et de consultation : le comité d’entreprise, les délégués du personnel et le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail. Ces trois instances formeraient une nouvelle entité que nous proposons d’appeler le comité social et économique.

Par accord d’entreprise majoritaire ou de branche, ce comité pourrait aller plus loin et devenir une instance unique, dénommée conseil d’entreprise, intégrant également la compétence de négociation.

Il ne s’agit évidemment pas de diminuer, à l’occasion de la fusion, le champ des responsabilités et des attributions des instances fusionnées.

J’ai entendu les réserves exprimées lors des travaux de votre commission s’agissant de l’intégration du CHSCT au sein de l’instance fusionnée. Cette proposition ne vise en aucun cas à « baisser la garde » sur la santé et la sécurité au travail, sujets sur lesquels nous avons fait de très grands progrès collectifs ces dernières décennies. D’une part, rien n’empêche la constitution d’une commission spécialisée au sein de l’instance fusionnée bénéficiant de la vision stratégique globale. D’autre part, et c’est le fruit des concertations, la compétence d’ester en justice sur les sujets de santé et de sécurité au travail sera transférée à la nouvelle instance.

Par ailleurs, pour obtenir un dialogue de qualité, il faut que les acteurs disposent des moyens appropriés. Le principe de recours à des expertises, que vous avez d’ailleurs encadré lors des travaux de votre commission, la discussion sur le nombre d’heures de délégation, la formation et les parcours de carrière font partie du sujet.

C’est pourquoi j’ai confié à Jean-Dominique Simonpoli, directeur général de l’association Dialogues, une mission visant à recenser les pratiques les plus innovantes et avancées des branches et des entreprises en matière de parcours syndicaux, et à formuler des propositions opérationnelles dans ce sens. Celles-ci ont vocation à s’intégrer dans les ordonnances.

Enfin, je sais que vous partagez avec moi le souci de trouver une solution opérationnelle pour encourager un dialogue social structuré, efficace et pragmatique dans les très petites et moyennes entreprises, qui, comme je l’ai déjà dit, constituent la majorité des entreprises et des salariés de notre pays. Ce n’est pas simple. L’intention est claire, mais il est vrai qu’après plusieurs décennies d’effort et l’adoption de nombreux textes on dénombre seulement 4 % de délégués syndicaux dans les entreprises de moins de cinquante salariés.

Le système actuel de mandatement ne fonctionne pas. Plusieurs pistes sont envisagées pour permettre à la négociation de s’engager, y compris en l’absence de délégué syndical. Les concertations sur ce sujet n’ont pas encore permis d’aboutir à une vision convergente. Nous continuons à y réfléchir, et je compte beaucoup sur nos débats, car le Sénat bénéficie d’une proximité particulière avec les entreprises sur le territoire, pour affiner ce point essentiel sans pour autant nous fermer des portes pour la rédaction des ordonnances.

Enfin, notre troisième et dernier maître mot pour restaurer la confiance, notamment dans l’avenir, est la prévisibilité. Il faut l’accroître, en réduisant les incertitudes juridiques.

L’insécurité juridique pénalise d’abord les entreprises, surtout les plus petites, qui ne connaissent pas parfaitement à l’avance les règles du jeu quand elles veulent se réorganiser, adapter leurs effectifs ou prendre des initiatives. L’enchevêtrement de normes peu lisibles doublé d’une jurisprudence évolutive et parfois inconstante est particulièrement dissuasif, d’une part, à l’embauche pour les petites entreprises et, d’autre part, pour les investisseurs étrangers.

Si un tel arsenal normatif peut paraître protecteur pour les salariés, il est en fait souvent contre-productif, car les incertitudes et les rigidités qu’il génère conduisent non seulement à freiner l’embauche, notamment dans les petites entreprises, mais aussi à donner le sentiment que l’équité n’est pas au rendez-vous.

La probabilité qu’un licenciement sur cinq se solde par un contentieux est une réalité. Les contentieux durent en moyenne 21,9 mois, et 29 mois en cas de formation de départage. Vous en conviendriez aisément, il s’agit d’une perspective extrêmement angoissante, tant pour l’employeur que pour le salarié, ni l’un ni l’autre ne pouvant se projeter sereinement dans l’avenir.

Cela est d’autant plus vrai qu’un nombre significatif de condamnations portent sur des vices de forme et que l’issue du contentieux devant les conseils de prud’hommes, pour le même préjudice et avec la même ancienneté, peut être très aléatoire : un salarié peut se voir octroyer des dommages et intérêts qui vont d’un à quatre en fonction du conseil devant lequel est portée l’affaire. Cela nuit à la prévisibilité et à la sécurité, ainsi qu’à l’équité.

Les entreprises comme les salariés ont besoin de repères. C’est pourquoi nous voulons instaurer des barèmes planchers et plafonds pour les dommages et intérêts qui s’ajoutent aux indemnités de licenciement légales et conventionnelles.

Une exception à la notion de plafond sera toutefois faite dans les cas de harcèlement et de discrimination, où il n’est pas seulement question d’emploi, mais aussi d’atteinte à l’intégrité de la personne. Il ne nous paraît donc pas pertinent de raisonner de la même façon.

Plus largement, nous devons trouver un système qui favorise la résolution des litiges en amont en encourageant, lorsque la rupture est inévitable, la rupture conventionnelle, la transaction et la conciliation.

Il ne s’agit donc évidemment pas de toucher aux indemnités de licenciement, qui sont connues à l’avance et clairement définies. J’ai d’ailleurs annoncé à l’Assemblée nationale l’engagement du Gouvernement à en augmenter le montant dans le même esprit de lisibilité en amont, préférable à une inflation du contentieux en aval.

Restaurer un climat de confiance dans l’avenir en levant les incertitudes juridiques est indispensable pour assurer l’équité et la sécurité juridique tant des employeurs que des salariés, mais aussi et surtout pour restaurer la confiance dans une croissance porteuse d’emplois.

Évidemment, pas plus que le code du travail à lui seul, cette réforme ne suffira pas pour dynamiser le marché du travail, mais elle peut rendre possible une reprise.

La récente note de conjoncture de l’INSEE fait apparaître très clairement deux autres obstacles majeurs, qui relèvent en partie du champ public, à l’embauche pour les entreprises : premièrement, le coût du travail – c’est la raison de la transformation du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, le CICE, en baisse de charges pérenne pour les entreprises – et, deuxièmement, la difficulté à trouver les compétences requises.

Il nous faut impérativement renforcer les compétences, à la fois pour répondre aux besoins des entreprises et pour doter les actifs de protections actives face au chômage. Pour cela, le levier de la réussite est la formation.

C’est l’enjeu majeur du plan massif de développement des compétences des jeunes, des demandeurs d’emploi et de l’ensemble des actifs que le Gouvernement souhaite mettre en œuvre dès cet automne sous la forme d’un plan d’investissement dans les compétences et, ultérieurement, de la réforme de la formation professionnelle que nous entendons mener.

Nous sommes dans une situation paradoxale, avec des territoires où la croissance est repartie et où l’on ne trouve pas les compétences, et d’autres territoires où elle ne repart pas et où les demandeurs d’emploi n’ont pas d’espérance devant eux. L’investissement dans les compétences et la mobilité des actifs sont donc deux sujets essentiels.

La réforme de la formation professionnelle s’inscrira dans le droit fil de l’existant tout en renforçant les droits individuels à la formation. Cette logique centrée sur l’individu doit aussi inspirer la réforme de l’assurance chômage, comme cela a été annoncé pendant la campagne présidentielle.

Pourquoi ? Tout simplement parce qu’aujourd'hui, et cela sera encore plus vrai demain, les actifs n’ont pas un seul statut dans leur vie professionnelle : salariés, entrepreneurs, indépendants, élus, les statuts sont et seront multiples.

Or tous nos systèmes de protection, que ce soit l’assurance chômage ou le système de retraite – seule la formation fait exception, grâce à la création du compte personnalisé de formation –, sont des protections par statut et non pas liées à la personne.

Nous souhaitons aussi accompagner et sécuriser les choix et les nécessités de changements de carrière en intégrant dans l’assurance chômage les indépendants et, dans certaines conditions, les démissionnaires.

Cette réflexion sur une protection « transportable » de la personne qui lui assurera davantage de droits fait partie de la ligne de fond de l’ensemble de la réforme.

Mesdames, messieurs les sénateurs, gardons à l’esprit pendant nos discussions l’objectif ultime qui est le nôtre en bâtissant ensemble ces réformes successives et interdépendantes afin de rénover la maison commune que constitue le modèle social français. Cet objectif, c’est celui de redonner du sens au travail.

Cette réforme y contribuera significativement, en induisant des changements profonds dans le sens d’une meilleure performance économique, d’une plus grande liberté, ainsi que d’une plus grande proximité et d’une décentralisation du dialogue social.

Cette rénovation de notre modèle social a pour but de répondre non pas à des questions théoriques, mais aux vraies questions que se posent tous les jours les entreprises et les salariés quels qu’ils soient – ceux qui n’ont pas de travail et en voudraient, ceux dont la situation est précaire, les entreprises situées dans des territoires qui sont parfois oubliés ou celles qui veulent aller de l’avant, innover, créer de l’emploi et porter le flambeau de la France dans le monde.

Cette rénovation de notre modèle social, qui mise sur un dialogue social et économique renforcé, est un levier majeur pour plus de confiance, plus de liberté et plus de sécurité. J’attends avec beaucoup d’intérêt les débats du Sénat sur ces sujets. (Applaudissements sur les travées du groupe La République en marche. Mme Dominique Gillot et M. Philippe Mouiller applaudissent également.)