M. le président. La parole est à M. Guillaume Chevrollier. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains.)

M. Guillaume Chevrollier. Le groupe Les Républicains a eu raison d’inscrire à notre ordre du jour ce débat sur la politique familiale. En effet, les familles jouent un rôle fondamental pour structurer notre société. La famille est la cellule sociale de base, le lieu de la transmission des valeurs et de l’éducation.

Les familles demandent à l’État d’instaurer une fiscalité plus juste, progressive et transparente ; elles aspirent à une vie décente, sans peur du lendemain. C’est vrai particulièrement des familles habitant en zones rurales ou périurbaines.

Or, depuis 2012, la politique familiale est fortement mise à mal : baisse du quotient familial, modulation des allocations familiales en fonction des revenus, réduction des montants de l’allocation de base de la prestation d’accueil du jeune enfant. À revenus identiques, une famille avec enfants ne devrait pas voir son niveau de vie baisser par rapport à une famille qui n’en a pas !

C’est pourtant bien ce que prévoit le nouveau système de retraite par points. L’Institut de la protection sociale chiffre la perte à 750 euros par an pour une mère d’un enfant gagnant 15 000 euros par an et ayant cotisé 152 trimestres, et à 1 633 euros par an pour une mère de deux enfants.

Les femmes seront donc pénalisées financièrement deux fois : pendant leur activité, à cause d’une politique familiale qui les désavantage, puis une fois à la retraite, avec la suppression des trimestres de cotisation supplémentaires.

Madame la secrétaire d’État, les familles ont besoin d’être rassurées. Quels gages leur donnez-vous dans le cadre du projet de loi de réforme des retraites ? Plus largement, je m’interroge : où est passée la fameuse grande cause du quinquennat annoncée par le Président de la République, la promotion de l’égalité femmes-hommes ? (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains.)

M. François Bonhomme. Très bonne question !

M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.

Mme Christelle Dubos, secrétaire dÉtat auprès du ministre des solidarités et de la santé. Monsieur le sénateur, je ne répéterai pas les propos que j’ai déjà tenus sur le principe d’universalité. De fait, chaque famille bénéficie de la solidarité nationale, en fonction de sa situation et de ses besoins. Cela passe aussi par la branche famille : on en parle assez peu, mais les caisses d’allocations familiales et de la Mutualité sociale agricole disposent de fonds d’action sociale qui sont à la main des organisations syndicales et patronales. Elles peuvent aussi octroyer différentes aides et mener des politiques adaptées aux besoins spécifiques des territoires.

Vous n’avez de cesse d’affirmer le contraire, mais, je le redis, les femmes et les familles seront les grandes gagnantes du nouveau système de retraites que nous entendons construire avec le Parlement. En effet, nous leur garantissons des bonifications et des points supplémentaires. Aujourd’hui, nombre de femmes connaissent des carrières hachées, parce qu’elles se sont arrêtées de travailler pour garder leurs enfants ; or cela n’est pas pris en compte pour le calcul de leur retraite et le système actuel les oblige à travailler jusqu’à 67 ans. Avec le nouveau système, ces femmes s’arrêteront de travailler trois ou quatre ans plus tôt : c’est un progrès important en termes d’accès aux droits et d’équité.

Enfin, leurs pensions de retraite augmenteront plus que celles des hommes, à hauteur de 10 % pour la génération des années 1990. Cette redistribution accrue entre les hommes et les femmes est rendue possible grâce au minimum contributif, à la valorisation des carrières incomplètes et à la fixation d’un âge d’équilibre beaucoup plus favorable.

M. le président. La parole est à M. Guillaume Chevrollier, pour la réplique.

M. Guillaume Chevrollier. Madame la secrétaire d’État, faire de la politique familiale une variable d’ajustement financier est une erreur. Les familles ont besoin de stabilité. Une bonne politique familiale doit soutenir de manière équitable toutes les familles qui ont des enfants, en compensant partiellement leur perte de revenus, favoriser la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle et permettre l’accès des femmes à l’emploi. C’est la position que nous défendrons lors du débat sur la réforme des retraites. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains.)

M. le président. La parole est à Mme Nicole Duranton. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains.)

Mme Nicole Duranton. Madame la secrétaire d’État, je remercie ma collègue Pascale Gruny d’avoir pris l’initiative de ce débat important.

Aujourd’hui, en France, 18 % des enfants sont élevés par un seul de leurs parents, la mère dans 85 % des cas. Ce sont 2,8 millions d’enfants qui se trouvent en situation précaire.

La famille monoparentale est une réalité en constante expansion. On comptait 9 % de familles monoparentales en 1975, contre 25 % aujourd’hui. Tandis que 55 % de ces situations étaient dues au veuvage en 1962, cela n’est plus vrai que dans à peine 6 % des cas aujourd’hui. Dans mon département, l’Eure, l’Insee a recensé entre 2009 et 2013 14 647 familles monoparentales pour 65 000 couples, soit 18,4 %, ce taux pouvant atteindre 27 % à Paris !

La politique familiale française s’est construite sur une base nataliste. Le décret de 1938 créait une prime pour la mère au foyer, la maternité étant perçue comme incompatible avec la tenue d’un emploi. Depuis, les femmes étant entrées massivement sur le marché du travail dans les années 1960, la notion de conciliation entre vie familiale et vie professionnelle est née, mais sa mise en œuvre concrète tarde encore à porter pleinement ses fruits. Les familles monoparentales sont deux fois moins souvent propriétaires de leur logement et deux fois plus touchées par le chômage que les autres.

Certes, 83 % des femmes mères de famille monoparentale travaillent, mais elles occupent souvent des emplois précaires, à temps partiel, parfois avec des horaires très difficiles. Pour ces parents, concilier vie familiale et vie professionnelle est donc un objectif essentiel. La politique familiale doit les aider à élever leurs enfants dignement, à faire face aux charges financières qu’entraînent la naissance et l’éducation de ceux-ci.

Dans cette perspective, au-delà des prestations financières pouvant être accordées, il faut surtout augmenter le nombre de structures de garde, comme les crèches à vocation d’insertion professionnelle.

Quelles mesures le Gouvernement entend-il mettre en œuvre pour faire sortir ces familles monoparentales de la précarité, notamment en facilitant l’accès à l’emploi pour les parents et surtout la garde des enfants ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.

Mme Christelle Dubos, secrétaire dÉtat auprès du ministre des solidarités et de la santé. Madame la sénatrice, les familles monoparentales ne sont effectivement plus une exception : elles représentent désormais près d’un quart des familles.

Le meilleur moyen de sortir de la pauvreté, c’est bien d’accéder à l’emploi. Or on estime qu’entre 150 000 et 160 000 parents refusent un emploi faute de solution pour faire garder leurs enfants.

Que faisons-nous pour remédier à cette situation ? Je l’ai rappelé, nous avons augmenté le complément mode de garde pour les familles monoparentales. Vous avez évoqué les crèches à vocation d’insertion professionnelle (AVIP), dont 20 % des places sont réservées en priorité aux parents engagés dans une démarche d’insertion, de recherche d’emploi ou de formation. À la suite du travail accompli par Élisabeth Laithier sur l’attribution des places de crèche, il est prévu, dans le cadre de la stratégie de prévention et de lutte contre la pauvreté, de labelliser 300 crèches à vocation d’insertion professionnelle. Plus de 150 crèches l’ont déjà été.

La création d’un service unique d’information des parents sur les disponibilités en matière de modes de garde est également en cours. Pour l’heure, faire garder son enfant relève un peu du parcours du combattant : comment savoir s’il existe un relais assistantes maternelles (RAM) à proximité de son domicile ou de son lieu de travail ou si des places en crèche sont disponibles ? Certes, les services de la protection maternelle et infantile communiquent souvent une liste des assistantes maternelles, mais il faut les appeler l’une après l’autre et l’on finit parfois par renoncer.

Nous sommes donc allés plus loin, à la demande du Premier ministre. Dans le cadre de la mobilisation nationale pour l’emploi et la transition écologique, un groupe de travail spécifique s’est penché sur la levée des freins à l’emploi. Il s’est intéressé particulièrement à la problématique des modes de garde. Nous avons identifié, outre les crèches à vocation d’insertion professionnelle, des solutions innovantes. Ainsi, certaines associations proposent des modes de garde à domicile à horaires atypiques ou assurent le relais avec les écoles ou les structures de garde. Ce sont ces solutions que nous souhaitons financer par le biais de la convention d’objectifs et de gestion de la CNAF. Nous devons les mettre en place avec l’ensemble des acteurs, État, départements, EPCI et communes exerçant la compétence « enfance et petite enfance ». Seul, on ne peut rien ; tous ensemble, on peut trouver la solution !

Conclusion du débat

M. le président. Pour clore ce débat, la parole est à Mme Corinne Imbert, pour le groupe auteur de la demande. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

Mme Corinne Imbert, pour le groupe Les Républicains. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, comme nous l’avons vu tout au long de ce débat, l’avenir de notre politique familiale est une question complexe ; la traiter est nécessaire et plus que jamais d’actualité. Je suis ravie que le groupe Les Républicains ait inscrit ce débat à l’ordre du jour de nos travaux.

Mes propos recouperont en partie ceux de ma collègue Pascale Gruny, dont c’est aujourd’hui l’anniversaire ! (Sourires et applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

Il n’aura échappé à personne, dans cet hémicycle, que la question du financement de la réforme des retraites est intrinsèquement liée à celle de la direction que nous souhaitons donner à notre politique familiale.

Historiquement, notre système de retraites repose sur un modèle de solidarité intergénérationnelle. La question de son financement est à mettre en parallèle avec les projections en matière de natalité pour les prochaines décennies. Si demain le nombre d’actifs n’était plus suffisant pour financer les retraites, nous glisserions nécessairement vers un système par capitalisation, contraire à notre tradition de répartition et aux valeurs de notre pays.

Or le texte présenté par le Gouvernement remet en cause certains droits familiaux, à savoir la majoration de durée d’assurance pour enfants (MDA), l’assurance vieillesse des parents au foyer ou encore la majoration de 10 % de la pension de retraite. Les femmes subiraient ainsi une double peine, la première pendant leur carrière professionnelle, la seconde une fois à la retraite.

Si la France a longtemps fait figure de bon élève en matière de natalité sur l’échiquier européen, il n’en est rien aujourd’hui et la situation se dégrade davantage chaque année. Nous nous éloignons progressivement du seuil de renouvellement de la population, qui se situe à 2,1 enfants par femme.

Comme mes collègues l’ont habilement rappelé lors de leurs interventions, les mesures prises lors du quinquennat précédent ont profondément affaibli les familles. Votre gouvernement a poursuivi dans cette direction, madame la secrétaire d’État, et a même amplifié la tendance au travers des projets de loi de financement de la sécurité sociale de 2019 et de 2020, en entérinant la sous-revalorisation de l’ensemble des prestations familiales à 0,3 %, alors que l’inflation s’établit aux alentours de 1 %.

Mme Corinne Imbert. Le Gouvernement nous opposera l’argument de l’équilibre des comptes de la branche famille, mais qu’en est-il de l’équilibre des familles ? Il existe des solutions ; nous sommes bien conscients du coût qu’engendrerait leur mise en œuvre, mais l’enjeu démographique est essentiel : c’est probablement l’un des grands défis du XXIe siècle pour notre pays.

Parmi les mesures envisageables figure le rehaussement du quotient familial à 3 000 euros. En effet, le rabotage orchestré sous la présidence de François Hollande, sous couvert de solidarité entre les ménages, a profondément affaibli les classes moyennes et a accentué les inégalités entre les familles. Où est l’universalité dont vous parlez, madame la secrétaire d’État ?

De la même manière, instaurer une majoration des points de retraite pour les personnes ayant élevé des enfants apparaît primordial. Il existe déjà des outils satisfaisants à cet égard. Toutefois, en raison de l’urgence de la situation et de l’apport considérable que constitue le renouvellement des générations, il serait judicieux de valoriser le rôle des parents, qui élèvent souvent leurs enfants au détriment de leur carrière professionnelle.

Pascale Gruny l’a rappelé : depuis le mois de janvier 2015, la prime à la naissance n’est perçue qu’au deuxième mois suivant la naissance de l’enfant. Ce décalage complique la vie des familles, qui ont souvent à engager des dépenses liées à l’accueil de l’enfant. Il conviendrait, comme l’a proposé tout à l’heure ma collègue, de revenir à la pratique antérieure, à savoir verser cette prime au septième mois de la grossesse.

La question du nombre de places de crèche est également essentielle ; vous l’avez souligné, madame la secrétaire d’État, à l’instar d’un certain nombre de nos collègues. Il est nécessaire d’assouplir la réglementation en matière de construction, afin de remédier à la pénurie de places. De plus, la convention d’objectifs et de gestion pour 2018-2022 conduit à une augmentation du reste à charge à la fois pour les familles et pour les collectivités, qu’il s’agisse des communes ou des intercommunalités. Il serait préférable, a minima, de maintenir la participation de la branche famille au niveau de la convention d’objectifs et de gestion pour 2012-2017, plus à l’avantage des familles.

La mise en place de la prestation partagée d’éducation de l’enfant n’a pas eu les effets escomptés : manque de lisibilité, aide qui ne favorise pas toujours les deux parents, montant lissé, mais bien souvent trop peu élevé… Il serait préférable d’opter pour un congé parental plus court et mieux rémunéré.

Ces constats d’ordre économique ne doivent pas être considérés comme les seuls facteurs d’explication de la baisse de la natalité dans notre pays. Bien évidemment, l’évolution de notre société et des mœurs, le passage d’une société des individus à une société de l’individu sont autant d’éléments d’explication qu’il ne faudrait pas négliger.

Même si des incitations financières ne peuvent suffire, à elles seules, à endiguer la baisse importante de la natalité en France – je rappelle que, dans certains départements, elle a dépassé 10 % –, nous devons réaffirmer combien la famille est et doit rester la première pierre de la solidarité dans notre pays.

« Parce qu’un homme sans mémoire est un homme sans vie, un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir », a dit le maréchal Foch. Je ne voudrais pas que la France, devenue une nation sans peuple, ne soit plus qu’un lointain souvenir. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. le président. Nous en avons terminé avec le débat sur la politique familiale.

Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.

La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à seize heures, est reprise à seize heures cinq.)

M. le président. La séance est reprise.

5

Irresponsabilité pénale

Débat organisé à la demande du groupe Union Centriste

M. le président. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande du groupe Union Centriste, sur l’irresponsabilité pénale.

Dans le débat, la parole est à Mme Nathalie Goulet, pour le groupe auteur de la demande.

Mme Nathalie Goulet, pour le groupe Union Centriste. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, le débat qui nous réunit aujourd’hui à la demande du groupe Union Centriste, dans le cadre de la semaine de contrôle, est important et rendu nécessaire par la multiplication des actes de terrorisme, qui semblent bousculer notre droit de la responsabilité.

Il s’agit d’un débat d’opportunité, madame la garde des sceaux, et non d’un débat opportuniste. Je ne vous cache pas que cela me fait penser à la formule de Robert Badinter, qui disait qu’il ne faut toucher à la Constitution que « d’une main tremblante », tant cela implique des domaines différents.

Je le dis d’emblée : il n’est pas question de revenir sur le principe d’irresponsabilité pénale lui-même. Juger des individus qui n’auraient pas conscience de leurs actes serait évidemment une pure barbarie et une négation des principes républicains. L’irresponsabilité pénale est un garant du respect des libertés individuelles. Comme l’affirme l’ancien procureur Bilger, « parfois, bien juger, c’est ne pas juger ».

Depuis 2014, je travaille sur les questions de radicalisation. La question des discours extrêmes et violents s’applique évidemment aussi à l’extrême droite – suprématie blanche, etc. Je sais que le traitement de nombre d’auteurs de ces attentats relève aujourd’hui plutôt de la psychiatrie que de la prison ; malheureusement, c’est ainsi.

Dans un État de droit, l’équilibre entre sécurité et liberté est un débat probablement aussi ancien que le droit pénal. Des personnalités de différentes tendances politiques et de tous horizons font le constat de cette tendance à considérer les auteurs d’actes terroristes islamiques comme des déséquilibrés.

L’avocat Gilles-William Goldnadel, avec lequel j’ai par ailleurs de nombreux désaccords, le confirme ; il exprime le problème en ces termes : « Une tendance lourde du personnel médiatique et politique occidental des dernières années est de psychiatriser le terrorisme islamique ».

Plus sérieusement, ou en tout cas de façon plus constante, selon le « quasi-lanceur d’alerte » en matière de djihadisme, plus particulièrement de djihadisme français, le journaliste David Thomson, « appréhender uniquement le djihadisme sous le prisme d’une pathologie mentale ou d’un enrôlement sectaire vise à permettre aux autorités de nier la rationalité de l’engagement individualiste, politique et religieux qu’il représente indéniablement auprès des acteurs concernés. Mais cette réalité est plus dérangeante à admettre politiquement. »

Il poursuit : « Les djihadistes sont loin d’être tous fous ; ils ne sont pas non plus tous idiots, même s’il peut être tentant et rassurant de le croire. »

Cette position est aussi partagée par l’avocate générale près la cour d’appel de Paris, chef du service de l’action publique antiterroriste et atteinte à la sûreté de l’État, qui explique que la psychiatrisation du terrorisme « offre un système de défense aux terroristes, à leurs avocats et à leur famille ».

Ainsi, réduire les terroristes islamiques à de simples déséquilibrés mentaux revient à banaliser le chemin de leur impunité.

Olivier Roy explique quant à lui : « En fait, s’il est vain de s’interroger sur la folie des terroristes, il est clair que la construction narrative de Daech peut fasciner des gens fragiles, souffrant de vrais problèmes psychiatriques, ce qui fut peut-être le cas du tueur de Nice ».

Par ailleurs, peut-on décemment admettre qu’un acteur s’intoxiquant lui-même pour commettre un crime soit considéré comme irresponsable pénalement, alors qu’il a lui-même provoqué l’état d’ébriété dans lequel il se trouve ? Metz, Villejuif, Nice : les exemples récents abondent. L’auteur de l’assassinat de Sarah Halimi a quant à lui été considéré comme antisémite, mais comme non responsable !

La multiplication des agressions, dont les niveaux de violence sont variables, est source d’interrogations. Les actes d’un colloque intitulé « Terrorisme, psychiatrie et justice », qui s’est tenu en décembre 2018 à l’Institut pour la justice, sont tout à fait intéressants. Pour ne rien vous cacher, je m’en suis inspirée, l’improvisation sur ce type de sujet étant risquée.

Je me suis également inspirée d’une chronique extrêmement récente de Fiona Conan et Clément Brossard, parue au Dalloz le 10 février dernier – il vaut toujours mieux citer ses sources…

En France, la jurisprudence tendait à reconnaître la responsabilité pénale de celui qui s’était lui-même mis en état d’ébriété, conformément à l’article 64 et à l’article 122-1 du code pénal.

L’abolition du discernement au moment des faits exonère la personne de sa responsabilité pénale, alors que le trouble mental partiel est une cause d’atténuation de la responsabilité pénale. Le trouble doit en toute hypothèse être prouvé : il n’existe pas de présomption d’irresponsabilité ou d’atténuation de responsabilité.

En raison de la difficulté pour les juges de constater eux-mêmes le trouble, une expertise psychiatrique est souvent ordonnée par la juridiction d’instruction ou de jugement. Cette expertise psychiatrique est d’ailleurs obligatoire en matière criminelle.

Dans un arrêt du 13 février 2018, la Cour de cassation avait renvoyé le mis en examen devant la cour d’assises, en relevant notamment que « la consommation importante de stupéfiants ne doit pas s’analyser comme une cause d’abolition du discernement, mais, au contraire, comme une circonstance aggravante ».

C’est tout de même logique : le code de la route prévoit des circonstances aggravantes. Pourquoi n’en existerait-il pas dans le code pénal ?

Quant à la recherche volontaire d’ébriété, qu’elle soit provoquée par l’alcool ou par des substances stupéfiantes, elle ne peut être une cause d’exonération de responsabilité, même si l’intéressé commet une infraction non préméditée, qu’il n’aurait en toute hypothèse pas commise s’il avait été dans un état normal.

De multiples études montrent que nombreux sont ceux qui s’intoxiquent volontairement, afin de se donner du courage pour procéder à leur acte délictueux. Ce cas est prévu par la loi ; cette intoxication vaut préméditation. Mais où placer le curseur ? Où se trouve la frontière entre, d’une part, l’irresponsabilité pour cause d’intoxication et, d’autre part, la cause aggravante de responsabilité ? Telle est la question qui nous est posée.

Depuis la loi de 2008, lorsque le juge d’instruction considère qu’il y a irresponsabilité pénale, l’instruction peut se clore devant la chambre de l’instruction. Notre excellent collègue Roger Karoutchi,…

M. Roger Karoutchi. Et même excellentissime collègue ! (Sourires.)

Mme Nathalie Goulet. … notre excellentissime collègue Roger Karoutchi, en effet, vient de déposer une proposition de loi visant précisément à modifier cette procédure.

La sensibilité de ces procès devrait empêcher les auteurs des faits d’échapper aux assises. Un débat public fouillé, la recherche et les auditions d’une cour d’assises permettent à la famille, madame la garde des sceaux, de mieux comprendre les faits et, évidemment, de faire son deuil.

La question est de savoir qui doit trancher l’irresponsabilité pénale : des magistrats professionnels ou un jury populaire ? Il y a là un angle mort dans nos dispositifs. J’ai moi-même déposé une proposition de loi visant à modifier l’article 122-1 du code pénal, laquelle est évidemment très bien complétée par celle de Roger Karoutchi.

Nous pensons, madame la garde des sceaux, au droit des familles. Tout le monde a conscience qu’il est difficile de revoir le dispositif du code pénal, surtout dans les circonstances actuelles, sachant en outre que la psychiatrie en est un peu le maillon faible. Une mission d’information sur ce sujet est d’ailleurs en cours au Sénat.

Je me suis penchée sur ce qui se fait à l’étranger. En Italie, les cas d’exclusion ou de diminution de responsabilité renvoient tous à l’altération totale ou partielle de la capacité de comprendre ou de vouloir de leur auteur.

Il convient de relever que, parmi les facteurs spécifiques d’irresponsabilité, outre les pathologies mentales, l’intoxication ponctuelle ou chronique par consommation d’alcool ou de stupéfiants est largement évoquée dans cinq articles du code pénal. L’auteur, qui savait, ou aurait dû savoir, que sa consommation causerait une altération de ses facultés est jugé responsable. De plus, si l’ébriété a été arrangée sciemment aux fins de commettre un délit ou de se procurer une excuse, la peine est augmentée.

La même disposition s’applique en Allemagne. Le code allemand ne prévoit pas de dispositions spécifiques : c’est la jurisprudence qui a élaboré un dispositif pour conserver la responsabilité de l’auteur commettant un acte délictueux dans un cas d’intoxication dont il souhaitait ou pouvait prévoir les conséquences néfastes et qui n’a pris aucune mesure pour empêcher sa survenue.

Madame la garde des sceaux, il faut traiter ce sujet extrêmement délicat avec discernement. Le travail effectué par les pénalistes, les psychiatres et les parlementaires montre que notre dispositif de responsabilité présente une faille, qu’il y manque un maillon.

Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude. On ne peut volontairement commettre un acte délictueux en étant volontairement sous l’emprise de stupéfiants ou de l’alcool et se servir de cet état d’ébriété comme d’une excuse en arguant qu’on n’avait pas conscience de l’acte commis.

Madame la garde des sceaux, je conclurai en pensant aux victimes : combler cette faille les aiderait à faire leur deuil. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et Les Républicains.)

M. le président. La parole est à M. Dany Wattebled.

M. Dany Wattebled. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, l’irresponsabilité pénale est un sujet qui promet un débat passionnant. Le concept est simple : certaines personnes ont bel et bien commis une infraction, mais elles échappent à la sanction pénale. Ainsi, nous comptons parmi nos concitoyens des coupables irresponsables, dont l’absence de punition a été inscrite dans la loi.

Le cas du meurtrier de Sarah Halimi a suscité beaucoup d’interrogations et, parfois, d’incompréhensions sur la question de l’irresponsabilité pénale des personnes atteintes d’un trouble mental au moment où les faits sont commis. Deux de nos collègues ont ainsi récemment déposé des propositions de loi tendant à réviser le régime qui s’applique à tout trouble psychiatrique.

Comment rester sourd à la douleur des victimes ? Comment supporter que des coupables puissent échapper à la justice ?

La responsabilité pénale est la règle. Nous sommes tous personnellement responsables de nos actes. Lorsque quelqu’un enfreint volontairement la loi, il doit être puni. Il y a cependant des circonstances qui font exception à cette règle.

C’est le cas lorsque celui qui a commis l’infraction a agi conformément à la loi, ou lorsque son action a été dictée par la nécessité ou par la légitime défense. C’est aussi le cas lorsque l’auteur a été contraint de commettre le délit sous la menace d’une arme, par exemple, ou encore lorsque l’auteur est trop jeune pour être doué de discernement. Et c’est encore le cas lorsque l’auteur est atteint, au moment des faits au moins, d’un trouble mental qui abolit son discernement.

L’exception qu’est l’irresponsabilité pénale doit être interprétée, comme toutes les exceptions, de la manière la plus stricte. Pour qu’elle soit retenue, la réunion des conditions nécessaires doit être soigneusement vérifiée. Et c’est le juge judiciaire, magistrat indépendant et impartial, qui décide de son application, éclairé au besoin par les observations d’experts du domaine concerné.

N’est pas déclaré irresponsable qui veut. Il ne suffit pas de s’enivrer pour instrumentaliser ensuite son ivresse et la faire valoir en guise de défense. Cela fait longtemps que la prise de stupéfiants ou d’alcool constitue une circonstance aggravante de l’infraction qui en découlerait.

Il en va de même pour celui qui, se sachant épileptique, décide de prendre sa voiture et provoque un accident. Les juges ne sont pas dupes de ceux qui se placent délibérément dans des circonstances de nature à abolir leur discernement.

L’irresponsabilité pénale n’est ni un sauf-conduit ni une faveur que l’on accorde à l’accusé. C’est une exigence de justice : une même action n’a pas le même sens quand elle est commise par un malade mental ou quand elle l’est par une personne saine d’esprit. Punir un malade mental comme on punirait une personne saine d’esprit n’est pas juste.

Sans discernement, il n’y a pas d’intention, donc pas de remise en cause des lois établies par la puissance publique. Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y a pas de préjudice ou qu’il n’y a pas de faute. Cela signifie que la réponse à apporter n’est pas de nature pénale.

La peine est la sanction infligée par la puissance publique à l’individu ayant volontairement enfreint la loi qui protège la société. L’élément intentionnel de l’infraction et le discernement qui en est le support nécessaire sont donc essentiels à la sanction pénale. La punition ne se justifie pas lorsque l’intention n’existe pas.

L’absence de responsabilité pénale ne fait cependant pas obstacle à la responsabilité civile. Celui qui a causé un dommage à autrui alors qu’il était sous l’empire d’un trouble mental n’en est pas moins obligé à réparation, comme le prévoit l’article 414-3 du code civil.

L’action civile tend à compenser au mieux le préjudice subi par la victime. Trop souvent, cette réparation ne peut être qu’imparfaite, car le passé ne saurait être changé. Rien ne peut effacer la douleur causée par la perte d’un être cher ; ses proches devront désormais vivre avec le poids de son absence.

Il nous faut cependant tenter d’atténuer au mieux cette douleur en indemnisant le plus justement possible la victime. Il est de notre devoir de veiller à ce que cette réparation puisse avoir lieu, même en cas d’insolvabilité de l’auteur de l’infraction.

Même s’il peut être difficile de l’entendre, il faut dire que le droit à réparation de la victime ne s’étend pas à la sanction pénale du coupable.

L’article 130-1 du code pénal prévoit que la peine a pour fonctions de sanctionner l’auteur de l’infraction et de favoriser sa réinsertion, et ce afin d’assurer la protection de la société, de prévenir la commission de nouvelles infractions et de restaurer l’équilibre social, dans le respect des intérêts de la victime.

L’action pénale est menée par le ministère public au nom et pour le bénéfice de l’État. Elle oppose l’État, garant des intérêts de la société, d’une part, et l’auteur de l’infraction, d’autre part.

Si « on ne juge pas les fous », que faut-il en faire quand ils sont dangereux ? L’irresponsabilité pénale ne fait pas obstacle au prononcé de mesures de sûreté. Ceux qui ont été affectés par un trouble mental qui les a conduits à s’en prendre à autrui doivent être soignés, pour leur propre bien et pour celui de tous les autres membres de la société.

Le rôle de l’État consiste notamment à assurer la protection de la société. Cette protection passe parfois par des sanctions pénales, parfois par des mesures de santé.

Notre rôle de législateur est d’œuvrer en faveur de l’intérêt général. Nous devons veiller à ce que la loi garantisse la sécurité et la justice, sans céder à l’illusion que nous pourrions éliminer le mal de notre société.