M. Jacques Bigot. S’agissant du titre Ier, nous n’avons pas d’observation particulière à faire à ce stade. Ce texte peut donc être adopté. La France étant l’un des acteurs majeurs de la mise en œuvre du Parquet européen, ce projet de loi permettra dès la fin de l’année, au plus tard au début de l’année 2021, à ce parquet de pouvoir se mettre en mouvement.

Toutefois, madame la ministre, vous avez ajouté à ce texte des dispositions qui nous surprennent et auxquelles nous ne pouvons pas adhérer en l’état – je dis bien en l’état. Parlant de l’article 8, vous nous dites qu’il marque votre ambition politique en matière environnementale, et vous félicitez de ce que le rapporteur vous soutienne. Ce dernier était en réalité beaucoup plus nuancé, reconnaissant à juste titre qu’il ne s’agissait pas d’une ambition politique majeure et qu’elle n’avait rien de révolutionnaire !

Il y aura des procureurs et des juges spécialisés dans le ressort de chaque cour d’appel, dans un tribunal désigné. Pourquoi pas ? Mais que feront-ils puisqu’il ressort de la lecture de l’étude d’impact que les magistrats sont saisis de peu d’affaires en matière environnementale ?

Il n’y a pas, mes chers collègues, de poursuites de la part d’un procureur sans enquête ni dossier des agents chargés de l’environnement et de la constatation des délits. C’est vrai, aujourd’hui, devant les juridictions ordinaires de première instance. Ce sera vrai également, demain, devant ces nouvelles juridictions !

Je ne prends qu’un seul exemple : le code de l’urbanisme. Il concerne également les atteintes environnementales. Or il n’y a plus de poursuite, à la demande d’un maire, en cas de non-respect d’un permis de construire, à telle enseigne d’ailleurs que la loi Engagement et proximité prévoit de donner de nouveaux pouvoirs aux maires afin de lutter contre les constructions sauvages.

En matière de dépôt sauvage d’ordures et d’insalubrité générale, il n’y a pas non plus de poursuites, car il y a très peu de constatations, faute de moyens. Permettez-moi donc de douter quand vous nous dites aujourd’hui que ce texte marque votre ambition politique de sanctionner et de prévenir les atteintes à la biodiversité et à l’environnement !

Vous nous proposez un outil nouveau, la convention judiciaire d’intérêt public, qui s’appliquera en matière d’écologie, soulignant que cela permettra de mieux responsabiliser les entreprises, de réparer le préjudice et d’éviter une procédure lourde. Il s’agit surtout d’éviter une procédure lourde ! Nous savons tous que, lorsqu’on poursuit une entreprise pour des atteintes à l’environnement, il est essentiel d’avoir un dossier fourni, étayé par des constats ne pouvant être contestés par les avocats. Finalement, cela arrangera bien le parquet de pouvoir trouver un accord, un « deal », en quelque sorte, si l’entreprise accepte de reconnaître l’infraction…

Pour quelle raison avons-nous accepté une convention judiciaire d’intérêt public en matière de fraude fiscale ? Parce qu’il s’agit de permettre à l’État de récupérer de l’argent qui ne lui a pas été donné. Là, il s’agit d’atteinte à la biodiversité et à l’environnement. Quelle sera la réparation ? De quelle manière le procureur pourra-t-il l’apprécier ?

Tout cela nous fait dire que ce texte n’est pas abouti. Nous n’y sommes pas opposés, madame la garde des sceaux, mais nous souhaiterions pouvoir vous auditionner sur l’article 8, ainsi que la ministre de la transition écologique et solidaire. Il importe que notre rapporteur puisse travailler davantage sur cette question afin d’identifier les manques dans l’organisation actuelle.

Voilà pourquoi nous présenterons à l’article 8 une motion de renvoi à la commission. Nous partageons votre ambition politique, mais nous voulons effectivement aller au fond des choses.

En dehors des atteintes à l’environnement, nous proposerons quelques amendements sur des délits ou des infractions qui pourraient retenir votre attention dans ce domaine.

Nous avons également déposé un amendement sur le crime d’acte sexuel sur mineur parce qu’il est au cœur de l’actualité. Dans la mesure où ce texte comprend des dispositions diverses, pourquoi ne pas en prendre aussi une à cet égard ?

En ce qui concerne toujours le registre des dispositions diverses, madame la garde des sceaux, vous avez prévu un article 12 pour répondre au souci, tout à fait légitime, d’assurer l’accès au droit dans tous les territoires de l’État. C’était d’ailleurs une des préoccupations du Président de la République, Emmanuel Macron, lorsqu’il était ministre de l’économie. Vous nous faites une proposition sur l’accès au droit. Nous avons pensé que vous pourriez, en tant que garde des sceaux, être sensible à la question de l’accès au droit et à la justice.

Pour l’accès au droit et à la justice, il existe des professionnels, auxiliaires de justice, qui sont les avocats. Le 17 octobre 2018, dans cette enceinte, parlant de la réforme de la justice, vous nous aviez dit – M. le président Bas s’en souviendra –, alors que nous abordions avec vous la question de la commission d’office, de l’aide juridictionnelle et des moyens donnés aux avocats pour assurer correctement leurs missions, qui vont être amplifiées, notamment par le code de justice pénale des mineurs : « je vais rencontrer la profession et nous en reparlerons en mai ou juin 2019 ». Depuis, rien : la profession affirme qu’elle n’a eu aucun entretien !

M. Jacques Bigot. Nous vous demandons donc une chose toute simple, madame la garde des sceaux, à savoir de ne pas mettre fin au régime autonome des retraites des avocats tant que l’État n’aura pas réglé le problème de la juste rémunération desdits avocats en matière de commission d’office et d’aide juridictionnelle ! C’est d’ailleurs ce que vous demande en partie le Conseil national des barreaux (CNB).

Nous vous proposons donc, à l’occasion de ce texte, de vous exprimer en tant que garde des sceaux, garant du bon fonctionnement de la justice. Vous savez qu’à l’heure actuelle la justice ne fonctionne pas bien à tous égards.

De ce point de vue, il serait peut-être utile, au-delà de la solidarité gouvernementale sur la réforme des retraites, de permettre aux auxiliaires de justice de survivre !

Le précédent président du CNB nous disait que les avocats gagnent bien leur vie quand ils font du droit des affaires et du conseil. Le jour où il n’y aura plus d’avocats prêts à assurer les commissions d’office et l’aide juridictionnelle, la justice ne fonctionnera plus. D’autres que moi vous l’ont dit. Nous aurons, à la fin de ce texte, l’occasion d’examiner votre position sur notre amendement. (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR.)

M. André Reichardt. C’est futé !

M. le président. La parole est à M. Joël Labbé.

M. Joël Labbé. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le projet de loi dont nous discutons aujourd’hui comporte des dispositions très variées, plus ou moins attendues par nos concitoyens.

L’adaptation de notre système judiciaire à l’instauration d’un Parquet européen, en particulier à l’installation de procureurs délégués dans chaque État membre, vient clore un long processus de négociations européennes. Le groupe du RDSE ne peut que saluer la mise en œuvre d’une nouvelle coopération renforcée au sein de l’Union européenne. Cela devrait permettre d’accroître la lutte contre les fraudes portant préjudice aux intérêts financiers de l’Union, et donc des citoyens européens.

Certains considèrent que cette réforme pose une nouvelle fois la question de l’avenir de la procédure pénale en France et des places respectives du procureur de la République, du juge des libertés et de la détention ainsi que du juge d’instruction dans cette procédure.

Je laisserai aux juristes de cet hémicycle – ils sont nombreux – le soin d’expliquer pourquoi ces évolutions nécessitent de mener à bout l’indépendance du parquet.

Bien qu’elles concernent la qualité de la justice rendue et l’autorité de la loi, il n’est pas certain que ces questions fassent partie des préoccupations premières de nos concitoyens.

Au contraire, d’autres mesures du texte touchent plus directement à leurs préoccupations contemporaines. Je pense à la multiplication des juridictions spécialisées, souvent localisées à Paris, qui semble s’inscrire à contre-courant du grand besoin d’accessibilité aux services publics. Les quelques amendements que nous avons déposés pour délocaliser certains de ces magistrats dans des ressorts provinciaux visent à ouvrir le débat.

Je pense également aux attentes en matière de protection de l’environnement, qui sont elles aussi de plus en plus partagées au sein de notre société, ne serait-ce que lorsqu’elles sont nécessaires pour préserver la santé publique. La décision du tribunal administratif de Lyon du 26 septembre 2019 ayant reconnu une faute de l’État à raison des insuffisances du plan de protection de l’atmosphère de l’agglomération lyonnaise répond à la demande de réparation du préjudice d’une mère pour elle et son enfant. De fait, nos concitoyens se tournent de plus en plus vers la justice pour que leur droit à vivre dans un environnement sain soit respecté.

Madame la ministre, je voudrais donc d’abord saluer l’inscription d’un titre consacré à la justice pénale environnementale dans ce texte. J’y vois une réponse à la promesse faite par votre collègue Brune Poirson dans ce même hémicycle il y a un peu moins d’un an, au moment de l’examen de la proposition de loi sur l’écocide. Je crois en effet que la voie pénale ne doit pas être écartée pour prévenir la pollution de notre écosystème.

À cette fin, vous proposez l’instauration de pôles régionalisés spécialisés et le recours à la convention judiciaire d’intérêt public, mais je crains qu’il ne s’agisse d’avancées quelque peu ambivalentes et insuffisantes. En revanche, madame la ministre, je salue votre initiative de rendre prioritaire la création de postes de travaux d’intérêt général environnement et développement durable, que vous appelez « TIG verts », pour l’insertion sociale par des peines utiles à la société. Il y a une vingtaine d’années, lorsque j’étais maire de la commune de Saint-Nolff, c’est avec plaisir que j’ai chaque fois joué le jeu des travaux d’intérêt général. À cette occasion, j’ai pu constater que souvent les plus durs étaient les meilleurs !

Nous avons donc proposé une série d’amendements destinés à explorer d’autres pistes. En matière pénale comme dans les autres champs des politiques publiques, la prise de conscience écologique rebat toutes les cartes. L’éparpillement des infractions visant à sanctionner des atteintes à l’environnement entre quinze codes nuit à leur application.

Les quantums devraient par la même occasion être révisés. Le rapport Une Justice pour lenvironnement, publié tout récemment, souligne que les moyens humains d’enquête devraient être considérablement renforcés. Il comporte plusieurs pistes d’améliorations civiles et administratives qu’il aurait été utile d’intégrer, ce que l’article 45 de la Constitution nous empêche de faire.

Ces considérations me semblent prioritaires par rapport à la nécessité d’instaurer une nouvelle peine complémentaire d’interdiction d’utiliser les transports publics, que l’on comprend mal. Le groupe du RDSE, comme à son habitude, aura une position plurielle : c’est dans ses gènes ! Nous sommes bienveillants par rapport à ce texte, mais certains d’entre nous sont extrêmement exigeants et préfèrent attendre de connaître le sort qui sera réservé à nos amendements.

En conclusion, je citerai le sociologue philosophe Bruno Latour : « Ce monde me va tout à fait, je n’en connais pas de meilleur ; d’ailleurs, je n’en ai pas d’autre. » À nous d’en prendre conscience et d’agir en conséquence ! (M. Jean-Noël Guérini et Mme Élisabeth Doineau applaudissent.)

M. Philippe Bas, président de la commission des lois. Merci !

M. le président. La parole est à Mme Sophie Joissains.

Mme Sophie Joissains. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la protection des personnes et des biens requiert que notre organisation judiciaire soit en phase avec un monde où les échanges se multiplient sans considération des frontières, y compris quand ces échanges sont le fait de réseaux criminels bien organisés.

Le projet de loi qui nous est présenté aujourd’hui entend, dans cet objectif, adapter la législation française à la coordination nécessaire avec le Parquet européen et à renforcer l’efficacité de la justice pénale spécialisée.

C’est une joie pour moi de voir enfin arriver ce texte en séance.

En effet, fin 2012, je rendais un rapport au nom de la commission des affaires européennes du Sénat, favorable à la création du Parquet européen et, le 15 janvier 2013, le Sénat votait déjà une résolution en ce sens. L’organisation du Parquet telle qu’elle est conçue par le règlement vient en grande partie de la prise de position du Sénat français.

En effet, quelques mois après l’adoption de la résolution que je viens d’évoquer, notre commission recevait le projet de la Commission européenne, projet extrêmement centralisateur et directif, qui allait totalement à l’encontre de nos préconisations.

Je remercie Simon Sutour, qui était alors président de la commission des affaires européennes, pour son appui et la détermination dont il a su faire preuve.

La Commission européenne, faisant fi de notre souci de préserver la souveraineté et les usages des États membres, était bien décidée à imposer la création d’un parquet très intégré. Nous avons alors décidé de voter une nouvelle résolution, cette fois-ci contre ce projet, pour non-respect du principe de subsidiarité. Quatorze parlements nationaux se sont prononcés dans le même sens, ce qui a, pour la deuxième fois depuis le début de l’existence de la Commission européenne, déclenché la procédure dite du « carton jaune » contre son projet et l’a conduite à le réexaminer, même si elle a pour le moment refusé de le modifier. C’était une première étape.

Les négociations au sein du Conseil ont finalement permis d’aboutir au règlement du 12 octobre 2017 créant le Parquet européen sous la forme d’une coopération renforcée, dans une configuration conforme aux positions françaises et aux préconisations du Sénat.

Le 16 mai 2019, le sénateur Jacques Bigot et moi-même avons déposé, au nom de la commission des affaires européennes, une proposition de résolution sur la coopération judiciaire en matière pénale et la mise en œuvre du Parquet européen, afin de faire le point en replaçant le sujet dans un contexte plus large.

L’objet de cette nouvelle institution européenne est de préserver les intérêts financiers de l’Union. Créé à partir d’Eurojust, le Parquet européen a vocation, comme cela est inscrit à l’article 86 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), à possiblement s’ouvrir à la criminalité transfrontalière. Mais la règle de l’unanimité rend cette perspective lointaine et l’excellent travail d’Eurojust réduit l’urgence.

La fraude contre les intérêts financiers de l’Union européenne est aujourd’hui largement répandue, et les failles dues au manque de coordination et de coopération entre les États membres sont en grande partie responsables de cette situation. La Commission européenne estime que la seule fraude à la TVA représenterait 50 milliards d’euros de pertes par an pour les budgets des États membres, soit un tiers du budget de l’Union européenne. Le Parquet européen sera compétent pour rechercher, poursuivre et renvoyer en jugement les auteurs et complices des infractions pénales portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union européenne. En pratique, il pourra notamment s’agir d’escroqueries à la TVA, de faits de corruption, de détournement de fonds publics, d’abus de confiance, de blanchiment d’argent et de certains délits douaniers.

Le Parquet européen travaillera en liaison étroite avec les parquets nationaux, mais aussi avec l’Office européen de lutte contre la fraude (OLAF), Europol et Eurojust. Il reposera sur une structure à double niveau, afin d’assurer l’application d’« une politique pénale homogène », ainsi qu’une « adaptation efficiente aux fonctionnements nationaux ». Installé à Luxembourg, il comportera un bureau central composé d’un chef et de vingt-deux procureurs, soit un par État membre, et reposera sur deux organes distincts : le collège, qui assurera le suivi général des activités, la définition de la politique pénale et répondra aux questions générales soulevées par certains dossiers spécifiques ; les chambres permanentes, qui superviseront les enquêtes en décidant notamment des classements sans suite, des procédures de poursuite simplifiées ou des renvois des affaires devant les juridictions nationales.

Les procureurs européens délégués (PED) représenteront, quant à eux, un échelon déconcentré au sein de chaque État et seront chargés du suivi opérationnel des enquêtes et des poursuites.

Il s’agit là, à mon sens, d’une organisation respectueuse de la souveraineté des États membres, qui devrait permettre un ancrage solide dans les systèmes nationaux et être acceptée par les praticiens.

Par ailleurs, ce projet de loi prévoit des dispositions relatives à la justice pénale spécialisée. Il prévoit l’exercice prioritaire de compétence en cas de ministère public spécialisé et l’extension des compétences du parquet antiterroriste, et comporte des dispositions relatives à la lutte contre la criminalité et la délinquance organisées, les pratiques anticoncurrentielles et les atteintes à l’environnement ; mon collègue Hervé Maurey développera ce dernier point dans quelques minutes.

Ce projet de loi comporte enfin des dispositions diverses, notamment, à l’article 11, la création d’une peine complémentaire de « non-parution dans un réseau de transport public ». Sur ce point, monsieur le rapporteur Philippe Bonnecarrère, que je félicite pour son travail, a déposé un amendement visant à renforcer la garantie des droits de la personne condamnée.

L’article 12 du projet de loi vise à tirer les conséquences des difficultés de mise en œuvre du fonds interprofessionnel d’accès au droit et à la justice (FIADJ) institué par la loi du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, qui est un texte touffu.

Le Parquet européen sera la première instance européenne indépendante disposant de compétences judiciaires propres. Il s’agit là d’une première étape dans la création d’un ordre public européen, nécessaire à notre unité.

Le groupe Union Centriste votera ce projet de loi.

M. le président. La parole est à M. Hervé Maurey.

M. Hervé Maurey. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, mon propos portera sur l’article 8 de ce projet de loi, qui prévoit la création d’un nouvel outil pour lutter contre la délinquance environnementale – la convention judiciaire d’intérêt public – et celle de pôles régionaux spécialisés en matière d’atteintes à l’environnement.

Je regrette, madame la ministre, que cette réforme de la justice environnementale ait surgi presque inopinément, au détour d’un projet de loi technique relatif au Parquet européen, sans que les commissions parlementaires compétentes n’en aient été ne fût-ce qu’informées avant la présentation du texte en conseil des ministres, voilà moins d’un mois.

On peut d’autant plus déplorer ce procédé que le Sénat a toujours été en pointe sur les questions de justice environnementale. J’évoquerai à titre d’exemple l’institution d’un régime de responsabilité du fait des atteintes à l’environnement dans le code civil, introduit au Sénat lors de l’examen par sa commission du développement durable du projet de loi de 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, qui reprenait une proposition de loi de Bruno Retailleau sur le préjudice écologique.

Sur le fond de l’article 8, l’idée de créer des juridictions spécialisées en matière d’environnement est ancienne et promue par de nombreux acteurs. Cela va dans le bon sens et permettra notamment d’avoir des magistrats « spécialisés » sur ces sujets complexes, de développer une « culture » propre à ce contentieux très spécifique et aussi de réduire les délais de jugement.

Quels seront cependant les effets réels de ce dispositif ? On peut se le demander, puisque la question des moyens reste entière et que le projet de loi n’apporte pas de solution à cet égard. Comment espérer des résultats satisfaisants, notamment une réduction des délais, sans moyens supplémentaires ?

En outre, l’essentiel du contentieux, qui touche aux sujets du « quotidien » – les décharges sauvages ou les permis de construire illégaux, par exemple –, continuera à être traité par les tribunaux judiciaires départementaux. Quant aux accidents industriels majeurs, tel celui de Lubrizol, à Rouen, ils resteront du ressort des pôles interrégionaux de Paris et de Marseille. On le voit, le champ d’intervention des nouvelles juridictions sera assez limité. On peut donc s’interroger sur la portée réelle de cette création.

Enfin, madame la ministre, quelles suites le Gouvernement entend-il donner aux autres préconisations du rapport intitulé « Une justice pour l’environnement » du Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) et de l’inspection générale de la justice, dont le projet de loi ne reprend que deux des vingt et une recommandations ? D’autres propositions, comme celles de créer des comités opérationnels départementaux de défense écologique ou un référé judiciaire spécial en matière d’environnement, méritaient a minima d’être examinées. Sont-elles à l’étude ?

M. le président. La parole est à M. André Reichardt. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains.)

M. André Reichardt. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, en adaptant notre ordre juridique national pour y intégrer les principes, les missions et les structures du Parquet européen, le projet de loi que nous examinons aujourd’hui marque l’aboutissement d’une évolution, que l’on peut assurément considérer comme majeure, de la coopération judiciaire européenne. En effet, celle-ci va désormais sortir du champ exclusivement intergouvernemental qui était le sien jusqu’à maintenant. Pour la première fois, une instance européenne disposera de compétences judiciaires propres en matière pénale.

Le Parquet européen pourra ainsi poursuivre directement les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union européenne, tels qu’ils ont été définis dans la directive relative à la protection des intérêts financiers de l’Union, dite « directive PIF », dont le projet de loi vient par ailleurs parachever le processus de transposition.

Fraudes massives à la TVA, corruption, détournement de fonds publics, abus de confiance, blanchiment d’argent ou encore délits douaniers pourront dès lors entrer dans le champ de compétence du Parquet européen, si toutefois ils affectent les recettes de l’Union européenne ou ses programmes de dépenses, tels que les fonds structurels ou les subventions agricoles.

Il est vrai que, dans ces domaines, les performances des différents pays européens en matière d’enquêtes et de poursuites restent à ce jour pour le moins contrastées. Mais surtout, les outils déployés jusqu’à présent pour améliorer la coopération entre États membres n’ont pas, malgré leurs réels mérites, permis d’endiguer de manière satisfaisante le développement de certaines fraudes, et tout particulièrement celles faisant appel à des montages transfrontaliers complexes.

Le cas de la fraude à la TVA intracommunautaire est sans aucun doute le plus parlant et le plus préoccupant. Le manque à gagner pour les finances de l’Union européenne, et à plus forte raison pour celles des États, est énorme. Ce sont ainsi de 40 milliards à 60 milliards d’euros qui se volatiliseraient chaque année en Europe, principalement du fait de groupes criminels organisés, dont certains entretiennent par ailleurs des liens avec le terrorisme et contribuent à son financement.

D’une manière générale, de 35 % à 45 % à peine des recommandations de poursuites faites aux États membres par l’OLAF se traduisent par des mises en examen effectives. Il était donc devenu nécessaire de mettre en œuvre un cadre européen plus efficace pour renforcer, mais aussi homogénéiser, la réponse pénale apportée aux délits financiers affectant les intérêts de l’Union européenne.

La création d’un Parquet européen répond clairement à cet objectif, notamment dans sa dimension transfrontalière. À cet égard, sa capacité à mener des enquêtes dans plusieurs États membres simultanément et le fait que les éléments de preuves qu’il y recueillera pourront être admis par toutes les juridictions nationales me paraissent représenter des avancées absolument essentielles.

L’innovation que constitue le Parquet européen n’est pourtant pas allée sans susciter de longs et vifs débats, car, pour reprendre les termes de l’avis du Conseil d’État, si elle n’est pas contraire aux exigences de notre Constitution, son instauration touche aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale. Les atteintes à ce principe, qui constitue le socle fondamental de l’application du droit pénal, me semblent cependant avoir été correctement circonscrites, notamment grâce à l’action du Sénat, qui a pleinement joué son rôle de gardien du principe de subsidiarité.

Cela a été dit, le Sénat a été à l’origine, avec treize autres assemblées parlementaires européennes, du déclenchement d’une procédure de « carton jaune » à l’encontre de la proposition initiale de la Commission européenne. Celle-ci développait une vision excessivement centralisée du Parquet européen, incarnée par la figure d’un procureur unique disposant d’une compétence exclusive pour diligenter des enquêtes dans toute l’Union européenne. Le compromis finalement trouvé, qui assure notamment sa structure collégiale et, au travers des procureurs européens délégués, son ancrage dans les structures et l’ordre juridiques des États membres, apparaît à la fois équilibré et réaliste.

Ainsi, si la définition de la politique pénale et la supervision des affaires s’effectueront au niveau européen, les enquêtes seront conduites dans les États membres par des magistrats nationaux, les jugements seront prononcés par les juridictions nationales selon le droit national en vigueur et les éventuels conflits de compétence seront réglés par les autorités nationales.

Cette intégration du Parquet européen dans la réalité juridique de chaque État membre était non seulement indispensable au regard du principe de subsidiarité, mais aussi impérative pour permettre au projet d’aller jusqu’à son terme. Elle n’en rendra pas moins nécessaire de rester vigilants quant à la bonne articulation opérationnelle du Parquet européen avec les juridictions françaises. L’étude d’impact qui accompagne le projet de loi indique qu’une centaine de dossiers tout au plus seraient susceptibles de relever chaque année de sa compétence.

Si ce nombre relativement faible ne devrait pas entraîner de bouleversement fondamental dans l’organisation de la justice, le dispositif mis en place, notamment autour des prérogatives du procureur européen délégué, vient en revanche bousculer quelque peu l’ordonnancement traditionnel de notre cadre procédural. Il conviendra donc, dans les années à venir, d’observer attentivement la manière dont le Parquet européen exercera concrètement ses missions.

C’est également la raison pour laquelle il me semble particulièrement prématuré d’appeler d’ores et déjà à l’extension de ses compétences, notamment à la lutte contre le terrorisme, matière éminemment sensible et délicate. Nous n’y sommes pas favorables, bien que la Commission européenne et le Président de la République la souhaitent.

J’observe d’ailleurs que, ces dernières années, l’Union européenne a d’ores et déjà considérablement renforcé son action dans ce domaine, au travers tant d’Europol et d’Eurojust que de l’échange des données et de l’interopérabilité des systèmes d’information.

Alors que le Parquet européen n’entamera ses travaux qu’à la fin de cette année, je crois qu’il nous faut rester prudents sur les missions supplémentaires qui pourraient éventuellement lui être confiées à l’avenir. Pour l’heure, il doit surtout faire la preuve de son efficacité et de sa plus-value dans la lutte contre la délinquance financière, mais aussi parvenir à s’insérer harmonieusement dans le cadre de la justice nationale, ce qui est un véritable défi.

Ce n’est qu’à l’aune de ces éléments qu’il sera possible d’évaluer, à terme, la pertinence d’une éventuelle extension de ses attributions. Dans l’immédiat, concentrons-nous avant tout sur la réussite de cette initiative majeure pour le développement d’une Europe capable de mieux protéger ses intérêts et de lutter plus efficacement contre la criminalité. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)